Dans le cadre du récit conventionnel, les inégalités sont toujours présentées comme la rançon inévitable du développement des civilisations urbaines en contrepartie de tous les bienfaits qu'elles apporteront dont peu de monde voudrait se passer.
L'argument principal revient à chaque fois au même: avec l'accroissement de la taille des sociétés, il n'y aurait que par la constitution d'un pouvoir centralisé que pourrait être coordonnée une grande masse d'activités divisées en secteurs spécialisés. Ainsi en passant du hameau au village, puis du village à la ville on doit nécessairement glisser vers une hiérarchisation de la société, avec, à sa tête, un centre de commandement unique, comme principe d'organisation. On a déjà présenté dans la partie précédente certaines données tirées de l'enquête anthropologique qui montrent qu'il n'y a pourtant dans cet argument rien d'aussi évident qu'il le laisse paraître. De petits groupes peuvent très bien s'organiser sur une base tout à fait inégalitaire et de larges rassemblements sur une base égalitaire: c'était le cas, comme on l'a vu, des Inuits suivant qu'ils passaient de la mobilité à la fixité dans leur mode vie pendulaire. D'ailleurs, on retrouve dans l'étroite sphère des relations domestiques, les formes d'oppression qui s'avèrent souvent être parmi les mieux enracinées, des hommes sur les femmes ou encore des adultes sur les enfants, alors que les rapports égalitaires se sont beaucoup mieux développés à grande échelle:"Les villes égalitaires, même les confédérations régionales, sont historiquement assez banales. Les familles et les ménages égalitaires ne le sont pas." (D. Graeber et D. Wengrow, How to change the course of human history)
L'équivocité fondamentale des civilisations urbaines: liberté et esclavage
On repartira donc ici de l'origine même des villes, en suivant certains de leur développement historique, pour se convaincre qu'il n'y aucune nécessité à l'oeuvre qui imposerait qu'une civilisation urbaine doive se développer suivant l'établissement de hiérarchies politique et socio-économique. Ce parcours conduira plutôt à soutenir la thèse voulant que, dès leurs tous débuts, les civilisations urbaines renfermaient les deux potentialités: la voie de la liberté aussi bien que celle de l'esclavage.
Précisons toutefois une chose pour démêler une confusion possible: nous avons parlé jusqu'à présent en termes d'égalité et d'inégalité et voilà que nous passons au registre de la liberté et de l'esclavage. Cela se justifie en ce sens que, tels qu'ils sont pensés ici, les deux ordres de questions sont indissociables: il ne peut y avoir de liberté sans une certaine égalité garantie qui interdit toute domination de l'humain sur l'humain comme on s'en est expliqué au paragraphe, Manque d'égalité, de cet article.
On va commencer à illustrer cette double possibilité des civilisations urbaines par un cas qui la fait particulièrement bien ressortir, celui des vestiges de Teotihuacan, situé dans l'actuel Etat du Mexique, l'une des villes parmi les plus peuplées il y a 2 000 ans, de quelques 120 000 habitants, et qui suscite les thèses les plus contradictoires, car elle fait ressortir tout à la fois des signes d'un pouvoir fort (grande avenue bordée de pyramides monumentales) et ceux d'une organisation collective égalitaire (une grille de routes non organisée autour d'un lieu central supposant un important service public et aucune représentation de rois):
© Marcos Ferro / Aurora Photos
L'argument principal revient à chaque fois au même: avec l'accroissement de la taille des sociétés, il n'y aurait que par la constitution d'un pouvoir centralisé que pourrait être coordonnée une grande masse d'activités divisées en secteurs spécialisés. Ainsi en passant du hameau au village, puis du village à la ville on doit nécessairement glisser vers une hiérarchisation de la société, avec, à sa tête, un centre de commandement unique, comme principe d'organisation. On a déjà présenté dans la partie précédente certaines données tirées de l'enquête anthropologique qui montrent qu'il n'y a pourtant dans cet argument rien d'aussi évident qu'il le laisse paraître. De petits groupes peuvent très bien s'organiser sur une base tout à fait inégalitaire et de larges rassemblements sur une base égalitaire: c'était le cas, comme on l'a vu, des Inuits suivant qu'ils passaient de la mobilité à la fixité dans leur mode vie pendulaire. D'ailleurs, on retrouve dans l'étroite sphère des relations domestiques, les formes d'oppression qui s'avèrent souvent être parmi les mieux enracinées, des hommes sur les femmes ou encore des adultes sur les enfants, alors que les rapports égalitaires se sont beaucoup mieux développés à grande échelle:"Les villes égalitaires, même les confédérations régionales, sont historiquement assez banales. Les familles et les ménages égalitaires ne le sont pas." (D. Graeber et D. Wengrow, How to change the course of human history)
L'équivocité fondamentale des civilisations urbaines: liberté et esclavage
On repartira donc ici de l'origine même des villes, en suivant certains de leur développement historique, pour se convaincre qu'il n'y aucune nécessité à l'oeuvre qui imposerait qu'une civilisation urbaine doive se développer suivant l'établissement de hiérarchies politique et socio-économique. Ce parcours conduira plutôt à soutenir la thèse voulant que, dès leurs tous débuts, les civilisations urbaines renfermaient les deux potentialités: la voie de la liberté aussi bien que celle de l'esclavage.
Précisons toutefois une chose pour démêler une confusion possible: nous avons parlé jusqu'à présent en termes d'égalité et d'inégalité et voilà que nous passons au registre de la liberté et de l'esclavage. Cela se justifie en ce sens que, tels qu'ils sont pensés ici, les deux ordres de questions sont indissociables: il ne peut y avoir de liberté sans une certaine égalité garantie qui interdit toute domination de l'humain sur l'humain comme on s'en est expliqué au paragraphe, Manque d'égalité, de cet article.
On va commencer à illustrer cette double possibilité des civilisations urbaines par un cas qui la fait particulièrement bien ressortir, celui des vestiges de Teotihuacan, situé dans l'actuel Etat du Mexique, l'une des villes parmi les plus peuplées il y a 2 000 ans, de quelques 120 000 habitants, et qui suscite les thèses les plus contradictoires, car elle fait ressortir tout à la fois des signes d'un pouvoir fort (grande avenue bordée de pyramides monumentales) et ceux d'une organisation collective égalitaire (une grille de routes non organisée autour d'un lieu central supposant un important service public et aucune représentation de rois):
© Marcos Ferro / Aurora Photos
La piste la plus engageante pour faire face à cette perplexité consiste alors à prendre comme fil conducteur ce que L. Mumford avançait déjà en guise de synthèse de son gros travail sur le développement des civilisations urbaines, des origines à nos jours, à savoir qu'elles renferment aussi bien la voie indiquant la formation de structures sociales ultra-hiérarchisées que celle menant vers des régimes égalitaires de type démocratique:"Dès l’origine de la civilisation urbaine, l’esclavage et l’affranchissement, la liberté et l’oppression, se sont trouvés en présence." (L. Mumford, La cité à travers l’histoire, p. 775) C'est bien ce fil conducteur que nous suivrons ici, dans le prolongement de tout ce qui a été développé jusqu'à présent dans ce chapitre d'anthropologie philosophique. Ne vouloir retenir que la possibilité de la domination au détriment de la liberté dans le développement des civilisations urbaines, c’est laisser échapper ce qui fait l’essentiel de l’humain, sa remarquable plasticité qui fait qu’à partir des mêmes conditions initiales, il pourra créer les formes d’organisation sociale les plus opposées les unes aux autres qu’on puisse concevoir. Nous en revenons encore et toujours à cette donnée fondamentale: les traits néoténiques de l’espèce interdisent tout déterminisme fixé une fois pour toute, lorsqu’il s’agit de comprendre ses possibilités, comme on l'a fait ressortir au sujet des deux dernières implications anthropologiques de la néoténie. De surcroît, on a déjà établi à partir d'un questionnement sur l'énigme du chaînon manquant, que notre lignée d'homos devait avoir au moins autant d'affinités avec celle du bonobo, suivant une voie vers l'égalité, qu'avec celle du chimpanzé menant à des hiérarchies prononcées.
L. Mumford croyait pouvoir préciser les sources plus proches à partir desquelles les civilisations urbaines ont pu être, dès l'origine, la matrice aussi bien de la liberté que de l'oppression. Ces deux lignes divergentes partent selon lui des figures du berger et du chasseur, qui, ont eu un rôle complémentaire à jouer dans la formation des premières formes de sédentarisation, comme on l'a vu dans la partie précédente. C'est suivant la lignée du chasseur que le goût du pouvoir et la tendance à hiérarchiser la société se seraient développés au travers des institutions de la royauté. A partir de la figure du berger se seraient au contraire développés les linéaments de structures égalitaires: le tempérament de ce dernier aurait incliné plutôt à assurer une juste répartition des richesses en protégeant le faible des abus du fort, comme il était habitué à le faire pour assurer un bon équilibre dans son troupeau:"Sous cette double influence, les premières cités allaient élever leurs édifices de pierre, pour opprimer ou pour rassembler, pour attaquer ou pour protéger, pour la paix et pour la guerre, pour s'imposer par la force ou par l'amitié." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 28) Cependant, cette représentation communément admise du chasseur ne va pas de soi et demanderait certainement à être complexifiée. Elle ne colle en tout cas pas du tout avec celle qu'on se formerait à partir de l'enquête anthropologique menée sur les sociétés de chasseurs-collecteurs. On renverra ici, aussi bien à La critique de l'hypothèse naturaliste, dans ces notes de lecture pour tenter de comprendre le phénomène de la guerre dans les sociétés primitives, qu'au paragraphe traitant des rapports à la nature qu'elles entretiennent. Il faudrait alors se demander si, avec la sédentarisation, ne s'est pas accomplie une mutation du type du chasseur l'ayant fait basculer dans un nouvel univers mental; il aurait ainsi pu se dédoubler en deux figures complètement différentes, suivant les voies divergentes qu'ont pu choisir de prendre les sociétés humaines. Ce seraient alors celles qui ont suivies la voie de la sédentarisation chez lesquelles se serait développé le sous-type nous étant familier, celui qui nous incline à penser la guerre comme le simple prolongement de la chasse.
En tous les cas, si on suit la ligne de l’esclavage et de l’oppression qu’ont pu développer les civilisations urbaines, on serait tenté d'établir une lointaine analogie avec le modèle de la ruche ou de la fourmilière, sans qu’on puisse parler d’une filiation puisqu’on se trouve ici en présence de branches de l’évolution qui ont divergé depuis bien trop longtemps avec celle des mammifères pour établir une relation directe. Nous sommes plutôt en présence ici de ce que la biologie appelle une "évolution convergente" qui peut amener des espèces ayant pendant très longtemps évolué séparément les unes des autres à faire émerger des structures analogues: "La division du travail, la séparation des castes, les opérations de guerre, l’institution de la royauté, la domestication d’autres espèces, l’emploi de l’esclavage ont été mis en pratique, parmi le peuple des fourmis, des millions d’années avant que les premières de nos villes aient été bâties." (ibid., p. 6) On retrouve ainsi chez ces insectes une structure sociale qui n’est pas sans rappeler les grandes royautés et empires comme l’Egypte pharaonique, l’empire Inca, le système de castes de l'Inde, les dynasties impériales de Chine, de la méso-Amérique, etc. toutes fondées sur des institutions qui présentent des similitudes dont il faut cependant insister pour relativiser considérablement la portée puisque ces espèces sont bien trop éloignées de la nôtre, biologiquement parlant, pour se permettre de les comprendre simplement sur le modèle de nos propres institutions (1).
Quoi qu'il en soit, en rester là, serait se limiter à une perspective de borgne. Le Moyen Age allemand avait inventé un dicton qui résume tout de l'autre aspect des choses dont il faudra tout autant tenir compte:"L'air de la ville rend libre". Tout le problème sera donc d'arriver à articuler ensemble les deux perspectives. Les découvertes les plus récentes de l'archéologie semblent bien inciter à le faire, en montrant trois choses:
-d'ores et déjà, on sait que la civilisation urbaine ne s'est pas développée à partir d'un foyer unique, puisqu'on en retrouve des vestiges un peu partout dans le monde, sensiblement à la même époque, aussi bien en Chine, en Inde, en Mésopotamie, au Mexique qu'au Pérou.
- il n'en demeure pas moins que notre connaissance de ces premières civilisations urbaines est, en l'état, encore très parcellaire et il y a fort à parier qu'en ce domaine, les progrès qui s'annoncent nous donneront une représentation très différente de celle qui a prévalu pendant longtemps qui fait qu'on les présentait comme s'accompagnant presque inévitablement de la division de la société en maîtres qui commandent et en sujets qui obéissent.
-et, si on s'efforce de faire une synthèse de l'ensemble des données dont on dispose aujourd'hui, rien ne permet d'étayer l'idée que le développement des civilisations urbaines serait allé systématiquement de pair avec celui de hiérarchies sociales. Pour reprendre les deux cas les plus distants qui soient, les fouilles récentes ont montré qu'existaient aussi bien en Chine qu'au Pérou, des communautés urbaines, avant la formation de dynasties royales; et elles n'ont laissé aucune trace matérielle tangible de la formation d'inégalités socio-économique ou politique. Ajoutons encore que dans les cas connus de plus longue date de l'Inde ou de la Mésopotamie, il n'y en a pas d'avantage qui indiquerait que les villes auraient commencé par prospérer sous l'impulsion de gouvernements autoritaires, avec une royauté disposant d'une bureaucratie centralisée et d'une force armée permanente à ses ordres.
Le cas paradigmatique des civilisations urbaines méso-américaines
On s'attardera spécialement sur le cas des civilisations urbaines méso-américaines (zone géographique qui correspond à une vaste ère de l'Amérique centrale) dont on a longtemps pensé qu'elles offraient le prototype de sociétés ultra-hiérarchisées, gouvernées de façon autocratique par une royauté qui accumulait pour elle-même des signes impressionnants de richesse, comme c'est le cas des civilisations Maya ou Olmèque.
Tête monumentale de la royauté olmèque |
Sépulture d'un roi Maya |
Et, au sein de la société elle-même, les vestiges exhumés ne permettent pas d'avantage de bien distinguer des riches et des pauvres. Pour cette question aussi, il y a des marqueurs matériels qui parlent. Déjà sur le plan de l'habitation, les archéologues d'un lointain futur (s'il y en a encore), quand ils découvriront les vestiges de notre propre civilisation, feront sans problème la différence entre une villa de B. Gates et le boui-boui d'un quartier pauvre du Bronx. Or, ce n'est pas ce qu'on retrouve dans un certain nombre de villes où les maisons sont toutes semblables les unes aux autres, comme c'était le cas de la cité démocratique athénienne de l'antiquité, qui connaissait pourtant la distinction entre riches et pauvres, mais limitée de telle sorte qu'elle n'entraîne pas la domination des uns sur les autres (dans ce cas c'était au contraire les pauvres qui avaient une influence déterminante sur le pouvoir politique). Ensuite, les biens matériels constituent encore un autre marqueur permettant de repérer les inégalités. Pour en revenir aux Mayas, les poteries richement décorées et le jade soigneusement travaillé rentraient sans aucun doute dans la catégorie des objets de luxe puisqu'on en a retrouvé les traces seulement dans les palais et les tombes royales. Au contraire, dans une ville comme celle de Tlaxcallan, on retrouve une répartition égalitaire de poteries multicolores dans les divers lieux d'habitation.
Politiques d'urbanisation d'une société inégalitaire ou égalitaire
Pour prendre une vue d'ensemble, la structure d'un espace urbain se décrypte comme un langage qui donne à voir l'organisation d'une société: on serait bien naïf de croire qu'il ne s'agirait là que d'une question technique réservé à des urbanistes alors qu'elle est d'abord et avant tout d'ordre politique. Donnons en une illustration comparative entre une ville rigoureusement construite autour du pouvoir d'une royauté, Tenochtitlan, la capitale de l'empire Mexica (appelé aujourd'hui "Aztèque") et celle voisine de Tlaxcallan où manque tout à fait ces fameux marqueurs de roi qu'on s'est entêté à chercher systématique pendant si longtemps. Il n'est pas étonnant, étant donné la nature complètement opposée de leur régime politique, que Tlaxcallan se soit trouvé en conflit avec l'empire Mexica et ait pu constituer dans cette région la seule force consistante d'opposition à ses prétentions impérialistes:
Une royauté construira une ville d'une toute autre façon qu'une république égalitaire. Les signes d'un pouvoir royal se retrouveront dans les vestiges de grands monuments avec une urbanisation structurée autour des centres du pouvoir politico-religieux, le palais et le lieu de culte ainsi que les bâtiments de sa bureaucratie quadrillant le terrain: c'est typiquement ce qu'on observe sur le plan de Tenochtitlan. Tout est entièrement différent à Tlaxcallan, où ce qui frappe tout de suite tient au fait que "les places étaient dispersées dans tous les quartiers, sans centre ni hiérarchie clairement définis." (L. Wade, It wasn't just Greece) On pourrait prendre un autre cas emblématique, celui de la ville de Tres Zapotes, dans la même région, le long du golfe du Mexique, quand elle a prospéré sur les décombres de l'empire Olmèque, vers la fin du premier millénaire avant notre ère. La structure de la ville était là aussi totalement différente de celle des capitales olmèques: on observe une subdivision de la ville en quatre quartiers reproduits sur le même modèle dont chacun avait sa place publique et les mêmes pyramides faites en terre. Tout indique ici aussi l'absence d'un pouvoir centralisé de type despotique, mais plutôt son partage entre les différents quartiers.
Ces villes avaient bien un gouvernement, mais d'un genre complètement différent de celui d'une royauté. Pour commencer, dans le cas de Tlaxcallan, on voit tout de suite que son emplacement n'est pas du tout situé géographiquement de la même façon qu'à Tenochtitlan, au coeur de la cité, mais dans un grand édifice un kilomètre à l'extérieur de la ville. Quelle pouvait être la nature de tels gouvernements? Dans le cas précis de Tlaxcallan, c'est le témoignage d'un prêtre espagnol, à l'époque des tous débuts de la colonisation européenne, au XVIème siècle, qui a permis de s'en faire une idée assez précise, et il était manifestement démocratique, sans aucun doute même bien d'avantage que ceux des sociétés occidentales actuelles. Dans son compte-rendu, il détaillait ainsi l'étrange parcours initiatique, pour notre univers mental d'Occidental, auquel devait se soumettre n'importe qui prétendait rentrer dans le gouvernement et il fallait visiblement avoir le coeur bien accroché pour y postuler. Dans une première phase, le candidat, qui avait d'abord fait ses preuves à la guerre, devait se tenir en place publique, nu et stoïque, pour se faire allègrement frapper et insulter par la population. S'il passait avec succès cette première rude épreuve, il devait ensuite s'enfermer pendant deux ans dans le temple bordant la place publique où "il sera affamé, battu avec des fouets à pointes lorsqu'il s'endormira, et obligé de se couper dans des rituels de saignée." (L. Wade, It wasn't just Greece) Alors seulement, il pouvait être déclaré apte à rentrer dans le gouvernement de la cité. En suivant le fil de certaines réflexions de Nietzsche, on présumera que c'est en marquant profondément l'humain dans sa chair qu'on est sûr de parvenir à créer une mémoire en lui, et ici précisément, celle qui lui permettra de ne jamais oublier à qui il doit son poste de gouvernement. Imagine-t-on M. Macron devoir se faire fouetter à intervalle régulier par le bon peuple en place publique et à poil pour qu'il conserve bien en mémoire à qui il doit son pouvoir? Dans un cas comme celui-ci, on observe la situation rigoureusement inverse: c'est la population qui se fait vaillamment tabasser et éborgner par les forces de l'ordre quand elle a la mauvaise idée de manifester son mécontentement, comme les Gilets Jaunes pourront facilement en témoigner, pour ne prendre que l'exemple le plus récent. Nous semblons donc nous rapprocher d'avantage, dans le cas de Tlaxcallan, de ce qui ressemblerait à une démocratie, c'est-à-dire, si les mots ont un sens, un régime où le peuple (démos) exerce son pouvoir (kratos), où donc l'exécutif, c'est-à-dire le gouvernement, doit bien avoir dans la tête qu'il n'a qu'une fonction de serviteur de la population.
Le contraste se retrouve aussi bien sur le plan de l'organisation politico-économique. Un empire comme celui des Aztèques a privilégié le commerce au long cours via l'importation de produits de luxe pour entretenir le faste de la vie palatiale. Au contraire, une ville comme Tlaxcallan semble plutôt avoir compté sur ses ressources locales. Dans un cas, les sources de revenu tirées du commerce extérieur alimentent en priorité le luxe d'une caste politico-religieuse privilégiée; dans l'autre, les revenus internes, via les mécanismes de redistribution, sont orientés pour construire des infrastructures de services publics.
La question de l'institution des impôts: esclavage ou liberté
Et il faut justement s'arrêter un peu sur cette question de première importance que constitue l'institution des impôts. Ce que relate L. Wade des propos de l'anthropologue R. Blanton sur ce sujet reste trop indéterminé et risque d'amener à confondre des régimes oligarchiques où la pression fiscale s'allège à mesure qu'on grimpe l'échelle des revenus avec de véritables régimes démocratiques où la contribution de chacun est proportionné à ses moyens et permet une redistribution équitable de la richesse pour garantir l'existence d'une robuste infrastructure de services publics bénéficiant à tous. Un système de gouvernement qui alimente sa trésorerie avant tout de sources de revenus internes n'est pas automatiquement le gage d'une organisation égalitaire de la société, contrairement à ce que laisse entendre R. Blanton. Certes, son enquête semble bien étayée sur la base de l'étude d'une trentaine de sociétés des anciens temps; mais les conclusions qu'il en tire doivent quand même être nuancées. Il y a impôts et impôts. Dans un grand nombre de cas, particulièrement bien documentés dans le cadre de la civilisation occidentale, l'institution des impôts est clairement un dispositif central d'oppression. A l'époque féodale, en Europe, par exemple, l'essentiel de la pression fiscale retombait sur les pauvres pendant que la noblesse était dispensée d'apporter sa contribution. C'est en ce sens que L. Tolstoï faisait de la loi sur l'impôt l'une des causes fondamentales qui nous ramènent aux racines de l'esclavage moderne (voir dans la partie 3b du traitement de ce sujet, La loi sur l'impôt, pour des précisions) A contrario, un véritable système démocratique d'imposition qui ne reproduit pas un ordre de domination de certaines classes sur les autres, comme semble l'avoir été celui de Tlaxcallan, doit être envisagé d'une façon complètement différente. Dans l'histoire moderne de la France, celui qui correspondrait le mieux avait vu son principe établi dans la Constitution de 1793, la plus démocratique que la période révolutionnaire ait crée et qui n'a pas fait long feu pour des raisons qu'il serait beaucoup trop long de développer ici tant le sujet est embrouillé. Retenons juste ici l'essentiel. C'est dans l'article XX que se trouvait formulé le principe d'un impôt établi sur une base démocratique:"Nulle contribution ne peut être établie que pour l'utilité générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à l'établissement des contributions, d'en surveiller l'emploi, et de s'en faire rendre compte." Il faut en tirer surtout deux remarques:
- un système d'imposition juste doit être établi suivant l'intérêt de la société toute entière et non pas suivant ceux d'une classe particulière qui en retirerait des privilèges au détriment des autres. Et c'est à l'ensemble des citoyens qu'il revient de déterminer comment l'établir concrètement en ce sens. Il est ainsi admis que l'institution de l'impôt est une chose beaucoup trop importante pour que seule une petite clique de législateurs en décide.
- il doit s'exercer un contrôle effectif et direct de la population sur le système de redistribution tel qu'il a été établi pour veiller à son application. Là encore, on sous-entend que la question est trop sérieuse pour qu'on la laisse entre les mains d'un exécutif sans une surveillance s'exerçant sur lui, et le cas échéant, pour qu'il rende des comptes s'il venait à faillir à sa mission.
Chacun en conviendra: nous sommes très loins aujourd'hui d'un tel système démocratique. Tout laisse à penser que la cité de Tlaxcallan en était beaucoup plus proche dans l'esprit. Et dans ce cas, ce qui est remarquable tient au fait qu'il favorisait l'afflux de populations étrangères, en un sens qui a pu la fortifier eu lieu de menacer son identité, et ce, d'une double façon: un tel gouvernement qui dépend avant tout de ses ressources internes trouve son intérêt à voir grossir le nombre de ses contribuables, et, de l'autre côté, les immigrants eux-mêmes seront attirés par une organisation collective et égalitaire qui leur garantit une bonne couverture sociale sans la crainte d'être opprimés. La ville de Tlaxcallan a été ainsi un lieu d'un brassage ethnique, accueillant des populations diverses qui souvent fuyaient la domination de l'empire aztèque. Tout laisse ainsi à penser qu'on a affaire à une société qui a été multiculturelle, pour s'exprimer en termes modernes. La question à poser est évidemment de savoir pourquoi au lieu de mettre en péril son intégrité, ces flux migratoires ont au contraire pu la renforcer dans sa résistance à l'empire Mexica (Aztèque)? On tient la réponse en ceci que les portes n'étaient pas grandes ouvertes pour n'importe qui: il y avait une seule condition décisive à remplir pour devenir citoyen de Tlaxcallan: être prêt à défendre la cité les armes à la main en cas de guerre. Et il est tout à fait significatif que, quelque soit son ethnie d'origine, celui qui avait témoigné de ses qualités guerrières pouvait prétendre suivre le rituel initiatique décrit plus haut pour accéder au gouvernement de la cité. Ici, il va être nécessaire de développer un assez long parallèle avec le cas de la France moderne, pour d'autant mieux comprendre tout ce qui la différencie de ce qui a été institué à Tlaxcallan comme dans les autres cités démocratiques des temps anciens. Nous nous situons au coeur d'enjeux politiques fondamentaux pour notre temps qui vont demander qu'on s'y attarde d'autant plus que ces questions qui tournent autour des thèmes du racialisme, du multiculturalisme, des flux migratoires et de l'identité nationale sont aujourd'hui extraordinairement embrouillées dans le débat public, tout en étant débattues sans relâche. Il nous semble indispensable à ce point de donner quelques grands repères conceptuels et historiques pour avoir une chance de s'y retrouver. Et ils conviendront d'autant mieux pour clarifier ce que peut recouvrir les notions de liberté et d'esclavage entendues comme potentialités contradictoires des civilisations urbaines.
Qu'est-ce que la citoyenneté: citoyen en arme ou chair à canon
Il déjà est essentiel de se rendre compte qu'à Tlaxcallan prévalait une conception de la citoyenneté qui se retrouvera tout à fait dans l'esprit de la Révolution française de la fin du XVIIIème siècle: n'importe qui pouvait alors devenir citoyen français, du moment qu'il actait de son soutien à la République, dans un contexte où elle était elle aussi en conflit, cette fois contre les grandes monarchies européennes. Ainsi s'explique, dans la droite ligne de ce qui se passait à Tlaxcallan, qu'un anglais comme T. Paine, pouvait s'être vu accorder la citoyenneté française et même siéger à l'Assemblée nationale, simplement parce qu'il avait pris fait et cause pour la République: dans le cadre de cette conception, le critère de citoyenneté est essentiellement politique. Et, il faut l'opposer à ce qu'était à cette époque une toute autre conception, qu'on retrouve notamment dans la pensée allemande, à travers l'oeuvre de quelqu'un comme J. G. Herder, qui mettait en avant le principe de la nationalité. A partir de là, la question politique se repose de façon complètement différente pour déterminer ce qui fait qu'un individu appartient à une nation. Les critères sont alors d'ordre culturel, et non plus politique: ils relèvent de facteurs qui tiennent à la race, la langue ou encore la religion selon les déclinaisons de cette conception. C'est en ce sens qu'un historien comme Z. Sternhell a pu vivement la critiquer quand il se demandait "où réside la signification historique de Herder, sinon dans sa contribution à la poussée du nationalisme?" (Z. Sternell, Les Anti-Lumières du XVIIIème siècle à la Guerre froide, p. 369) Et, effectivement, l'histoire ultérieure de l'Europe a montré combien le déchaînement des nationalismes pouvait causer de ravages. En s'opposant explicitement au modèle français, Herder avait forgé, la notion de Deutsche Nation en mettant en avant la langue maternelle comme critère d'appartenance. Dans une telle conception, on ne choisit pas de devenir allemand; on est destiné à le devenir par le véhicule de la langue maternelle qui transmet tout l'héritage culturel de son milieu social dès le plus jeune âge. Au contraire, dans la conception héritée de la période révolutionnaire française, on acte qu'on veut devenir citoyen français suivant son adhésion à des principes politiques mûrement réfléchis. On voit bien que dans le cadre d'une conception nationale, l'individu est tout entier absorbé dans son milieu socio-culturel d'origine alors que dans celui d'une conception fondée sur la citoyenneté, il est appelé à affirmer sa liberté suivant la devise des Lumières lui enjoignant de penser par lui-même, celle qu'on retrouvera aussi bien dans son courant allemand incarné par Kant, montrant par là qu'il faut se garder de faire des caricatures des façons de penser suivant le principe des nationalités. D'autant moins, que, de l'autre côté de la frontière, le principe de la nationalité était déjà élaboré, comme on le voit transparaître dans le courant politique des Montagnards, chez Lepeletier et son projet d'une Education nationale en opposition frontale avec celui d'inspiration libérale de Condorcet (pour des précisions, voir dans cet article, e-Instruction publique ou Education nationale).
Il n'en reste pas moins qu'avec la conception héritée de la Révolution française, dans le prolongement de celle qui avait cours à Tlaxcallan, en une époque et un lieu pourtant bien différents, ce n'est pas l'origine ethnique ou national d'un individu qui compte, mais son engagement pour défendre les principes de la République, fut-ce en étant près à risquer sa vie. En France, cette conception politique de la citoyenneté a prévalu dans les rangs républicains quelques temps encore après la période révolutionnaire. C'est sous le Régime de la IIIème République que va se faire la bascule vers une conception très différente devenue la nôtre aujourd'hui. Comme grand point de repère, il faut introduire la loi de 1889 qui va acter de ce changement, en élargissant le droit du sol: à partir de là, l'accès au statut juridique de français ne sera plus le résultat d'un choix pour quelqu'un issu de l'immigration mais sera garanti par le simple fait de naître sur le territoire national: un enfant de parents non français né sur le sol français obtiendra automatiquement la nationalité française. Cette loi, tout à fait déterminante pour l'histoire française, s'appuyait sur le texte fondateur d'E. Renan, daté de 1882, Qu'est-ce qu'une nation?, qui constituera le socle de référence commun des politiques d'intégration à la nation des gouvernements successifs jusqu'à nos jours. E. Renan s'efforce en fait d'articuler, tant bien que mal, le concept de citoyenneté hérité de la Révolution française avec celui de nationalité d'inspiration germanique, à cette différence près qu'il ne retient pas le critère de la langue, ni celui de la race ou de la religion, pour déterminer son concept, mais plutôt celui d'une mémoire commune. Ce qui ferait ainsi la nation française, c'est "la possession en commun d'un riche legs de souvenirs (et) la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis (indivisible)." (E. Renan cité par G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 407) En s'inspirant de la conception de Renan, la loi de 1889, en même temps qu'elle étend le droit du sol en conférant automatiquement la nationalité française à quiconque est né sur le territoire national, veut aussi préserver quelque chose du concept de citoyenneté hérité de la période révolutionnaire qui impliquait donc une adhésion positive aux principes fondateurs de la République: l'esprit de cette loi est donc fait d'un curieux syncrétisme qui cherche à articuler ensemble citoyenneté et nationalité. Il faut bien reconnaître que la démarche qui préside à sa formulation est assez alambiquée. Le droit du sol garantit automatiquement à un individu d'appartenir à la nation, mais il faut quand même obtenir positivement son adhésion: autrement dit, vous n'avez pas à choisir mais quand même un peu. Le problème qui se pose est alors de savoir si on ne risque pas de donner la nationalité à des gens qui n'ont aucune volonté particulière de devenir français, ou qui ne se sentent pas tel, ce qui menacerait l'intégrité de la nation qui se veut une et indivisible. Pour le traiter au mieux, deux institutions vont être appelées à jouer un rôle central pour garantir l'assimilation de tous: l'école républicaine et le service militaire obligatoire.
Ici, c'est donc la question du service militaire qui va nous occuper. Auparavant, la loi permettait à quelqu'un né sur le territoire français de parents qui n'étaient pas français, de refuser de le devenir, alors même qu'il pouvait très bien s'agir par ailleurs de populations pleinement intégrées dans la vie sociale de leur localité. Et, ce qu'il faut relever, c'est que beaucoup choisissaient cette option pour échapper au service militaire obligatoire:"Un grand nombre de conscrits utilisaient cette possibilité pour échapper à la conscription." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 406) Nous abordons là un point essentiel car le service des armes est au coeur de la question de la citoyenneté telle qu'elle avait été pensée jusque là dans la tradition républicaine, suivant le même esprit qui animait la cité de Tlaxcallan. Pourtant, on trouvera probablement injuste que ceux nés sur le sol français et refusant la nationalité française pouvaient échapper ainsi au service militaire tandis que les nationaux étaient obligés d'accomplir leur devoir. Et c'est effectivement un aspect du Code civil qui avait suscité depuis 1815 et la Restauration des protestations de ceux qui ne pouvaient s'y soustraire mais qui était tout à fait conforme aux principes du libéralisme politique, à l'opposé de la conception d'inspiration allemande de la nationalité, qui fait qu'on laisse aux individus la possibilité de choisir leur patrie.
Cette conception libérale se heurtera à des objections fortes. Peut-on choisir sa patrie comme on choisit son lieu de villégiature? Et comment pourrait-on se fier à de tels citoyens prêts à changer de patrie comme de voiture? A ce point, le parallèle avec la cité de Tlaxcallan doit nous permettre de clarifier les choses pour savoir à quoi s'en tenir touchant ce libéralisme politique dont on a de bonnes raisons de se méfier, tel qu'il est formulé ainsi: il aurait été impensable dans le cadre de ses institutions que quelqu'un puisse refuser le service des armes tout en conservant le droit d'être accueilli et de vivre sur son territoire. Et cela s'explique par un trait fondamental de ce qu'a été toute démocratie au sens classique du terme: ce qui la définit tient dans le fait que la politique n'est pas l'affaire d'une classe spécialisée de la société mais celle de tous les citoyens et ce trait se reproduit donc dans le volet de la politique extérieure, c'est-à-dire, en premier lieu, pour ce qui touche la constitution d'une armée capable de défendre la cité contre un ennemi potentiel. C'est ce qui avait toujours fait la partition entre un régime garanti sur des bases démocratiques et un autre qui ne l'est pas. La question à laquelle il faut toujours revenir pour bien les distinguer est de se demander s'il existe un corps d'armée spécialisé et permanent ou si le service des armes est l'affaire de tous? On a vite la réponse quand on se penche sur le cas des républiques occidentales modernes, comme la France. L'armée n'est pas ici l'affaire du corps de l'ensemble des citoyens mais celle d'un service spécialisé constitué de professionnels de la guerre, d'où ce fait que le service militaire obligatoire était massivement ressenti par les jeunes appelés comme une corvée; la plupart du temps, ils se demandaient juste comment arriver à se faire réformer, quitte, au besoin, à se faire passer pour dérangés mentalement: ils ne pouvaient mieux exprimer le fait que la défense nationale n'est pas leur affaire mais celle d'un pouvoir lointain. Il suffit par ailleurs de poser la simple question de savoir si on déjà demandé son avis à la population lorsqu'il s'est agi de déclarer la guerre dans l'histoire de notre République moderne? La poser c'est y répondre. Pourtant, on ne peut pas dire qu'il s'agit d'un sujet anodin.Tout cela dit l'essentiel d'un régime qui n'est pas démocratique, au sens classique du terme: le service des armes n'est pas l'affaire générale de tous mais celle de professionnels spécialistes de la chose militaire qui incarnent un pouvoir qui domine la société, celui de l'Etat. On est ramené ici aux réflexions politiques d'inspiration anarchiste de L. Tolstoï. Outre la loi sur l'impôt, il décelait une deuxième source d'oppression à la racine de l'esclavage moderne dans le fait d'alimenter en soldats (tout aussi bien qu'en policiers faudrait-il préciser) la machine de guerre de l'Etat. Tout projet d'émancipation humaine devait pour lui nécessairement remonter à ces causes premières pour les supprimer:"Et quand (les) hommes auront compris cela, ils cesseront de collaborer à l'oeuvre des gouvernements en leur fournissant des soldats et de l'argent. Alors tombera de lui-même le mensonge qui tient les hommes en esclavage." (L. Tolstoï, L'esclavage moderne, p. 96) Le mensonge pour Tolstoï consiste à faire croire que cet appétit dévorant d'argent et de soldats serait censé servir les intérêts de la population alors qu'il s'agit fondamentalement des moyens par lesquels les classes dirigeantes reproduisent leur domination sur elle.
Il faut alors en revenir au sens du projet dans lequel s'inscrit la loi de 1889 élargissant le droit du sol: dans son cadre, la vocation du service militaire obligatoire était avant tout de favoriser l'assimilation de tous à la nation et non pas celle de la formation d'un véritable corps de citoyens pour en faire une force armée capable de se défendre aussi bien contre une éventuelle menace intérieure qu'extérieure. Et, il ne faut pas avoir peur de le préciser ici: une telle perspective aurait de toute façon épouvanté n'importe quel gouvernement de l'époque aussi bien qu'actuel, car un peuple en armes est ce qu'il a fallu affronter en 1871, lors de la Commune insurrectionnelle de Paris, et tout devait être fait pour éviter qu'un tel cauchemar ne se reproduise (2). On peut résumer ainsi la chose: le sens du service militaire obligatoire pour tous n'a jamais été politique, garantir à chacun l'exercice de son plein droit à la citoyenneté en se formant à l'art de la guerre pour être ainsi en mesure de défendre ce droit, mais culturel, faciliter l'intégration à la nation.
Dans le régime de Tlaxcallan, aussi bien que dans celui de la cité démocratique d'Athènes, il en allait tout autrement: le service des armes assumé par tous avait bien un sens fondamentalement politique, ce qui fait qu'une armée permanente de professionnels chargée de la guerre, comme d'autres sont menuisiers, maçons, médecins, etc., aurait été un non-sens. La chose militaire était l'affaire de tous, non celle d'un pouvoir séparé se servant de sa population comme chair à canon. Ce qui veut aussi bien dire que le service des armes n'était pas une corvée qui impliquait de renoncer momentanément à sa liberté mais au contraire l'affirmation de celle-ci, dès lors qu'il fallait défendre tous ensemble le territoire contre une menace qui était, dans le cas de Tlaxcallan, incarnée par la puissance aztèque: On peut encore le dire autrement. Au sens classique du terme, dans une démocratie, les choses de la guerre doivent rester l'affaire d'amateurs au deux sens de ce terme. L'amateur est celui qui se distingue du professionnel pour exercer la même activité et s'il peut le faire ainsi, bénévolement, à la différence de celui qui le fait pour toucher un salaire, c'est parce qu'il est aussi amateur au deuxième sens du terme, celui qui exerce son activité simplement parce qu'il l'aime, ici parce qu'elle lui permet d'exercer son plein droit à citoyenneté. Il faut tenir ferme là-dessus car autrement on amalgamerait le plus facilement du monde une démocratie au sens classique du terme, avec, pour s'exprimer en termes modernes, un régime fasciste. Castoriadis avait bien attiré l'attention sur ce point lorsqu'il montrait comment les nazis avaient pu récupérer l'héritage de la démocratie athénienne de l'antiquité. Il suffisait pour eux de reprendre un discours d'une de ses grandes figures, Périclès, celui de son Oraison funèbre, en retraduisant simplement le mot "Polis" (la Cité) par l'allemand "Staat" (l'Etat). Subrepticement, on subvertit de cette façon tout le sens du propos de Périclès: alors qu'il était d'exhorter chacun à être prêt à mourir pour défendre la polis, c'est-à-dire, avec ses concitoyens, les droits démocratiques de chacun, il devient, dans le discours nazi, le sacrifice que chacun doit consentir au nom de l'Etat, un pouvoir séparé qui domine ses sujets pour s'en servir comme chair à canon. Voir ce qu'en dit Castoriadis lui-même dans cet entretien avec C. Marker, de 1 h 02' 35 à 1 h 04' 45":
Il faut alors en revenir au sens du projet dans lequel s'inscrit la loi de 1889 élargissant le droit du sol: dans son cadre, la vocation du service militaire obligatoire était avant tout de favoriser l'assimilation de tous à la nation et non pas celle de la formation d'un véritable corps de citoyens pour en faire une force armée capable de se défendre aussi bien contre une éventuelle menace intérieure qu'extérieure. Et, il ne faut pas avoir peur de le préciser ici: une telle perspective aurait de toute façon épouvanté n'importe quel gouvernement de l'époque aussi bien qu'actuel, car un peuple en armes est ce qu'il a fallu affronter en 1871, lors de la Commune insurrectionnelle de Paris, et tout devait être fait pour éviter qu'un tel cauchemar ne se reproduise (2). On peut résumer ainsi la chose: le sens du service militaire obligatoire pour tous n'a jamais été politique, garantir à chacun l'exercice de son plein droit à la citoyenneté en se formant à l'art de la guerre pour être ainsi en mesure de défendre ce droit, mais culturel, faciliter l'intégration à la nation.
Dans le régime de Tlaxcallan, aussi bien que dans celui de la cité démocratique d'Athènes, il en allait tout autrement: le service des armes assumé par tous avait bien un sens fondamentalement politique, ce qui fait qu'une armée permanente de professionnels chargée de la guerre, comme d'autres sont menuisiers, maçons, médecins, etc., aurait été un non-sens. La chose militaire était l'affaire de tous, non celle d'un pouvoir séparé se servant de sa population comme chair à canon. Ce qui veut aussi bien dire que le service des armes n'était pas une corvée qui impliquait de renoncer momentanément à sa liberté mais au contraire l'affirmation de celle-ci, dès lors qu'il fallait défendre tous ensemble le territoire contre une menace qui était, dans le cas de Tlaxcallan, incarnée par la puissance aztèque: On peut encore le dire autrement. Au sens classique du terme, dans une démocratie, les choses de la guerre doivent rester l'affaire d'amateurs au deux sens de ce terme. L'amateur est celui qui se distingue du professionnel pour exercer la même activité et s'il peut le faire ainsi, bénévolement, à la différence de celui qui le fait pour toucher un salaire, c'est parce qu'il est aussi amateur au deuxième sens du terme, celui qui exerce son activité simplement parce qu'il l'aime, ici parce qu'elle lui permet d'exercer son plein droit à citoyenneté. Il faut tenir ferme là-dessus car autrement on amalgamerait le plus facilement du monde une démocratie au sens classique du terme, avec, pour s'exprimer en termes modernes, un régime fasciste. Castoriadis avait bien attiré l'attention sur ce point lorsqu'il montrait comment les nazis avaient pu récupérer l'héritage de la démocratie athénienne de l'antiquité. Il suffisait pour eux de reprendre un discours d'une de ses grandes figures, Périclès, celui de son Oraison funèbre, en retraduisant simplement le mot "Polis" (la Cité) par l'allemand "Staat" (l'Etat). Subrepticement, on subvertit de cette façon tout le sens du propos de Périclès: alors qu'il était d'exhorter chacun à être prêt à mourir pour défendre la polis, c'est-à-dire, avec ses concitoyens, les droits démocratiques de chacun, il devient, dans le discours nazi, le sacrifice que chacun doit consentir au nom de l'Etat, un pouvoir séparé qui domine ses sujets pour s'en servir comme chair à canon. Voir ce qu'en dit Castoriadis lui-même dans cet entretien avec C. Marker, de 1 h 02' 35 à 1 h 04' 45":
La fin du service militaire obligatoire pour tous, décidée sous la présidence de J. Chirac, n'a été, de ce point de vue, qu'une façon d'entériner le fait que la République est construite sur la base d'un tel pouvoir d'Etat qui domine ses sujets, avec un bras armé pour se faire obéir, si besoin est. Cette mesure a au moins permis de clarifier les choses en mettant fin à cette situation bâtarde d'une armée professionnelle qui ne veut pas l'être tout à fait. Mais, il faut bien se rendre compte que ce qu'on a fait par là, c'est de pousser jusqu'au bout de sa logique, une république fondée sur un pouvoir d'Etat qui se reconnaît dans le fait que l'armée est une épée de Damoclès pesant sur nos têtes qui peut, à tout moment, se retourner contre sa population. On s'effraie souvent des Américains parce que chez eux n'importe qui peut porter une arme, quitte à ce que des déséquilibrés constituent une menace publique, alimentant périodiquement la rubrique des faits divers par des drames. Ce qu'on oublie en revanche, c'est la dimension positive de la chose qui fait que, comme le notait l'historien L. Henninger, un coup d'Etat aux Etats-Unis serait beaucoup plus compliqué à envisager que dans un pays comme la France où la population est désarmée (hormis les chasseurs! On peut d'ailleurs raisonnablement supposer que le fait de constituer un groupe d'intérêts armé incline le pouvoir politique à mieux les écouter...) En Europe, la Suisse constitue un dernier vestige de la tradition démocratique classique puisque le citoyen, régulièrement appelé pour des exercices militaires, qui le forment véritablement à l'art de la guerre, conserve chez lui son arme: mais, même dans ce cas là, il ne faut pas trop se bercer d'illusions: nombreux semblent être les Suisses à le vivre aussi comme une corvée.
La décision de J. Chirac d'abroger le service militaire obligatoire venait de raisons combinant des motivations d'ordre économique aussi bien que technique sûrement avant toute considération politique (qui tiendrait probablement d'abord d'une démagogie électoraliste pour rallier le suffrage des jeunes). Economiquement, on est alors en pleine mise en place du capitalisme dit "néolibéral" dont un des principes clés, celui de l'équilibre budgétaire, exige une diminution des dépenses publiques; de ce premier point de vue, le service national obligatoire pour tous était certainement devenu une charge trop onéreuse pour l'Etat. A cela s'ajoute un autre facteur qui, lui, vient de beaucoup plus loin, lié aux profondes mutations des techniques de l'armement militaire. Pour remonter aux origines du processus de professionnalisation de l'armée, il faut en fait repartir de la fin du Moyen Age avec ce grand bouleversement qu'a représenté le fait de commencer à utiliser la poudre à canon dans les guerres (pour des développements, voir dans cet article, L'argent et la poudre à canon: du citoyen en arme aux armées professionnelles: ainsi, quand on parle du simple troufion comme de la chair à canon, il faut donc partir de ce sens premier qui marque le déclin irréversible de la figure du citoyen en arme). Vu sous cet angle, la décision de M. Chirac n'était au fond que l'aboutissement d'une tendance lourde qui a traversé toute l'époque moderne de toujours plus professionnaliser l'armée à mesure que se mécanisait l'armement militaire. Aujourd'hui, avec l'introduction de la micro-électronique, et le matériel hyper-sophistiqué, de plus en plus robotisé fait de "bombes intelligentes" et autres drones, etc., qui s'ensuit, une armée d'amateurs serait de toute façon à repenser complètement. Il y ainsi une antinomie entre les mutations qu'ont subi les techniques de guerre et les conditions fondamentales d'une démocratie telle qu'elles avaient toujours été pensées jusque là. Cela veut dire aussi que si l'on voulait réinstituer une véritable citoyenneté, il serait sûrement très problématique de l'envisager sur la base classique d'un droit de porter des armes, comme si les bouleversements techniques n'avaient pas complètement changé la donne. A ce sujet, on peut dire que la conception héroïque de la citoyenneté fondée sur le droit de porter les armes a pris véritablement fin avec la mort de la Commune insurrectionnelle de Paris, à la fin du mois de mai 1871, à l'issu du massacre du peuple en armes, orchestré par les forces de répression de l'appareil d'Etat, lors de la Semaine sanglante.
Comment repenser sous ces conditions inédites la question militaire? On indiquera deux pistes de réflexion à ce sujet, la première à destination d'une politique intérieure, la seconde pour une politique extérieure, les deux ne pouvant être dissociées. La première, si nous voulons refonder un concept de citoyenneté renouant avec notre héritage révolutionnaire, devrait engager à repenser le service des armes dans les termes d'un service civil: on ne peut ici qu'indiquer le principe, à charge pour le peuple, s'il lui venait un jour à nouveau l'idée de vouloir reprendre son destin en mains, d'en définir le contenu et les modalités pratiques d'application. Admettons. Mais qu'advient-il alors de la force armée? Voilà qui conduit inévitablement à envisager l'autre aspect des choses. La seconde piste de réflexion commence par acter du fait qu'avec les moyens de destruction d'un genre tout à fait nouveau dont les nations disposent aujourd'hui, il est devenu extrêmement problématique, au nom de la survie même de l'espèce, de continuer à envisager la possibilité d'une conflagration mondiale, comme le XXème siècle l'a connu. Le cas peut-être aujourd'hui le plus remarquable qui donne une piste pour solutionner le problème est celui du Costa-Rica: il se trouve que ce pays a décidé de tout simplement supprimer son armée. On entend de là les cris d'orfraie qui ne vont pas manquer de surgir: quoi? Supprimer l'armée? Mais vous êtes fou! On va se retrouver sans défense et écrabouillé par le premier envahisseur venu! Pourtant, à première vue, ce n'est pas du tout ainsi que les choses ont l'air de se présenter pour le Costa-Rica. Leur président l'affirme avec aplomb:"Ne pas avoir d'armée est une source de tranquillité. " Et cela peut se comprendre assez bien si l'on tient compte du principe de rivalité mimétique qu'on trouve à l'oeuvre dans une logique de course à l'armement. Le cas de la Guerre froide entre les Etats-Unis et l'URSS au XXème siècle est paradigmatique: chaque puissance se modèle sur le comportement de l'autre pour surenchérir sur elle entraînant vers une escalade sans terme assignable dans l'accumulation de moyens de destruction. Et il n'y a pas trente six milles solutions pour en sortir: refuser purement et simplement d'entrer dans le jeu de la rivalité mimétique en déposant ses armes. La puissance rivale se retrouve alors dépourvue du modèle qu'elle imitait. Ainsi, le Costa-Rica ne s'est jamais senti aussi tranquille pour ce qui est de sa sécurité car il n'a plus de pays en face de lui qui se sentirait menacé par sa puissance militaire. Cerise sur le gâteau, les économies considérables ainsi réalisées peuvent être reportées vers des dépenses, disons, plus constructives. Un cas pareil montre en tout cas qu'avoir une armée n'est pas une fatalité destinée à nous accompagner jusqu'à la fin des temps, sans qu'on puisse la remettre en question pour imaginer autre chose. Et c'est là incontestablement une voie que pourraient suivre les sociétés humaines qui les ferait converger, suivant des modalités bien à elles, vers l'évolution suivie par nos plus proches cousins, les bonobos, qui, eux, ont tracés quatre chemins vers la paix. Si malgré tout un belligérant avait l'idée de profiter d'un pays désarmé pour l'envahir, on donnera en exemple le cas du peuple danois sous l'occupation nazie pendant la Seconde guerre mondiale qui montre avec toute la clarté possible, que, sous certaines conditions, la résistance non-violente peut être remarquablement efficiente pour le faire battre en retraite (pour des précisions, on renvoie à la partie 3b du sujet, La révolte peut-elle être un droit?) Reste alors la question de la sécurité intérieure qui met en jeu le statut des forces de police. Il est clair qu'elle devrait être aussi repensée entièrement dans un tel cadre. Nous ne pouvons faire ici qu'indiquer le problème à poser (qui renvoie aux principes 4, 5 et 6 de l'institution d'un commun, dont on ne sait trop si on pourra un joue ouvrir le chantier ici).
Comment repenser sous ces conditions inédites la question militaire? On indiquera deux pistes de réflexion à ce sujet, la première à destination d'une politique intérieure, la seconde pour une politique extérieure, les deux ne pouvant être dissociées. La première, si nous voulons refonder un concept de citoyenneté renouant avec notre héritage révolutionnaire, devrait engager à repenser le service des armes dans les termes d'un service civil: on ne peut ici qu'indiquer le principe, à charge pour le peuple, s'il lui venait un jour à nouveau l'idée de vouloir reprendre son destin en mains, d'en définir le contenu et les modalités pratiques d'application. Admettons. Mais qu'advient-il alors de la force armée? Voilà qui conduit inévitablement à envisager l'autre aspect des choses. La seconde piste de réflexion commence par acter du fait qu'avec les moyens de destruction d'un genre tout à fait nouveau dont les nations disposent aujourd'hui, il est devenu extrêmement problématique, au nom de la survie même de l'espèce, de continuer à envisager la possibilité d'une conflagration mondiale, comme le XXème siècle l'a connu. Le cas peut-être aujourd'hui le plus remarquable qui donne une piste pour solutionner le problème est celui du Costa-Rica: il se trouve que ce pays a décidé de tout simplement supprimer son armée. On entend de là les cris d'orfraie qui ne vont pas manquer de surgir: quoi? Supprimer l'armée? Mais vous êtes fou! On va se retrouver sans défense et écrabouillé par le premier envahisseur venu! Pourtant, à première vue, ce n'est pas du tout ainsi que les choses ont l'air de se présenter pour le Costa-Rica. Leur président l'affirme avec aplomb:"Ne pas avoir d'armée est une source de tranquillité. " Et cela peut se comprendre assez bien si l'on tient compte du principe de rivalité mimétique qu'on trouve à l'oeuvre dans une logique de course à l'armement. Le cas de la Guerre froide entre les Etats-Unis et l'URSS au XXème siècle est paradigmatique: chaque puissance se modèle sur le comportement de l'autre pour surenchérir sur elle entraînant vers une escalade sans terme assignable dans l'accumulation de moyens de destruction. Et il n'y a pas trente six milles solutions pour en sortir: refuser purement et simplement d'entrer dans le jeu de la rivalité mimétique en déposant ses armes. La puissance rivale se retrouve alors dépourvue du modèle qu'elle imitait. Ainsi, le Costa-Rica ne s'est jamais senti aussi tranquille pour ce qui est de sa sécurité car il n'a plus de pays en face de lui qui se sentirait menacé par sa puissance militaire. Cerise sur le gâteau, les économies considérables ainsi réalisées peuvent être reportées vers des dépenses, disons, plus constructives. Un cas pareil montre en tout cas qu'avoir une armée n'est pas une fatalité destinée à nous accompagner jusqu'à la fin des temps, sans qu'on puisse la remettre en question pour imaginer autre chose. Et c'est là incontestablement une voie que pourraient suivre les sociétés humaines qui les ferait converger, suivant des modalités bien à elles, vers l'évolution suivie par nos plus proches cousins, les bonobos, qui, eux, ont tracés quatre chemins vers la paix. Si malgré tout un belligérant avait l'idée de profiter d'un pays désarmé pour l'envahir, on donnera en exemple le cas du peuple danois sous l'occupation nazie pendant la Seconde guerre mondiale qui montre avec toute la clarté possible, que, sous certaines conditions, la résistance non-violente peut être remarquablement efficiente pour le faire battre en retraite (pour des précisions, on renvoie à la partie 3b du sujet, La révolte peut-elle être un droit?) Reste alors la question de la sécurité intérieure qui met en jeu le statut des forces de police. Il est clair qu'elle devrait être aussi repensée entièrement dans un tel cadre. Nous ne pouvons faire ici qu'indiquer le problème à poser (qui renvoie aux principes 4, 5 et 6 de l'institution d'un commun, dont on ne sait trop si on pourra un joue ouvrir le chantier ici).
Quoique qu'il en soit, il faut bien tirer cette autre conclusion importante qui prend acte du fait qu'aujourd'hui le service des armes ne peut plus jouer son rôle d'assimilation au sein de la nation. Et il est clair que l'école républicaine, l'autre grande institution à qui ce rôle était dévolu, a de plus en plus de difficulté à devoir l'assumer seule. L'intégration nationale est aujourd'hui en crise, il faudrait être aveugle pour le nier: et les politiques ont beau remettre sur la table depuis des années le débat sur la question de l'identité nationale, force est de constater que les choses n'ont guère été clarifiées dans l'esprit du public. C'est ce qu'on va s'efforcer de faire encore mieux car les enjeux ici ne sont pas minces. L'enquête historique qui nous ramène une fois encore à la méso-Amérique constituera comme toujours un bon point appui.
Comment poser la question de l'immigration: nationalité ou citoyenneté
Il convient de repartir de là. Une cité comme Tlaxcallan semble donc pouvoir fournir un bon modèle d'une société multiculturelle capable de réaliser un brassage ethnique de sa population, sans avoir à développer des phobies identitaires, xénophobes ou racistes alimentant des haines internes destructrices entre communautés, en traitant au mieux la question de l'immigration, qui semble lui avoir plutôt permis d'accroître ses forces face à l'adversité, d'après ce qu'en dit R. Blanton. Elle s'appuyait pour cela sur une conception politique de la citoyenneté, comme on l'a vu, et c'est justement ce qui semble nous faire cruellement défaut aujourd'hui. Pour bien appréhender le problème, il est nécessaire de se replacer dans le contexte de l'époque, sans quoi il est impossible de comprendre ce qui a conduit, à partir de 1889, avec la loi élargissant le droit du sol, à reconceptualiser ce que c'est qu'être français en mettant l'accent sur la dimension culturelle de la question: la nationalité plutôt que la citoyenneté, autrement dit.
La première chose à noter, c'est qu'on à affaire à un processus très général qui a touché tous les grands pays européens, comme l'a étudié le sociologue N. Elias. Pour comprendre de quoi il retourne ici, il faut se rappeler ce qui a été dit de la mort du mode de vie pendulaire dans la France moderne des populations paysannes quand leurs migrations saisonnières se sont transformées en émigration. C'est une évolution qui est concomitante avec une profonde transformation de leur identité qui fait, que, de plus en plus, ces populations vont se définir par leur appartenance à la nation française et de moins moins par l'enracinement dans leur terroir local. C'était le problème majeur à résoudre pour les gouvernements de cette époque: des populations qui ne se vivaient pas véritablement comme françaises (pour des développements sur processus d'intégration à la nation française de ces populations, voir la partie 2d de ce sujet, L'Etat-nation et son projet d'intégration culturelle). C'est à partir du développement de ces politiques d'intégration qu'on peut dire qu'elles vont commencer à se définir comme telles et que la question de la nationalité, pour savoir qui est français et qui ne l'est pas, juridiquement parlant, pourra devenir une préoccupation centrale dans les milieux populaires, en lien étroit avec l'introduction du thème de l'immigration qui ne préoccupait pas grand monde jusque là.
De cette façon, la ligne de fracture va pouvoir se déplacer de plus en plus entre nationaux et immigrés et de moins en moins entre partisans et adversaires des principes républicains. On constate cette évolution jusque dans les discours de luttes ouvrières qui vont subir, sous l'effet de cette conception nationaliste, un infléchissement notable de leur teneur. Auparavant, ils dénonçaient essentiellement la concurrence que leur faisaient les travailleurs non domiciliés dans leur localité, qui migraient périodiquement, l'origine de cette main d'oeuvre migratoire étant secondaire, qu'elle vienne du fin fond de la Creuse, de Pologne, d'Italie ou d'ailleurs. La commune était alors l'échelon pertinent pour définir son appartenance. Dans le dernier tiers du XIXème siècle, les ouvriers vont avoir tendance à infléchir le sens de leurs protestations suivant l'origine nationale des travailleurs qui venaient leur faire concurrence et il est tout à fait symptomatique d'observer qu'au registre traditionnellement socio-économique dénonçant leur exploitation par la classe patronale vont s'incorporer des thèmes ethniques qui donneront prises sur les milieux ouvriers à un discours nationaliste, voir carrément raciste. C'est typiquement le cas de cette affiche placardée anonymement sur les murs de ville de Marseille en 1885:"On nous vole notre sueur. Encore si on nous faisait travailler demi-mal, mais non, nous ne sommes bons qu'à payer des impôts et le peu de travail qu'il y a, ce sont les étrangers (souligné dans le texte) qui l'occupent. Hé bien, le travail de la France nous appartient, nous le voulons et nous l'aurons, quand nous saurions de soulever les pavés et de les envoyer à la tête de ceux qui nous exploitent." (Cité par G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 405) C'est à partir de là que le principe des nationalités va restructurer les discours. On ne définira plus l'étranger en l'assignant à son terroir d'origine mais par sa nationalité:"Ceux qu'on appelait en Provence les "Piémontais" devinrent des "Italiens", les "Flamands" se transformèrent en "Belges". Le vocabulaire de la nationalité fut peu à peu intériorisé par les classes populaires pour désigner autrement les responsables de leur souffrance." (ibid., p. 404) Et ce qu'il faut voir, c'est que se prépare par là le terrain qui, en 1914, permettra de mobiliser les populations de l'Europe entière, pour la Grande guerre, dans un déchaînement des nationalismes, donnant bien la mesure du degré d'intériorisation de cette nouvelle façon de définir l'identité de chacun. On ne comprendrait pas autrement comment la déclaration de guerre a pu déclencher une telle ferveur de masse qui sidérait quelqu'un comme B. Russell. Et on peut dire, à la suite des travaux de l'historien E. Weber, que la Grande guerre marque véritablement l'achèvement du processus d'intégration des classes populaires à la nation entamé dans la seconde moitié du siècle précédent.
En toile de fond, il faut bien tenir compte du contexte politico-économique de cette époque des débuts du processus d'intégration nationale des populations rurales, qui a joué un rôle moteur. Nous sommes alors en plein triomphe de l'idéologie libérale la plus débridée qui fait que n'était apportée aucune restriction à la libre circulation des travailleurs:"Le libéralisme avait été poussé à un tel degré que les travailleurs pouvaient circuler, habiter ou quitter le territoire national sans aucune contrainte administrative." (ibid., p. 403) (3) C'est un principe clé du libéralisme économique qu'on trouvait déjà formulé chez un de ses principaux pères fondateurs au XVIIIème siècle, A. Smith, et qui se retrouve tout aussi bien à la base de la construction du marché unique européen aujourd'hui: ce qui est admis c'est que pour que le marché puisse fonctionner de façon efficiente, il faut que "la marchandise-travail" puisse circuler aussi librement que n'importe quel autre produit manufacturé et abolir ainsi toutes les entraves au déplacement des travailleurs. Dans l'affaire, comme en avait conscience la classe ouvrière à cette époque, c'est la classe patronale qui en profite surtout pour mettre en concurrence les travailleurs les uns contre les autres et exercer ainsi une modération sur leurs revendications. On tient là un ferment qui a pu incontestablement attiser les haines entre nationalismes dans les classes populaires. Et ce qu'on constate, c'est qu'à cette époque, toutes les mesures que législateur a essayé de prendre pour prévenir les dangers d'une libéralisation aussi intégrale du marché du travail échouèrent:"Une cinquantaine de projets de loi furent déposés à la Chambre des députés au cours des décennies suivantes, visant à taxer les travailleurs immigrés comme on taxait les marchandises. Aucun d'entre eux n'aboutit car ils étaient contraires aux traités de commerce que la France avait signé avec de nombreux pays." (ibid., p. 404) On peut préciser à quels pays il est fait allusion, et, pour s'en tenir juste à celui qui a été le véritable fer de lance de l'économie mondiale de marché au XIXème siècle, l'Angleterre. Comme le précisait K. Polanyi, trois dates clés marquent sa construction par ce qui était alors la puissance dominant le monde: 1834 et la Poor Law Reform qui abolit la protection sociale dont les pauvres bénéficiaient pour constituer un marché "libre" du travail; 1844 et le Bank Act qui établit le système de l'étalon-or pour le commerce mondial; et 1846 avec l'abolition des lois sur le blé qui libéralise le marché du grain, c'est-à-dire, l'ingrédient pour fabriquer l'aliment de base de l'époque, la miche de pain (voir Polanyi, Essais, p. 511). La France, comme les autres pays européens, était donc à cette époque à la remorque de la locomotive anglaise, qui fait que tout était verouillé par les traités internationaux pour empêcher une intervention politique dans le libre jeu du marché. Et il est impossible de ne pas faire un rapprochement étroit avec la situation actuelle où les politiques sont sans doute même encore d'avantage pieds et poings liés aux divers Traités de libre-échange qui ont été signés dans le cadre de la construction de l'UE (Union Européenne) qui doit garantir la libre circulation des travailleurs dans toute la zone Euro. Il ne s'agit là au fond que d'une nouvelle tentative d'établir une économie mondiale de marché, sur des bases censées être plus solides que celles qui avaient conduit à son effondrement au XXème siècle, entraînant à sa suite deux guerres mondiales avec en prime la déferlante du fascisme (4).
C'est quelque chose qu'ont malheureusement trop tendance à occulter tous ceux, souvent animés de bons sentiments, qui voudraient abolir les frontières, au nom de généreux principes d'hospitalité. En s'en tenant simplement là, on tient un discours qui converge pleinement avec celui de la classe patronale défendant ses intérêts. Il devrait quand même être perturbant de constater, pour ces gens se situant généralement à gauche, que Florence Parisot, la patronne duCNPF, MEDEF, à l'époque, le syndicat qui défend les intérêts du grand patronat, ne trouverait rien à redire à leur généreuse ligne de conduite quand elle déclarait dans le journal de droite du Figaro, daté du 16/04/2011, qu'il faut rester "un pays ouvert qui accueille de nouvelles cultures et profite du métissage." On se doute bien qu'il ne faut certainement pas l'entendre au sens qu'auraient donné à cette injonction les citoyens de Tlaxcallan.
L'enfer est pavé de bonnes intentions, comme le veut le diction bien connu, plein de sagesse pratique. Pour que l'hospitalité ne produise pas des effets indésirables comme des conflits ethniques, des haines raciales et le l'enfermement dans des communautarismes au sein d'une société, il serait absolument nécessaire de redéfinir au préalable notre conception de la citoyenneté dans un sens qui serait proche de celui qui pouvait avoir cours à Tlaxcallan et qui renouerait donc aussi bien avec l'héritage politique de la période révolutionnaire inaugurée en 1789. On ne peut pas accueillir n'importe qui sur son territoire; ce serait une aberration relevant d'une folie auto-destructrice pour n'importe quelle société. Ce n'est pas pour autant qu'il faille acquiescer benoîtement aux propos, souvent relayés par la suite, d'un cacique du Parti socialiste, M. Rocard, quand il déclarait que "la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde", croyant justifier ainsi les politiques sans discernement de reconduite à la frontière du gouvernement. Ce genre de ligne de conduite appelle deux remarques. D'abord, c'est un truisme qui ne présente donc aucun intérêt en soi: qui songerait une seule seconde que le territoire français pourrait offrir l'hospitalité au milliard d'individus aujourd'hui en situation de famine dans le monde? Mais surtout, on pose très mal les termes du problème de cette façon, sur un registre purement économiciste, typique de l'idéologie dominante de notre temps. S'il faut un critère de filtrage, il doit être avant tout d'ordre politique, si tant est que le legs fondamental de la Révolution française signifie encore quelque chose aujourd'hui (et on peut en douter pour ceux qui tiennent ce genre de propos). Pas plus qu'économiste, le critère de base ne devrait être national, quelque soient ses déclinaisons ethnique, linguistique ou religieuse. La question ne devrait pas être de savoir si on est musulman, juif, chrétien, bouddhiste, athée, etc., ou, si on vient de Syrie, de Chine, du Pérou, d'Inde, du Botswana, de Mars ou de Jupiter, etc., mais, fondamentalement, de déterminer si on adhère aux principes politiques d'une République en étant prêt à les défendre bec et ongle s'ils étaient menacées par des forces politiques qui leur seraient hostiles. Et il n'y a pas à se casser la tête pour les trouver. Ils ont été énoncés clairement par les Pères fondateurs: liberté, égalité et fraternité, tout le débat portant alors sur le contenu précis qu'on veut donner à ces principes et leurs modalités concrètes d'application. C'est suivant cette perspective qu'il serait fructueux de penser l'universalité de ces principes: ils n'excluent a priori aucun individu, quelque soit son origine, sans prétendre pour autant embrasser l'humanité entière.
Comment poser la question de l'immigration: nationalité ou citoyenneté
Il convient de repartir de là. Une cité comme Tlaxcallan semble donc pouvoir fournir un bon modèle d'une société multiculturelle capable de réaliser un brassage ethnique de sa population, sans avoir à développer des phobies identitaires, xénophobes ou racistes alimentant des haines internes destructrices entre communautés, en traitant au mieux la question de l'immigration, qui semble lui avoir plutôt permis d'accroître ses forces face à l'adversité, d'après ce qu'en dit R. Blanton. Elle s'appuyait pour cela sur une conception politique de la citoyenneté, comme on l'a vu, et c'est justement ce qui semble nous faire cruellement défaut aujourd'hui. Pour bien appréhender le problème, il est nécessaire de se replacer dans le contexte de l'époque, sans quoi il est impossible de comprendre ce qui a conduit, à partir de 1889, avec la loi élargissant le droit du sol, à reconceptualiser ce que c'est qu'être français en mettant l'accent sur la dimension culturelle de la question: la nationalité plutôt que la citoyenneté, autrement dit.
La première chose à noter, c'est qu'on à affaire à un processus très général qui a touché tous les grands pays européens, comme l'a étudié le sociologue N. Elias. Pour comprendre de quoi il retourne ici, il faut se rappeler ce qui a été dit de la mort du mode de vie pendulaire dans la France moderne des populations paysannes quand leurs migrations saisonnières se sont transformées en émigration. C'est une évolution qui est concomitante avec une profonde transformation de leur identité qui fait, que, de plus en plus, ces populations vont se définir par leur appartenance à la nation française et de moins moins par l'enracinement dans leur terroir local. C'était le problème majeur à résoudre pour les gouvernements de cette époque: des populations qui ne se vivaient pas véritablement comme françaises (pour des développements sur processus d'intégration à la nation française de ces populations, voir la partie 2d de ce sujet, L'Etat-nation et son projet d'intégration culturelle). C'est à partir du développement de ces politiques d'intégration qu'on peut dire qu'elles vont commencer à se définir comme telles et que la question de la nationalité, pour savoir qui est français et qui ne l'est pas, juridiquement parlant, pourra devenir une préoccupation centrale dans les milieux populaires, en lien étroit avec l'introduction du thème de l'immigration qui ne préoccupait pas grand monde jusque là.
De cette façon, la ligne de fracture va pouvoir se déplacer de plus en plus entre nationaux et immigrés et de moins en moins entre partisans et adversaires des principes républicains. On constate cette évolution jusque dans les discours de luttes ouvrières qui vont subir, sous l'effet de cette conception nationaliste, un infléchissement notable de leur teneur. Auparavant, ils dénonçaient essentiellement la concurrence que leur faisaient les travailleurs non domiciliés dans leur localité, qui migraient périodiquement, l'origine de cette main d'oeuvre migratoire étant secondaire, qu'elle vienne du fin fond de la Creuse, de Pologne, d'Italie ou d'ailleurs. La commune était alors l'échelon pertinent pour définir son appartenance. Dans le dernier tiers du XIXème siècle, les ouvriers vont avoir tendance à infléchir le sens de leurs protestations suivant l'origine nationale des travailleurs qui venaient leur faire concurrence et il est tout à fait symptomatique d'observer qu'au registre traditionnellement socio-économique dénonçant leur exploitation par la classe patronale vont s'incorporer des thèmes ethniques qui donneront prises sur les milieux ouvriers à un discours nationaliste, voir carrément raciste. C'est typiquement le cas de cette affiche placardée anonymement sur les murs de ville de Marseille en 1885:"On nous vole notre sueur. Encore si on nous faisait travailler demi-mal, mais non, nous ne sommes bons qu'à payer des impôts et le peu de travail qu'il y a, ce sont les étrangers (souligné dans le texte) qui l'occupent. Hé bien, le travail de la France nous appartient, nous le voulons et nous l'aurons, quand nous saurions de soulever les pavés et de les envoyer à la tête de ceux qui nous exploitent." (Cité par G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 405) C'est à partir de là que le principe des nationalités va restructurer les discours. On ne définira plus l'étranger en l'assignant à son terroir d'origine mais par sa nationalité:"Ceux qu'on appelait en Provence les "Piémontais" devinrent des "Italiens", les "Flamands" se transformèrent en "Belges". Le vocabulaire de la nationalité fut peu à peu intériorisé par les classes populaires pour désigner autrement les responsables de leur souffrance." (ibid., p. 404) Et ce qu'il faut voir, c'est que se prépare par là le terrain qui, en 1914, permettra de mobiliser les populations de l'Europe entière, pour la Grande guerre, dans un déchaînement des nationalismes, donnant bien la mesure du degré d'intériorisation de cette nouvelle façon de définir l'identité de chacun. On ne comprendrait pas autrement comment la déclaration de guerre a pu déclencher une telle ferveur de masse qui sidérait quelqu'un comme B. Russell. Et on peut dire, à la suite des travaux de l'historien E. Weber, que la Grande guerre marque véritablement l'achèvement du processus d'intégration des classes populaires à la nation entamé dans la seconde moitié du siècle précédent.
En toile de fond, il faut bien tenir compte du contexte politico-économique de cette époque des débuts du processus d'intégration nationale des populations rurales, qui a joué un rôle moteur. Nous sommes alors en plein triomphe de l'idéologie libérale la plus débridée qui fait que n'était apportée aucune restriction à la libre circulation des travailleurs:"Le libéralisme avait été poussé à un tel degré que les travailleurs pouvaient circuler, habiter ou quitter le territoire national sans aucune contrainte administrative." (ibid., p. 403) (3) C'est un principe clé du libéralisme économique qu'on trouvait déjà formulé chez un de ses principaux pères fondateurs au XVIIIème siècle, A. Smith, et qui se retrouve tout aussi bien à la base de la construction du marché unique européen aujourd'hui: ce qui est admis c'est que pour que le marché puisse fonctionner de façon efficiente, il faut que "la marchandise-travail" puisse circuler aussi librement que n'importe quel autre produit manufacturé et abolir ainsi toutes les entraves au déplacement des travailleurs. Dans l'affaire, comme en avait conscience la classe ouvrière à cette époque, c'est la classe patronale qui en profite surtout pour mettre en concurrence les travailleurs les uns contre les autres et exercer ainsi une modération sur leurs revendications. On tient là un ferment qui a pu incontestablement attiser les haines entre nationalismes dans les classes populaires. Et ce qu'on constate, c'est qu'à cette époque, toutes les mesures que législateur a essayé de prendre pour prévenir les dangers d'une libéralisation aussi intégrale du marché du travail échouèrent:"Une cinquantaine de projets de loi furent déposés à la Chambre des députés au cours des décennies suivantes, visant à taxer les travailleurs immigrés comme on taxait les marchandises. Aucun d'entre eux n'aboutit car ils étaient contraires aux traités de commerce que la France avait signé avec de nombreux pays." (ibid., p. 404) On peut préciser à quels pays il est fait allusion, et, pour s'en tenir juste à celui qui a été le véritable fer de lance de l'économie mondiale de marché au XIXème siècle, l'Angleterre. Comme le précisait K. Polanyi, trois dates clés marquent sa construction par ce qui était alors la puissance dominant le monde: 1834 et la Poor Law Reform qui abolit la protection sociale dont les pauvres bénéficiaient pour constituer un marché "libre" du travail; 1844 et le Bank Act qui établit le système de l'étalon-or pour le commerce mondial; et 1846 avec l'abolition des lois sur le blé qui libéralise le marché du grain, c'est-à-dire, l'ingrédient pour fabriquer l'aliment de base de l'époque, la miche de pain (voir Polanyi, Essais, p. 511). La France, comme les autres pays européens, était donc à cette époque à la remorque de la locomotive anglaise, qui fait que tout était verouillé par les traités internationaux pour empêcher une intervention politique dans le libre jeu du marché. Et il est impossible de ne pas faire un rapprochement étroit avec la situation actuelle où les politiques sont sans doute même encore d'avantage pieds et poings liés aux divers Traités de libre-échange qui ont été signés dans le cadre de la construction de l'UE (Union Européenne) qui doit garantir la libre circulation des travailleurs dans toute la zone Euro. Il ne s'agit là au fond que d'une nouvelle tentative d'établir une économie mondiale de marché, sur des bases censées être plus solides que celles qui avaient conduit à son effondrement au XXème siècle, entraînant à sa suite deux guerres mondiales avec en prime la déferlante du fascisme (4).
C'est quelque chose qu'ont malheureusement trop tendance à occulter tous ceux, souvent animés de bons sentiments, qui voudraient abolir les frontières, au nom de généreux principes d'hospitalité. En s'en tenant simplement là, on tient un discours qui converge pleinement avec celui de la classe patronale défendant ses intérêts. Il devrait quand même être perturbant de constater, pour ces gens se situant généralement à gauche, que Florence Parisot, la patronne du
L'enfer est pavé de bonnes intentions, comme le veut le diction bien connu, plein de sagesse pratique. Pour que l'hospitalité ne produise pas des effets indésirables comme des conflits ethniques, des haines raciales et le l'enfermement dans des communautarismes au sein d'une société, il serait absolument nécessaire de redéfinir au préalable notre conception de la citoyenneté dans un sens qui serait proche de celui qui pouvait avoir cours à Tlaxcallan et qui renouerait donc aussi bien avec l'héritage politique de la période révolutionnaire inaugurée en 1789. On ne peut pas accueillir n'importe qui sur son territoire; ce serait une aberration relevant d'une folie auto-destructrice pour n'importe quelle société. Ce n'est pas pour autant qu'il faille acquiescer benoîtement aux propos, souvent relayés par la suite, d'un cacique du Parti socialiste, M. Rocard, quand il déclarait que "la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde", croyant justifier ainsi les politiques sans discernement de reconduite à la frontière du gouvernement. Ce genre de ligne de conduite appelle deux remarques. D'abord, c'est un truisme qui ne présente donc aucun intérêt en soi: qui songerait une seule seconde que le territoire français pourrait offrir l'hospitalité au milliard d'individus aujourd'hui en situation de famine dans le monde? Mais surtout, on pose très mal les termes du problème de cette façon, sur un registre purement économiciste, typique de l'idéologie dominante de notre temps. S'il faut un critère de filtrage, il doit être avant tout d'ordre politique, si tant est que le legs fondamental de la Révolution française signifie encore quelque chose aujourd'hui (et on peut en douter pour ceux qui tiennent ce genre de propos). Pas plus qu'économiste, le critère de base ne devrait être national, quelque soient ses déclinaisons ethnique, linguistique ou religieuse. La question ne devrait pas être de savoir si on est musulman, juif, chrétien, bouddhiste, athée, etc., ou, si on vient de Syrie, de Chine, du Pérou, d'Inde, du Botswana, de Mars ou de Jupiter, etc., mais, fondamentalement, de déterminer si on adhère aux principes politiques d'une République en étant prêt à les défendre bec et ongle s'ils étaient menacées par des forces politiques qui leur seraient hostiles. Et il n'y a pas à se casser la tête pour les trouver. Ils ont été énoncés clairement par les Pères fondateurs: liberté, égalité et fraternité, tout le débat portant alors sur le contenu précis qu'on veut donner à ces principes et leurs modalités concrètes d'application. C'est suivant cette perspective qu'il serait fructueux de penser l'universalité de ces principes: ils n'excluent a priori aucun individu, quelque soit son origine, sans prétendre pour autant embrasser l'humanité entière.
Quelqu'un qui demanderait le statut de citoyen français en actant positivement de son adhésion à ces principes, loin d'être un coût pour la société, constituerait, au contraire, un renfort de choix, suivant la même logique que celle qui a pu fortifier la cité de Tlaxcallan. A contrario, à l'aune du même critère, on ne voit pas du tout comment il serait possible de répondre positivement à la demande de quelqu'un qui oeuvrerait pour la cause de principes théocratiques tirés d'un fondamentalisme religieux, par exemple.
Voilà la conclusion essentielle à en tirer: une conception politique de la citoyenneté, qui passe outre la question des nationalités, quelque soit la base sur laquelle on prétend les définir, devrait être l'élément fédérateur de toute authentique République démocratique. Cela supposerait évidemment des changements profonds dans la structure politique d'un régime comme le nôtre, qui le rapprocherait d'une démocratie, au sens classique du terme: bref, on se doute bien qu'il y a du pain sur la planche, et pas qu'un peu, pour faire (ré)avancer un tel projet. Ce à quoi on assiste plutôt aujourd'hui, c'est à la prospérité d'un parti comme le RN (ex-FN, Front National, qui, notez le bien, a pris soin de conserver l'adjectif "National") qui a beau jeu, en jouant sur le registre de la nationalité, de récupérer une fraction non négligeable des classes populaires en amalgamant le thème de l'étranger qui vient manger le pain des français aux revendications des droits sociaux des travailleurs, tout en prenant bien soin d'éviter de s'attaquer à la classe patronale, ce qui relève, il faut en convenir, d'un bel exercice de duplicité.
Voilà la conclusion essentielle à en tirer: une conception politique de la citoyenneté, qui passe outre la question des nationalités, quelque soit la base sur laquelle on prétend les définir, devrait être l'élément fédérateur de toute authentique République démocratique. Cela supposerait évidemment des changements profonds dans la structure politique d'un régime comme le nôtre, qui le rapprocherait d'une démocratie, au sens classique du terme: bref, on se doute bien qu'il y a du pain sur la planche, et pas qu'un peu, pour faire (ré)avancer un tel projet. Ce à quoi on assiste plutôt aujourd'hui, c'est à la prospérité d'un parti comme le RN (ex-FN, Front National, qui, notez le bien, a pris soin de conserver l'adjectif "National") qui a beau jeu, en jouant sur le registre de la nationalité, de récupérer une fraction non négligeable des classes populaires en amalgamant le thème de l'étranger qui vient manger le pain des français aux revendications des droits sociaux des travailleurs, tout en prenant bien soin d'éviter de s'attaquer à la classe patronale, ce qui relève, il faut en convenir, d'un bel exercice de duplicité.
La réplication ralentie du mouvement pendulaire dans le développement des civilisations urbaines
L'enfer est pavé de bonnes intentions, faisions-nous remarquer. Il semble en fait très difficile pour les sociétés humaines d'échapper à cette malédiction, comme le montre le dénouement, au XVIème siècle, digne d'une tragédie du théâtre antique grec, du conflit entre Tenochtitlan l'impériale et Tlaxcallan la républicaine. Il faut intégrer dans cette guerre une troisième force qui va faire son entrée en scène à ce moment là, celle de l'armée des colonisateurs espagnols dirigée par Cortès; et elle n'aurait peut-être pas pu vaincre l'empire aztèque, qui lui avait fait subir une première défaite cuisante, si elle n'avait noué une alliance avec la cité de Tlaxcallan. La tragédie réside en ceci que celle-ci croyait ainsi pouvoir se débarrasser de l'impérialisme mexica sans se douter que c'est son allié espagnol qui allait finir par établir son propre impérialisme sur elle et mettre ainsi fin à son existence de communauté libre. Au bout du compte, quand le Mexique a fini par obtenir son indépendance en 1821, les Tlaxcaltecas ont été considérés comme des traîtres par leurs compatriotes et traités en parias. L'art de la politique est décidément quelque chose de très délicat, qui réserve bien des surprises, souvent mauvaises, à ceux qui croient prévoir ce qu'ils font, quelque soit leur option idéologique au demeurant. C'est là un trait universel qui touche à notre finitude, ce qui ne doit évidemment pas empêcher d'agir comme la crainte des microbes ne peut nous empêcher de respirer.
Mais laissons cela. Ce qu'on développera surtout pour finir nous ramène à ceci que Tlaxcallan et Tenotchtitlan fournissent les prototypes de deux potentialités de voies radicalement opposées suivant lesquelles une civilisation urbaine peut se développer. Comment finalement les penser au mieux ensemble? Il nous faut ici prolonger le travail entrepris dans la partie précédente, d'une réélaboration théorique qui puisse rendre compte beaucoup mieux des données archéologiques dont on dispose aujourd'hui qui font qu'on ne peut plus continuer à faire aussi facilement de l'invention de la démocratie un "miracle" de la civilisation urbaine gréco-occidentale. Ce travail a commencé à être fait autour de l'anthropologue R. Blanton dans le prolongement de ce qu'était déjà la thèse de L. Mumford dès les années 1960: les gouvernements des premières grandes villes pouvaient tout aussi bien prendre une forme autocratique, fondés sur le pouvoir d'une royauté possédant le monopole des facteurs de production, la terre pour commencer, le travail pour continuer, avec l'esclavage, et contrôlant le commerce pour l'orienter vers l'importation de produits de luxe destinés à entretenir le prestige d'une élite, qu'une forme collective obéissant à un principe égalitaire de répartition des richesses et du pouvoir. Considéré sous cet angle d'alternances cycliques entre des phases égalitaire et hiérarchisée, ce qu'on a appelé "la révolution néolithique", prendrait alors cette forme sinusoïdale qu'ont retracé ainsi Graeber et Wengrow, en prenant comme intervalle le paysage social qu'aurait offert l'Europe entre -4500 et -1000; voir à 50'40" de cette conférence de J-P Demoule sur l'anthropologie anarchiste:
Si on suit les linéaments du développement des civilisations urbaines à travers l'histoire, on retrouvera à l'oeuvre cette double potentialité. Remettons nous en tête l'étrange urbanisme hybride de Teotihuacan, dans la vallée de Mexico, qui soulève tant d'interrogations et de débats contradictoires chez les archéologues:
Ce site a donc donné lieu aux interprétations les plus contradictoires car il faut le lire comme une sorte de Janus, cette divinité romaine, dont les deux visages collés l'un à l'autre regardent chacun dans des directions diamétralement opposées. Par un côté, l'archéologue S. Sugiyama y voit la marque d'un pouvoir fort et centralisé, ayant exercé une impitoyable domination sur ses sujets: la grande Avenue des Morts qui coupe la ville en deux, bordé de pyramides monumentales affirme la toute-puissance d'une royauté qui devait se livrer à des sacrifices humains de masse comme l'indiquent les restes exhumés de la Pyramide du Serpent à Plumes. Et pourtant, une autre archéologue, L. Manzanilla y décrypte une toute autre forme d'organisation socio-économique et politique: dans cette grille de lecture, les grandes avenues devaient découper la ville en quatre quartiers, suivant une structure semblable à la ville de Tres Zapotes évoqué plus haut, dont chacun avait son propre lieu de culte, avec une iconographie qui ne laisse transparaître aucun signe d'une royauté affirmant sa toute-puissance. Au contraire, le pouvoir politique semble avoir été également partagé entre les différents quartiers, laissant penser à un gouvernement collégial entre des délégués de chacun d'entre eux. De surcroît, sur le plan socio-économique, l'architecture répétitive des habitations, ne permettant pas de distinguer entre maisons de riches et de pauvres laisse penser à une société qui devait être égalitaire et dotée d'une importante infrastructure de services publics comme l'indique la grille des routes qui quadrille la ville. Certains y verront pourtant les indices d'une organisation collectiviste qui ne devait guère laisser de place aux libertés individuelles, voir aucune, pour ceux qui ont tendance à voir des totalitarismes partout, en dehors des sociétés libérales de marché.
Tout cela indique combien il est compliqué de faire parler les traces matérielles qu'a laissé une civilisation en l'absence de documents écrits (qui, de toute façon, serait eux-mêmes sujets à caution, puisqu'ils nous donnent la version de ceux qui ont été en mesure d'écrire ce qui s'est passé, donc, dans des situations conflictuelles, les vainqueurs, par définition). Cependant, la façon la plus cohérente d'accorder entre elles ces différentes interprétations contradictoires, conformément aux développements conduits dans les deux parties précédentes, serait d'admettre que le mouvement pendulaire des organisations humaines de la préhistoire, qui se réagençaient suivant les périodes de mobilité et de fixité, se réplique à l'échelle des civilisations urbaines. C'est en tout cas absolument conforme aux conclusions de l'anthropologue R. Blanton:"Les gouvernements collectifs ont tendance à monter et à baisser par cycles, dit Blanton. À Oaxaca, le pendule politique oscille entre collectivité et autocratie tous les 200 à 300 ans, à en juger par les changements dans la disposition des sites dominants et des histoires enregistrées par les chroniqueurs coloniaux." (L. Wade, It wasn't just Greece) Ce n'est certainement pas un hasard si nous trouvons aujourd'hui dans cette région du Mexique appelée le Chiapas l'un des mouvements les mieux enracinés et créatifs de par le monde pour la cause de l'émancipation des peuples et que la Commune d'Oaxaca, justement, offre aujourd'hui le modèle exemplaire d'une cité posant les principes théorique aussi bien que pratique d'une vie collective démocratique. Il y a dans cette ère civilisationnelle une très longue tradition allant dans ce sens qui n'a finalement rien à envier à la nôtre. Et précisément, l'histoire de la civilisation gréco-occidentale, qui nous est par la force des choses bien mieux documentée, peut se lire, de la même façon, suivant des oscillations de même nature. Si nous repartons de la fondation des cités démocratiques grecques entre le VIIIème et et le Vème siècle siècles avant J.-C., leur décomposition au IIIème siècle avant J.-C. a laissé place à une longue période de régimes despotiques, avant que ne réémerge, au coeur du Moyen-Age central, entre le X et le XIIème siècles, les villes autogouvernées d'Europe s'émancipant des rapports de servitude de la féodalité. Si la monarchie absolue rétablira ensuite la royauté dans sa pleine puissance, elle trouvera sa fin avec les grandes révolutions modernes, qui réaffirmeront avec force des principes égalitaire et libertaire, la France ayant bien sûr été à l'avant-garde de ce retour de balancier.
Partant de là, on pourrait encore mieux formuler la problématique en cours d'une reconstruction des origines de la civilisation. Il ne faudrait peut-être pas voir les choses comme si le mouvement pendulaire remontant à notre passé préhistorique se serait arrêté du côté de structures inégalitaires. Si on peut avoir cette impression, n'est-ce pas plutôt qu'il s'est ralenti au point qu'on pourrait croire qu'il est aujourd'hui arrêté? Les analyses conduites ici invitent plutôt à penser que ce qu'on a supposé être l'alternance de structures sociales inégalitaire et égalitaire dans la préhistoire de l'humanité s'est en fait perpétuée tout au long de l'histoire des civilisations urbaines, jusqu'à nous jours, mais en s'étalant dans le temps, comme si le cours du processus avait subi un ralentissement, qu'on retrouve curieusement dans le développement néoténique de l'être humain. Si cette perspective est fondée, on peut en déduire qu'il est peu probable que les structures socio-économique et politique actuelles qui sont redevenues de plus en plus profondément inégalitaires ne cèdent la place dans un avenir indéterminé à un retour du mouvement de balancier vers une égalité indissociable de l'affirmation d'un principe de liberté. Mais, faut-il ne voir dans cette oscillation entre égalité et inégalité, esclavage et liberté, qu'un mouvement cyclique qui nous ramènerait finalement toujours au même point sans que l'on puisse déceler aucune progression tangible de la cause de l'émancipation humaine? N'est-ce pas là une conception cyclique du temps qui ne permet pas de penser véritablement une histoire de la liberté dont le déroulement a pour scène, non plus la répétition des cycles de la nature, mais le milieu urbain où a pu véritablement se former une conscience historique du devenir humain? Les civilisations urbaines nous sont apparues ici, depuis leurs origines jusqu'à nos jours, comme le lieu de la lutte entre les systèmes de domination et la cause de la liberté, et, toute leur histoire peut alors s'interpréter à la lumière de ce combat, le plateau de la balance oscillant périodiquement entre les deux. C'est en tout cas par ce biais que la philosophie occidentale moderne a acquis une conscience historique critique:"Mais si l'histoire de la ville est l'histoire de la liberté, elle a aussi été celle de la tyrannie, de l'administration étatique qui contrôle la campagne et la ville même. La ville n'a pu être encore que le terrain de lutte de la liberté historique, et non sa possession. La ville est le milieu de l'histoire parce qu'elle est à la fois concentration du pouvoir social, qui rend possible l'entreprise historique, et conscience du passé." (G. Debord, La société du spectacle, 176) Si on admet cette perspective, la question qui en découle est de savoir où nous en sommes aujourd'hui de cette lutte? Et laisse-t-elle espérer en une histoire qui tendrait vers la possession de la liberté? (à suivre...)
(1) Précisons un peu plus pourquoi il faut prendre avec beaucoup de réserve le vocabulaire anthropomorphique qu'emploie ici L. Mumford pour parler d'espèces dont la ligne évolutive a divergé de la nôtre depuis des centaines de millions d'années. Le primatologue et biologiste F. de Waal a bien défini sous quelles conditions on peut se risquer à utiliser un tel langage, précisément dans le cas d'espèces qui nous sont proches sur l'arbre de l'évolution, comme les grands singes. Mais, à mesure qu'on s'en éloigne, il devient de plus en plus hasardeux de s'y risquer. Prenons à titre de comparaison les exemples que donne F. de Waal. D'un côté nous avons une espèce de poissons forte éloignée de la nôtre, appelés vulgairement "les gouramis embrasseurs" car ils ont l'habitude de se coller la bouche l'une sur l'autre en guise de réconciliation. Dans un cas comme celui-ci, le vocabulaire anthropomorphique est certainement abusif et a toutes chances d'induire en erreur sur la nature précise d'un tel comportement. D'un autre côté, nous avons une des espèces qui nous est la plus proche sur le plan génétique, le bonobo: leur façon de faire qui consiste à introduire la langue dans la bouche de leur partenaire, très proche de la nôtre, peut donner lieu beaucoup plus légitimement à l'introduction d'un vocabulaire anthropomorphe pour comprendre leur comportement. Si on revient au rapprochement que se risquait à faire L. Mumford avec des espèces encore plus éloignées de nous que les poissons, on voit bien toutes les restrictions avec lesquelles il faut le prendre:"Dire que les fourmis ont des "reines", des "soldats" et des "esclaves" est un simple raccourci anthropomorphique. Nous ne devrions pas lui accorder plus d'importance qu'aux prénoms que nous donnons aux ouragans..." (F. de Waal, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux?, p. 40)
(2) Il faut noter à ce sujet que le peuple en armes de la Commune de 1871, qui s'était insurgé en s'estimant trahi par son gouvernement suite à sa capitulation à l'issu de la guerre franco-prusse de l'année précédente, était autant composé d'hommes que de femmes, ce qui est un de ses traits parmi les plus remarquables qui mérite qu'on explique un peu pourquoi (ces femmes d'un courage et d'une conscience politique admirables qui ont été honteusement calomniées par la propagande ultérieure des vainqueurs, doit-on préciser). Partons de ceci: les filles ont toujours été dispensées du service militaire obligatoire qui avait donc le statut d'une corvée dans les structures politiques d'un régime comme le nôtre; elles s'en réjouissaient sans doute dans la plupart des cas, et on peut dire avec raison, dès lors qu'on admet que ce service militaire obligatoire n'était pas l'affirmation d'un droit à l'exercice de la citoyenneté pour se former véritablement à la guerre. Mais, il faut par ailleurs prendre garde que dans un authentique projet d'émancipation humaine, on ne saurait réserver une armée exclusivement aux hommes. C'est bien la règle quasi-universelle qui s'est appliquée dans les sociétés humaines, y compris celles instituées démocratiquement, comme à Athènes dans l'antiquité. Et ce monopole masculin cautionnait le plus souvent la domination des hommes sur les femmes. On ne saurait trop conseiller ici de s'intéresser à l'organisation militaire qui a été mis en place au Rojava, dans une région de la Syrie, ce pays plongé aujourd'hui dans un indescriptible chaos. Les seuls germes d'espoir qui peuvent y subsister se trouvent dans cette zone: en opposition la plus radicale qui soit avec le patriarcat omniprésent dans l'Islam, un mouvement d'émancipation humaine essaye, tant bien que mal, de se développer en y incluant celui des femmes: et sur ce point, le critère le plus décisif est que pour chaque poste de commandement des forces armées, on adjoint systématiquement un homme et une femme. Il y a malheureusement fort à craindre que toutes les conditions soient réunies pour que le mouvement du Rojava connaisse le même triste sort que la République libertaire de Catalogne de 1936, abandonné des grandes puissances occidentales et livré à elle-même pour finir par être écrasé par les forces fascisantes qui l'assaillent de toute part. Pour se donner une idée des promesses d'émancipation dont ce mouvement est pourtant porteur, on peut se reporter au compte rendu du voyage qu'a fait sur place R. Lebrujah en 2016 dans l'interview, Le Rojava debout, et pas que la nuit.
(3) Une précision essentielle s'impose toutefois ici. Nous parlons ici du libéralisme économique qu'il ne faut pas amalgamer, comme c'est malheureusement trop souvent le cas, avec un libéralisme politique. On peut très bien promouvoir ce dernier, par exemple accepter le principe qu'on puisse choisir sa patrie, tenant compte de critères bien précis à respecter comme celui qui avait cours à Tlaxcallan, tout en défendant des mesures de restriction au laisser-faire en matière économique. La preuve pratique de la consistance de cette position, comme le faisait remarquer K. Polanyi, on la trouve par exemple dans le monde anglo-saxon, aux Etats-Unis et en Angleterre, ces pays-phare du libéralisme, où les libertés publiques ont été très bien préservées au cours de la Seconde guerre mondiale alors même qu'ils avaient engagé une vaste politique d'économie planifiée (voir, Polanyi, Essais, p. 518). L'amalgame est malheureusement assez constant aussi bien chez les critiques que chez les promoteurs de l'économie libérale de marché. Il y a pourtant une vénérable tradition de pensée politique qui a pris soin de bien dissocier les deux, à laquelle on peut rattacher dans le monde anglo-saxon les noms de G. Orwell, de B. Russell ou N. Chomsky, pour s'en tenir au seul XXème siècle: tous sont de farouches défenseurs des libertés politiques tout en récusant le libéralisme économique. Dans la tradition continentale européenne, un cas qui mériterait de réouvrir sérieusement son dossier, de ce point de vue, est celui de Robespierre associé inévitablement à la Terreur et à la tyrannie la plus sanglante. Pourtant, jusqu'en 1793 au moins, il était, en France, certainement le plus libéral de tous les libéraux sur le plan politique, comme le prouvent sa proposition de loi pour abolir la peine de mort, rejetée par l'Assemblée des libéraux au sens économique, les Girondins, aussi bien que sa défense de la liberté des cultes. Et dans le même temps, il était positionné pour que l'action politique intervienne fermement dans l'économie de marché pour en corriger les excès que les pauvres subissaient de plein fouet à cette époque. La question de savoir ce qui s'est passé exactement à partir de 1793, pour qu'on l'ait associé par la suite à ce qu'on a cru bon d'appeler la Terreur, demanderait un sujet à part entière. Contentons nous juste d'une mise en garde ici en revenant toujours à ce principe élémentaire de précaution intellectuelle: très généralement, l'enquête historique est écrite sous la dictée des vainqueurs. Dans ce cas précis, l'image qui a été massivement véhiculée de Robespierre est celle que les grands gagnants de la Révolution française ont formé de lui a posteriori, à savoir, les représentants de la grande bourgeoisie d'affaires.
(4) On pourrait prendre la construction d'un tel marché "libre" par le biais des conséquences que les travailleurs pauvres vont à avoir à essuyer en étant ainsi mis en concurrence les uns contre les autres. On le prendra plutôt ici par l'autre bout, en partant du cas de ceux qui sont au contraire plutôt privilégiés en étant grassement rémunérés pour exercer leur jeu favori, le football. Le tournant décisif se situe ici en 1995 avec l'Arrêt Bosman rendu par la Cour de justice européenne, au nom de la libre circulation des travailleurs dans l'UE (Union Européenne), qui va acter de la libéralisation intégrale du marché des transferts. A partir de là, il n'y aura plus aucune limitation au nombre de ressortissants d'autres pays de la zone de UE qu'un club peut recruter, qui était borné à trois jusque là: une équipe anglaise, par exemple, pourrait très bien n'être composée d'aucun joueur anglais. La conséquence la plus directe, c'est que les clubs aux moyens financiers les plus importants vont pouvoir recruter à tours de bras les meilleurs joueurs des autres pays pour se constituer des "dream teams". On voit ce que cela implique: le règne de l'argent-roi qui fait que les clubs aux moyens financiers limités n'auront à peu près plus aucune chance de tirer leur épingle du jeu. La transformation au même moment de la Coupe d'Europe des clubs champions en Ligue des champions résume tout de cette évolution qui fait dire à beaucoup de ceux qui ont connu cette transition qu'à partir de là l'argent a fini de corrompre ce qui était le jeu le plus populaire de par le monde. Pour se faire une bonne idée des équipes qui iront au bout, il suffit aujourd'hui de comparer sur la ligne de départ le budget respectif des clubs engagés dans la compétition: la glorieuse incertitude du sport, suivant la formule consacrée, en est pour le coup sérieusement ébranlée.
Ce site a donc donné lieu aux interprétations les plus contradictoires car il faut le lire comme une sorte de Janus, cette divinité romaine, dont les deux visages collés l'un à l'autre regardent chacun dans des directions diamétralement opposées. Par un côté, l'archéologue S. Sugiyama y voit la marque d'un pouvoir fort et centralisé, ayant exercé une impitoyable domination sur ses sujets: la grande Avenue des Morts qui coupe la ville en deux, bordé de pyramides monumentales affirme la toute-puissance d'une royauté qui devait se livrer à des sacrifices humains de masse comme l'indiquent les restes exhumés de la Pyramide du Serpent à Plumes. Et pourtant, une autre archéologue, L. Manzanilla y décrypte une toute autre forme d'organisation socio-économique et politique: dans cette grille de lecture, les grandes avenues devaient découper la ville en quatre quartiers, suivant une structure semblable à la ville de Tres Zapotes évoqué plus haut, dont chacun avait son propre lieu de culte, avec une iconographie qui ne laisse transparaître aucun signe d'une royauté affirmant sa toute-puissance. Au contraire, le pouvoir politique semble avoir été également partagé entre les différents quartiers, laissant penser à un gouvernement collégial entre des délégués de chacun d'entre eux. De surcroît, sur le plan socio-économique, l'architecture répétitive des habitations, ne permettant pas de distinguer entre maisons de riches et de pauvres laisse penser à une société qui devait être égalitaire et dotée d'une importante infrastructure de services publics comme l'indique la grille des routes qui quadrille la ville. Certains y verront pourtant les indices d'une organisation collectiviste qui ne devait guère laisser de place aux libertés individuelles, voir aucune, pour ceux qui ont tendance à voir des totalitarismes partout, en dehors des sociétés libérales de marché.
Tout cela indique combien il est compliqué de faire parler les traces matérielles qu'a laissé une civilisation en l'absence de documents écrits (qui, de toute façon, serait eux-mêmes sujets à caution, puisqu'ils nous donnent la version de ceux qui ont été en mesure d'écrire ce qui s'est passé, donc, dans des situations conflictuelles, les vainqueurs, par définition). Cependant, la façon la plus cohérente d'accorder entre elles ces différentes interprétations contradictoires, conformément aux développements conduits dans les deux parties précédentes, serait d'admettre que le mouvement pendulaire des organisations humaines de la préhistoire, qui se réagençaient suivant les périodes de mobilité et de fixité, se réplique à l'échelle des civilisations urbaines. C'est en tout cas absolument conforme aux conclusions de l'anthropologue R. Blanton:"Les gouvernements collectifs ont tendance à monter et à baisser par cycles, dit Blanton. À Oaxaca, le pendule politique oscille entre collectivité et autocratie tous les 200 à 300 ans, à en juger par les changements dans la disposition des sites dominants et des histoires enregistrées par les chroniqueurs coloniaux." (L. Wade, It wasn't just Greece) Ce n'est certainement pas un hasard si nous trouvons aujourd'hui dans cette région du Mexique appelée le Chiapas l'un des mouvements les mieux enracinés et créatifs de par le monde pour la cause de l'émancipation des peuples et que la Commune d'Oaxaca, justement, offre aujourd'hui le modèle exemplaire d'une cité posant les principes théorique aussi bien que pratique d'une vie collective démocratique. Il y a dans cette ère civilisationnelle une très longue tradition allant dans ce sens qui n'a finalement rien à envier à la nôtre. Et précisément, l'histoire de la civilisation gréco-occidentale, qui nous est par la force des choses bien mieux documentée, peut se lire, de la même façon, suivant des oscillations de même nature. Si nous repartons de la fondation des cités démocratiques grecques entre le VIIIème et et le Vème siècle siècles avant J.-C., leur décomposition au IIIème siècle avant J.-C. a laissé place à une longue période de régimes despotiques, avant que ne réémerge, au coeur du Moyen-Age central, entre le X et le XIIème siècles, les villes autogouvernées d'Europe s'émancipant des rapports de servitude de la féodalité. Si la monarchie absolue rétablira ensuite la royauté dans sa pleine puissance, elle trouvera sa fin avec les grandes révolutions modernes, qui réaffirmeront avec force des principes égalitaire et libertaire, la France ayant bien sûr été à l'avant-garde de ce retour de balancier.
Partant de là, on pourrait encore mieux formuler la problématique en cours d'une reconstruction des origines de la civilisation. Il ne faudrait peut-être pas voir les choses comme si le mouvement pendulaire remontant à notre passé préhistorique se serait arrêté du côté de structures inégalitaires. Si on peut avoir cette impression, n'est-ce pas plutôt qu'il s'est ralenti au point qu'on pourrait croire qu'il est aujourd'hui arrêté? Les analyses conduites ici invitent plutôt à penser que ce qu'on a supposé être l'alternance de structures sociales inégalitaire et égalitaire dans la préhistoire de l'humanité s'est en fait perpétuée tout au long de l'histoire des civilisations urbaines, jusqu'à nous jours, mais en s'étalant dans le temps, comme si le cours du processus avait subi un ralentissement, qu'on retrouve curieusement dans le développement néoténique de l'être humain. Si cette perspective est fondée, on peut en déduire qu'il est peu probable que les structures socio-économique et politique actuelles qui sont redevenues de plus en plus profondément inégalitaires ne cèdent la place dans un avenir indéterminé à un retour du mouvement de balancier vers une égalité indissociable de l'affirmation d'un principe de liberté. Mais, faut-il ne voir dans cette oscillation entre égalité et inégalité, esclavage et liberté, qu'un mouvement cyclique qui nous ramènerait finalement toujours au même point sans que l'on puisse déceler aucune progression tangible de la cause de l'émancipation humaine? N'est-ce pas là une conception cyclique du temps qui ne permet pas de penser véritablement une histoire de la liberté dont le déroulement a pour scène, non plus la répétition des cycles de la nature, mais le milieu urbain où a pu véritablement se former une conscience historique du devenir humain? Les civilisations urbaines nous sont apparues ici, depuis leurs origines jusqu'à nos jours, comme le lieu de la lutte entre les systèmes de domination et la cause de la liberté, et, toute leur histoire peut alors s'interpréter à la lumière de ce combat, le plateau de la balance oscillant périodiquement entre les deux. C'est en tout cas par ce biais que la philosophie occidentale moderne a acquis une conscience historique critique:"Mais si l'histoire de la ville est l'histoire de la liberté, elle a aussi été celle de la tyrannie, de l'administration étatique qui contrôle la campagne et la ville même. La ville n'a pu être encore que le terrain de lutte de la liberté historique, et non sa possession. La ville est le milieu de l'histoire parce qu'elle est à la fois concentration du pouvoir social, qui rend possible l'entreprise historique, et conscience du passé." (G. Debord, La société du spectacle, 176) Si on admet cette perspective, la question qui en découle est de savoir où nous en sommes aujourd'hui de cette lutte? Et laisse-t-elle espérer en une histoire qui tendrait vers la possession de la liberté? (à suivre...)
(1) Précisons un peu plus pourquoi il faut prendre avec beaucoup de réserve le vocabulaire anthropomorphique qu'emploie ici L. Mumford pour parler d'espèces dont la ligne évolutive a divergé de la nôtre depuis des centaines de millions d'années. Le primatologue et biologiste F. de Waal a bien défini sous quelles conditions on peut se risquer à utiliser un tel langage, précisément dans le cas d'espèces qui nous sont proches sur l'arbre de l'évolution, comme les grands singes. Mais, à mesure qu'on s'en éloigne, il devient de plus en plus hasardeux de s'y risquer. Prenons à titre de comparaison les exemples que donne F. de Waal. D'un côté nous avons une espèce de poissons forte éloignée de la nôtre, appelés vulgairement "les gouramis embrasseurs" car ils ont l'habitude de se coller la bouche l'une sur l'autre en guise de réconciliation. Dans un cas comme celui-ci, le vocabulaire anthropomorphique est certainement abusif et a toutes chances d'induire en erreur sur la nature précise d'un tel comportement. D'un autre côté, nous avons une des espèces qui nous est la plus proche sur le plan génétique, le bonobo: leur façon de faire qui consiste à introduire la langue dans la bouche de leur partenaire, très proche de la nôtre, peut donner lieu beaucoup plus légitimement à l'introduction d'un vocabulaire anthropomorphe pour comprendre leur comportement. Si on revient au rapprochement que se risquait à faire L. Mumford avec des espèces encore plus éloignées de nous que les poissons, on voit bien toutes les restrictions avec lesquelles il faut le prendre:"Dire que les fourmis ont des "reines", des "soldats" et des "esclaves" est un simple raccourci anthropomorphique. Nous ne devrions pas lui accorder plus d'importance qu'aux prénoms que nous donnons aux ouragans..." (F. de Waal, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux?, p. 40)
(2) Il faut noter à ce sujet que le peuple en armes de la Commune de 1871, qui s'était insurgé en s'estimant trahi par son gouvernement suite à sa capitulation à l'issu de la guerre franco-prusse de l'année précédente, était autant composé d'hommes que de femmes, ce qui est un de ses traits parmi les plus remarquables qui mérite qu'on explique un peu pourquoi (ces femmes d'un courage et d'une conscience politique admirables qui ont été honteusement calomniées par la propagande ultérieure des vainqueurs, doit-on préciser). Partons de ceci: les filles ont toujours été dispensées du service militaire obligatoire qui avait donc le statut d'une corvée dans les structures politiques d'un régime comme le nôtre; elles s'en réjouissaient sans doute dans la plupart des cas, et on peut dire avec raison, dès lors qu'on admet que ce service militaire obligatoire n'était pas l'affirmation d'un droit à l'exercice de la citoyenneté pour se former véritablement à la guerre. Mais, il faut par ailleurs prendre garde que dans un authentique projet d'émancipation humaine, on ne saurait réserver une armée exclusivement aux hommes. C'est bien la règle quasi-universelle qui s'est appliquée dans les sociétés humaines, y compris celles instituées démocratiquement, comme à Athènes dans l'antiquité. Et ce monopole masculin cautionnait le plus souvent la domination des hommes sur les femmes. On ne saurait trop conseiller ici de s'intéresser à l'organisation militaire qui a été mis en place au Rojava, dans une région de la Syrie, ce pays plongé aujourd'hui dans un indescriptible chaos. Les seuls germes d'espoir qui peuvent y subsister se trouvent dans cette zone: en opposition la plus radicale qui soit avec le patriarcat omniprésent dans l'Islam, un mouvement d'émancipation humaine essaye, tant bien que mal, de se développer en y incluant celui des femmes: et sur ce point, le critère le plus décisif est que pour chaque poste de commandement des forces armées, on adjoint systématiquement un homme et une femme. Il y a malheureusement fort à craindre que toutes les conditions soient réunies pour que le mouvement du Rojava connaisse le même triste sort que la République libertaire de Catalogne de 1936, abandonné des grandes puissances occidentales et livré à elle-même pour finir par être écrasé par les forces fascisantes qui l'assaillent de toute part. Pour se donner une idée des promesses d'émancipation dont ce mouvement est pourtant porteur, on peut se reporter au compte rendu du voyage qu'a fait sur place R. Lebrujah en 2016 dans l'interview, Le Rojava debout, et pas que la nuit.
(3) Une précision essentielle s'impose toutefois ici. Nous parlons ici du libéralisme économique qu'il ne faut pas amalgamer, comme c'est malheureusement trop souvent le cas, avec un libéralisme politique. On peut très bien promouvoir ce dernier, par exemple accepter le principe qu'on puisse choisir sa patrie, tenant compte de critères bien précis à respecter comme celui qui avait cours à Tlaxcallan, tout en défendant des mesures de restriction au laisser-faire en matière économique. La preuve pratique de la consistance de cette position, comme le faisait remarquer K. Polanyi, on la trouve par exemple dans le monde anglo-saxon, aux Etats-Unis et en Angleterre, ces pays-phare du libéralisme, où les libertés publiques ont été très bien préservées au cours de la Seconde guerre mondiale alors même qu'ils avaient engagé une vaste politique d'économie planifiée (voir, Polanyi, Essais, p. 518). L'amalgame est malheureusement assez constant aussi bien chez les critiques que chez les promoteurs de l'économie libérale de marché. Il y a pourtant une vénérable tradition de pensée politique qui a pris soin de bien dissocier les deux, à laquelle on peut rattacher dans le monde anglo-saxon les noms de G. Orwell, de B. Russell ou N. Chomsky, pour s'en tenir au seul XXème siècle: tous sont de farouches défenseurs des libertés politiques tout en récusant le libéralisme économique. Dans la tradition continentale européenne, un cas qui mériterait de réouvrir sérieusement son dossier, de ce point de vue, est celui de Robespierre associé inévitablement à la Terreur et à la tyrannie la plus sanglante. Pourtant, jusqu'en 1793 au moins, il était, en France, certainement le plus libéral de tous les libéraux sur le plan politique, comme le prouvent sa proposition de loi pour abolir la peine de mort, rejetée par l'Assemblée des libéraux au sens économique, les Girondins, aussi bien que sa défense de la liberté des cultes. Et dans le même temps, il était positionné pour que l'action politique intervienne fermement dans l'économie de marché pour en corriger les excès que les pauvres subissaient de plein fouet à cette époque. La question de savoir ce qui s'est passé exactement à partir de 1793, pour qu'on l'ait associé par la suite à ce qu'on a cru bon d'appeler la Terreur, demanderait un sujet à part entière. Contentons nous juste d'une mise en garde ici en revenant toujours à ce principe élémentaire de précaution intellectuelle: très généralement, l'enquête historique est écrite sous la dictée des vainqueurs. Dans ce cas précis, l'image qui a été massivement véhiculée de Robespierre est celle que les grands gagnants de la Révolution française ont formé de lui a posteriori, à savoir, les représentants de la grande bourgeoisie d'affaires.
(4) On pourrait prendre la construction d'un tel marché "libre" par le biais des conséquences que les travailleurs pauvres vont à avoir à essuyer en étant ainsi mis en concurrence les uns contre les autres. On le prendra plutôt ici par l'autre bout, en partant du cas de ceux qui sont au contraire plutôt privilégiés en étant grassement rémunérés pour exercer leur jeu favori, le football. Le tournant décisif se situe ici en 1995 avec l'Arrêt Bosman rendu par la Cour de justice européenne, au nom de la libre circulation des travailleurs dans l'UE (Union Européenne), qui va acter de la libéralisation intégrale du marché des transferts. A partir de là, il n'y aura plus aucune limitation au nombre de ressortissants d'autres pays de la zone de UE qu'un club peut recruter, qui était borné à trois jusque là: une équipe anglaise, par exemple, pourrait très bien n'être composée d'aucun joueur anglais. La conséquence la plus directe, c'est que les clubs aux moyens financiers les plus importants vont pouvoir recruter à tours de bras les meilleurs joueurs des autres pays pour se constituer des "dream teams". On voit ce que cela implique: le règne de l'argent-roi qui fait que les clubs aux moyens financiers limités n'auront à peu près plus aucune chance de tirer leur épingle du jeu. La transformation au même moment de la Coupe d'Europe des clubs champions en Ligue des champions résume tout de cette évolution qui fait dire à beaucoup de ceux qui ont connu cette transition qu'à partir de là l'argent a fini de corrompre ce qui était le jeu le plus populaire de par le monde. Pour se faire une bonne idée des équipes qui iront au bout, il suffit aujourd'hui de comparer sur la ligne de départ le budget respectif des clubs engagés dans la compétition: la glorieuse incertitude du sport, suivant la formule consacrée, en est pour le coup sérieusement ébranlée.
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