samedi 31 août 2019

1) Notes de lecture, P. Clastres, Archéologie de la violence, la guerre dans les sociétés primitives

L'auteur aborde de façon tout à fait originale la question de la guerre dans les sociétés primitives, en allant à contre-courant des représentations que la pensée occidentale s'en est faite depuis les débuts de la découverte des Amériques à la fin du XVème siècle. Ce qui a d'abord été massif, pour Clastres, c'est l'impossibilité de penser de telles sociétés d'après l'idée qu'à peu près tous les penseurs se faisaient de ce que doit être une société pour être véritablement une société.

 Il en a découlé une inaptitude complète à penser le phénomène de la guerre et sa signification, dans les sociétés primitives; les deux seules exceptions qui ont su poser un regard neuf libéré du carcan traditionnel, et capables de les envisager comme des sociétés à part entière, étant Montaigne et La Boétie, ce qui signale leur importance pour l'histoire des idées. En dehors d'eux, il y avait un consensus, encore largement partagé aujourd'hui, pour dire qu'une société, par définition, doit se répartir en maîtres et en sujets, entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent (p. 8). Il découle de ce présupposé fondamental que les sociétés sauvages rencontrées par les premiers explorateurs européens ne pouvaient être de véritables sociétés, puisque qu'on n'y trouve pas cette division:"une société sans gouvernement, sans Etat, n'est pas une société." (p. 12). Pour des développements sur cet aspect ô combien déroutant pour nous des formations sociales primitives, voir le comparatif entre les chefferies primitives et archaïques. Suivant la fomule consacrée à l'époque de leur découverte, au XVIème siècle, on en avait conclu qu'il s'agissait d'êtres "sans foi, ni loi, ni roi" , auxquels manquaient donc tous les ingrédients essentiels pour en faire des êtres véritablement humains; on ne trouvait pas plus chez eux un gouvernement qu'une religion au sens d'un culte rendu à un dieu, ou un code juridique quelconque.
 A partir de là, le phénomène de la guerre, partout répandu, semblait pouvoir s'expliquer facilement: c'est justement parce qu'ils ne forment pas encore véritablement une société que les primitifs sont des "êtres-pour-la-guerre" (p. 10) C'est chez Hobbes que cette représentation a trouvé sa formulation classique. La théorie de l'état de guerre de tous contre tous, qu'il avait imaginé décrire, à titre de simple fiction, comme ce que serait l'état de nature des hommes si la société n 'existait pas, semblait trouver sa pleine et entière confirmation dans les récits des voyageurs, affluant des quatre coins du monde, pour relater leurs premières rencontres avec les sauvages: on y constatait quasiment partout un penchant belliqueux prononcé.
Le regard censé beaucoup plus pointu apporté ultérieurement par l'anthropologie, constituée en tant que discipline à vocation scientifique, a pourtant versé dans le défaut symétrique, à suivre Clastres. Le consensus a été de finir par dire, au contraire, que les sociétés primitives sont des sociétés contre la violence, des sociétés qui font tout pour conjurer la menace de la guerre. L'auteur voit là une déformation des choses qui viendrait d'un processus de déculturation des sociétés primitives. On sait que la grande difficulté de l'anthropologie consiste à avoir travaillé, depuis ses débuts, en tant que discipline scientifique (dans les années 1860), sur un matériau qui avait déjà subi de profondes transformations au contact du colonisateur blanc: et une des premières d'entre elles a été d'aller dans le sens d'une politique d'éradication de la violence par  une sorte de "pacificisme forcé", très paradoxal et problématique  qui a complètement changé le visage de ces sociétés (c'est en tenant compte de cette donnée essentielle qu'il faudra aborder la question des conflits inter-ethniques qu'on voit resurgir, surtout sur le continent africain. Là où les structures étatiques ne sont plus assez solides pour contenir le potentiel de guerre des tribus et clans, on voit poindre le retour du refoulé sous des formes excacerbées) Dans ces conditions, "la guerre primitive est invisible car il n'y a plus de guerriers pour la faire." (p. 14) Le contre-exemple parfait, ce sont les rares sociétés comme celle des Yanomami d'Amazonie, qui, parce qu'elles ont pu rester à l'écart de l'influence occidentale, ont conservé le phénomène guerrier dans toute son ampleur et sa signification originelle.
Guerrier Yamomami
 C'est tout à fait conforme à ce que les premiers observateurs n'avaient cessé de relever, au tout début du processus de colonisation: la guerre est omniprésente dans ces sociétés. Voilà déjà qui égratigne sérieusement le mythe anti-hobbesien, et tout aussi bancal à sa façon, du bon sauvage vivant en paix. Penser la guerre dans les sociétés primitives supposera donc de dépasser ces deux clichés symétriques: ou la bête féroce ou le doux sauvage.

Approches naturaliste, économiste ou échangiste de la guerre
Victime de cet artefact, issu de la transformation de son objet, l'ethnologie en est venue à manquer le phénomène de la guerre, pourtant central dans ces sociétés. L'auteur distingue trois approches dont aucune n'a pu préciser correctement sa signification: l'approche naturaliste, économiste et échangiste (p. 15)
On peut rattacher le nom de Leroi Gourhan à l'approche naturaliste qui trouvera un large écho dans le sens commun de nos sociétés. Pour elle, la violence est inscrite biologiquement dans notre espèce et les guerres primitives ne feraient qu'exhiber ce penchant naturel à nous étriper les uns les autres, dont l'origine se trouverait dans la conversion à la chasse au gros gibier, qu'on peut faire remonter, au moins, à l'australopithèque, il y a quelques trois millions d'années. La guerre ne serait ainsi que le prolongement  de la chasse suivant le principe d'"une chasse à l'homme" (p. 18), et réciproquement, la chasse serait une guerre menée au gibier. Le premier reproche qu'on peut faire à cette approche, qu'aurait pu difficilement deviner Clastres à son époque, est de mal s'accorder avec ce qu'on a pu découvrir de plus récent concernant nos lointains ancêtres australopithèques. Comme le relate le primatologue F. de Waal, on a argué du fait d'avoir retrouvé des traces de coups mortels sur les restes exhumés par l'archéologie pour défendre l'idée d'un état de guerre primordial; en réalité, on a maintenant de bonnes raisons de supposer qu'elles auraient été causé par des prédateurs et non par des tueries entre membres de l'espèce: d'après cette hypothèse, c'est bien d'avantage la peur d'être chassé que la férocité de la guerre offensive qui aurait marqué les débuts du processus d'hominisation. Quoi qu'il en soit, le deuxième reproche qu'on fera à cette approche naturaliste, sur lequel Clastres insiste bien cette fois, à juste titre, c'est de confondre l'agressivité spécifique à la guerre et l'esprit de la chasse. En réalité, si on veut se situer à un niveau purement biologique, ce que refuse de faire Clastres, on constatera déjà que, contrairement à un préjugé courant, ce ne sont pas les espèces carnivores qui ont tendance à être les plus agressives, mais plutôt celles à dominante végétarienne; il n'est que d'assister à un combat entre étalons ou chimpanzés souvent prêts à s'entretuer, chose qu'on aurait du mal à trouver chez les lions, pour se convaincre que chasse et agression sont deux ordres de réalité bien distincts. Bien plus, en économisant une grande quantité d'énergie qu'il faudrait dépenser pour la chasse, le régime non carné la rend disponible pour intensifier l'agressivité entre membres apparentés de la même espèce: l'agressivité est donc liée spécifiquement  à la guerre en ceci  qu'elle les retourne les uns contre les autres. Clastres préfère mettre en avant les données proprement anthropologiques pour appuyer cette distinction essentielle chasse/agressivité: si la guerre n'était qu'un simple prolongement de la chasse, elle devrait avoir comme finalité première l'alimentation, comme cette dernière; or, c'est justement ce que l'on ne constate pas:"même chez les tribus cannibales, le but de la guerre n'est jamais de tuer les ennemis pour les manger." (p. 20) Même si Clastres ne le mentionne pas, on peut même aller jusqu'à dire que dans l'imaginaire primitif chasse et guerre sont plutôt des activités antagonistes: en effet, si le gibier est considéré comme un membre à part entière de la parenté du chasseur, suivant le principe voulant que l'animal descend de l'homme, à l'inverse du nôtre, en revanche, l'ennemi, à la guerre, est destiné à rester un étranger à l'endroit duquel il n'y a aucune raison de se montrer amical. Le primitif lui-même considérerait comme une aberration de voir la guerre comme un simple prolongement de la chasse quand l'une renvoie plutôt à l'amitié et l'autre à l'agressivité.
La démarche de l'auteur sera donc d'aller à contre-courant de l'approche naturaliste et plutôt que de rabattre la guerre sur l'ordre de la nature, de montrer qu'elle fait signe vers des facteurs culturels tenant à la spécificité des formations sociales primitives. Ici, en négligeant complètement le facteur biologique, on pourrait reprocher à Clastres  de trop céder à un penchant traditionnel de l'anthropologie qui est de vouloir souligner exagérément l'irréductibilité du social au biologique. C'est de bonne guerre, si l'on peut dire, pour défendre son territoire; mais, ce faisant, il semble qu'elle est amenée souvent à sous-estimer le poids de ces facteurs biologiques et faire finalement peu de cas de la théorie de l'évolution. Il faudrait ici étudier dans le détail les parallèles qu'on pourrait faire entre les guerres telles que les communautés de chimpanzés peuvent les mener entre elles et ce que l'on peut observer dans le monde humain, sachant qu'il s'agit là d'un de nos deux plus proches parents sur l'arbre de l'évolution (l'autre, pour compliquer les choses, étant d'un caractère très différent, le bonobo). L'analyse clastrienne, cependant, conduirait à poser de sérieuses limites à une telle entreprise du fait de la structure non hiérarchisée des communautés humaines primitives, très différente de celle des chimpanzés, mais, en contrepartie, beaucoup plus proche de celle des bonobos, vue sous cette angle. C'est sûrement là un point sur lequel il serait particulièrement important de s'attarder, situé à la frontière du biologique et du social...
Tout autant que la précédente, l'approche économiste aura pour elle le sens commun de notre époque. Elle se fonde sur la représentation traditionnellement misérabiliste que nous avons d'une économie primitive qui serait fondamentalement marquée par la pénurie et la misère. Dans ces conditions, la guerre serait l'expression d'une lutte entre groupes  pour s'accaparer les rares sources de subsistance disponibles. C'est le marxisme qui a voulu donner à cette conception sa forme la plus achevée (Clastres ici rabat le marxisme purement et simplement sur la pensée de Marx lui-même, comme tant d'autres l'ont fait, mais passons sur ce point qu'il faudrait sans cesse réouvrir à la discussion). Dans la théorie marxiste des stades de production, l'état de misère initial de l'humanité est un passage obligé; puisque la loi fondamentale du devenir historique est censée être celle du développement des forces productives, il faut bien partir d'un état 0 de celles-ci qui coïncide pleinement avec la représentation misérabiliste des temps de l'âge de pierre. Problème: l'anthropologie héritée de l'oeuvre de Sahlins ou Lizot ont sérieusement égratigné cette façon de voir au point de faire des sociétés primitives de véritables sociétés d'abondance (voir Sahlins, Age de pierre âge d'abondance). Si on a pu reprocher à Sahlins de surestimer cette profusion, il n'en reste pas moins que ces analyses concordent autrement mieux avec les compte rendus faits par les premiers voyageurs qui donnaient plutôt le portrait de véritables sociétés de loisir, difficilement compatibles avec l'idée d'une lutte incessante et harassante pour la survie. C'est en ce sens que Sahlins avait relevé l'incohérence de la critiques des Indigènes par les Occidentaux: d'un côté on les présentait comme vivant sur une base de misère matérielle, et, en même temps, on leur reprochait leur mode de vie indolent et oisif qui suppose, au contraire, d'être à l'abri du besoin. A sa suite, Clastres souligne bien l'incohérence du discours économiste: il faudrait dire à la fois que ces sociétés primitives sont marquées par une lutte épuisante pour la survie mais qu'elles trouvent quand même le temps et l'énergie, en plus, pour s'entretuer en permanence.
Il a pu arriver dans deux circonstances bien précises que cette abondance laisse place à la rareté et puisse, éventuellement, engendrer des guerres: soit par une calamité naturelle faisant disparaître les ressources vitales, soit par la conjonction d'un écosystème fermé (une île isolée au milieu de l'océan, par exemple) avec une démographie galopante. Mais, il serait bien difficile d'en faire la règle générale, sans compter qu'un milieu hostile semble tout aussi bien pouvoir s'accompagner d'un développement de la coopération entre groupes (cas des Eskimo du Groënland) que d'une situation de guerres endémique (cas des Aborigènes au milieu de leur désert, réputés pour avoir été toujours prêts à aller faire la guerre:"Ceux qui ont vécu parmi les Aborigènes savent qu'ils s'attendent en permanence à combattre" , comme le résumait B. Smyth).
Aborigène
Poser un déterminisme strict conduisant automatiquement de la pénurie à la guerre n'est donc pas vraiment conforme au matériau ethnographique disponible. Si donc l'économique n'est pas lié intrinsèquement à la guerre, alors demeure la voie politique à explorer, qui sera celle que privilégie Clastres.
Avant d'en venir là, reste l'approche échangiste à récuser. C'est Lévi-Strauss qui lui a donné ses lettres de noblesse. On peut l'introduire en la présentant comme formant une symétrie parfaite avec celle, naturaliste, de Hobbes. Pour ce dernier, l'état primitif est celui de la guerre de tous contre tous; pour Lévi-Strauss, il est celui de l'échange de tout entre tous qu'il voit se manifester en premier dans l'universalité de l'interdit de l'inceste obligeant partout à l'échange de femmes entre communautés. Dans ce cadre, la guerre ne se manifeste que là où l'échange a échoué; elle ne peut alors relever que d'un accident destiné à rester contingent relativement à l'essentiel: l'échange. Lévi-Strauss peut aller jusqu'à parler de la société primitive comme d'une "société contre-la-guerre". (p. 56) En paraphrasant la célèbre formule de Clausewitz, on pourrait dire alors que la guerre est la poursuite des échanges par d'autres moyens. Cela semble être typiquement la cas de cette tribu amazonienne qui explique que les guerres qu'elle mène contre ses voisins constituent une forme de troc: vous nous volez une femme, alors nous allons vous en reprendre une de force. Il est en effet établi qu'un des buts les plus constants de la guerre, affirmé par les sociétés primitives elles-mêmes, est la capture de femmes (p. 54). Comme P. Rospabé l'a bien développé, la femme figure, en tant que source génitrice de vie, parmi les biens les plus précieux dans les sociétés primitives. Mais alors, comme le relève Clastres, dans cette logique, il devrait être plus avantageux de se les procurer par la guerre puisqu'on peut en gagner sans en perdre, à la différence du canal de l'échange où c'est donnant-donnant.Trois autres reproches peuvent être adressés à cette conception. Une difficulté majeure à laquelle elle se heurte tout de suite est de mal s'accorder avec cette donnée anthropologique de base que la guerre est bien un phénomène constant et quasi-universel qui semble exprimer quelque chose d'essentiel des sociétés primitives que la conception échangiste manque en le réduisant à un accident malheureux (p. 33). Ensuite, même si Clastres ne le note pas, il faut bien dire que le discours de Lévi-Strauss est plus ou moins envahi par l'illusion cattalactique (cattalaxie = la science des échanges) que K. Polanyi avait lourdement critiqué comme typique de ce qui a déformé la pensée occidentale touchant le commerce dans l'histoire, et qui consiste à voir de l'échange partout. Si quelque chose est bien centrale dans les sociétés primitives, qui relève de transactions entre groupes, il est de l'ordre de la réciprocité qu'il faut soigneusement distinguer de l'échange, proprement dit. La réciprocité relève du don tandis que le terme d'échange devrait être réservé aux  transactions marchandes: dans la réciprocité ce qui compte en premier est le lien noué avec le partenaire; dans l'échange, c'est l'acquisition du bien. On peut concéder à Lévi-Strauss d'avoir finalement bien aperçu que les transactions relevaient essentiellement du don réciproque dans les conditions sociales primitives. Il n'en reste pas moins que, retraduit ainsi, l'erreur symétrique de Hobbes et Lévi-Strauss peut se formuler ainsi: si Hobbes manque la réciprocité, Lévi-Strauss rate la guerre. Réciprocité et guerre expriment bien pourtant, tous deux, quelque chose d'essentiel des sociétés primitives.  Restera alors à poser la question de la façon dont s'articulent ensemble ces deux plans, de prime abord contradictoires: l'alliance par la réciprocité ou l'hostilité par la guerre. Enfin, dernière critique, ce que néglige complètement Lévi-Strauss qui va jouer un rôle de première importance dans la génèse clastrienne des guerres primitives, c'est que les communautés de l'âge de pierre sont avant tout tournées vers un idéal d'indépendance économique, incompatible avec une réduction de la société à l'ouverture des transactions avec l'étranger. L'idéal d'autarcie de ces sociétés est anticommercial au possible. En ce sens, loin d'être une société-pour-l'échange, comme le soutient Lévi-Strauss, la société primitive est plutôt une société contre l'échange (p. 54). Et cette visée autarcique est elle-même subordonnée à une finalité politique qui touche à la conservation de la structure fondamentale des sociétés primitives.
C'est en tenant compte de cette observation que nous sommes conduits vers l'analyse clastrienne de la genèse de la guerre dans les sociétés primitives. Elle exprimera donc bien quelque chose d'essentiel de leur être qui nous renvoie à sa dimension avant tout politique. Ce sera l'objet de la seconde partie...


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