Dernière mise à jour, 14-06-2019
"Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la
subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail,
soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de
travailler." (Article 21, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793)
Pour une présentation de ce que pourrait être un revenu inconditionnel, on peut visionner ce documentaire suisse - allemand de D. Häni et E. Schmidt, qui en donne une version parmi d'autres à imaginer:
Et, sur le même thème, le documentaire, Un revenu pour la vie du collectif les Zooms Verts qui complète très bien le précédent, même si on y trouve l'un ou l'autre passage sujet à caution, pour employer un euphémisme.
En guise de préambule indispensable, il faut commencer par distinguer rigoureusement deux versions radicalement opposées du revenu inconditionnel. D'une part, les multiples déclinaisons de la version libérale qui ont toutes comme objectif d'accentuer encore d'avantage le mouvement de marchandisation du monde. Dans ce cadre, le revenu inconditionnel serait un dispositif s'accompagnant d'un démantèlement de l'Etat providence garantissant la protection sociale, et un instrument de pression à la baisse sur les salaires. Il viserait donc fondamentalement à renforcer encore plus l'emprise du marché sur la vie des sociétés. A cela, il faut donc opposer, avec toute la rigueur possible, les déclinaisons de la version émancipatrice, qui se donnent, tout au contraire, comme objectif, de libérer les individus de l'étau du marché du travail. Inutile de préciser que la version qui sera argumentée ici est celle-ci. La non prise en compte de cette distinction est à la source de toutes les confusions, nombreuses, particulièrement dans les rangs de ceux qui se proclament de gauche, qui règnent aujourd'hui sur ce sujet. En outre, en tenir compte relève d'un principe élémentaire d'auto défense intellectuelle. En effet, on voit émerger aujourd'hui, de plus en plus, ce sujet dans le débat politique, et il y a fort à parier que ce n'est pas fini. Le problème, c'est que la version qui a probablement le plus de chances de s'imposer, n'est pas forcément celle que l'on souhaiterait. D'où la nécessité absolue de savoir, dans chaque cas, à quelle version, au juste, on a affaire...
La crise de la valeur-travail
L'enjeu d'une telle proposition ne s'éclaire bien qu'à la lumière des défis que le monde est aujourd'hui appelé à relever. Les contradictions que génère le capitalisme moderne manifestent leurs effets de plus en plus critiques. Parmi ces contradictions multiples, nous allons en retenir une qui devrait nous conduire ici à l'hypothèse d'un revenu inconditionnel. Marx l'avait déjà clairement aperçu dans les Manuscrits de 1857, les Grundrisse (1). Elle est celle qui affecte la catégorie fondamentale du capitalisme, dans l'analyse marxienne, la valeur-travail: "La capital est une contradiction en procès: d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum et, d’autre part, il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse." L'analyse de cette contradiction va exiger un temps un peu long mais nécessaire avant de commencer à apercevoir le lien qu'elle pourrait avoir avec l'hypothèse d'un revenu inconditionnel déconnecté du temps de travail.
La valeur-travail est le mode spécifique au capitalisme moderne d’évaluation de la richesse produite par le temps de travail qu'elle contient. Le capitalisme est cette façon, historiquement singulière, d'attribuer et de mesurer la valeur des biens par la quantité de travail qu'ils renferment, raison pour laquelle, un meuble en kit chez Ikea renfermera moins de valeur qu'un meuble produit artisanalement. C'est un des sens possibles de l'équation que posait Benjamin Franklin, le célèbre entrepreneur capitaliste américain du XVIIIème siècle: "le temps, c'est de l'argent." C'est donc bien ce que veut dire Marx lorsqu'il énonce que le capital " pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse." En ce sens, le capitalisme, pour réaliser son essence, qui est la quête du profit, l'accumulation du capital, encore autrement dit, la transformation de l'argent en plus d'argent, aurait besoin d'augmenter le temps de travail pour valoriser les marchandises. Mais, il faut maintenant prendre en compte l'autre branche de la contradiction:"il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum." En effet, la dynamique du mode de production capitaliste conduit aussi nécessairement les entreprises à devoir toujours réduire d'avantage le temps de travail nécessaire à la production, déjà pour obtenir un avantage concurrentiel sur le marché. Un meuble en kit d'Ikea aura, de ce point de vue, un avantage compétitif par rapport au meuble produit artisanalement, en étant vendu moins cher. Vu sous cet angle, le dynamique du capitalisme conduit, complètement à l'inverse de la tendance précédente, à réduire toujours plus le temps de travail.
Qu'est-ce que doit engendrer une société soumise à cette dynamique qui fait du temps de travail, "la seule source et la seule mesure de la richesse", et qui, dans le même temps, doit le réduire toujours plus? Une telle société se retrouve en situation de double bind, d'injonction paradoxale: elle doit faire simultanément deux choses qui se contredisent complètement entre elles: à la fois augmenter et diminuer le temps de travail. Un dispositif de double bind a toujours comme conséquence nécessaire, quelque soit son champ d'application, de rendre fous ceux qui y sont soumis. C'est par exemple, comme cela, qu'en laboratoire, on peut rendre des souris complètement névrosés: on crée un dispositif qui consiste à placer des circuits électriques envoyant des décharges autour d'un morceau de fromage. La souris se retrouve dans la situation où elle veut, en même temps, manger le morceau de fromage et ne pas le manger. Appliqué aux sociétés humaines comme la nôtre, les conséquences d'un tel dispositif seront donc tout autant dévastatrices. La perspective sur laquelle débouche la dynamique de cette contradiction correspond bien à ce qu'H. Arendt avait défini comme une société de travailleurs sans travail, en précisant que c'est la situation la pire qu'on puisse imaginer, et ce, pour des raisons, non pas d'abord économiques, mais proprement anthropologiques: le désoeuvrement d'une force qui ne sait plus comment s'employer doit en résulter aves tous les comportements "déviants" que cela pourra induire.
On peut encore mieux éclairer la nature et la portée de cette contradiction en analysant le concept de salariat, qui est la forme que prend le travail dans le mode de production capitaliste. Comme l'a bien mis en évidence Marx, là aussi, si on veut comprendre quelque chose au salariat, il faut commencer par décomposer en deux parties, la journée de travail d'un salarié: la première qui correspond au temps de travail nécessaire, qui est le temps que met le travailleur à produire l'équivalent de son salaire. C'est la partie de la journée qui lui est payée. Puis, la seconde partie correspond au temps de surtravail, pendant lequel le salarié travaille au service de la valorisation du capital. C'est la partie de la journée de travail qui ne lui est plus payé. Le but de toute entreprise capitaliste est donc d'étendre au maximum le temps de surtravail, ce qui mesure très exactement le profit que l'on pourra retirer de l'exploitation de la force de travail.
Or, cela peut se faire de deux façons totalement différentes. Soit, par ce que Marx appelle le mode absolu d'augmentation du temps de surtravail qui consiste simplement à allonger la journée entière de travail. Mais ces formes de capitalisme, dont on trouve déjà la trace dans l'antiquité, rencontrent vite leurs limites qui sont celles de la force humaine de travail. Il est évidemment impossible d'étendre indéfiniment la journée de travail sans finir par tuer le travailleur, donc la source du profit. Comme le veut l'expression bien connue, cela reviendrait à tuer la poule aux oeufs d'or. A ma connaissance, le record en la matière est détenu par ces ouvriers russes, occupés à charger et décharger des marchandises, dans la gare de Moscou, en 1900, tel que le relate Tolstoï dans son ouvrage, L'esclavage moderne, et qui travaillaient jusqu'à 36 heures d'affilée dans des conditions pour le moins rudes!
Mais le capitalisme industriel moderne a fini par se développer, de façon cette fois-ci illimitée, avec un tout autre mode d'exploitation du travail: le mode relatif d'augmentation du temps de surtravail. Il ne s'agit plus d'augmenter la journée de travail, mais de réduire le temps de travail nécessaire par l'amélioration de sa productivité. Cela s'est fait, avec la Révolution industrielle, au XIXème siècle, par deux biais. D'abord, en pulvérisant le métier traditionnel artisanal en une multitude de tâches parcellaires et séparées qui déqualifient complètement l'ouvrier: c'est le type qui passe sa journée à répéter inlassablement les mêmes gestes, mécaniquement, comme serrer des boulons ou encapsuler des bouteilles. Cette nouvelle division industrielle du travail accroît démesurément sa productivité et diminue donc d'autant le temps de travail nécessaire. Ensuite, cela s'est fait, de façon complémentaire, par l'introduction du machinisme dans la production. C'est ce qui confère au capitalisme actuel, comparé à ses formes anciennes, l'aspect d'un développement sans limite, car on peut, de façon quasi indéfinie, réduire toujours plus le temps de travail nécessaire par l'innovation technologique. Du mode absolu d'augmentation du temps de surtravail au mode relatif, on passe de la domination seulement formelle du capital sur le travail à sa domination réelle. Là encore, c'est une distinction tout à fait essentielle pour comprendre le sens que prend le travail avec le capitalisme industriel, que l'on doit à Marx. La domination formelle se situe donc dans une première phase de développement du capitalisme moderne. Elle est seulement formelle car elle n'implique pas encore de transformer la nature même du travail. Elle se contente d'intégrer les formes artisanales de production qu'elle a hérité du passé dans le cadre de son exploitation qui vise à dégager le maximum de temps de surtravail. La domination réelle va infiniment plus loin et transforme, de fond en comble, la nature du travail par la désintégration complète de ses formes artisanales héritées du passé précapitaliste. C'est un des sens du concept de prolétarisation de l'ouvrier: il désigne donc ici, fondamentalement, un processus de perte complet des savoirs faire traditionnels que des millénaires de pratiques humaines avaient accumulé.
En particulier, avec l'introduction du machinisme dans la production, l'ouvrier, dira Marx, n'est désormais plus qu'un "appendice de la machine". Le rapport qu'il entretient avec ses instruments de production s'inverse complètement. Tandis que dans le cadre du métier artisanal traditionnel, il était le maître des ses instruments, par le fait que c'était sa propre force physique humaine de travail qui les mettait en mouvement et les dirigeait, avec l'ère inaugurée par les machines, ce sont celles-ci qui lui dictent désormais son travail et le rythme qu'il doit suivre. Comme cela a pu être dit par des esprits avisés, l'ère inaugurée par l'invention des machines, et leur introduction dans la production, a ouvert la perspective de bouleversements de la vie humaine, d'une ampleur telle, qu'il nous est impossible, aujourd'hui encore, d'en prévoir précisément toutes les conséquences futures. Partons d'un exemple simple qui nous permettra, au moins, de deviner le terme idéal vers quoi tend la dynamique d'ensemble du capitalisme techno-scientifique, qu'inaugure l'ère des machines. Au milieu du XIXème siècle, les entreprises qui introduisent les premières les machines à tisser à vapeur arrivent à diviser par deux le temps de production de l'aune de toile. Sur le marché concurrentiel, elles arriveront donc à vendre moitié moins chères leurs marchandises par l'économie de temps de travail réalisée. Pour s'adapter, les autres entreprises devront elles aussi réduire le temps de travail nécessaire si elles veulent restées concurrentielles et ne pas avoir à faire faillite. A partir de là, prévaut une nouvelle norme de temps socialement nécessaire pour produire l'aune de toile, norme qui, elle aussi, sera amenée à être transgressée et ainsi de suite à l'infini, jusque vers la limite idéale, temps de travail nécessaire= 0, soit, un procès de production intégralement automatisé.(2)
Nous avons franchi avec la révolution de l'informatique, à partir des années 1970, un second grand pallier, après celui de la Révolution industrielle du XIXème siècle, dans le degré d'automatisation de la production, qui nous a fait faire un saut de géant vers la limite idéale, temps de travail nécessaire = 0, soit, l'élimination pure et simple du travail humain de la production:"En Chine, la société Foxconn a décidé de remplacer 500.000 ouvriers pourtant « chinois pas chers » par des robots. Les coûts d’utilisation des outils robotiques baissent à un tel point qu’il est désormais plus rentable d’utiliser un robot qu’un ouvrier « low cost ». Au Japon la société Panasonic vient de créer une usine flambant neuve de 15 hectares, produisant 40% des dalles d’écrans plats fabriqués dans le monde (pour une valeur de 2 milliards de dollars par mois) ! Cette usine entièrement automatisée fonctionne avec une quinzaine de salariés…" ( La bataille de l'emploi est perdue d'avance) Il doit donc en aller partout de même en vertu de la loi concurrentielle du marché économique mondialisé. En France, par exemple, dans le secteur des services, les péages d'autoroute sont désormais presque intégralement automatisés; le travail d'opérateur téléphonique, partie intégrante du système de contrôle du management d'entreprise actuel, faisant intervenir le contrôle par le "client-roi" (voir, Viallet, avec l'excellent documentaire disponible sur Youtube, La mise à mort du travail, l'aliénation, et, l'ouvrage de Boltansky et Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, qui, tous deux, l'expliquent très bien) est aussi en voie de l'être etc. En faisant le passage à la limite, la contradiction en mouvement énoncée par Marx tend ainsi à nous rapprocher toujours plus de cet horizon, temps de travail nécessaire = 0, que le philosophe Michel Henry décrivait ainsi:"Un procès entièrement automatisé et d'une haute définition technologique produit des valeurs d'usage en quantité indéfinie mais aucune valeur d'échange." (M. Henry, Du communisme au capitalisme, théorie d'une catastrophe, p. 172) La valeur d'usage, c'est l'objet produit concrètement, du point de vue de son utilité pour les besoins de la vie. La valeur d'échange, c'est sa face abstraite, sa valeur marchande, par la réalisation de laquelle est censée se faire l'accumulation du capital, la transformation de l'argent en plus d'argent.
Autrement dit, à terme, poussé au bout de sa propre logique de développement, le capitalisme techno-scientifique devrait s'effondrer sous le poids de sa propre contradiction par la dévalorisation complète d'une production qui ne génère plus de valeur d'échange: c'est précisément cela que l'on appelle "la crise de la valeur-travail". A partir d'un travail de réinterprétation de l'oeuvre de Marx, par delà les défigurations qu'elle a subi dans le cours ultérieur du marxisme-léninisme, le philosophe américain Postone reprenait le fil de cette contradiction mise à nue, qui devrait conduire le capitalisme à développer lui-même, finalement, les conditions de son propre dépassement:"Dans une analyse qui semble tout à fait appropriée aux conditions actuelles, Marx affirme qu'au cours du développement de la production industrielle capitaliste, la valeur ( la valeur-travail, je précise) devient de moins en moins adéquate comme mesure de la richesse réelle produite[...] La valeur devient anachronique par rapport au potentiel du système de production qu'elle engendre; la réalisation de ce potentiel entraînerait l'abolition de la valeur." (Postone, Temps, travail et domination sociale, p. 48) L'abolition de la valeur, c'est donc celle de la valeur-travail, autrement dit, de la catégorie fondamentale à partir de laquelle s'est constitué le capitalisme moderne. Nous sommes donc aujourd'hui en pleine crise de la valeur qui ébranle le capitalisme dans ses fondations.
Cela explique les nouvelles formes que le capital tente de prendre pour réamorcer le processus d'accumulation enrayé dans la sphère de la production matérielle. L'une d'elles, se trouve dans l'essor totalement délirant de l'économie financière et spéculative, ce que Marx appelait, "le capital fictif": le capital cherche désormais à se réaccumuler, de façon totalement fictive, sans aucune connexion avec la sphère de la production réelle de biens et de services. Plus de 90% des échanges économiques, à l'échelle mondiale, se font aujourd'hui sous cette forme complètement déconnectée de l'économie réelle, principalement, en spéculant, à la hausse ou à la baisse, sur l'évolution des prix de tout et de n'importe quoi. Une autre de ces formes que prend désormais le capital, est celle qui porte le nom de capitalisme cognitif, et qui consiste à organiser, de façon totalement artificielle, une rareté de connaissance pour enchérir sa valeur marchande:"la crise de la valeur-temps de travail est l'expression endogène de la dynamique à travers laquelle le capitalisme diminue au minimum le temps de travail, de telle sorte que la valeur des marchandises chute et avec elle les profits qui leurs sont associés; d'où le renforcement de la logique rentière dans le capitalisme cognitif qui, au moyen des droits de propriété intellectuelle, s'efforce de faire survivre le primat de la valeur d'échange de manière artificielle." (C. Vercellone, Faut-il défendre le revenu de base?, p. 4)
L'hypothèse d'un revenu inconditionnel déconnecté du temps de travail
Parvenus à ce point, nous pouvons maintenant tenter d'articuler cette crise aigue de la valeur-travail qui ébranle les fondements du capitalisme, avec l'hypothèse d'un revenu inconditionnel déconnecté du temps de travail. Celle-ci découle assez naturellement de l'abolition de la valeur-travail que le capitalisme lui-même tend à réaliser. Il semble que Marx lui-même, dès le XIXème siècle, avait remarquablement anticipé où pourrait conduire l'évolution du capitalisme, lorsqu'il donnait cette indication, toujours dans les Manuscrits de 1857, de déconnecter le revenu du temps de travail:"La distribution des moyens de paiement devra correspondre au volume de richesses socialement produites et non au volume de travail fourni."Il faut bien s'entendre ici. Marx n'a jamais formulé à explicitement à partir de là la proposition d'un revenu inconditionnel, mais une devise qui pourrait s'en rapprocher pourtant facilement qui a été plus largement celle de la fraction la plus émancipée du capitalisme de la classe ouvrière:"De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Dans tous les cas, la valeur-travail ne peut plus fournir la base à partir de laquelle répartir entre tous la richesse sociale et le travail lui-même, selon Marx, devait être réduit à un minimum pour permettre à chacun de fonder sa vie sur le libre développement de ses capacités (on renvoie ici, pour des précisions sur ce qu'a pu être ce socialisme ouvrier auquel Marx avait donné son expression théorique, à l'article, Dialectique de la civilisation urbaine sous le capitalisme moderne).
Ce qu'il importe de voir, c'est que faute d'envisager une telle perspective, qui suppose de fonder une toute nouvelle politique du revenu, nous risquons fort de nous retrouver dans cette situation cauchemardesque qu'énonçait ainsi l'économiste W. Leontieff:"Quand la création de richesse ne dépendra plus du travail des hommes, ceux-ci mourront de faim aux portes du Paradis à moins de répondre par une nouvelle politique du revenu à la nouvelle situation technique." (cité par Gorz, Misères du présent, richesse du possible, pp. 146-147) La surabondance de la production industrielle de valeurs d'usage devrait avoir, de plus en plus, comme contrepartie, le manque de valeur d'échange permettant aux populations d'y accéder. Aujourd'hui, si les humains meurent de faim, ce n'est plus, comme cela a pu être le cas, dans les temps anciens, en périodes de calamités naturelles, par pénurie de valeurs d'usage: l'agriculture mondiale, d'après les chiffres de la FAO, l'organisme des Nations-Unies qui travaille sur les questions de droit à l'alimentation des populations, aurait de quoi nourrir 12 milliards d'individus, alors même que nous avons atteint le seuil du milliard d'êtres humains vivant en situation de famine chronique. En Afrique, les gens, ces derniers temps, mouraient de faim à côté de silos remplis de grains...
De la prétendue "fin du travail"
Cependant, il ne faudrait pas conclure trop rapidement de ces analyses que le travail humain serait amené à disparaître prochainement sous le coup de la robotisation de la production. C'est ainsi que certains partisans du revenu inconditionnel ont pu justifier l'instauration de celui-ci au nom du thème de la fin du travail. Ce diagnostic mérite d'être sérieusement relativisé. Il y a deux choses à prendre en compte ici.
D'abord, ce que laisse raisonnablement présager l'évolution technologique pour la période qui s'annonce, concernant ses impacts sur le travail humain, ce n'est pas tant qu'il risque de disparaître, même si, il est vrai, cette évolution continuera à produire structurellement un chômage de masse. Mais, cela ne marquera sans doute pas pour autant la fin du travail. Ce qui risque plutôt d'arriver, comme me le laisse penser plusieurs sources d'information concordantes sur ce point, c'est une reconfiguration des catégories socio économiques des populations. Précisément, il y a de fortes chances de voir se creuser, de plus en plus, un fossé entre une petite élite qui aura accès à un travail hautement qualifié et créatif, très bien rémunéré, et une masse de plus en plus importante de gens réduits à des travaux déqualifiés et très mal payés, dans le domaine des services principalement, ce que Gorz, un philosophe français qui avait fini par se rallier à l'idée d'un revenu inconditionnel après y avoir été opposé, appelait des "travaux de serviteurs", c'est-à-dire, une forme du travail nous ramenant, d'une certaine façon, à un âge féodal: le livreur actuel de pizzas fournit le prototype de ce genre de travaux amenés à se développer. On peut tout aussi bien décrire cette perspective de transformation sociale économique, à la sauce marxiste, comme un processus de prolétarisation massif entraînant un déclassement et une paupérisation (appauvrissement) des classes moyennes. Pour une de ces sources d'information qui va dans le sens de cette analyse, voir par exemple, l'article, D'où viendra notre argent quand les robots occuperont nos emplois? Il est, à mon avis, impossible de prévoir précisément quelles pourraient être les conséquences sociales et politiques d'un telle transformation. On peut tout aussi bien imaginer qu'il en résulte une amplification supplémentaire des mouvements d'extrêmes droite, ou alors, un éventuel renouveau d'authentiques mouvements populaires d'émancipation. Ce qui est à peu près sûr, c'est que ces conséquences devraient être importantes, déjà pour cette raison très élémentaire, que ces classes moyennes constituaient jusqu'à présent un tampon efficace neutralisant le choc potentiel entre les élites, au sommet de la hiérarchie, accumulant pour elles-mêmes l'essentiel du pouvoir et de la richesse, et la masse des plus pauvres, pour maintenir le statut quo.
Ensuite, si on veut conserver une validité au concept de "fin du travail", ce n'est qu'à la condition de faire une distinction essentielle entre deux sens de la notion de travail: un sens anthropologique et un sens historiquement déterminé. Au premier sens, le travail est un invariant que l'on retrouve dans toutes les sociétés humaines. C'est ce concept du travail que l'on retrouve, par exemple, chez le philosophe allemand Hegel (XVIIIème-XIXème siècle), qui engage pour l'être humain une triple relation: avec la nature par quoi il la transforme selon ses besoins; avec les autres par quoi il accède à une forme de reconnaissance sociale; et, enfin, avec lui-même, par quoi il parvient à une forme d'accomplissement de soi. En ce sens, il n'y a effectivement pas de sens à pronostiquer la fin du travail sans même parler du fait que cela ne serait évidemment pas souhaitable. En revanche, l'hypothèse d'un revenu inconditionnel déconnecté du temps de travail devrait permettre de dépasser le sens historiquement déterminé que le capitalisme a donné à la notion de travail, la quantité abstraite de travail mesurée par les horloges mécaniques modernes de précision (à la différence des anciens instruments de mesure qui restaient très approximatifs). C'est, équipés de cette distinction clé, que nous pourrions nous autoriser à dire que la fin du travail au sens capitaliste du terme devrait permettre sa libération au sens anthropologique. (3) C'est dans ce cadre qu'on peut se demander dans quelle mesure le revenu inconditionnel constituerait un levier pour faciliter cette libération. Du moins, si on veut avoir affaire à sa version émancipatrice, il faut pouvoir l'envisager dans cette perspective.
De la nécessaire connexion de l'hypothèse du revenu inconditionnel avec d'autres institutions à imaginer
Mais, cette analyse ne saurait encore suffire pour envisager sérieusement l'hypothèse d'un revenu inconditionnel. Si une telle libération doit être rendue possible, il est certain qu'il faudra absolument coupler le revenu inconditionnel avec d'autres formes institutionnelles à développer. Pour commencer à s'en faire une idée, je me référerai à une expérimentation de revenu inconditionnel qui a été lancée en 2011, dans une région pauvre de l'Inde, dans le village de Panthbadodyia, et qui a donné, d'après l'étude qui en a été faite, des résultats incontestablement positifs. Sauf que les auteurs de cette étude mettent en avant une condition essentielle à cette réussite:"L'étude insiste sur l'importance de l'existence d'un tissu social actif pour le succès de l'expérience." ( N. J. d'Othée, Le revenu de base. Universellement applicable?) Ce qui est donc suggéré ici, c'est que pour produire ses effets vertueux, le revenu inconditionnel doit se situer dans le contexte d'un réseau dense de relations sociales. C'est justement ce qui pourrait rendre son application particulièrement problématique dans les sociétés de masse occidentales dont le tissu social a été gravement endommagé par l'extension sans frein de la logique marchande. D'où la question décisive à poser: quels autres types d'institutions devraient accompagner nécessairement le revenu inconditionnel de telle sorte qu'elles resocialisent, en même temps, les comportements?
Quoi qu'il en soit, au-delà du fait de savoir si l'on est a priori plutôt pour ou contre une telle mesure
(les gens, dans les sociétés occidentales, il ne faut pas se faire d'illusions, seraient très majoritairement contre, comme l'attestent toutes les données empiriques dont on dispose), son intérêt demeure néanmoins, pour cette raison très élémentaire, qu'elle a du moins ce grand mérite de nous conduire au coeur de questions tout à fait fondamentales pour notre condition d'êtres humains. Un économiste hétérodoxe (non libéral) comme Harribey, pourtant fermement opposé à cette hypothèse, qu'il formule dans les termes d'un revenu d'existence, le reconnaissait lui-même:"Le mérite des débats sur le revenu d’existence est de poser des questions fondamentales : qu’est-ce que la valeur fondée sur le travail ? Quel sens a la valeur du travail lui-même, c’est-à-dire quelle est sa place dans la société ? À quoi sert et d’où vient la monnaie ? Et finalement, qu’est-ce qui fait société?" (Faut-il défendre le revenu de base?, p. 10) En plus de ces questions universelles mises en jeu, il faut donc aussi y ajouter celles, particulières, qui nous conduisent au coeur des défis de notre temps. J'en aborderai ici deux qui serviront de trame au traitement de la problématique du revenu inconditionnel.
Le défi de la superfluité humaine
La tendance lourde du capitalisme moderne, depuis ses origines, que l'on peut faire remonter à la fin du XVème siècle en Angleterre, de ce point de vue, a été d'engendrer des masses toujours plus importantes d'êtres humains devenus superflus, un trop plein de vagabonds, d'apatrides, de vieux, d'invalides de toutes sortes, de chômeurs en fin de droit, etc. Comment donc se protéger contre la menace d’une organisation sociale, économique et technique, qui, en vertu de sa propre logique, doit produire une quantité industrielle de superfluité humaine?
Et même déjà, comme le notait quelque part Castoriadis, « une société où un seul individu se retrouve en situation de chômage involontaire est une société absurde. » Nous pensons, ici, particulièrement (même si c’est donc une frange beaucoup plus vaste du corps social qui est touchée), aux jeunes, qui doivent affronter cette question lourde d'angoisse: « Y-aura-il une place pour moi dans la société? » Ce qu'il faut bien voir, c'est le caractère quasiment inédit de cette question dans l'histoire de l'humanité. En effet, dans les anciennes organisations humaines, avant l'avènement des sociétés modernes de marché, il a toujours existé des formes ou d'autres de protection sociale qui mettaient, en règle générale, les individus à l'abri du péril de la superfluité. Cela veut donc dire qu'il a toujours existé des formes de ptotection sociale garantissant le droit à l'existence aux individus indépendamment de leur participation à l'effort productif. Par où l'on peut commencer à soupçonner que l'institution d'un revenu inconditionnel, contrairement à ce que laisserait croire le préjugé le plus répandu dans les sociétés occidentales, ne conduirait pas nécessairement les gens à ne plus rien faire. En tout cas, ce n'est pas du tout conforme aux enseignements que l'on peut tirer de l'histoire et de l'anthropologie. C'est pourquoi aussi, au fond, l'hypothèse d'un revenu inconditionnel n'a absolument rien d'aberrant, mais obéit, bien au contraire, plutôt à la norme dans l'histoire humaine. La grande différence, cependant, est que ces moyens de subsistance garantis ne prenaient pas autrefois une forme monétaire.
Pourquoi donc l’évolution de la vie civilisée a créé les conditions pour que se pose cette étrange, nouvelle et angoissante question de savoir si j'aurai une place dans la société? Quelles sont les racines historiques les plus profondes du phénomène propre aux temps modernes de la superfluité humaine? Et comment y remédier? Que la question de savoir s'il y aura une place pour moi dans la société n'ait même plus à se poser? Par le revenu inconditionnel?
Le défi du renouvellement des gisements du don ou réencastrement de l'économie.
Il y a donc ici une double formulation possible du défi à relever. La première héritée de l'anthropologie du don qu'a fondé Marcel Mauss, dans la première moitié du XXème siècle. La seconde, qui la complète parfaitement, est issue de l'oeuvre de l'historien et théoricien de l'économie, Karl Polanyi, sensiblement au cours de la même période. Je me limiterai, dans cette introduction, pour ne pas l'alourdir d'avantage, à la première. Il y a déjà bien assez de choses à dire sur elle. La seconde sera abordée dans la deuxième partie de ce chapitre.
Celles ou ceux qui suivent ce blog savent déjà pourquoi le thème du don y occupe une place centrale. Je soutiendrai ici l'idée que le revenu inconditionnel n'a de chances de produire des effets vertueux que s'il est appréhendé comme un don et non comme un dû (quelque chose auquel on aurait droit). A cette condition seulement, on peut espérer qu'il réenclenche, sur une grande échelle, des cycles de don de type réciprocitaire, hérité des sociétés primitives, et structuré suivant les trois séquences du donner, recevoir, rendre. Il est capital de préciser tout de suite qu'il ne peut exister aucune garantie certaine qui nous assure d'un retour de don, le rendre ou contre don. Par définition, un don n'en est un que si le donateur abandonne le droit d'exiger une contre partie en retour. Celle-ci, par principe, doit rester à la libre initiative du donataire (celui qui a reçu le don). C'est pourquoi, le don de type réciprocitaire est intrinsèquement lié à la liberté humaine et la garantit. C'est bien conforme à la définition du don telle qu'on la trouve dans le dictionnaire de sociologie édité en 1999, et qui le distingue de la forme- échange qui est celle d'une économie marchande: « C’est le juridique qui permet de distinguer les deux phénomènes [don et échange] : le droit d’exiger une contrepartie caractérise l’échange et manque dans le don. Donner, c’est donc se priver du droit de réclamer quelque chose en retour. »
C’est donc l’inconditionnalité du revenu qui garantit qu’il appartient au registre du don.
On abandonne le droit d'exiger quelque chose en retour. Ici, précisément, le collectif anonyme de la société donne, sans conditions à remplir en retour, un revenu d'existence suffisant à chacun pour couvrir les besoins de base ( nous reprenons de Castoriadis l'expression de collectif anonyme pour insister sur la notion d'anonymat: que le donateur reste anonyme est à la fois une singularité des formes modernes du don qui le distingue de ses formes primitives et ce qui garantit qu'il ne génèrera pas des relations personnelles de dépendance et de domination du donateur sur le donataire). C'est pourquoi, c'est une des premières choses à regarder quand on a affaire à un programme politique qui prétend instituer une forme de revenu d'existence: toujours observer s'il est assorti de conditions ou non pour prétendre le recevoir. Dans le premier cas, on aura très certainement affaire à une version qui n'a pas les potentialités émancipatrices du don réciproque. Il y juste une nuance à faire ici, ce que Caillé, un chercheur appartenant au courant de l'anthropologie du don, qui milite pour un revenu inconditionnel, qu'il présente comme un revenu de citoyenneté, appelle "l'inconditionnalité faible": dans cette déclinaison, on ne donnerait inconditionnellement le revenu qu'à ceux dont le niveau de vie est inférieur à un certain seuil. Il va de soi qu'un milliardaire comme Bolloré pourrait très bien s'en passer. C'est d'ailleurs l'occasion de préciser ici que l'instauration d'un revenu inconditionnel devrait sûrement se coupler avec celle d'un revenu maximum autorisé, ne serait-ce que pour juguler l'extraordinaire développement actuel des inégalités entre riches et pauvres. C'est, ce que préconise, par exemple Caillé, entre autres...
S'il est si important de pouvoir appréhender le revenu inconditionnel sur le registre d'un don de type réciprocitaire, c'est parce qu'il pourrait permettre d'apporter un remède à ce que nous appellerons, à la suite de Castoriadis, l'épuisement actuel des gisements anthropologiques nécessaires à la reproduction de n'importe quelle société humaine. En effet, il est crucial de voir que ce que le capitalisme moderne épuise, ce ne sont pas seulement des ressources naturelles (aspect qui, à lui seul, devrait déjà suffire à le remettre sérieusement en question pour quiconque est un minimum informé de la dévastation de la nature en cours...), mais aussi des gisements humains: "Sur ce plan, le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents. De même qu'il vit en épuisant les réserves naturelles." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 131) Il convient alors de préciser la signification de cet épuisement qui nous conduit au coeur de la crise anthropologique des sociétés modernes:"Nous touchons là un facteur fondamental […] l’intime solidarité entre un régime social et l’éventail des types anthropologiques nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités de périodes historiques antérieures: le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l’enseignant dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine: on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthropologique qui est une création propre du capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien […] est entrain de disparaître." (Castoriadis, La montée de l'insignifiance, p. 91) Bien d'autres types pourraient encore y figurer, comme le politicien intègre soucieux du bien public, le médecin attaché à la santé de ses patients, l'agriculteur lié à sa terre etc. "L'entrepreneur schumpétérien", c'était le type du capitaliste hérité du XIXème siècle, qui investissait sur le long terme, dans des branches de la production industrielle. On a vu plus haut, pourquoi désormais, c'est la figure du spéculateur, sur le très court-terme, qui tend à le remplacer massivement: celui-ci, à la différence de l'entrepreneur des débuts du capitalisme, ne crée plus rien du tout. Ce que tous les autres types ont en commun, qui les font appartenir à un même éventail, c’est le fait d'être anti utilitaires et anti économiques, c'est-à-dire de ne pas avoir comme mobile prioritaire de leur travail, l'appât du gain. Le capitalisme, en soumettant l'ensemble de ces activités anti utilitaires à cette motivation, est condamné à les faire disparaître alors même qu'il ne pourrait plus se reproduire sans elles:"Logiquement [le capitalisme] devrait finir par désintégrer même les dimensions du passé pré-capitaliste qu'il a trouvées commodes, voire essentielles pour son propre développement. Il devrait finir par scier au moins l'une des branches sur lesquelles il était assis."(E. J. Hobsbawn, L'âge des extrêmes)
Il n'est donc pas bien difficile d'apercevoir qu'une société ainsi gangrénée par la logique du gain est condamnée à se décomposer dans la corruption généralisée: il est bien évident que si un juge avait pour motivation première de son travail l'argent, on ne voit effectivement plus au nom de quoi il pourrait résister à la tentation de vendre son jugement au plus offrant. On a suffisamment de symptômes d'une telle corruption de la vie sociale tout autour de nous pour ne pas avoir à se faire reprocher de verser dans le catastrophisme ici. Mais surtout, et ce n'est pas forcer l'interprétation du propos de Castoriadis que de dire que ces gisements anthropologiques en voie d'épuisement sont ceux du don. Ce que fait, par exemple, "l'enseignant dévoué à sa tâche", c'est, essentiellement, donner de soi-même, conformément à la formule du don que donnait le poète Ramuz dans on roman, Farinet ou La fausse monnaie:"On ne donne rien tant qu'on ne se donne pas soi-même."
Il a fallu en passer par tout ce cheminement pour que, désormais, apparaisse, avec toute la clarté souhaitable, l'idée qu'une version émancipatrice du revenu inconditionnel, couplée à d'autres institutions à imaginer, pourrait permettre de réalimenter ces gisements en voie d'épuisement. C'est pourquoi, je soutiendrai la thèse voulant que si cette mesure ne permettait pas de réenclencher, sur une grande échelle, ces cycles de don de type réciprocitaire, suivant le schème ternaire du donner, recevoir, rendre, elle mériterait clairement d'être abandonnée...
Plan qui sera suivi:
1) La question de la superfluité humaine
a) Le mouvement des enclosures de la terre (l'histoire, le droit et la justice, la liberté, la société et l'Etat, les échanges, la culture, le travail)
b) La question de la famine dans le monde actuel (la société et l'Etat, la culture, les échanges, l'histoire, la justice et le droit, la liberté)
c) Les racines historiques de l'institution du camp de concentration totalitaire (la politique, la société et l'Etat, la justice et le droit, la liberté, l'histoire, le travail)
d) La gestion libérale de la superfluité humaine: la fable des chèvres et des chiens (la société et l'Etat, le vivant, le travail)
e) Thomas Paine et le revenu inconditionnel (la justice et le droit, l'histoire)
2) La question du renouvellement des gisements du don ou réencastrement de l'économie
a) Le marteau de l'économie et la question de la confiance mutuelle (la société, la religion, le travail, la vérité, le bonheur, la morale, autrui)
b) Revenu inconditionnel, revenu de citoyenneté: les bases anthropologiques d'un revenu de citoyenneté, à venir
c) Revenu inconditionnel, revenu de citoyenneté: dimension politique de la question (la politique, l'Etat et la société, la liberté)
d) Travailler pour avoir un revenu ou avoir un revenu pour travailler (le travail, la société, la liberté)
e) Epilogue: revenu inconditionnel-monnaies locales-institutions des communs, à venir
(1) Texte important de Marx dont la première édition n'a été rendue accessible au public qu'en 1953, soit, 70 ans après sa mort, parmi d'autres textes, qui eux aussi ont du attendre longtemps (la Critique de la philosophie de l'Etat de Hegel, L'idéologie allemande, Les manuscrits de 1844; voir, par exemple, ce qu'en dit Michel Henry dans, Du communisme au capitalisme, théorie d'une catastrophe, pp. 26-27) On à là un bon aperçu de l'énorme ampleur du problème que pose la filiation du marxisme élaboré par Plekhanov, Lénine, Trotsky et compagnie avec l'oeuvre de Marx elle-même, et qui a fourni la base idéologique des communismes d'Etat au XXème siècle. Il s'est constitué dans l'ignorance complète de tout un pan de celle-ci. Michel Henry pouvait ainsi aller, sans sourciller, jusqu'à définir le marxisme comme étant "l'ensemble des contresens qui ont été faits sur la pensée de Marx". A l'appui de cette affirmation, il y a le monumental travail de réinterprétation qu'il a fait de l'ensemble de son oeuvre.
(2) On voit bien ici, à travers la nature de cette dynamique, pourquoi le capitalisme moderne est intrinsèquement révolutionnaire, et, avec lui, la classe bourgeoise qui en a été l'instigatrice: il est ce mode historiquement tout à fait singulier de production qui ne peut se reproduire qu'en transgressant en permanence ses propres normes, ce que Marx avait, là encore, parfaitement saisi:"La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux alors que le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence." (Marx et Engels, Le manifeste communiste) Par exemple, ce qui caractérise la civilisation occidentale féodale du Moyen Age, c'est son refus intransigeant de ce qui est au coeur de la dynamique du capitalisme moderne, l'innovation:"Il n'est sans doute pas de secteur de la vie médiévale où un autre trait de mentalité, l'horreur des " nouveautés", n'ait agi avec plus de force antiprogressiste que dans le domaine technique. Innover était là encore plus qu'ailleurs une monstruosité, un péché. Il mettait en danger l'équilibre des économique, social et mental." (Le Goff, La civilisation occidentale du Moyen Age, p. 173) Tout au contraire, le capitalisme moderne ne peut exister et se reproduire qu'en innovant sans cesse, ce qui induit fondamentalement une culture de la transgression permanente des normes établies. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver ce type de discours dans la bouche de politiciens, farouches partisans de l'ordre établi, comme Sarkozy, qui nous situe en plein coeur de l'imaginaire transgressif du capitalisme:"Je pense qu'on se construit en transgressant, que l'on crée toujours en transgressant [...] L'intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c'est justement qu'elles permettent la transgression." ( cité par Michéa, Le Complexe d'Orphée, p. 30) Certainement, nombreux sont ceux qui se seraient imaginés, si je n'avais pas donné la référence de cette citation, qu'on devait avoir affaire là, à un dangereux subversif!
Notez que le même homme politique pouvait tout aussi bien appeler à la rescousse les valeurs conservatrices de la religion chrétienne pour affronter la crise de l'éducation dans le contexte d'une société qui en appelle à une culture de la transgression permanente de ses propres normes:" Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance." (Discours de Latran du 21-12-2007) Resterait à faire l'interprétation de cette forme de schizophrénie typique d'une droite à la fois libérale, sur le plan économique, et, conservatrice, sur le plan culturel, qui autorise à dire tout et son contraire; mais ce n'est pas le lieu de le faire ici. Remarquons quand même que ce genre de double discours trouve son expression dans la pratique: suite à son élection, en 2007, à la présidence de la République, il prétendait aller faire retraite quelques jours dans un monastère pour s'investir de la solennité de sa fonction, tenant compte de quoi, on le retrouvait quarante huit plus tard entrain de se dorer la pilule sur le yacht de son ami milliardaire Bolloré...
(3) Cette distinction entre deux concepts du travail est l'occasion de faire un sort à une critique injustifiée qui a été faite à K. Polanyi par le courant de la critique de la valeur (voir, Critique du substantivisme de Polanyi); on lui reprochait d'avoir naturalisé les notions de travail et d'économie sans voir que ce sont des choses qui n'existent que dans un cadre social-historique déterminé qui est le nôtre. Mais, si on lit Commerce et marché dans les premiers empires, beaucoup moins fréquenté que son oeuvre principale, La grande transformation, on voit très bien que Polanyi est tout à fait conscient de l'emploi historiquement situé de ces notions; il avait suffisamment étudié les données de l'anthropologie pour ne pas tomber dans un piège aussi grossier, données qui se résumaient ainsi pour lui, sur cette question:"Il n'y avait, en règle générale, aucun mot pour désigner l'idée d'économie. Autant qu'on puisse en juger, ce concept n'existait pas." (K. Polanyi, Commerce et marché dans les premiers empires, p. 137) On peut dire, à la rigueur, que dans ces sociétés étudiées par l'anthropologie, l'économie et le travail n'y existent que virtuellement, ou, à tout le moins, diluées dans l'ensemble des autres activités qui sont considérées comme les choses prioritaires de la vie: parenté, rites magico-religieux, fêtes, groupes d'âge et de sexe, etc. Travail et économie n'accèdent à la dignité de choses nommables et conceptualisables qu'à partir du moment où ils acquièrent une consistance propre par leur désencastrement des autres composantes de la vie humaine. Le travail (comme l'économie) ne naît véritablement qu'à partir du moment où il se sépare du reste des autres activités sociales pour constituer sa sphère propre; c'est alors que surgit notre monde, celui dans lequel le temps de vivre et le temps de travail ont été disjoint. Le revenu inconditionnel peut être compris, à ce niveau, comme un dispositif qui donne aux gens la possibilité de réunifier par eux-mêmes ce que le système industriel du salariat a séparé. A défaut, ce qu'on voit de plus en plus se développer, sous nos yeux, ce sont de nouveaux modes d'organisation managériale du travail qui deviennent invasifs pour les travailleurs en s'immisçant dans leur temps libre; exemple typique, la secrétaire qui travaille à domicile sur son ordinateur le dimanche pour la réunion de travail du lendemain.
On voit donc bien ici aussi en quel sens précis il faut prendre la notion de fin de travail que pourrait précipiter un dispositif comme le revenu inconditionnel. Il s'agirait plutôt d'un enterrement joyeux, si les choses se passaient bien.
De la prétendue "fin du travail"
Cependant, il ne faudrait pas conclure trop rapidement de ces analyses que le travail humain serait amené à disparaître prochainement sous le coup de la robotisation de la production. C'est ainsi que certains partisans du revenu inconditionnel ont pu justifier l'instauration de celui-ci au nom du thème de la fin du travail. Ce diagnostic mérite d'être sérieusement relativisé. Il y a deux choses à prendre en compte ici.
D'abord, ce que laisse raisonnablement présager l'évolution technologique pour la période qui s'annonce, concernant ses impacts sur le travail humain, ce n'est pas tant qu'il risque de disparaître, même si, il est vrai, cette évolution continuera à produire structurellement un chômage de masse. Mais, cela ne marquera sans doute pas pour autant la fin du travail. Ce qui risque plutôt d'arriver, comme me le laisse penser plusieurs sources d'information concordantes sur ce point, c'est une reconfiguration des catégories socio économiques des populations. Précisément, il y a de fortes chances de voir se creuser, de plus en plus, un fossé entre une petite élite qui aura accès à un travail hautement qualifié et créatif, très bien rémunéré, et une masse de plus en plus importante de gens réduits à des travaux déqualifiés et très mal payés, dans le domaine des services principalement, ce que Gorz, un philosophe français qui avait fini par se rallier à l'idée d'un revenu inconditionnel après y avoir été opposé, appelait des "travaux de serviteurs", c'est-à-dire, une forme du travail nous ramenant, d'une certaine façon, à un âge féodal: le livreur actuel de pizzas fournit le prototype de ce genre de travaux amenés à se développer. On peut tout aussi bien décrire cette perspective de transformation sociale économique, à la sauce marxiste, comme un processus de prolétarisation massif entraînant un déclassement et une paupérisation (appauvrissement) des classes moyennes. Pour une de ces sources d'information qui va dans le sens de cette analyse, voir par exemple, l'article, D'où viendra notre argent quand les robots occuperont nos emplois? Il est, à mon avis, impossible de prévoir précisément quelles pourraient être les conséquences sociales et politiques d'un telle transformation. On peut tout aussi bien imaginer qu'il en résulte une amplification supplémentaire des mouvements d'extrêmes droite, ou alors, un éventuel renouveau d'authentiques mouvements populaires d'émancipation. Ce qui est à peu près sûr, c'est que ces conséquences devraient être importantes, déjà pour cette raison très élémentaire, que ces classes moyennes constituaient jusqu'à présent un tampon efficace neutralisant le choc potentiel entre les élites, au sommet de la hiérarchie, accumulant pour elles-mêmes l'essentiel du pouvoir et de la richesse, et la masse des plus pauvres, pour maintenir le statut quo.
Ensuite, si on veut conserver une validité au concept de "fin du travail", ce n'est qu'à la condition de faire une distinction essentielle entre deux sens de la notion de travail: un sens anthropologique et un sens historiquement déterminé. Au premier sens, le travail est un invariant que l'on retrouve dans toutes les sociétés humaines. C'est ce concept du travail que l'on retrouve, par exemple, chez le philosophe allemand Hegel (XVIIIème-XIXème siècle), qui engage pour l'être humain une triple relation: avec la nature par quoi il la transforme selon ses besoins; avec les autres par quoi il accède à une forme de reconnaissance sociale; et, enfin, avec lui-même, par quoi il parvient à une forme d'accomplissement de soi. En ce sens, il n'y a effectivement pas de sens à pronostiquer la fin du travail sans même parler du fait que cela ne serait évidemment pas souhaitable. En revanche, l'hypothèse d'un revenu inconditionnel déconnecté du temps de travail devrait permettre de dépasser le sens historiquement déterminé que le capitalisme a donné à la notion de travail, la quantité abstraite de travail mesurée par les horloges mécaniques modernes de précision (à la différence des anciens instruments de mesure qui restaient très approximatifs). C'est, équipés de cette distinction clé, que nous pourrions nous autoriser à dire que la fin du travail au sens capitaliste du terme devrait permettre sa libération au sens anthropologique. (3) C'est dans ce cadre qu'on peut se demander dans quelle mesure le revenu inconditionnel constituerait un levier pour faciliter cette libération. Du moins, si on veut avoir affaire à sa version émancipatrice, il faut pouvoir l'envisager dans cette perspective.
De la nécessaire connexion de l'hypothèse du revenu inconditionnel avec d'autres institutions à imaginer
Mais, cette analyse ne saurait encore suffire pour envisager sérieusement l'hypothèse d'un revenu inconditionnel. Si une telle libération doit être rendue possible, il est certain qu'il faudra absolument coupler le revenu inconditionnel avec d'autres formes institutionnelles à développer. Pour commencer à s'en faire une idée, je me référerai à une expérimentation de revenu inconditionnel qui a été lancée en 2011, dans une région pauvre de l'Inde, dans le village de Panthbadodyia, et qui a donné, d'après l'étude qui en a été faite, des résultats incontestablement positifs. Sauf que les auteurs de cette étude mettent en avant une condition essentielle à cette réussite:"L'étude insiste sur l'importance de l'existence d'un tissu social actif pour le succès de l'expérience." ( N. J. d'Othée, Le revenu de base. Universellement applicable?) Ce qui est donc suggéré ici, c'est que pour produire ses effets vertueux, le revenu inconditionnel doit se situer dans le contexte d'un réseau dense de relations sociales. C'est justement ce qui pourrait rendre son application particulièrement problématique dans les sociétés de masse occidentales dont le tissu social a été gravement endommagé par l'extension sans frein de la logique marchande. D'où la question décisive à poser: quels autres types d'institutions devraient accompagner nécessairement le revenu inconditionnel de telle sorte qu'elles resocialisent, en même temps, les comportements?
Quoi qu'il en soit, au-delà du fait de savoir si l'on est a priori plutôt pour ou contre une telle mesure
(les gens, dans les sociétés occidentales, il ne faut pas se faire d'illusions, seraient très majoritairement contre, comme l'attestent toutes les données empiriques dont on dispose), son intérêt demeure néanmoins, pour cette raison très élémentaire, qu'elle a du moins ce grand mérite de nous conduire au coeur de questions tout à fait fondamentales pour notre condition d'êtres humains. Un économiste hétérodoxe (non libéral) comme Harribey, pourtant fermement opposé à cette hypothèse, qu'il formule dans les termes d'un revenu d'existence, le reconnaissait lui-même:"Le mérite des débats sur le revenu d’existence est de poser des questions fondamentales : qu’est-ce que la valeur fondée sur le travail ? Quel sens a la valeur du travail lui-même, c’est-à-dire quelle est sa place dans la société ? À quoi sert et d’où vient la monnaie ? Et finalement, qu’est-ce qui fait société?" (Faut-il défendre le revenu de base?, p. 10) En plus de ces questions universelles mises en jeu, il faut donc aussi y ajouter celles, particulières, qui nous conduisent au coeur des défis de notre temps. J'en aborderai ici deux qui serviront de trame au traitement de la problématique du revenu inconditionnel.
Le défi de la superfluité humaine
La tendance lourde du capitalisme moderne, depuis ses origines, que l'on peut faire remonter à la fin du XVème siècle en Angleterre, de ce point de vue, a été d'engendrer des masses toujours plus importantes d'êtres humains devenus superflus, un trop plein de vagabonds, d'apatrides, de vieux, d'invalides de toutes sortes, de chômeurs en fin de droit, etc. Comment donc se protéger contre la menace d’une organisation sociale, économique et technique, qui, en vertu de sa propre logique, doit produire une quantité industrielle de superfluité humaine?
Et même déjà, comme le notait quelque part Castoriadis, « une société où un seul individu se retrouve en situation de chômage involontaire est une société absurde. » Nous pensons, ici, particulièrement (même si c’est donc une frange beaucoup plus vaste du corps social qui est touchée), aux jeunes, qui doivent affronter cette question lourde d'angoisse: « Y-aura-il une place pour moi dans la société? » Ce qu'il faut bien voir, c'est le caractère quasiment inédit de cette question dans l'histoire de l'humanité. En effet, dans les anciennes organisations humaines, avant l'avènement des sociétés modernes de marché, il a toujours existé des formes ou d'autres de protection sociale qui mettaient, en règle générale, les individus à l'abri du péril de la superfluité. Cela veut donc dire qu'il a toujours existé des formes de ptotection sociale garantissant le droit à l'existence aux individus indépendamment de leur participation à l'effort productif. Par où l'on peut commencer à soupçonner que l'institution d'un revenu inconditionnel, contrairement à ce que laisserait croire le préjugé le plus répandu dans les sociétés occidentales, ne conduirait pas nécessairement les gens à ne plus rien faire. En tout cas, ce n'est pas du tout conforme aux enseignements que l'on peut tirer de l'histoire et de l'anthropologie. C'est pourquoi aussi, au fond, l'hypothèse d'un revenu inconditionnel n'a absolument rien d'aberrant, mais obéit, bien au contraire, plutôt à la norme dans l'histoire humaine. La grande différence, cependant, est que ces moyens de subsistance garantis ne prenaient pas autrefois une forme monétaire.
Pourquoi donc l’évolution de la vie civilisée a créé les conditions pour que se pose cette étrange, nouvelle et angoissante question de savoir si j'aurai une place dans la société? Quelles sont les racines historiques les plus profondes du phénomène propre aux temps modernes de la superfluité humaine? Et comment y remédier? Que la question de savoir s'il y aura une place pour moi dans la société n'ait même plus à se poser? Par le revenu inconditionnel?
Le défi du renouvellement des gisements du don ou réencastrement de l'économie.
Il y a donc ici une double formulation possible du défi à relever. La première héritée de l'anthropologie du don qu'a fondé Marcel Mauss, dans la première moitié du XXème siècle. La seconde, qui la complète parfaitement, est issue de l'oeuvre de l'historien et théoricien de l'économie, Karl Polanyi, sensiblement au cours de la même période. Je me limiterai, dans cette introduction, pour ne pas l'alourdir d'avantage, à la première. Il y a déjà bien assez de choses à dire sur elle. La seconde sera abordée dans la deuxième partie de ce chapitre.
Celles ou ceux qui suivent ce blog savent déjà pourquoi le thème du don y occupe une place centrale. Je soutiendrai ici l'idée que le revenu inconditionnel n'a de chances de produire des effets vertueux que s'il est appréhendé comme un don et non comme un dû (quelque chose auquel on aurait droit). A cette condition seulement, on peut espérer qu'il réenclenche, sur une grande échelle, des cycles de don de type réciprocitaire, hérité des sociétés primitives, et structuré suivant les trois séquences du donner, recevoir, rendre. Il est capital de préciser tout de suite qu'il ne peut exister aucune garantie certaine qui nous assure d'un retour de don, le rendre ou contre don. Par définition, un don n'en est un que si le donateur abandonne le droit d'exiger une contre partie en retour. Celle-ci, par principe, doit rester à la libre initiative du donataire (celui qui a reçu le don). C'est pourquoi, le don de type réciprocitaire est intrinsèquement lié à la liberté humaine et la garantit. C'est bien conforme à la définition du don telle qu'on la trouve dans le dictionnaire de sociologie édité en 1999, et qui le distingue de la forme- échange qui est celle d'une économie marchande: « C’est le juridique qui permet de distinguer les deux phénomènes [don et échange] : le droit d’exiger une contrepartie caractérise l’échange et manque dans le don. Donner, c’est donc se priver du droit de réclamer quelque chose en retour. »
C’est donc l’inconditionnalité du revenu qui garantit qu’il appartient au registre du don.
On abandonne le droit d'exiger quelque chose en retour. Ici, précisément, le collectif anonyme de la société donne, sans conditions à remplir en retour, un revenu d'existence suffisant à chacun pour couvrir les besoins de base ( nous reprenons de Castoriadis l'expression de collectif anonyme pour insister sur la notion d'anonymat: que le donateur reste anonyme est à la fois une singularité des formes modernes du don qui le distingue de ses formes primitives et ce qui garantit qu'il ne génèrera pas des relations personnelles de dépendance et de domination du donateur sur le donataire). C'est pourquoi, c'est une des premières choses à regarder quand on a affaire à un programme politique qui prétend instituer une forme de revenu d'existence: toujours observer s'il est assorti de conditions ou non pour prétendre le recevoir. Dans le premier cas, on aura très certainement affaire à une version qui n'a pas les potentialités émancipatrices du don réciproque. Il y juste une nuance à faire ici, ce que Caillé, un chercheur appartenant au courant de l'anthropologie du don, qui milite pour un revenu inconditionnel, qu'il présente comme un revenu de citoyenneté, appelle "l'inconditionnalité faible": dans cette déclinaison, on ne donnerait inconditionnellement le revenu qu'à ceux dont le niveau de vie est inférieur à un certain seuil. Il va de soi qu'un milliardaire comme Bolloré pourrait très bien s'en passer. C'est d'ailleurs l'occasion de préciser ici que l'instauration d'un revenu inconditionnel devrait sûrement se coupler avec celle d'un revenu maximum autorisé, ne serait-ce que pour juguler l'extraordinaire développement actuel des inégalités entre riches et pauvres. C'est, ce que préconise, par exemple Caillé, entre autres...
S'il est si important de pouvoir appréhender le revenu inconditionnel sur le registre d'un don de type réciprocitaire, c'est parce qu'il pourrait permettre d'apporter un remède à ce que nous appellerons, à la suite de Castoriadis, l'épuisement actuel des gisements anthropologiques nécessaires à la reproduction de n'importe quelle société humaine. En effet, il est crucial de voir que ce que le capitalisme moderne épuise, ce ne sont pas seulement des ressources naturelles (aspect qui, à lui seul, devrait déjà suffire à le remettre sérieusement en question pour quiconque est un minimum informé de la dévastation de la nature en cours...), mais aussi des gisements humains: "Sur ce plan, le capitalisme vit en épuisant les réserves anthropologiques constituées pendant les millénaires précédents. De même qu'il vit en épuisant les réserves naturelles." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 131) Il convient alors de préciser la signification de cet épuisement qui nous conduit au coeur de la crise anthropologique des sociétés modernes:"Nous touchons là un facteur fondamental […] l’intime solidarité entre un régime social et l’éventail des types anthropologiques nécessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capitalisme les a hérités de périodes historiques antérieures: le juge incorruptible, le fonctionnaire wébérien, l’enseignant dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une fierté. De tels personnages deviennent inconcevables dans la période contemporaine: on ne voit pas pourquoi ils seraient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthropologique qui est une création propre du capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien […] est entrain de disparaître." (Castoriadis, La montée de l'insignifiance, p. 91) Bien d'autres types pourraient encore y figurer, comme le politicien intègre soucieux du bien public, le médecin attaché à la santé de ses patients, l'agriculteur lié à sa terre etc. "L'entrepreneur schumpétérien", c'était le type du capitaliste hérité du XIXème siècle, qui investissait sur le long terme, dans des branches de la production industrielle. On a vu plus haut, pourquoi désormais, c'est la figure du spéculateur, sur le très court-terme, qui tend à le remplacer massivement: celui-ci, à la différence de l'entrepreneur des débuts du capitalisme, ne crée plus rien du tout. Ce que tous les autres types ont en commun, qui les font appartenir à un même éventail, c’est le fait d'être anti utilitaires et anti économiques, c'est-à-dire de ne pas avoir comme mobile prioritaire de leur travail, l'appât du gain. Le capitalisme, en soumettant l'ensemble de ces activités anti utilitaires à cette motivation, est condamné à les faire disparaître alors même qu'il ne pourrait plus se reproduire sans elles:"Logiquement [le capitalisme] devrait finir par désintégrer même les dimensions du passé pré-capitaliste qu'il a trouvées commodes, voire essentielles pour son propre développement. Il devrait finir par scier au moins l'une des branches sur lesquelles il était assis."(E. J. Hobsbawn, L'âge des extrêmes)
Il n'est donc pas bien difficile d'apercevoir qu'une société ainsi gangrénée par la logique du gain est condamnée à se décomposer dans la corruption généralisée: il est bien évident que si un juge avait pour motivation première de son travail l'argent, on ne voit effectivement plus au nom de quoi il pourrait résister à la tentation de vendre son jugement au plus offrant. On a suffisamment de symptômes d'une telle corruption de la vie sociale tout autour de nous pour ne pas avoir à se faire reprocher de verser dans le catastrophisme ici. Mais surtout, et ce n'est pas forcer l'interprétation du propos de Castoriadis que de dire que ces gisements anthropologiques en voie d'épuisement sont ceux du don. Ce que fait, par exemple, "l'enseignant dévoué à sa tâche", c'est, essentiellement, donner de soi-même, conformément à la formule du don que donnait le poète Ramuz dans on roman, Farinet ou La fausse monnaie:"On ne donne rien tant qu'on ne se donne pas soi-même."
Il a fallu en passer par tout ce cheminement pour que, désormais, apparaisse, avec toute la clarté souhaitable, l'idée qu'une version émancipatrice du revenu inconditionnel, couplée à d'autres institutions à imaginer, pourrait permettre de réalimenter ces gisements en voie d'épuisement. C'est pourquoi, je soutiendrai la thèse voulant que si cette mesure ne permettait pas de réenclencher, sur une grande échelle, ces cycles de don de type réciprocitaire, suivant le schème ternaire du donner, recevoir, rendre, elle mériterait clairement d'être abandonnée...
Plan qui sera suivi:
1) La question de la superfluité humaine
a) Le mouvement des enclosures de la terre (l'histoire, le droit et la justice, la liberté, la société et l'Etat, les échanges, la culture, le travail)
b) La question de la famine dans le monde actuel (la société et l'Etat, la culture, les échanges, l'histoire, la justice et le droit, la liberté)
c) Les racines historiques de l'institution du camp de concentration totalitaire (la politique, la société et l'Etat, la justice et le droit, la liberté, l'histoire, le travail)
d) La gestion libérale de la superfluité humaine: la fable des chèvres et des chiens (la société et l'Etat, le vivant, le travail)
e) Thomas Paine et le revenu inconditionnel (la justice et le droit, l'histoire)
2) La question du renouvellement des gisements du don ou réencastrement de l'économie
a) Le marteau de l'économie et la question de la confiance mutuelle (la société, la religion, le travail, la vérité, le bonheur, la morale, autrui)
b) Revenu inconditionnel, revenu de citoyenneté: les bases anthropologiques d'un revenu de citoyenneté, à venir
c) Revenu inconditionnel, revenu de citoyenneté: dimension politique de la question (la politique, l'Etat et la société, la liberté)
d) Travailler pour avoir un revenu ou avoir un revenu pour travailler (le travail, la société, la liberté)
e) Epilogue: revenu inconditionnel-monnaies locales-institutions des communs, à venir
(1) Texte important de Marx dont la première édition n'a été rendue accessible au public qu'en 1953, soit, 70 ans après sa mort, parmi d'autres textes, qui eux aussi ont du attendre longtemps (la Critique de la philosophie de l'Etat de Hegel, L'idéologie allemande, Les manuscrits de 1844; voir, par exemple, ce qu'en dit Michel Henry dans, Du communisme au capitalisme, théorie d'une catastrophe, pp. 26-27) On à là un bon aperçu de l'énorme ampleur du problème que pose la filiation du marxisme élaboré par Plekhanov, Lénine, Trotsky et compagnie avec l'oeuvre de Marx elle-même, et qui a fourni la base idéologique des communismes d'Etat au XXème siècle. Il s'est constitué dans l'ignorance complète de tout un pan de celle-ci. Michel Henry pouvait ainsi aller, sans sourciller, jusqu'à définir le marxisme comme étant "l'ensemble des contresens qui ont été faits sur la pensée de Marx". A l'appui de cette affirmation, il y a le monumental travail de réinterprétation qu'il a fait de l'ensemble de son oeuvre.
(2) On voit bien ici, à travers la nature de cette dynamique, pourquoi le capitalisme moderne est intrinsèquement révolutionnaire, et, avec lui, la classe bourgeoise qui en a été l'instigatrice: il est ce mode historiquement tout à fait singulier de production qui ne peut se reproduire qu'en transgressant en permanence ses propres normes, ce que Marx avait, là encore, parfaitement saisi:"La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux alors que le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence." (Marx et Engels, Le manifeste communiste) Par exemple, ce qui caractérise la civilisation occidentale féodale du Moyen Age, c'est son refus intransigeant de ce qui est au coeur de la dynamique du capitalisme moderne, l'innovation:"Il n'est sans doute pas de secteur de la vie médiévale où un autre trait de mentalité, l'horreur des " nouveautés", n'ait agi avec plus de force antiprogressiste que dans le domaine technique. Innover était là encore plus qu'ailleurs une monstruosité, un péché. Il mettait en danger l'équilibre des économique, social et mental." (Le Goff, La civilisation occidentale du Moyen Age, p. 173) Tout au contraire, le capitalisme moderne ne peut exister et se reproduire qu'en innovant sans cesse, ce qui induit fondamentalement une culture de la transgression permanente des normes établies. Il ne faut donc pas s'étonner de trouver ce type de discours dans la bouche de politiciens, farouches partisans de l'ordre établi, comme Sarkozy, qui nous situe en plein coeur de l'imaginaire transgressif du capitalisme:"Je pense qu'on se construit en transgressant, que l'on crée toujours en transgressant [...] L'intérêt de la règle, de la limite, de la norme, c'est justement qu'elles permettent la transgression." ( cité par Michéa, Le Complexe d'Orphée, p. 30) Certainement, nombreux sont ceux qui se seraient imaginés, si je n'avais pas donné la référence de cette citation, qu'on devait avoir affaire là, à un dangereux subversif!
Notez que le même homme politique pouvait tout aussi bien appeler à la rescousse les valeurs conservatrices de la religion chrétienne pour affronter la crise de l'éducation dans le contexte d'une société qui en appelle à une culture de la transgression permanente de ses propres normes:" Dans la transmission des valeurs et dans l’apprentissage de la différence entre le bien et le mal, l’instituteur ne pourra jamais remplacer le pasteur ou le curé, même s’il est important qu’il s’en approche, parce qu’il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d’un engagement porté par l’espérance." (Discours de Latran du 21-12-2007) Resterait à faire l'interprétation de cette forme de schizophrénie typique d'une droite à la fois libérale, sur le plan économique, et, conservatrice, sur le plan culturel, qui autorise à dire tout et son contraire; mais ce n'est pas le lieu de le faire ici. Remarquons quand même que ce genre de double discours trouve son expression dans la pratique: suite à son élection, en 2007, à la présidence de la République, il prétendait aller faire retraite quelques jours dans un monastère pour s'investir de la solennité de sa fonction, tenant compte de quoi, on le retrouvait quarante huit plus tard entrain de se dorer la pilule sur le yacht de son ami milliardaire Bolloré...
(3) Cette distinction entre deux concepts du travail est l'occasion de faire un sort à une critique injustifiée qui a été faite à K. Polanyi par le courant de la critique de la valeur (voir, Critique du substantivisme de Polanyi); on lui reprochait d'avoir naturalisé les notions de travail et d'économie sans voir que ce sont des choses qui n'existent que dans un cadre social-historique déterminé qui est le nôtre. Mais, si on lit Commerce et marché dans les premiers empires, beaucoup moins fréquenté que son oeuvre principale, La grande transformation, on voit très bien que Polanyi est tout à fait conscient de l'emploi historiquement situé de ces notions; il avait suffisamment étudié les données de l'anthropologie pour ne pas tomber dans un piège aussi grossier, données qui se résumaient ainsi pour lui, sur cette question:"Il n'y avait, en règle générale, aucun mot pour désigner l'idée d'économie. Autant qu'on puisse en juger, ce concept n'existait pas." (K. Polanyi, Commerce et marché dans les premiers empires, p. 137) On peut dire, à la rigueur, que dans ces sociétés étudiées par l'anthropologie, l'économie et le travail n'y existent que virtuellement, ou, à tout le moins, diluées dans l'ensemble des autres activités qui sont considérées comme les choses prioritaires de la vie: parenté, rites magico-religieux, fêtes, groupes d'âge et de sexe, etc. Travail et économie n'accèdent à la dignité de choses nommables et conceptualisables qu'à partir du moment où ils acquièrent une consistance propre par leur désencastrement des autres composantes de la vie humaine. Le travail (comme l'économie) ne naît véritablement qu'à partir du moment où il se sépare du reste des autres activités sociales pour constituer sa sphère propre; c'est alors que surgit notre monde, celui dans lequel le temps de vivre et le temps de travail ont été disjoint. Le revenu inconditionnel peut être compris, à ce niveau, comme un dispositif qui donne aux gens la possibilité de réunifier par eux-mêmes ce que le système industriel du salariat a séparé. A défaut, ce qu'on voit de plus en plus se développer, sous nos yeux, ce sont de nouveaux modes d'organisation managériale du travail qui deviennent invasifs pour les travailleurs en s'immisçant dans leur temps libre; exemple typique, la secrétaire qui travaille à domicile sur son ordinateur le dimanche pour la réunion de travail du lendemain.
On voit donc bien ici aussi en quel sens précis il faut prendre la notion de fin de travail que pourrait précipiter un dispositif comme le revenu inconditionnel. Il s'agirait plutôt d'un enterrement joyeux, si les choses se passaient bien.
Bonjour à vous,
RépondreSupprimerEncore bravo pour votre travail - on ne s'en lasse décidémment pas...
Il nous semble que sur la question du salaire, du travail, de l'emploi, etc. il y a de véritables interrogations à mener, que B. Friot traite à sa façon, mais qui nous paraît reposer sur des postulats que vous ne discutez malheureusement pas.
Ce n'est certainement pas ici le lieu d'un exégèse approfondie, mais pour aller vite, l'idée d'un revenu garanti, si répandue, ne nous semble pas si pertinente que ça, et gagnerait largement à se confronter à celle, inexistant et pourtant issue du mouvement ouvrier, d'une égalité des revenus.
Sur ce dernier point, quelques ébauches de réflexion, d'abord philosophique :
"Valeur, égalité, justice, politique : de Marx à Aristote et d’Aristote à nous" de Castoriadis :
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article275
Puis politique :
"La hiérarchie des salaires et des revenus" du même :
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article404
Quelques tentatives de réflexions à partir du mouvement contre la réforme des retraite du mois d'octobre 2010 :
Tract "Egalité des revenus pour tout le monde !"
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article398
Un compte-rendu de réunion publique, où nous essayions de nous confronter à l'idée du revenu garanti :
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article431
Enfin, un essai d'analyse du mouvement social, où la question de l'égalité des revenus nous paraît particulièrement pertinente à plusieurs égards, y compris écologique (plutôt vers la fin...) :
http://www.magmaweb.fr/spip/spip.php?article436
Peut-être une recherche / discussion commune sur ces questions pourrait-elle se révéler fertile ?
Bon courage à vous tous (et bonne chance aux terminales !)
LC
J'en prend note sur mon agenda quand j'aurai assez de temps libre pour me pencher de façon plus fine sur la question car toute cela soulève effectivement des questions essentielles.
RépondreSupprimerAmicalement.