Pratique et théorie d'un socialisme de liberté
Il n'est pas d'abord une construction théorique, un programme politique qu'il s'agirait d'appliquer et d'administrer à la société. C'est pourquoi, pour en approfondir le sens, il nous semble crucial de ne pas partir de théories élaborées par des intellectuels mais des pratiques que les gens inventent eux-mêmes. Trop souvent, l'histoire du socialisme s'est réduite à une histoire des idées élaborées par des théoriciens en ignorant les origines toute pratique et populaire du mouvement. Comme le prétendait Castoriadis, "l'essentiel des thèmes socialement et politiquement pertinents utilisés par Marx est déjà engendré et explicitement formulé entre 1790 et 1840 par le mouvement ouvrier naissant, et tout particulièrement par le mouvement anglais." (Castoriadis, La question de l'histoire du mouvement ouvrier; voir p. 42 pour des développements)(1)
Comme dans tous les domaines du récit historique, la part belle est nécessairement faite à ceux qui l'écrivent, ici les intellectuels! Dans le pire des cas, cette approche a pu dégénérer dans une version paternaliste accordant à une élite d'intellectuels et de tribuns (habile orateur qui prétend représenter les intérêts du peuple; un expert en com', on dirait de nos jours) le soin d'instaurer, de planifier, de diriger et d'administrer le socialisme: Lénine en est la figure emblématique. Le chant de L'Internationale rejetait pourtant explicitement le recours à toute figure tutélaire surplombant et guidant les masses pour instaurer le socialisme:
"Il n’est pas de sauveurs suprêmes:
Ni Dieu, ni César, ni Tribun.
Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes..."
Donnons quelques repères bibliographiques pour éviter de s'égarer sur les voies sans issue de César ou de Tribuns qui mèneront immanquablement à des formes ou d'autres d'autoritarisme d'Etat. C'est ce qui a fait, par exemple, l'importance de l'école historiographique anglaise fondée dans les milieux de la Nouvelle Gauche (New Left), dans les années 1950, en rupture avec le marxisme orthodoxe, de type tribun; l'un de ses principaux emblèmes est le monumental travail d' E.P. Thomson sur La formation de la classe ouvrière anglaise. Il donne le ton: "Cette histoire par en bas élargit la notion de politique à des comportements jusque-là considérés comme irrationnels, conférant notamment à la foule des objectifs propres. Elle s'écarte de l'histoire politique traditionnelle centrée sur les leaders et les organisations pour interroger les actions et les pensées du peuple ainsi que la diversité des pratiques et des univers sociaux populaires." (F. Jarrige, Préface à, E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, V) Dans le champ philosophique, il nous semble que c'est ce qui fait toute l'importance de l'oeuvre d'un autre anglais, G. Orwell, pour l'histoire du drapeau rouge du socialisme (la fréquentation de bon nombre de textes de Castoriadis comme, La question de l'histoire du mouvement ouvrier, évoqué plus haut, vaut aussi pour cela). Elle constitue l'antidote par excellence à tout risque de dérive dans des formes d'autoritarisme venant des milieux intellectuels. Comme Thomson, c'est en partageant la vie quotidienne des classes populaires, que ce soit à Wigan, en Angleterre, chez les mineurs (voir Le quai de Wigan), ou dans la Catalogne révolutionnaire de 1936 (voir Hommage à la Catalogne), qu'Orwell a forgé ses convictions socialistes (l'itinéraire de Simone Weil est, à ce titre, aussi exemplaire). Suivons sa généalogie de l'intellectuel de pouvoir telle que Michéa la retrace. Si le socialisme a pu recruter massivement des intellectuels qui ont fini par le confisquer à leur avantage, c'est trop souvent par le mobile du ressentiment à l'égard d'une société bourgeoise qui en ont fait des déclassés sociaux loin du statut prestigieux de clercs dont ils disposaient autrefois dans la société d'Ancien Régime:"L'intellectuel du XXème siècle est donc d'abord un déclassé [...] l'entreprise ne risque pas d'offrir à celui qui vit du concept, les mêmes satisfactions [...] qu'accordaient autrefois la Cour, les salons ou les académies." ( Michéa, Orwell anarchiste tory, pp. 39-40) Rien ne peut produire de pire que l'appétit du pouvoir qui s'ignore mû par le triste affect du ressentiment ainsi que l'avait déjà bien mis en évidence Nietzsche:"Sa haine de l'ordre établi se nourrit essentiellement de la contradiction entre la conscience qu'il a de ses propres capacités et l'indifférence que la société capitaliste lui manifeste..." (ibid., p. 40) Comme le relevait Orwell, il ne lui reste plus que deux solutions pour exister socialement:"Les revues littéraires et les partis politiques de Gauche." (cité par Michéa, ibid., pp. 40-41) La deuxième option ne pouvait conduire qu'à pervertir et à ruiner l'esprit d'un socialisme de liberté:"Dans cette optique, l'histoire du mouvement socialiste devient l'histoire de la prise en main progressive par des intellectuels auto-baptisés "révolutionnaires" des mouvements spontanés d'une classe ouvrière qui se dressait contre l'ordre industriel [...] au nom de la plus élémentaire justice." ( ibid., p. 41)
Tous, bien entendu, n'ont pas succombé aux sirènes du pouvoir, par exemple, une grande figure intellectuelle et militante du socialisme du début du XXème siècle, Rosa Luxemburg, qui objectait à Lénine que "le socialisme, de par sa nature, ne peut être établi par ukase." (un ukase est un décret que prend le chef d'Etat et qui a force de loi) Il ne peut être obtenu par en haut, par de la centralisation, de la planification et du dirigisme; il ne peut advenir que par le bas d'initiatives de gens qui se réapproprient leur territoire de vie quotidien pour faire toute autrement société. Déjà, au tout début mouvement socialiste en France, au début du XIXème siècle, à propos des saint-simoniens, Riot-Sarcey en avait pointé deux versions radicalement différentes:"le socialisme porté par des théoriciens [...] et le socialisme pratique tel qu'il existe dans les associations." (Ferraton, Associations et coopératives, p. 10) Ce dernier, issu de l'initiative populaire, n'a pas attendu les lumières de la théorie pour exister. Cette distinction qui affirme la préséance de la pratique sur la théorie a une portée universelle; par exemple, de nos jours, au Burkina Faso, les associations d'entraide de femmes l'ont redécouvert sans que l'on ait eu à leur enseigner:" depuis que nous avons lu les définitions internationales récentes de l'économie sociale et solidaire, nous nous sommes rendus compte que c'est ce que nous faisons depuis longtemps." (A. Ouedrago cité par M. Saussey dans Femmes économie et développement, p. 116) Et il en va de même dans les pays du Nord:"Au Québec comme ailleurs les expériences concrètes d'économie sociale sont apparues bien avant que son concept, son mouvement ou sa philosophie ne se répandent."( D. Côté dans, Femmes économie et développement, p. 289)
Il s'agit donc de partir du mouvement réel des choses, de ce que les gens réinventent en transformant leurs conditions sociales d'existence. Il est un fait que, dans une situation de crise endémique, de plus en plus largement, "la réalité vécue remet en question le modèle dominant" (Mendell dans Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 162). Cette "réalité vécue" s'exprime aussi sur le plan matériel qu'immatériel. Sur le plan matériel, dans le contexte de la crise actuelle, qui fait que les principes intégrateurs du marché et de l'Etat permettent à de moins en moins de gens d'assurer convenablement leur subsistance et une vie décente. De la même façon, sur le plan immatériel du réseau internet, la communauté mondiale de production de connaissance constitue le mouvement réel d'un socialisme de liberté qui n'a pas attendu qu'on en fasse la théorie pour émerger. Nous essayerons donc de marcher sur les pas d'une démarche d'abord pratique que trace Laville. C'est à partir d'une approche de ce genre que la théorie pourra être de quelque utilité, et surtout, ne pas tout venir ruiner des pratiques sociales émergeant spontanément, aux quatre coins du monde:"Il s'agit de s'appuyer sur des pratiques pour informer sur leur existence, les étudier et les renforcer, autrement dit de partir du "mouvement économique réel" et non pas d'un projet de réforme sociale plaqué sur la réalité." (Laville dans, Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 294) Pour en élaborer des éléments théoriques, il faudra s'adosser à l'architecture des différents principes d'intégration économique que nous avons parcouru précédemment (voir le chapitre sur les principes d'intégration socio- économique dans l'histoire)
Hiérarchisation des principes d'intégration socio-économique suivant un socialisme de liberté
Nous développerons deux points essentiels. Primo, toute tentative de réunifier la société sur la base d'un principe unique d'intégration, fût-il celui de la réciprocité, nous semble chimérique et désastreuse, particulièrement, à l'échelle de sociétés complexes comme les nôtres. Secondo, tenant compte de cela, un socialisme de liberté se donne pour tâche de hiérarchiser les principes d'intégration socio-économique suivant le principe dominant de la réciprocité; il ne faut pas se cacher le fait que le mouvement réel des choses qui s'efforce d'aller dans ce sens, aujourd'hui, partout dans le monde, se heurte à des difficultés immenses. Mais, qui serait assez naïf pour s'imaginer qu'un monde plus décent et durablement vivable puisse s'édifier dans la facilité? Reprenons dans l'ordre ces ceux points.
La nécessaire multiplicité des principes d'intégration économique
Primo, le socialisme de liberté, tel que nous l'entendons, ne signifie donc pas une tentative de réabsorption de la société toute entière sous le principe unique de la réciprocité. D'ailleurs, déjà dans les sociétés primitives, le principe de réciprocité, s'il était prédominant, se conjuguait avec les autres principes d'intégration. Ceci vaut, à plus forte raison pour des sociétés complexes comme les nôtres, par exemple, celui de redistribution:"La redistribution existe pour de nombreuses raisons à tous les niveaux de la civilisation. On la rencontre dans la tribu des chasseurs primitifs comme dans les vastes systèmes d'emmagasinage de l'ancienne Egypte, de Sumer, de la Babylonie ou du Pérou." (Polanyi, Essais, p. 62) De la même façon, le principe de l'échange est déjà existant dans les formes de vie primitive même s'il reste marginal. Si l'on en reste à la redistribution, le fait de la retrouver à tous les échelons de la civilisation s'explique assez bien par des traits fondamentaux de la condition humaine qui font de nous des êtres au comportement social extrêmement marqué. On renverra ici à cette conférence du paléoanthropologue J.- J. Hublin, à partir de 32' 30, qui fait la comparaison entre des groupes de chimpanzés (nos plus proches parents sur l'arbre de l'évolution avec les bonobos) et des tribus de chasseurs-collecteurs humains pour ce qui est de la production d'énergie rapportée à sa consommation par chaque individu. Alors que les deux se superposent chez l'animal, on constate un très grand écart chez l'individu humain qui consacre une grande part de sa production, durant sa vie adulte, à la redistribution, en premier lieu, en direction des membres de la collectivité qui sont en état de dépendance, les enfants, les vieillards ou les handicapés. On sait qu'en raison de sa néoténie l'individu humain connait une phase d'enfance et de vieillesse prolongées par rapport aux autres espèces qui nécessitent donc des formes de coopération sociale plus soutenues dont la restribution est une des formes clés avec la réciprocité:
Des penseurs socialistes aussi fondamentaux que Mauss ou Polanyi étaient bien d’accord pour défendre un socialisme de type associationniste fondé sur la réciprocité. Mais, ils en posaient aussi les limites; il serait désastreux de vouloir rêver d’une société qui serait ré-organisée sur la base d’un principe unique excluant toute autre forme d’intégration. Comme le développe encore J-L Laville, « il convient d’abandonner l’idée d’une société qui serait régie par un seul principe. La domination d’un principe unique, même associatif, n’est pas souhaitable […] toute croyance en « une pacification de la société sous l’empire d’un principe totalisateur unique » est illusoire et il convient d’opter pour « une société régie par une pluralité plus ou moins conflictuelle de principes économiques. » ( Avec Polanyi et Mauss, Socio-économie et démocratie, p. 292) Cette multiplicité de principes d'intégration économique est ce qui prémunit contre toute risque de dérive totalitaire à partir de laquelle s'imposerait aux gens une forme unique de vie socio-économique sous la toiture d'un principe totalisant: « Mais toute tentative de réduire concrètement [ces principes] à un seul principe risque de devenir totalitaire. » (J.-M. Servet, Le principe de réciprocité, p. 203 dans Socio économie et démocratie, l’actualité de Polanyi) Autrement dit, il faut une pluralité de mécanismes institutionnels qui favorisent la diversité des incitations à faire société. En termes psychologiques, si la générosité trouve à s'exprimer dans les circuits de réciprocité, il faut laisser une place à l'égoïsme dans les circuits d'échange. On voit bien, par exemple, dans le témoignage de l'homme du squat de Can Masdeu (voir, Fremeaux et Jordan, Les sentiers de l'utopie à 38'40), que la collectivité auto gérée doit pouvoir jouer sur les deux principes d'intégration économique, celui de de la réciprocité, là où la confiance est assez forte pour se fédérer avec d'autres collectifs sur la base de circuits de dons-contre dons, et sur celui de l'échange, là où elle manque, et, où il faut passer par les circuits de l'échange marchand; le but du jeu, conformément à l'esprit d'un socialisme de liberté, est de privilégier la première forme d'intégration suivant le principe qu'on peut formuler ainsi: pour deux cas similaires, là où la confiance est suffisamment forte (ce qui ne peut être décidé qu'au cas par cas), on préférera toujours s'engager dans un circuit de réciprocité plutôt que d'échange.
Il serait de toute façon totalement déraisonnable de ne compter que sur les impulsions prosociales et altruistes des êtres humains. Mauss lui-même attirait l’attention sur le fait que l’excès de générosité pouvait être tout aussi néfaste que l’excès d’égoïsme: « l’excès de générosité et le communisme seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme. » (Mauss, Essai sur le don, p. 290) L’éthologue Frans de Waal donne une curieuse forme pathologique qui montre bien ce que peut avoir de terriblement toxique un excès de générosité:"Une petite proportion d’humains naissent avec une déficience génétique qui les rend ouverts à toute proposition et prêts à faire confiance au premier venu. Ils sont affligés du syndrome de Williams […] Les patients qui en souffrent […] n’ont pas d’amis. C’est parce qu’ils font confiance à tout le monde sans discrimination et portent un amour égal à l’univers entier. Nous nous écartons de ces personnes car […] il leur manque une compétence sociale de base: savoir déceler les intentions d’autrui. Elles ne présupposent jamais de mauvaises intentions." (F. de Waal, L’ âge de l’empathie, pp. 246-247) La sagesse de l'Inde, pourtant toute entière fondée sur des pratiques de don, comme partout ailleurs, le savait parfaitement. Ainsi dans la grande épopée du Mahabharata, "un génie malfaisant des bois explique à un brahmane qui donnait trop et mal à propos:"Voilà pourquoi tu es maigre et pâle."" (Marcel Mauss, Essai sur le don, p. 219)
Ainsi, on comprend pourquoi Polanyi pouvait affirmer " une compatibilité dans la construction du socialisme avec certaines organisations marchandes." (J.-M. Servet, dans Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 204) Ce qui lui posait problème, ce n'est pas l'existence de marchés économiques, en tant que tels, au sein desquels des biens s'achètent et se vendent; c'est leur désencastrement qui fait que la subsistance des membres de la société devient totalement dépendante de leurs fluctuations de prix. Dit autrement, le marché commence à produire des effets problématiques à partir du moment où l'on ne se contente plus de vendre comme marchandises des produits du travail humain, mais, quand ce sont les facteurs de production eux-mêmes qu'on prétend traiter comme telle: la terre, le travail, la monnaie (et la connaissance). En se radicalisant de cette façon, comme aujourd'hui, le principe intégrateur de l'échange marchand tend, lui aussi, à devenir totalitaire. La nécessaire combinaison et hiérarchisation de principes qui doit permettre à une société de fonctionner implique que celle qui prétendrait s'organiser, de façon exclusive, sur la base du principe de l'échange marchand, en le radicalisant toujours plus serait, quoique d'une toute autre façon, aussi gravement attentatoire aux libertés que l'a été le "socialisme d'Etat" de l'Union soviétique. Une société exclusivement capitaliste serait, de toute façon, une impossibilité anthropologique, comme le soutenait Mauss:"il n'y a pas de sociétés exclusivement capitalistes... il n'y a que des sociétés qui ont [...] des systèmes de régime plus ou moins arbitrairement définis par la prédominance de tel ou tel de ces systèmes ou de ces institutions." (cité par Laville, ibid., p. 292)
On l'aura deviné, un socialisme de liberté s'opposera tout autant à un projet politique dont le principe dominant serait celui de l'Etat redistributif et de son pouvoir centralisé, par exemple, chez un de ses représentants les plus éminents, au XXème siècle:"[…] Dans ses écrits viennois (1922, 1924) Polanyi propose un socialisme démocratique et associativiste décentralisé, dit de « guilde » […] système qu’il oppose au dirigisme de la planification bolchevique." (ibid., p. 204) Le désastre de l'expérience bolchevique en Russie, et son caractère totalitaire, venaient justement de ce qu’elle prétendait réunifier la société sur la base d’un principe unique, celui du prélèvement-redistribution à partir du pouvoir centralisé et omnipotent de l’Etat. En réalité, c'est toujours le même piège que nous tendent les mots. Parler de "socialisme" à propos de ce qu' a été l'Union soviétique ou de toute autre forme de projet politique faisant prévaloir le principe redistributif de l'Etat relève d'un colossal abus de langage. Un socialisme de liberté, tel qu'il fût inventé, de façon pratique, au XIXème siècle, et perpétué au XXème siècle jusqu'à aujourd'hui , particulièrement dans ses formes issues du mouvement ouvrier, n'a jamais signifié d'avantage d'Etat. Son principe dominant d'intégration socio-économique n'est pas le principe redistributif de l'Etat mais le principe de réciprocité hérité des formes primitives de société (c'est le sens de la distinction que nous avions fait, reprise de l'oeuvre de Polanyi, entre l'archaïque et le primitif). Eugène Fournière, en 1893, dans son roman, L'âme de demain, définissait dans cette veine le socialisme en l'opposant à sa version étatique avec laquelle on a fini massivement par le confondre:"Notre idéal, c'est, vous le savez, non la pâtée servie à tous par la cuisinière Collectivité, mais l'association de toutes les forces." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 14) C'est la source de tous les malentendus qui fait que l'emploi du terme "socialisme" est devenu impossible "sans suggérer précisément le contraire de ce que nous voulons exprimer", pour reprendre une remarque que faisait Polanyi au sujet plus généralement des mots importants de notre vocabulaire. A l'origine du mouvement, « l’impératif de socialisation […] est alors d’avantage synonyme d’association que d‘étatisation ou de nationalisation. » (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 110) C'est ainsi qu' au moment de la Révolution espagnole de 1936, les anarchistes opposaient encore très consciemment leur exigence de socialisation au projet républicain de nationalisation (les deux camps obtant finalement pour un compromis bancal avec le terme de "collectivisation" qui avait l'avantage de pouvoir être tiré dans un sens ou l'autre).
Castoriadis, un des rares qui savait encore faire ces distinctions fondamentales, prêchait pourtant déjà dans le désert lorsqu'il avertissait que les nationalisations (des branches de l'industrie qui passent entre les mains de l'Etat) orchestrées par la gauche "socialo-communiste" au pouvoir en 1981 n’avaient rien à avoir avec le socialisme entendu dans sa dimension libertaire:"Je n'ai jamais pensé que les socialistes français soient des socialistes [...] Par exemple, les "nationalisations". Cela faisait des décennies que des gens, comme moi, passaient leur temps à montrer que les "nationalisations" n'avaient rien à voir avec le socialisme." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 322) L'expression "socialisme d'Etat" est un monstre logique, un oxymore comme "triangle à quatre côtés" ou "neige chaude": "l'expression "socialisme d'Etat" équivaut aux expressions cercle carré, solide à une seule dimension etc."(Castoriadis, une société à la dérive, p. 169). Il fait bon ici se remémorer ce que disaient des socialistes, à la fin du XIXème siècle encore, au sujet de projets de nationalisation de l'industrie qui était alors débattus:"En 1883, les guesdistes combattaient cette "absorption graduelle des industries privées par l'Etat" qu'ils nommaient "le bagage socialiste de pseudo communistes de pacotille."" (Sorel, Les illusions du progrès, pp. 292-293) Si on revient au textes fondateurs du socialisme, il est remarquable de noter à ce propos que les termes employés était ceux de "socialisation des moyens de production", et non pas de "nationalisation".
Au XXème siècle, la gauche de gouvernement socialo(communiste, devenue incapable de concevoir le socialisme autrement que comme un socialisme d'Etat bureaucratique, n’a fait que servir de repoussoir et exacerber cette sensibilité populaire traditionnellement anti-étatiste à son endroit. Elle a ainsi pu faire le lit de la droite libérale dans de larges franges de son électorat, ce qui est un des éléments de réponse (mais non le seul) à la question-titre d'ouvrage de T. Frank:"Pourquoi les pauvres votent à droite?" L'opinion générale, gagnée par l'idéologie du marché, a eu tendance à pencher à droite: "Je pense que, pour une grande partie, [la force de ce pseudo libéralisme] vient de ce que la démagogie "libérale" a su capter le mouvement et l’humeur profondément antibureaucratiques et antiétatiques qui remuent la société depuis le début des années 1960 (et qui avaient échappé au regard pénétrant des dirigeants "socialistes ")." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 210) Voir, la partie à droite de cette enquête d'opinion pour une corroboration empirique (nous nous attarderons sur la partie gauche de l'enquête dans un exposé ultérieur, Bleu-Blanc-Rouge):
Il y a sans doute là une voie à explorer pour sortir de l’impasse dans laquelle se sont enfoncées les forces rouges (rouge = socialisme) de la nation et comprendre de quelle façon elles pourraient se ressourcer en puisant dans l'héritage des premiers socialismes dont l'inspiration était foncièrement anti étatique tout en faisant fond sur une critique radicale de la société de marché.
(1) On peut se demander toutefois s'il n'y a pas là une vision trop réductrice de la pensée de Marx. Il faudrait pour cela s'interroger sur la pertinence de la critique qu'a développé Castoriadis à son sujet. C'est là un vaste et complexe chantier qui excéderait la vocation de ce blog de constituer une initiation à l'élaboration d'une philosophie émancipatrice pour grand public. Pour celles ou ceux qui voudraient s'introduire à cette question, je renvoie à deux articles, l'un de D. Bensaïd, Politiques de Castoriadis. Castoriadis corrige Marx? (texte peut-être un peu difficile d'accès pour qui n'est pas déjà familiarisé avec l'oeuvre de Marx), qui fait la critique de la critique, et la réponse que lui apporte P. Khalfa, Peut-on critiquer Marx? (texte plus facile) Si je peux me permettre de donner mon jugement personnel, je pense que c'est peut-être la plus grosse faille de la philosophie de Castoriadis, de ne pas avoir su bien démêler le marxisme de Marx; mais cela reste, à mes yeux, un défaut tout à fait mineur relativement à son énorme apport, par ailleurs, à la tradition des socialismes de liberté.
Il n'est pas d'abord une construction théorique, un programme politique qu'il s'agirait d'appliquer et d'administrer à la société. C'est pourquoi, pour en approfondir le sens, il nous semble crucial de ne pas partir de théories élaborées par des intellectuels mais des pratiques que les gens inventent eux-mêmes. Trop souvent, l'histoire du socialisme s'est réduite à une histoire des idées élaborées par des théoriciens en ignorant les origines toute pratique et populaire du mouvement. Comme le prétendait Castoriadis, "l'essentiel des thèmes socialement et politiquement pertinents utilisés par Marx est déjà engendré et explicitement formulé entre 1790 et 1840 par le mouvement ouvrier naissant, et tout particulièrement par le mouvement anglais." (Castoriadis, La question de l'histoire du mouvement ouvrier; voir p. 42 pour des développements)(1)
Comme dans tous les domaines du récit historique, la part belle est nécessairement faite à ceux qui l'écrivent, ici les intellectuels! Dans le pire des cas, cette approche a pu dégénérer dans une version paternaliste accordant à une élite d'intellectuels et de tribuns (habile orateur qui prétend représenter les intérêts du peuple; un expert en com', on dirait de nos jours) le soin d'instaurer, de planifier, de diriger et d'administrer le socialisme: Lénine en est la figure emblématique. Le chant de L'Internationale rejetait pourtant explicitement le recours à toute figure tutélaire surplombant et guidant les masses pour instaurer le socialisme:
"Il n’est pas de sauveurs suprêmes:
Ni Dieu, ni César, ni Tribun.
Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes..."
Donnons quelques repères bibliographiques pour éviter de s'égarer sur les voies sans issue de César ou de Tribuns qui mèneront immanquablement à des formes ou d'autres d'autoritarisme d'Etat. C'est ce qui a fait, par exemple, l'importance de l'école historiographique anglaise fondée dans les milieux de la Nouvelle Gauche (New Left), dans les années 1950, en rupture avec le marxisme orthodoxe, de type tribun; l'un de ses principaux emblèmes est le monumental travail d' E.P. Thomson sur La formation de la classe ouvrière anglaise. Il donne le ton: "Cette histoire par en bas élargit la notion de politique à des comportements jusque-là considérés comme irrationnels, conférant notamment à la foule des objectifs propres. Elle s'écarte de l'histoire politique traditionnelle centrée sur les leaders et les organisations pour interroger les actions et les pensées du peuple ainsi que la diversité des pratiques et des univers sociaux populaires." (F. Jarrige, Préface à, E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, V) Dans le champ philosophique, il nous semble que c'est ce qui fait toute l'importance de l'oeuvre d'un autre anglais, G. Orwell, pour l'histoire du drapeau rouge du socialisme (la fréquentation de bon nombre de textes de Castoriadis comme, La question de l'histoire du mouvement ouvrier, évoqué plus haut, vaut aussi pour cela). Elle constitue l'antidote par excellence à tout risque de dérive dans des formes d'autoritarisme venant des milieux intellectuels. Comme Thomson, c'est en partageant la vie quotidienne des classes populaires, que ce soit à Wigan, en Angleterre, chez les mineurs (voir Le quai de Wigan), ou dans la Catalogne révolutionnaire de 1936 (voir Hommage à la Catalogne), qu'Orwell a forgé ses convictions socialistes (l'itinéraire de Simone Weil est, à ce titre, aussi exemplaire). Suivons sa généalogie de l'intellectuel de pouvoir telle que Michéa la retrace. Si le socialisme a pu recruter massivement des intellectuels qui ont fini par le confisquer à leur avantage, c'est trop souvent par le mobile du ressentiment à l'égard d'une société bourgeoise qui en ont fait des déclassés sociaux loin du statut prestigieux de clercs dont ils disposaient autrefois dans la société d'Ancien Régime:"L'intellectuel du XXème siècle est donc d'abord un déclassé [...] l'entreprise ne risque pas d'offrir à celui qui vit du concept, les mêmes satisfactions [...] qu'accordaient autrefois la Cour, les salons ou les académies." ( Michéa, Orwell anarchiste tory, pp. 39-40) Rien ne peut produire de pire que l'appétit du pouvoir qui s'ignore mû par le triste affect du ressentiment ainsi que l'avait déjà bien mis en évidence Nietzsche:"Sa haine de l'ordre établi se nourrit essentiellement de la contradiction entre la conscience qu'il a de ses propres capacités et l'indifférence que la société capitaliste lui manifeste..." (ibid., p. 40) Comme le relevait Orwell, il ne lui reste plus que deux solutions pour exister socialement:"Les revues littéraires et les partis politiques de Gauche." (cité par Michéa, ibid., pp. 40-41) La deuxième option ne pouvait conduire qu'à pervertir et à ruiner l'esprit d'un socialisme de liberté:"Dans cette optique, l'histoire du mouvement socialiste devient l'histoire de la prise en main progressive par des intellectuels auto-baptisés "révolutionnaires" des mouvements spontanés d'une classe ouvrière qui se dressait contre l'ordre industriel [...] au nom de la plus élémentaire justice." ( ibid., p. 41)
Tous, bien entendu, n'ont pas succombé aux sirènes du pouvoir, par exemple, une grande figure intellectuelle et militante du socialisme du début du XXème siècle, Rosa Luxemburg, qui objectait à Lénine que "le socialisme, de par sa nature, ne peut être établi par ukase." (un ukase est un décret que prend le chef d'Etat et qui a force de loi) Il ne peut être obtenu par en haut, par de la centralisation, de la planification et du dirigisme; il ne peut advenir que par le bas d'initiatives de gens qui se réapproprient leur territoire de vie quotidien pour faire toute autrement société. Déjà, au tout début mouvement socialiste en France, au début du XIXème siècle, à propos des saint-simoniens, Riot-Sarcey en avait pointé deux versions radicalement différentes:"le socialisme porté par des théoriciens [...] et le socialisme pratique tel qu'il existe dans les associations." (Ferraton, Associations et coopératives, p. 10) Ce dernier, issu de l'initiative populaire, n'a pas attendu les lumières de la théorie pour exister. Cette distinction qui affirme la préséance de la pratique sur la théorie a une portée universelle; par exemple, de nos jours, au Burkina Faso, les associations d'entraide de femmes l'ont redécouvert sans que l'on ait eu à leur enseigner:" depuis que nous avons lu les définitions internationales récentes de l'économie sociale et solidaire, nous nous sommes rendus compte que c'est ce que nous faisons depuis longtemps." (A. Ouedrago cité par M. Saussey dans Femmes économie et développement, p. 116) Et il en va de même dans les pays du Nord:"Au Québec comme ailleurs les expériences concrètes d'économie sociale sont apparues bien avant que son concept, son mouvement ou sa philosophie ne se répandent."( D. Côté dans, Femmes économie et développement, p. 289)
Il s'agit donc de partir du mouvement réel des choses, de ce que les gens réinventent en transformant leurs conditions sociales d'existence. Il est un fait que, dans une situation de crise endémique, de plus en plus largement, "la réalité vécue remet en question le modèle dominant" (Mendell dans Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 162). Cette "réalité vécue" s'exprime aussi sur le plan matériel qu'immatériel. Sur le plan matériel, dans le contexte de la crise actuelle, qui fait que les principes intégrateurs du marché et de l'Etat permettent à de moins en moins de gens d'assurer convenablement leur subsistance et une vie décente. De la même façon, sur le plan immatériel du réseau internet, la communauté mondiale de production de connaissance constitue le mouvement réel d'un socialisme de liberté qui n'a pas attendu qu'on en fasse la théorie pour émerger. Nous essayerons donc de marcher sur les pas d'une démarche d'abord pratique que trace Laville. C'est à partir d'une approche de ce genre que la théorie pourra être de quelque utilité, et surtout, ne pas tout venir ruiner des pratiques sociales émergeant spontanément, aux quatre coins du monde:"Il s'agit de s'appuyer sur des pratiques pour informer sur leur existence, les étudier et les renforcer, autrement dit de partir du "mouvement économique réel" et non pas d'un projet de réforme sociale plaqué sur la réalité." (Laville dans, Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 294) Pour en élaborer des éléments théoriques, il faudra s'adosser à l'architecture des différents principes d'intégration économique que nous avons parcouru précédemment (voir le chapitre sur les principes d'intégration socio- économique dans l'histoire)
Hiérarchisation des principes d'intégration socio-économique suivant un socialisme de liberté
Nous développerons deux points essentiels. Primo, toute tentative de réunifier la société sur la base d'un principe unique d'intégration, fût-il celui de la réciprocité, nous semble chimérique et désastreuse, particulièrement, à l'échelle de sociétés complexes comme les nôtres. Secondo, tenant compte de cela, un socialisme de liberté se donne pour tâche de hiérarchiser les principes d'intégration socio-économique suivant le principe dominant de la réciprocité; il ne faut pas se cacher le fait que le mouvement réel des choses qui s'efforce d'aller dans ce sens, aujourd'hui, partout dans le monde, se heurte à des difficultés immenses. Mais, qui serait assez naïf pour s'imaginer qu'un monde plus décent et durablement vivable puisse s'édifier dans la facilité? Reprenons dans l'ordre ces ceux points.
La nécessaire multiplicité des principes d'intégration économique
Primo, le socialisme de liberté, tel que nous l'entendons, ne signifie donc pas une tentative de réabsorption de la société toute entière sous le principe unique de la réciprocité. D'ailleurs, déjà dans les sociétés primitives, le principe de réciprocité, s'il était prédominant, se conjuguait avec les autres principes d'intégration. Ceci vaut, à plus forte raison pour des sociétés complexes comme les nôtres, par exemple, celui de redistribution:"La redistribution existe pour de nombreuses raisons à tous les niveaux de la civilisation. On la rencontre dans la tribu des chasseurs primitifs comme dans les vastes systèmes d'emmagasinage de l'ancienne Egypte, de Sumer, de la Babylonie ou du Pérou." (Polanyi, Essais, p. 62) De la même façon, le principe de l'échange est déjà existant dans les formes de vie primitive même s'il reste marginal. Si l'on en reste à la redistribution, le fait de la retrouver à tous les échelons de la civilisation s'explique assez bien par des traits fondamentaux de la condition humaine qui font de nous des êtres au comportement social extrêmement marqué. On renverra ici à cette conférence du paléoanthropologue J.- J. Hublin, à partir de 32' 30, qui fait la comparaison entre des groupes de chimpanzés (nos plus proches parents sur l'arbre de l'évolution avec les bonobos) et des tribus de chasseurs-collecteurs humains pour ce qui est de la production d'énergie rapportée à sa consommation par chaque individu. Alors que les deux se superposent chez l'animal, on constate un très grand écart chez l'individu humain qui consacre une grande part de sa production, durant sa vie adulte, à la redistribution, en premier lieu, en direction des membres de la collectivité qui sont en état de dépendance, les enfants, les vieillards ou les handicapés. On sait qu'en raison de sa néoténie l'individu humain connait une phase d'enfance et de vieillesse prolongées par rapport aux autres espèces qui nécessitent donc des formes de coopération sociale plus soutenues dont la restribution est une des formes clés avec la réciprocité:
Des penseurs socialistes aussi fondamentaux que Mauss ou Polanyi étaient bien d’accord pour défendre un socialisme de type associationniste fondé sur la réciprocité. Mais, ils en posaient aussi les limites; il serait désastreux de vouloir rêver d’une société qui serait ré-organisée sur la base d’un principe unique excluant toute autre forme d’intégration. Comme le développe encore J-L Laville, « il convient d’abandonner l’idée d’une société qui serait régie par un seul principe. La domination d’un principe unique, même associatif, n’est pas souhaitable […] toute croyance en « une pacification de la société sous l’empire d’un principe totalisateur unique » est illusoire et il convient d’opter pour « une société régie par une pluralité plus ou moins conflictuelle de principes économiques. » ( Avec Polanyi et Mauss, Socio-économie et démocratie, p. 292) Cette multiplicité de principes d'intégration économique est ce qui prémunit contre toute risque de dérive totalitaire à partir de laquelle s'imposerait aux gens une forme unique de vie socio-économique sous la toiture d'un principe totalisant: « Mais toute tentative de réduire concrètement [ces principes] à un seul principe risque de devenir totalitaire. » (J.-M. Servet, Le principe de réciprocité, p. 203 dans Socio économie et démocratie, l’actualité de Polanyi) Autrement dit, il faut une pluralité de mécanismes institutionnels qui favorisent la diversité des incitations à faire société. En termes psychologiques, si la générosité trouve à s'exprimer dans les circuits de réciprocité, il faut laisser une place à l'égoïsme dans les circuits d'échange. On voit bien, par exemple, dans le témoignage de l'homme du squat de Can Masdeu (voir, Fremeaux et Jordan, Les sentiers de l'utopie à 38'40), que la collectivité auto gérée doit pouvoir jouer sur les deux principes d'intégration économique, celui de de la réciprocité, là où la confiance est assez forte pour se fédérer avec d'autres collectifs sur la base de circuits de dons-contre dons, et sur celui de l'échange, là où elle manque, et, où il faut passer par les circuits de l'échange marchand; le but du jeu, conformément à l'esprit d'un socialisme de liberté, est de privilégier la première forme d'intégration suivant le principe qu'on peut formuler ainsi: pour deux cas similaires, là où la confiance est suffisamment forte (ce qui ne peut être décidé qu'au cas par cas), on préférera toujours s'engager dans un circuit de réciprocité plutôt que d'échange.
Il serait de toute façon totalement déraisonnable de ne compter que sur les impulsions prosociales et altruistes des êtres humains. Mauss lui-même attirait l’attention sur le fait que l’excès de générosité pouvait être tout aussi néfaste que l’excès d’égoïsme: « l’excès de générosité et le communisme seraient aussi nuisibles à la société que l’égoïsme. » (Mauss, Essai sur le don, p. 290) L’éthologue Frans de Waal donne une curieuse forme pathologique qui montre bien ce que peut avoir de terriblement toxique un excès de générosité:"Une petite proportion d’humains naissent avec une déficience génétique qui les rend ouverts à toute proposition et prêts à faire confiance au premier venu. Ils sont affligés du syndrome de Williams […] Les patients qui en souffrent […] n’ont pas d’amis. C’est parce qu’ils font confiance à tout le monde sans discrimination et portent un amour égal à l’univers entier. Nous nous écartons de ces personnes car […] il leur manque une compétence sociale de base: savoir déceler les intentions d’autrui. Elles ne présupposent jamais de mauvaises intentions." (F. de Waal, L’ âge de l’empathie, pp. 246-247) La sagesse de l'Inde, pourtant toute entière fondée sur des pratiques de don, comme partout ailleurs, le savait parfaitement. Ainsi dans la grande épopée du Mahabharata, "un génie malfaisant des bois explique à un brahmane qui donnait trop et mal à propos:"Voilà pourquoi tu es maigre et pâle."" (Marcel Mauss, Essai sur le don, p. 219)
Ainsi, on comprend pourquoi Polanyi pouvait affirmer " une compatibilité dans la construction du socialisme avec certaines organisations marchandes." (J.-M. Servet, dans Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 204) Ce qui lui posait problème, ce n'est pas l'existence de marchés économiques, en tant que tels, au sein desquels des biens s'achètent et se vendent; c'est leur désencastrement qui fait que la subsistance des membres de la société devient totalement dépendante de leurs fluctuations de prix. Dit autrement, le marché commence à produire des effets problématiques à partir du moment où l'on ne se contente plus de vendre comme marchandises des produits du travail humain, mais, quand ce sont les facteurs de production eux-mêmes qu'on prétend traiter comme telle: la terre, le travail, la monnaie (et la connaissance). En se radicalisant de cette façon, comme aujourd'hui, le principe intégrateur de l'échange marchand tend, lui aussi, à devenir totalitaire. La nécessaire combinaison et hiérarchisation de principes qui doit permettre à une société de fonctionner implique que celle qui prétendrait s'organiser, de façon exclusive, sur la base du principe de l'échange marchand, en le radicalisant toujours plus serait, quoique d'une toute autre façon, aussi gravement attentatoire aux libertés que l'a été le "socialisme d'Etat" de l'Union soviétique. Une société exclusivement capitaliste serait, de toute façon, une impossibilité anthropologique, comme le soutenait Mauss:"il n'y a pas de sociétés exclusivement capitalistes... il n'y a que des sociétés qui ont [...] des systèmes de régime plus ou moins arbitrairement définis par la prédominance de tel ou tel de ces systèmes ou de ces institutions." (cité par Laville, ibid., p. 292)
On l'aura deviné, un socialisme de liberté s'opposera tout autant à un projet politique dont le principe dominant serait celui de l'Etat redistributif et de son pouvoir centralisé, par exemple, chez un de ses représentants les plus éminents, au XXème siècle:"[…] Dans ses écrits viennois (1922, 1924) Polanyi propose un socialisme démocratique et associativiste décentralisé, dit de « guilde » […] système qu’il oppose au dirigisme de la planification bolchevique." (ibid., p. 204) Le désastre de l'expérience bolchevique en Russie, et son caractère totalitaire, venaient justement de ce qu’elle prétendait réunifier la société sur la base d’un principe unique, celui du prélèvement-redistribution à partir du pouvoir centralisé et omnipotent de l’Etat. En réalité, c'est toujours le même piège que nous tendent les mots. Parler de "socialisme" à propos de ce qu' a été l'Union soviétique ou de toute autre forme de projet politique faisant prévaloir le principe redistributif de l'Etat relève d'un colossal abus de langage. Un socialisme de liberté, tel qu'il fût inventé, de façon pratique, au XIXème siècle, et perpétué au XXème siècle jusqu'à aujourd'hui , particulièrement dans ses formes issues du mouvement ouvrier, n'a jamais signifié d'avantage d'Etat. Son principe dominant d'intégration socio-économique n'est pas le principe redistributif de l'Etat mais le principe de réciprocité hérité des formes primitives de société (c'est le sens de la distinction que nous avions fait, reprise de l'oeuvre de Polanyi, entre l'archaïque et le primitif). Eugène Fournière, en 1893, dans son roman, L'âme de demain, définissait dans cette veine le socialisme en l'opposant à sa version étatique avec laquelle on a fini massivement par le confondre:"Notre idéal, c'est, vous le savez, non la pâtée servie à tous par la cuisinière Collectivité, mais l'association de toutes les forces." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 14) C'est la source de tous les malentendus qui fait que l'emploi du terme "socialisme" est devenu impossible "sans suggérer précisément le contraire de ce que nous voulons exprimer", pour reprendre une remarque que faisait Polanyi au sujet plus généralement des mots importants de notre vocabulaire. A l'origine du mouvement, « l’impératif de socialisation […] est alors d’avantage synonyme d’association que d‘étatisation ou de nationalisation. » (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 110) C'est ainsi qu' au moment de la Révolution espagnole de 1936, les anarchistes opposaient encore très consciemment leur exigence de socialisation au projet républicain de nationalisation (les deux camps obtant finalement pour un compromis bancal avec le terme de "collectivisation" qui avait l'avantage de pouvoir être tiré dans un sens ou l'autre).
Castoriadis, un des rares qui savait encore faire ces distinctions fondamentales, prêchait pourtant déjà dans le désert lorsqu'il avertissait que les nationalisations (des branches de l'industrie qui passent entre les mains de l'Etat) orchestrées par la gauche "socialo-communiste" au pouvoir en 1981 n’avaient rien à avoir avec le socialisme entendu dans sa dimension libertaire:"Je n'ai jamais pensé que les socialistes français soient des socialistes [...] Par exemple, les "nationalisations". Cela faisait des décennies que des gens, comme moi, passaient leur temps à montrer que les "nationalisations" n'avaient rien à voir avec le socialisme." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 322) L'expression "socialisme d'Etat" est un monstre logique, un oxymore comme "triangle à quatre côtés" ou "neige chaude": "l'expression "socialisme d'Etat" équivaut aux expressions cercle carré, solide à une seule dimension etc."(Castoriadis, une société à la dérive, p. 169). Il fait bon ici se remémorer ce que disaient des socialistes, à la fin du XIXème siècle encore, au sujet de projets de nationalisation de l'industrie qui était alors débattus:"En 1883, les guesdistes combattaient cette "absorption graduelle des industries privées par l'Etat" qu'ils nommaient "le bagage socialiste de pseudo communistes de pacotille."" (Sorel, Les illusions du progrès, pp. 292-293) Si on revient au textes fondateurs du socialisme, il est remarquable de noter à ce propos que les termes employés était ceux de "socialisation des moyens de production", et non pas de "nationalisation".
Au XXème siècle, la gauche de gouvernement socialo(communiste, devenue incapable de concevoir le socialisme autrement que comme un socialisme d'Etat bureaucratique, n’a fait que servir de repoussoir et exacerber cette sensibilité populaire traditionnellement anti-étatiste à son endroit. Elle a ainsi pu faire le lit de la droite libérale dans de larges franges de son électorat, ce qui est un des éléments de réponse (mais non le seul) à la question-titre d'ouvrage de T. Frank:"Pourquoi les pauvres votent à droite?" L'opinion générale, gagnée par l'idéologie du marché, a eu tendance à pencher à droite: "Je pense que, pour une grande partie, [la force de ce pseudo libéralisme] vient de ce que la démagogie "libérale" a su capter le mouvement et l’humeur profondément antibureaucratiques et antiétatiques qui remuent la société depuis le début des années 1960 (et qui avaient échappé au regard pénétrant des dirigeants "socialistes ")." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 210) Voir, la partie à droite de cette enquête d'opinion pour une corroboration empirique (nous nous attarderons sur la partie gauche de l'enquête dans un exposé ultérieur, Bleu-Blanc-Rouge):
Il y a sans doute là une voie à explorer pour sortir de l’impasse dans laquelle se sont enfoncées les forces rouges (rouge = socialisme) de la nation et comprendre de quelle façon elles pourraient se ressourcer en puisant dans l'héritage des premiers socialismes dont l'inspiration était foncièrement anti étatique tout en faisant fond sur une critique radicale de la société de marché.
(1) On peut se demander toutefois s'il n'y a pas là une vision trop réductrice de la pensée de Marx. Il faudrait pour cela s'interroger sur la pertinence de la critique qu'a développé Castoriadis à son sujet. C'est là un vaste et complexe chantier qui excéderait la vocation de ce blog de constituer une initiation à l'élaboration d'une philosophie émancipatrice pour grand public. Pour celles ou ceux qui voudraient s'introduire à cette question, je renvoie à deux articles, l'un de D. Bensaïd, Politiques de Castoriadis. Castoriadis corrige Marx? (texte peut-être un peu difficile d'accès pour qui n'est pas déjà familiarisé avec l'oeuvre de Marx), qui fait la critique de la critique, et la réponse que lui apporte P. Khalfa, Peut-on critiquer Marx? (texte plus facile) Si je peux me permettre de donner mon jugement personnel, je pense que c'est peut-être la plus grosse faille de la philosophie de Castoriadis, de ne pas avoir su bien démêler le marxisme de Marx; mais cela reste, à mes yeux, un défaut tout à fait mineur relativement à son énorme apport, par ailleurs, à la tradition des socialismes de liberté.
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