Certaines précisions préalables s'imposent pour s'entendre sur le sens des termes-clés employés ici:
- Par "dialectique", on entend un mode de pensée s'efforçant de saisir un processus animé par une dynamique présentant deux aspects contradictoires entre eux, dont l'un peut contenir le ferment de l'autre, et vice-versa, toute la difficulté étant de parvenir à saisir cette forme d'engendrement mutuel. Suivant ce qui a été développé dans la partie précédente, il est facile d'en déduire qu'il s'agira de penser conjointement liberté et esclavage à l'oeuvre dans le processus d'urbanisation soumis aux conditions nouvelles qu'impose le capitalisme moderne, en montrant comment la forme inédite d'oppression qu'il institue renferme des possibilités d'émancipation, et, réciproquement, comment celles-ci peuvent être noyautées par des formes renouvelées de domination. Notons bien que c'est là une précision qui a une portée très générale: apprendre à penser philosophiquement, c'est commencer par faire l'effort de s'élever au-dessus du niveau le plus rudimentaire de la pensée qui se déroule sur un mode binaire: c'est noir ou c'est c'est blanc, bien ou mal, vrai ou faux, etc. On y parvient, et il ne faut pas se cacher que c'est une chose difficile qui demande beaucoup d'application, en accédant au mode dialectique qui s'efforce de percer le blanc dans le noir et vice versa, conformément à l'antique symbole de la philosophie chinoise du Tao (la pensée occidentale n'ayant évidemment pas le monopole du dialectique, même si elle l'a élaboré suivant une modalité bien à elle, d'après une conscience historique s'efforçant de déceler dans le devenir des civilisations urbaines une progression vers la liberté, comme on l'a laissé entendre à la fin de la partie précédente):
- Ensuite, le terme "capitalisme" est sans aucun doute épineux à définir préliminairement. On pourrait remplir une bibliothèque entière de polémiques et débats qui restent ouverts à ce jour autour d'une définition qui mettrait tout le monde d'accord. Il sera pris ici au sens qui nous semble être le plus fécond pour introduire le sujet, en partant des schémas que K. Marx exposait qui permettent de distinguer entre une économie marchande simple et une économie marchande qui devient capitaliste. Une économie marchande simple se donne à saisir suivant le schéma M-A-M' où M et M' symbolisent les marchandises échangées et A, l'argent comme intermédiaire: dans ce cadre, il ne reste qu'un moyen pour obtenir des marchandises recherchées en vue de satisfaire des besoins humains. Ici, on dira que la valeur d'usage se soumet encore la valeur d'échange au sens où la production reste orientée en priorité suivant les besoins de la vie humaine. On peut commencer à parler de capitalisme quand s'inversent les termes d'une économie marchande simple, où donc l'argent s'autonomise en accédant au statut de finalité de l'échange, soit ce qui correspond au schéma A-M-A' dans lequel A' représente une valeur supérieure à A: le but d'une économie capitaliste devient ainsi, non plus de produire des biens répondant à des besoins humains, des valeurs d'usage, mais de transformer une somme d'argent en une somme supérieure, par exemple, 1 000 euros en 2 000, puis en 3 000, et ainsi de suite, sans terme assignable: c'est ce qu'on appelle l'accumulation du capital qui devient but en soi, soit, à proprement parler, du "capital-isme". Il représente donc une inversion radicale de l'ordre des priorités: la valeur d'échange se soumettant la valeur d'usage, il sera de moins en moins question d'organiser la production en vue de répondre à des besoins de la vie humaine, mais suivant l'impératif d' augmenter une quantité d'argent donnée non consommée, soit, un capital dont on dispose. Nous l'accompagnons de l'adjectif "moderne" pour donner à penser qu'on rencontre déjà, dès l'antiquité, des formes de capitalisme (en Orient aussi bien qu'en Occident), mais dont le développement a été avorté, et qui sont restées, pour cette raison, sans commune mesure avec celui que nous connaissons aujourd'hui. On aura rapidement, dans la suite, un élément de réponse pour comprendre cette différence fondamentale.
-Chronologiquement, précisons encore comment situer ce qu'on appelle "moderne": le capitalisme dont on traitera ici s'étale sur une époque allant du XVI au XIXème siècle, et on pourrait même aller jusqu'à en retrouver les premiers ferments plus loin encore dans le temps, dès le Moyen Age, sans aller jusqu'à dire, comme certains, qu'il est déjà constitué à cette époque: on laisserait échapper avec cette façon simpliste de voir la chose prenant de sacrés raccourcis, toute la genèse historique que sa forme véritablement achevée a nécessité. Une transformation aussi colossale de la civilisation qu'il suppose n'a évidemment pu se faire que sur un temps long.
-Il faut enfin apporter une dernière précision en attirant l'attention sur le fait qu'on parle ici au singulier de "la civilisation urbaine", à la différence de la partie précédente. La raison en est que cette dialectique sera centrée sur la civilisation occidentale puisque c'est là que le capitalisme moderne s'est d'abord formé. On ne préjuge en rien par là de la façon éventuellement différente dont les choses ont pu se passer dans d'autres régions du monde, maintenant qu'il s'est mondialisé.
De la contradiction entre l'impératif économique d'accumulation du capital et l'impératif politique de gouvernabilité
Dans un processus pensé de façon dialectique, ce qui alimente son mouvement, c'est la contradiction qu'il contient entre ses deux aspects. Ici, on partira de deux impératifs, économique et politique, qui se sont heurtés de plein fouet pour les classes supérieures de la société. Il sera fructueux de s'appuyer sur un texte qui mérite d'être un peu longuement cité tant il offre un bon point d'ancrage pour comprendre le sens de la dialectique à l'oeuvre dans le processus d'urbanisation sous les conditions du capitalisme moderne. Son auteur, J. Millar, un représentant des Lumières écossaises du XVIIIème siècle, était aussi un adepte du libéralisme économique tel qu'A. Smith en avait exposé les fondements théoriques à la même époque, annonçant la Révolution industrielle du XIXème siècle, ce grand bouleversement qui a fini de changer complètement la face du monde, et à partir duquel le capitalisme va pouvoir rentrer dans une phase d'expansion illimitée jusqu'à nos jours, à la différence de ceux qu'on rencontrait dans les périodes antérieures qui n'ont jamais pu bénéficier de l'application des découvertes de la science moderne aux techniques de production, soit ce qui a donné le machinisme alimenté aux énergies fossiles (le gaz, le charbon et le pétrole principalement et par ordre d'apparition sur la scène de la Révolution industrielle):
"Lorsqu'un groupe de magistrats et de gouvernants se trouvent investi d'une autorité consacrée par des usages anciens et qu'appuie peut-être une force armée, on ne peut s'attendre que le peuple, seul et dispersé, soit en mesure de résister à l'oppression de ceux qui le gouvernent; et sa capacité de s'unir à cette fin dépend nécessairement, dans une large mesure, des conditions particulières au pays (...) Dans les grands royaumes, où la population est dispersée sur une vaste superficie, elle a rarement été capable (...) d'efforts vigoureux. Habitant des hameaux éloignés les uns des autres, et ne disposant que de moyens fort imparfaits de communication, le peuple se montre souvent peu sensible aux dures épreuves que la tyrannie du gouvernement peut imposer à un grand nombre des siens; et une rébellion peut se voir étouffée à tel endroit avant qu'elle n'ait le temps d'éclater à tel autre (...) Mais le progrès du commerce et des manufactures a pour effet de modifier peu à peu, à cet égard, la situation d'un pays. A mesure que s'accroît, avec la facilité de s'assurer la subsistance, le nombre des habitants, ceux-ci se regroupent en de grandes communautés pour exercer plus commodément leurs métiers. Les villages se transforment en bourgs; et ceux-ci, bien souvent, en villes populeuses. Dans tous ces lieux d'habitation, on voit se former de grandes troupes de manouvriers et d'artisans qui, par le fait d'avoir la même occupation et d'entretenir d'étroits rapports, sont à même de transmettre très rapidement tous leurs sentiments et toutes leurs passions. Parmi eux se détachent des chefs qui savent insuffler à leurs compagnons un certain état d'esprit et leur assigner un but. Les forts encouragent les faibles, les audacieux animent les timorés, les résolus affermissent les hésitants et les mouvements de toute la masse s'effectuent avec l'uniformité d'une machine et une force qui se fait souvent irrésistible.
Dans cette situation, une grande fraction de la population se laisse facilement exciter par n'importe quel sujet de mécontentement populaire, et peut non moins facilement se coaliser pour exiger réparation d'un tort. Dans une ville, le moindre motif de plainte donne lieu à une émeute; et en se propageant d'une grande ville à l'autre, les flammes de la sédition s'épandent en insurrection générale." (J. Millar cité par J.-C. Michéa, L'enseignement de l'ignorance, p. 71-72)
Ce qu'explique bien ici J. Millar, c'est que le degré de résistance d'un peuple à la domination qui s'exerce sur lui va dépendre en premier lieu de sa capacité à se fédérer pour s'unir contre ses oppresseurs; et cette capacité va bien sûr se développer à mesure qu'il se rassemblera dans les grands centres urbains. Il ne faudrait cependant pas en tirer trop vite que le peuple des campagnes, parce que vivant dispersé dans des hameaux isolés, sombrerait fatalement dans une profonde léthargie le rendant incapable de se rebeller. L'histoire de la paysannerie est jalonnée de jacqueries, ces révoltes qui, à intervalles réguliers, ont explosé, le plus souvent contre la pression fiscale intolérable qu'elle subissait, puisque les classes privilégiées de la noblesse et du Clergé en étaient dispensées. Si on ne devait en retenir qu'une, ce serait celle dont l'ampleur fût sans doute la plus importante dans l'histoire de France, en 1525, en Alsace:"Jamais le peuple ne fit une telle démonstration de force jusqu'en 1789, affirme Georges Bischoff, l'historien de cette révolution paysanne." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 59-60) La répression féroce, orchestrée par la noblesse locale, sous le regard approbateur de la bourgeoisie, fut à la hauteur du soulèvement:"Au total, on estime que cent mille rustauds, sur trois cent mille combattants, trouvèrent la mort au cours de cet épisode de la lutte des classes." (ibid., p. 70) Mais, comme le précise bien J. Millar, ces soulèvements, dans un pays essentiellement rural, sont destinés à rester sporadiques et à être assez facilement matés, faute de pouvoir être relayés, par manque de moyens de diffusion, dans les autres parties du pays. Ainsi, la révolte alsacienne de 1525 était condamnée à rester locale et comme un incendie vite circonscrit, la noblesse au pouvoir n'a guère eu de mal à l'étouffer, quitte à déchaîner les flammes de l'enfer, avant qu'elle ne risque de se propager. Il en va de façon très générale pour toute cette période pré-capitaliste:"Les grandes révoltes du Moyen Age partirent toutes de la campagne, mais aussi leur échec fut total: vivant dispersés, les paysans étaient demeurés incultes." (Marx, L'idéologie allemande dans Karl Marx, Philosophie, p. 356-357) Il faut bien s'entendre ici sur le terme "incultes". Pour reprendre une terminologie hegelienne, on dira que la classe paysanne existait seulement en soi, sans pouvoir accéder à la dignité d'exister pour soi: en soi, les paysans, ayant un peu partout les mêmes conditions de vie misérables, surexploités qu'ils étaient par le pouvoir féodal, avaient bien les mêmes intérêts à faire valoir. Mais, en l'absence de toute possibilité d'organisation sur une grande échelle, ils ne pouvaient se poser comme une classe consciente d'elle-même, unie, capable de se fédérer au travers de grandes institutions associatives comme des syndicats, des partis ou encore des organes de presse: c'est en ce sens essentiellement politique que Marx peut dire que les paysans étaient "incultes".
Les conditions vont tout à fait changer à mesure qu'un pays va s'industrialiser avec la concentration des classes laborieuses dans les grandes villes. Et ce que J. Millar donne ici à penser n'est pas rien, mais pèsera d'un poids très lourd dans l'histoire moderne: ce n'est ni plus ni moins que les conditions de la formation du mouvement ouvrier à l'aube de la Révolution industrielle dans tous les grands pays européens, et d'abord, ceux qui ont été à l'avant-garde de ce processus, l'Angleterre pour commencer, suivi de près par la France. On voit tout de suite la différence fondamentale qui saute aux yeux entre les jacqueries paysannes du Moyen Age, condamnées à se faire systématiquement écraser dans le sang et les soulèvements populaires partis de Paris en juillet 1789 pour se répandre dans toutes les autres grandes villes du pays: dans ces conditions nouvelles, la révolte était mûre pour se muer en révolution et culbuter pour de bon l'ordre féodal ancien, même si, au bout du compte, il est incontestable que c'est la grande bourgeoisie capitaliste qui a tiré les marrons du feu, en accédant au pouvoir d'Etat. Mais elle a récupéré par la même occasion une patate chaude qu'il lui faudra tâcher de refroidir sans désamorcer son potentiel productif: un sacré problème sur les bras en perspective!
La contradiction devant laquelle se trouve placée toute politique capitaliste apparaît clairement à ce point. D'un côté, l'accumulation du capital exige nécessairement sa concentration pour réunir les ouvriers dans des grands centres urbains appelés à se densifier en population pour accroître ainsi le niveau de production. Mais, par la même occasion, on instaure les conditions idéales pour que cette masse de travailleurs se fédère pour se soulever contre la domination et l'exploitation qu'elle subit. Autrement dit, il y a contradiction entre l'impératif économique de produire plus pour accumuler le capital et l'impératif politique de maintenir la séparation entre les travailleurs pour les contenir dans leur impuissance.
Domination accidentelle, formelle et réelle du capital sur le travail
Pour se donner un panorama complet du processus d'ensemble qu'a constitué la Révolution industrielle, qui acte véritablement de la naissance du capitalisme moderne, il faut bien distinguer trois phases qui vont conduire, conjointement, à la formation d'un prolétariat industriel de plus en plus dangereux politiquement, et, économiquement, à un niveau de production de plus en plus important, condition nécessaire de l'accumulation du capital: système domestique (domination accidentelle du capital sur le travail) → système de la fabrique (domination formelle) → système de l'usine (domination réelle).
Système domestique, aussi bien appelé par la classe capitaliste anglaise qui a constitué l'avant-garde du processus, "Domestic system", ou encore, "Putting out system", qui a prévalu du XVIème jusqu'à la fin du XVIIIème siècle: dans ce mode de production, le marchand capitaliste livre au domicile du travailleur la matière première, de la laine très souvent, qu'il lui incombera de transformer en produits finis qui seront récupérés par le marchand en vue de leur vente. Un tel système reste encore fort peu productif, le commerçant étant obligé de faire la tournée des domiciles campagnards pour rassembler les marchandises. A ce stade, on parlera d'une domination simplement accidentelle du capital sur le travail en ce sens qu'elle ne donne pas encore lieu à une organisation systématique coordonnée sur une grande échelle, ce qui commencera à s'amorcer dans la phase suivante...
Système de la fabrique. C'est à la charnière des XVIIIème et XIXème siècles que s'annonce ce premier grand bouleversement en Angleterre. Au lieu de faire travailler les ouvriers à domicile, on va les conduire à se réunir au sein de la fabrique dans les grands centres industriels. La production étant désormais concentrée en un seul lieu, elle va pouvoir atteindre des niveaux bien plus élevés. On voit parfaitement à l'oeuvre ici une dialectique de la liberté: si l'ouvrier perd de sa liberté individuelle en étant contraint d'aller travailler dans la fabrique suivant une discipline de fer, alors qu'il avait tout le loisir, avec le système domestique, d'organiser à sa convenance ses horaires et son rythme de travail chez lui, en revanche, dans la fabrique, il pourra conquérir une liberté collective par les rapports quotidiens qu'il aura désormais avec ses collègues d'infortune. A ce stade, les ouvriers réunis dans la fabrique continuent d'exercer leurs métiers traditionnels, raison pour laquelle Marx qualifiera de seulement "formelle" la domination que le capital exerce sur la vie des travailleurs: la nature même du travail n'est pas encore affectée par ce système.
Système de l'usine. C'est la phase de domination réelle du capital sur le travail avec l'introduction systématique du machinisme dans la production. C'est à partir de là que la prolétarisation de l'ouvrier prend tout son sens: il faut entendre, en premier lieu, par cette expression, la perte d'un savoir-faire hautement qualifié qui était celui de l'ouvrier-artisan, qui requérait de longues années d'apprentissage, pour qu'il en soit réduit à simplement savoir lire le mode d'emploi d'une machine que quelques jours d'apprentissage suffisent à utiliser. C'est l'aboutissement de la Révolution industrielle, qui se met en place dans les années 1830 en Angleterre, puis, une trentaine d'années plus tard en France, sous le Second Empire de Louis Napoléon Bonaparte:"Alors qu'en 1856, moins de 10 % du textile vosgien était produit par des métiers mécaniques, la proportion atteignait 80 % en 1868." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 364) Le capitalisme atteint alors des niveaux de production encore bien plus élevés en ayant complètement transformé la nature même du travail.
On se reportera, pour plus de précisions sur ce passage de la fabrique à l'usine, au plan détaillé de l'explication de ce texte du Baron Charles Dupin, un grand capitaine d'industrie français de cette époque qui a été à l'avant-garde de cette transition.
Dialectique de la prolétarisation des ouvriers
Comprendre dans sa dialectique ce processus de prolétarisation suppose donc de le saisir à la fois dans son aspect de renforcement de la domination du capitalisme sur la vie des classes laborieuses et, en même temps, dans celui de la maturation de conditions révolutionnaires pour le renverser. C'est de cette façon là que Marx, en particulier, a voulu penser le phénomène. On a eu tendance à ne retenir de ses analyses que la dimension négative de la prolétarisation en insistant sur l'abrutissement de l'ouvrier et sa transformation, pour reprendre sa propre expression, en simple "appendice de la machine" à laquelle son travail, réduit à sa plus simple expression, doit désormais se soumettre. C'est trop vite oublié que Marx voulait en même temps montrer qu'il y avait dans ce phénomène aussi bien une dimension positive, préparant les conditions d'une véritable émancipation humaine: nous l'appellerons dorénavant, conformément à sa dénomination première, en dépit du fait que le sens du terme a été depuis complètement perverti, le contenu essentiel d'un socialisme ouvrier dont il va s'agir de développer le sens et dissiper ainsi, autant que faire se peut, les plus fâcheux malentendus à ce sujet qui sont devenus inévitables aujourd'hui.
Il faut commencer par comprendre précisément pourquoi la prolétarisation de l'ouvrier a rendu possible un tel projet politique d'émancipation humaine. K. Marx est ici un auteur incontournable, car on peut dire que c'est dans son oeuvre qu'a été le mieux explicitée la dialectique à l'oeuvre ici. Comme il l'avait bien fait ressortir, la dimension créative mobilisant un savoir hautement qualifié de l'ouvrier-artisan du Moyen Age circonscrivait tout aussi bien les limites possibles de son émancipation en cantonnant son existence entière dans une sphère étroite de la production matérielle qui bornait terriblement les possibilités de son développement humain:" Ainsi l'on constate que les artisans du Moyen Age s'intéressent encore à leur métier particulier et y recherchent une habileté qui peut s'élever jusqu'à un certain goût artistique, au demeurant assez borné. Mais c'est aussi la raison pour laquelle, au Moyen Age, chaque artisan se vouait tout entier à son métier, avait avec celui-ci des rapports sentimentaux de servitude, et en était beaucoup plus dépendant que l'ouvrier moderne, qui n'a qu'indifférence pour son labeur." (Marx, L'idéologie allemande, dans, Karl Marx, Philosophie, p. 356) (1) Le prolétaire moderne, soumis à l'implacable et déshumanisante discipline du machinisme, acquiert sous ces conditions nouvelles, une conscience qui lui fait voir la nature dégradante du travail avec lequel il ne peut plus identifier son existence contrairement à l'ouvrier-artisan du Moyen Age. Ainsi, alors que l'aspiration à l'émancipation de l'ouvrier du Moyen Age ne pouvait signifier pour lui pas plus qu'un travail libre, non assujetti à une hiérarchie de commandement, pour le prolétaire moderne, elle pourra porter plus loin sur la volonté de se libérer du travail lui-même. L'idéal humaniste qui se dégage dans cet horizon est celui de ce que Marx appelait "l'individu complet" dont le développement humain ne sera plus limité par un métier spécialisé: il s'inscrit dans le cadre d'une société où il n'y aura plus de peintres, de poètes, d'intellectuels ou de manuels, mais des individus qui pourront à leur gré s'exercer à la peinture, à la poésie, à l'activité intellectuelle aussi bien que manuelle suivant les pouvoirs de la vie voulant s'affirmer en chacun de nous: les pouvoirs du corps, ceux de la sensibilité ou de l'intellect.
De cette façon s'ouvre pour le prolétaire moderne un horizon qui est celui de la véritable émancipation humaine pour tous, la perspective concrète de pouvoir conquérir le royaume de la liberté s'élevant au-dessus de celui de la sphère des nécessités matérielles de l'existence, auquel n'avait accès jusque là qu'une petite minorité de privilégiés vivant sur le dos des classes laborieuses:"A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite." (Marx, Le capital, Livre III, Conclusion, p. 2049) Marx, ici, ne dit rien d'extraordinairement original: c'était déjà la conception qu'avait l'antiquité grecque du travail lié aux nécessités vitales de l'existence, le ponos, qui était pour cette raison dévolu aux esclaves, permettant aux citoyens privilégiés d'accéder au "règne de la liberté", circonscrit par la sphère des activités qui ont leur finalité en elles-mêmes, celles qu'on accomplit simplement parce qu'on trouve son accomplissement humain en elles, et non pas suivant la nécessité de produire les biens nécessaires à l'entretien de la vie. Cela veut dire aussi que le culte du travail qui a prévalu dans le marxisme véhiculé par la bureaucratie stalinienne avec l'apologie du stakhanovisme est en contradiction complète avec ce que Marx lui-même pensait de la place qu'il devait occuper dans une société socialiste; et il était tout ce qu'il y a de plus clair sur ce point essentiel:"(...) les prolétaires doivent (...) pour faire valoir leur personnalité, abolir la condition d'existence qui fut jusqu'ici la leur, et qui est en même temps celle de toute l'ancienne société: ils doivent abolir le travail." (Marx, L'idéologie allemande, dans, Karl Marx, Philosophie, p. 380)
Cependant, la formule, "Abolir le travail" doit être déterminée dans sa signification précise, sans quoi elle donnera immanquablement lieu à de graves malentendus. Il n'était évidemment pas question pour Marx de le supprimer complètement, mais, de le réduire à un minimum pour ouvrir un horizon d'activités pour tous affranchi de l'étroite spécialisation qu'entraîne la division du travail:"La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération." (Marx, Le capital, Livre III, Conclusion, p. 2050) Cette réduction du temps de travail à un minimum, envisagée dans une telle perspective d'émancipation humaine, libérant pleinement en nous les pouvoirs de la vie en n'étant plus bornés par une étroite spécialisation que suppose la division industrielle du travail, implique de pouvoir régler les trois ordres de questions suivants. Et, il faut tout de suite en convenir, cela ne constituera pas une mince affaire, d'autant plus que, tels qu'on va d'abord les présenter, sur un plan théorique, on sera facilement enclin à penser qu'il s'agit peut-être là de jolis principes sur le papier mais inapplicables en pratique. Ce serait inexact: on verra par la suite qu'on peut leur faire correspondre précisément des réalisations historiques très concrètes, même si, évidemment, elles se sont heurtées à des difficultés considérables, qui, en l'état, restent en chantier. Du moins, leur ensemble nous semble constituer la forme la plus aboutie de ce mystérieux "but" devant orienter les mouvements de révolte populaire, qu'évoque J. Millar, à la fin de son texte, qui, à cette époque, ne pouvait en être qu'au stade de ses premières ébauches:
1- Que la classe des prolétaires exproprie la classe capitaliste détentrice de l'appareil productif pour le mettre au service de cette finalité consciemment et collectivement voulue. Et cette réappropriation de l'appareil productif par les travailleurs qui ainsi se le soumettent au lieu d'être dominés par lui ne doit surtout pas être confondue avec un projet de nationalisation qui le placerait entre les mains de l'Etat. Le sens du propos de Marx va exactement à rebours, puisque le projet d'"abolir le travail" est inséparable de celui d'abolir l'Etat:"(les prolétaires) doivent renverser l'Etat pour affirmer leur personnalité." (Marx, L'idéologie allemande, dans, Karl Marx, Philosophie, p. 380) Autrement, les prolétaires changeraient simplement de maîtres, pour être asservis cette fois à une bureaucratie d'Etat au lieu d'entrepreneurs privés. L'Etat n'est que la forme d'organisation collective que se donne une société qui n'est justement pas en mesure d'"abolir le travail"; dans ce cadre, la société, à travers la forme de l'Etat, doit apparaître aux individus dont l'horizon est borné par la division du travail, comme une puissance extérieure à eux qui les domine, et non ce par quoi ils affirment leur libre personnalité. Abolition de l'Etat et du travail doivent donc nécessairement aller de pair. C'est ce qui définit très clairement une philosophie d'inspiration anarchiste ou libertaire, qui n'est qu'une déclinaison du socialisme. Sur ce point encore, Marx se situe aux antipodes du marxisme qu'ont fabriqué les bureaucraties staliniennes et plus généralement, les divers courants pervertis du socialisme qui aujourd'hui encore, pour ce qu'il en reste (c'est-à-dire bien peu), définissent leur contenu essentiellement par des mesures de nationalisation de l'industrie et de la finance.
2-La question de la juste répartition du produit social. C'est un autre sujet épineux, car il faut bien admettre qu'il n'a jamais pu faire l'objet d'un consensus au sein du mouvement ouvrier. Deux grandes conceptions se sont opposées faisant fond sur deux approches très différentes de la place que le travail doit occuper dans l'existence. La première, il faut bien le dire, est restée prisonnière du mode d'évaluation capitaliste de la richesse, suivant le principe, "Un même salaire pour un même travail". On aura beau trouver, de prime abord, qu'il peut s'agir là d'un principe de bon sens permettant de définir au mieux une juste répartition entre tous de la richesse produite, on reste pourtant, avec cette conception, complètement englué dans l'imaginaire capitaliste. Le mode spécifique d'évaluation de la richesse produite se fait dans le capitalisme moderne par le temps de travail fourni. En fonction de cette mesure, chacun doit alors recevoir sa part en fonction du temps de travail qu'il a effectué. Le travail humain est ainsi évalué, comme n'importe quelle autre marchandise produite, des boîtes de conserve, en fonction du temps qu'il incorpore: c'est une façon déshumanisante de réduire ce que font les individus à du "travail-marchandise", incompatible avec cette condition essentielle que formulait Marx d'organiser la production des travailleurs dans "les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine."(Marx, Le capital, Livre III, Conclusion, p. 2050) Cela ressort à deux niveaux:
-déjà, il faut bien prendre conscience du fait que même l'économie savante la plus sophistiquée n'a jamais été capable de déterminer la quantité précise de travail fourni par chacun au sein d'une entreprise. Et même à supposer qu'on puisse le faire, qu'est-ce que cela impliquerait? Un système de contrôle complet sur les travailleurs pour évaluer, disséquer et mesurer exactement ce que chacun fait, seconde après seconde. C'est justement en ce sens que les outils informatiques se développent aujourd'hui dans le monde l'entreprise donnant prise à un contrôle total sur les salariés:"L’un des résultats les plus évidents de l’informatisation du travail a été ainsi de doter le management d’outils de contrôle beaucoup plus nombreux et beaucoup plus sensibles que par le passé, à même de rendre possible le calcul de la valeur ajoutée au niveau, non plus seulement de l’entreprise ou de l’établissement, mais de l’équipe ou même de la personne individuelle..." (Boltanski et Chipello, Le nouvel esprit du capitalisme, p. 334-335) Nous voilà très loin d'un quelconque idéal d'émancipation humaine et on ne voit plus du tout ce différencierait un contrôle de la production que devrait organiser une bureaucratie ouvrière de celle du management capitaliste actuel, les deux faisant fond sur le principe qui appelle l'idéal d'un contrôle omniscient sur les travailleurs.
Soit, mais on maintiendra peut-être encore qu'après tout c'est bien là la façon la plus juste de répartir entre tous les fruits du travail en donnant à chacun ce qui lui revient en fonction de la quantité précise de travail qu'il fournit.
-Il n'en est rien, car, au niveau le plus fondamental, le principe, "Un même salaire pour un même travail" qui présente toutes les apparences de l'égalité, est, en réalité, tout à fait inégalitaire. Ici c'est le concept d'un "même travail" que feraient les individus qui ne va pas du tout de soi: une heure de travail de maçonnerie, par exemple, peut représenter des choses complètement différentes pour les divers individus qui l'accomplissent. Le philosophe M. Henry l'a bien fait ressortir, à partir de son magistral travail de réinterprétation de l'oeuvre de Marx. Le travail humain est toujours l'accomplissement d'une praxis (action) vivante qui sera à chaque fois vécue subjectivement sur un plan d'immanence (intériorité) radicale, de telle façon que les activités qu'accomplissent réellement les individus sont incommensurables entre elles; à ce niveau, il est impossible d'établir une équivalence entre elles:"S'il s'agit par exemple de décharger un camion de charbon et de porter les sacs jusqu'à l'entrepôt voisin, l'effort d'un ouvrier, son activité subjectivement vécue diffère fondamentalement, substantiellement (...), existentiellement, de celle d'un autre. Ce qui est ressenti par l'un comme un "fardeau insupportable" sera éprouvé par l'autre comme le déploiement positif de ses pouvoirs corporels et comme l'expression de sa vitalité (...) C'est pourquoi le "temps" de leur activité n'est pas non plus le même, l'un prendra appui sur le présent vivant de l'actualisation corporelle et tendra à se confondre avec elle, l'autre se projettera dès l'abord vers le futur de son interruption." (M. Henry, Marx, Livre II, Une philosophie de l'économie, p. 144-145) Ainsi le principe, "Un même salaire pour un même travail" veut dire, en réalité, "Un même salaire pour des travaux différents", soit le contraire de l'égalité qu'il prétend réaliser. La notion d'"un même travail" qu'accomplirait une multitude d'individus différents est une simple abstraction ne tenant aucun compte de ce qu'il y a de vivant dans leur praxis, pour la réduire à une substance homogène, ce que Marx appelait "le travail abstrait". Ainsi, ce principe qui prétend fournir la base de toute justice sociale, Un même salaire pour un même travail, est l'injustice même qui soumet la praxis humaine, le travail vivant des individus, à l'abstraction de concepts économiques aveugle à ce qu'ils accomplissent effectivement. Comme Marx lui-même le récapitulait dans sa Critique du Programme de Gotha, pour dénoncer l'incapacité de ce courant du socialisme à dépasser l'imaginaire marchand:"Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal." (Cité par M. Henry, Du communisme au capitalisme, théorie d'une catastrophe, p. 139)
- Par "dialectique", on entend un mode de pensée s'efforçant de saisir un processus animé par une dynamique présentant deux aspects contradictoires entre eux, dont l'un peut contenir le ferment de l'autre, et vice-versa, toute la difficulté étant de parvenir à saisir cette forme d'engendrement mutuel. Suivant ce qui a été développé dans la partie précédente, il est facile d'en déduire qu'il s'agira de penser conjointement liberté et esclavage à l'oeuvre dans le processus d'urbanisation soumis aux conditions nouvelles qu'impose le capitalisme moderne, en montrant comment la forme inédite d'oppression qu'il institue renferme des possibilités d'émancipation, et, réciproquement, comment celles-ci peuvent être noyautées par des formes renouvelées de domination. Notons bien que c'est là une précision qui a une portée très générale: apprendre à penser philosophiquement, c'est commencer par faire l'effort de s'élever au-dessus du niveau le plus rudimentaire de la pensée qui se déroule sur un mode binaire: c'est noir ou c'est c'est blanc, bien ou mal, vrai ou faux, etc. On y parvient, et il ne faut pas se cacher que c'est une chose difficile qui demande beaucoup d'application, en accédant au mode dialectique qui s'efforce de percer le blanc dans le noir et vice versa, conformément à l'antique symbole de la philosophie chinoise du Tao (la pensée occidentale n'ayant évidemment pas le monopole du dialectique, même si elle l'a élaboré suivant une modalité bien à elle, d'après une conscience historique s'efforçant de déceler dans le devenir des civilisations urbaines une progression vers la liberté, comme on l'a laissé entendre à la fin de la partie précédente):
- Ensuite, le terme "capitalisme" est sans aucun doute épineux à définir préliminairement. On pourrait remplir une bibliothèque entière de polémiques et débats qui restent ouverts à ce jour autour d'une définition qui mettrait tout le monde d'accord. Il sera pris ici au sens qui nous semble être le plus fécond pour introduire le sujet, en partant des schémas que K. Marx exposait qui permettent de distinguer entre une économie marchande simple et une économie marchande qui devient capitaliste. Une économie marchande simple se donne à saisir suivant le schéma M-A-M' où M et M' symbolisent les marchandises échangées et A, l'argent comme intermédiaire: dans ce cadre, il ne reste qu'un moyen pour obtenir des marchandises recherchées en vue de satisfaire des besoins humains. Ici, on dira que la valeur d'usage se soumet encore la valeur d'échange au sens où la production reste orientée en priorité suivant les besoins de la vie humaine. On peut commencer à parler de capitalisme quand s'inversent les termes d'une économie marchande simple, où donc l'argent s'autonomise en accédant au statut de finalité de l'échange, soit ce qui correspond au schéma A-M-A' dans lequel A' représente une valeur supérieure à A: le but d'une économie capitaliste devient ainsi, non plus de produire des biens répondant à des besoins humains, des valeurs d'usage, mais de transformer une somme d'argent en une somme supérieure, par exemple, 1 000 euros en 2 000, puis en 3 000, et ainsi de suite, sans terme assignable: c'est ce qu'on appelle l'accumulation du capital qui devient but en soi, soit, à proprement parler, du "capital-isme". Il représente donc une inversion radicale de l'ordre des priorités: la valeur d'échange se soumettant la valeur d'usage, il sera de moins en moins question d'organiser la production en vue de répondre à des besoins de la vie humaine, mais suivant l'impératif d' augmenter une quantité d'argent donnée non consommée, soit, un capital dont on dispose. Nous l'accompagnons de l'adjectif "moderne" pour donner à penser qu'on rencontre déjà, dès l'antiquité, des formes de capitalisme (en Orient aussi bien qu'en Occident), mais dont le développement a été avorté, et qui sont restées, pour cette raison, sans commune mesure avec celui que nous connaissons aujourd'hui. On aura rapidement, dans la suite, un élément de réponse pour comprendre cette différence fondamentale.
-Chronologiquement, précisons encore comment situer ce qu'on appelle "moderne": le capitalisme dont on traitera ici s'étale sur une époque allant du XVI au XIXème siècle, et on pourrait même aller jusqu'à en retrouver les premiers ferments plus loin encore dans le temps, dès le Moyen Age, sans aller jusqu'à dire, comme certains, qu'il est déjà constitué à cette époque: on laisserait échapper avec cette façon simpliste de voir la chose prenant de sacrés raccourcis, toute la genèse historique que sa forme véritablement achevée a nécessité. Une transformation aussi colossale de la civilisation qu'il suppose n'a évidemment pu se faire que sur un temps long.
-Il faut enfin apporter une dernière précision en attirant l'attention sur le fait qu'on parle ici au singulier de "la civilisation urbaine", à la différence de la partie précédente. La raison en est que cette dialectique sera centrée sur la civilisation occidentale puisque c'est là que le capitalisme moderne s'est d'abord formé. On ne préjuge en rien par là de la façon éventuellement différente dont les choses ont pu se passer dans d'autres régions du monde, maintenant qu'il s'est mondialisé.
De la contradiction entre l'impératif économique d'accumulation du capital et l'impératif politique de gouvernabilité
Dans un processus pensé de façon dialectique, ce qui alimente son mouvement, c'est la contradiction qu'il contient entre ses deux aspects. Ici, on partira de deux impératifs, économique et politique, qui se sont heurtés de plein fouet pour les classes supérieures de la société. Il sera fructueux de s'appuyer sur un texte qui mérite d'être un peu longuement cité tant il offre un bon point d'ancrage pour comprendre le sens de la dialectique à l'oeuvre dans le processus d'urbanisation sous les conditions du capitalisme moderne. Son auteur, J. Millar, un représentant des Lumières écossaises du XVIIIème siècle, était aussi un adepte du libéralisme économique tel qu'A. Smith en avait exposé les fondements théoriques à la même époque, annonçant la Révolution industrielle du XIXème siècle, ce grand bouleversement qui a fini de changer complètement la face du monde, et à partir duquel le capitalisme va pouvoir rentrer dans une phase d'expansion illimitée jusqu'à nos jours, à la différence de ceux qu'on rencontrait dans les périodes antérieures qui n'ont jamais pu bénéficier de l'application des découvertes de la science moderne aux techniques de production, soit ce qui a donné le machinisme alimenté aux énergies fossiles (le gaz, le charbon et le pétrole principalement et par ordre d'apparition sur la scène de la Révolution industrielle):
"Lorsqu'un groupe de magistrats et de gouvernants se trouvent investi d'une autorité consacrée par des usages anciens et qu'appuie peut-être une force armée, on ne peut s'attendre que le peuple, seul et dispersé, soit en mesure de résister à l'oppression de ceux qui le gouvernent; et sa capacité de s'unir à cette fin dépend nécessairement, dans une large mesure, des conditions particulières au pays (...) Dans les grands royaumes, où la population est dispersée sur une vaste superficie, elle a rarement été capable (...) d'efforts vigoureux. Habitant des hameaux éloignés les uns des autres, et ne disposant que de moyens fort imparfaits de communication, le peuple se montre souvent peu sensible aux dures épreuves que la tyrannie du gouvernement peut imposer à un grand nombre des siens; et une rébellion peut se voir étouffée à tel endroit avant qu'elle n'ait le temps d'éclater à tel autre (...) Mais le progrès du commerce et des manufactures a pour effet de modifier peu à peu, à cet égard, la situation d'un pays. A mesure que s'accroît, avec la facilité de s'assurer la subsistance, le nombre des habitants, ceux-ci se regroupent en de grandes communautés pour exercer plus commodément leurs métiers. Les villages se transforment en bourgs; et ceux-ci, bien souvent, en villes populeuses. Dans tous ces lieux d'habitation, on voit se former de grandes troupes de manouvriers et d'artisans qui, par le fait d'avoir la même occupation et d'entretenir d'étroits rapports, sont à même de transmettre très rapidement tous leurs sentiments et toutes leurs passions. Parmi eux se détachent des chefs qui savent insuffler à leurs compagnons un certain état d'esprit et leur assigner un but. Les forts encouragent les faibles, les audacieux animent les timorés, les résolus affermissent les hésitants et les mouvements de toute la masse s'effectuent avec l'uniformité d'une machine et une force qui se fait souvent irrésistible.
Dans cette situation, une grande fraction de la population se laisse facilement exciter par n'importe quel sujet de mécontentement populaire, et peut non moins facilement se coaliser pour exiger réparation d'un tort. Dans une ville, le moindre motif de plainte donne lieu à une émeute; et en se propageant d'une grande ville à l'autre, les flammes de la sédition s'épandent en insurrection générale." (J. Millar cité par J.-C. Michéa, L'enseignement de l'ignorance, p. 71-72)
Les conditions vont tout à fait changer à mesure qu'un pays va s'industrialiser avec la concentration des classes laborieuses dans les grandes villes. Et ce que J. Millar donne ici à penser n'est pas rien, mais pèsera d'un poids très lourd dans l'histoire moderne: ce n'est ni plus ni moins que les conditions de la formation du mouvement ouvrier à l'aube de la Révolution industrielle dans tous les grands pays européens, et d'abord, ceux qui ont été à l'avant-garde de ce processus, l'Angleterre pour commencer, suivi de près par la France. On voit tout de suite la différence fondamentale qui saute aux yeux entre les jacqueries paysannes du Moyen Age, condamnées à se faire systématiquement écraser dans le sang et les soulèvements populaires partis de Paris en juillet 1789 pour se répandre dans toutes les autres grandes villes du pays: dans ces conditions nouvelles, la révolte était mûre pour se muer en révolution et culbuter pour de bon l'ordre féodal ancien, même si, au bout du compte, il est incontestable que c'est la grande bourgeoisie capitaliste qui a tiré les marrons du feu, en accédant au pouvoir d'Etat. Mais elle a récupéré par la même occasion une patate chaude qu'il lui faudra tâcher de refroidir sans désamorcer son potentiel productif: un sacré problème sur les bras en perspective!
La contradiction devant laquelle se trouve placée toute politique capitaliste apparaît clairement à ce point. D'un côté, l'accumulation du capital exige nécessairement sa concentration pour réunir les ouvriers dans des grands centres urbains appelés à se densifier en population pour accroître ainsi le niveau de production. Mais, par la même occasion, on instaure les conditions idéales pour que cette masse de travailleurs se fédère pour se soulever contre la domination et l'exploitation qu'elle subit. Autrement dit, il y a contradiction entre l'impératif économique de produire plus pour accumuler le capital et l'impératif politique de maintenir la séparation entre les travailleurs pour les contenir dans leur impuissance.
Domination accidentelle, formelle et réelle du capital sur le travail
Pour se donner un panorama complet du processus d'ensemble qu'a constitué la Révolution industrielle, qui acte véritablement de la naissance du capitalisme moderne, il faut bien distinguer trois phases qui vont conduire, conjointement, à la formation d'un prolétariat industriel de plus en plus dangereux politiquement, et, économiquement, à un niveau de production de plus en plus important, condition nécessaire de l'accumulation du capital: système domestique (domination accidentelle du capital sur le travail) → système de la fabrique (domination formelle) → système de l'usine (domination réelle).
Système domestique, aussi bien appelé par la classe capitaliste anglaise qui a constitué l'avant-garde du processus, "Domestic system", ou encore, "Putting out system", qui a prévalu du XVIème jusqu'à la fin du XVIIIème siècle: dans ce mode de production, le marchand capitaliste livre au domicile du travailleur la matière première, de la laine très souvent, qu'il lui incombera de transformer en produits finis qui seront récupérés par le marchand en vue de leur vente. Un tel système reste encore fort peu productif, le commerçant étant obligé de faire la tournée des domiciles campagnards pour rassembler les marchandises. A ce stade, on parlera d'une domination simplement accidentelle du capital sur le travail en ce sens qu'elle ne donne pas encore lieu à une organisation systématique coordonnée sur une grande échelle, ce qui commencera à s'amorcer dans la phase suivante...
Système de la fabrique. C'est à la charnière des XVIIIème et XIXème siècles que s'annonce ce premier grand bouleversement en Angleterre. Au lieu de faire travailler les ouvriers à domicile, on va les conduire à se réunir au sein de la fabrique dans les grands centres industriels. La production étant désormais concentrée en un seul lieu, elle va pouvoir atteindre des niveaux bien plus élevés. On voit parfaitement à l'oeuvre ici une dialectique de la liberté: si l'ouvrier perd de sa liberté individuelle en étant contraint d'aller travailler dans la fabrique suivant une discipline de fer, alors qu'il avait tout le loisir, avec le système domestique, d'organiser à sa convenance ses horaires et son rythme de travail chez lui, en revanche, dans la fabrique, il pourra conquérir une liberté collective par les rapports quotidiens qu'il aura désormais avec ses collègues d'infortune. A ce stade, les ouvriers réunis dans la fabrique continuent d'exercer leurs métiers traditionnels, raison pour laquelle Marx qualifiera de seulement "formelle" la domination que le capital exerce sur la vie des travailleurs: la nature même du travail n'est pas encore affectée par ce système.
Système de l'usine. C'est la phase de domination réelle du capital sur le travail avec l'introduction systématique du machinisme dans la production. C'est à partir de là que la prolétarisation de l'ouvrier prend tout son sens: il faut entendre, en premier lieu, par cette expression, la perte d'un savoir-faire hautement qualifié qui était celui de l'ouvrier-artisan, qui requérait de longues années d'apprentissage, pour qu'il en soit réduit à simplement savoir lire le mode d'emploi d'une machine que quelques jours d'apprentissage suffisent à utiliser. C'est l'aboutissement de la Révolution industrielle, qui se met en place dans les années 1830 en Angleterre, puis, une trentaine d'années plus tard en France, sous le Second Empire de Louis Napoléon Bonaparte:"Alors qu'en 1856, moins de 10 % du textile vosgien était produit par des métiers mécaniques, la proportion atteignait 80 % en 1868." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 364) Le capitalisme atteint alors des niveaux de production encore bien plus élevés en ayant complètement transformé la nature même du travail.
On se reportera, pour plus de précisions sur ce passage de la fabrique à l'usine, au plan détaillé de l'explication de ce texte du Baron Charles Dupin, un grand capitaine d'industrie français de cette époque qui a été à l'avant-garde de cette transition.
Dialectique de la prolétarisation des ouvriers
Comprendre dans sa dialectique ce processus de prolétarisation suppose donc de le saisir à la fois dans son aspect de renforcement de la domination du capitalisme sur la vie des classes laborieuses et, en même temps, dans celui de la maturation de conditions révolutionnaires pour le renverser. C'est de cette façon là que Marx, en particulier, a voulu penser le phénomène. On a eu tendance à ne retenir de ses analyses que la dimension négative de la prolétarisation en insistant sur l'abrutissement de l'ouvrier et sa transformation, pour reprendre sa propre expression, en simple "appendice de la machine" à laquelle son travail, réduit à sa plus simple expression, doit désormais se soumettre. C'est trop vite oublié que Marx voulait en même temps montrer qu'il y avait dans ce phénomène aussi bien une dimension positive, préparant les conditions d'une véritable émancipation humaine: nous l'appellerons dorénavant, conformément à sa dénomination première, en dépit du fait que le sens du terme a été depuis complètement perverti, le contenu essentiel d'un socialisme ouvrier dont il va s'agir de développer le sens et dissiper ainsi, autant que faire se peut, les plus fâcheux malentendus à ce sujet qui sont devenus inévitables aujourd'hui.
Il faut commencer par comprendre précisément pourquoi la prolétarisation de l'ouvrier a rendu possible un tel projet politique d'émancipation humaine. K. Marx est ici un auteur incontournable, car on peut dire que c'est dans son oeuvre qu'a été le mieux explicitée la dialectique à l'oeuvre ici. Comme il l'avait bien fait ressortir, la dimension créative mobilisant un savoir hautement qualifié de l'ouvrier-artisan du Moyen Age circonscrivait tout aussi bien les limites possibles de son émancipation en cantonnant son existence entière dans une sphère étroite de la production matérielle qui bornait terriblement les possibilités de son développement humain:" Ainsi l'on constate que les artisans du Moyen Age s'intéressent encore à leur métier particulier et y recherchent une habileté qui peut s'élever jusqu'à un certain goût artistique, au demeurant assez borné. Mais c'est aussi la raison pour laquelle, au Moyen Age, chaque artisan se vouait tout entier à son métier, avait avec celui-ci des rapports sentimentaux de servitude, et en était beaucoup plus dépendant que l'ouvrier moderne, qui n'a qu'indifférence pour son labeur." (Marx, L'idéologie allemande, dans, Karl Marx, Philosophie, p. 356) (1) Le prolétaire moderne, soumis à l'implacable et déshumanisante discipline du machinisme, acquiert sous ces conditions nouvelles, une conscience qui lui fait voir la nature dégradante du travail avec lequel il ne peut plus identifier son existence contrairement à l'ouvrier-artisan du Moyen Age. Ainsi, alors que l'aspiration à l'émancipation de l'ouvrier du Moyen Age ne pouvait signifier pour lui pas plus qu'un travail libre, non assujetti à une hiérarchie de commandement, pour le prolétaire moderne, elle pourra porter plus loin sur la volonté de se libérer du travail lui-même. L'idéal humaniste qui se dégage dans cet horizon est celui de ce que Marx appelait "l'individu complet" dont le développement humain ne sera plus limité par un métier spécialisé: il s'inscrit dans le cadre d'une société où il n'y aura plus de peintres, de poètes, d'intellectuels ou de manuels, mais des individus qui pourront à leur gré s'exercer à la peinture, à la poésie, à l'activité intellectuelle aussi bien que manuelle suivant les pouvoirs de la vie voulant s'affirmer en chacun de nous: les pouvoirs du corps, ceux de la sensibilité ou de l'intellect.
De cette façon s'ouvre pour le prolétaire moderne un horizon qui est celui de la véritable émancipation humaine pour tous, la perspective concrète de pouvoir conquérir le royaume de la liberté s'élevant au-dessus de celui de la sphère des nécessités matérielles de l'existence, auquel n'avait accès jusque là qu'une petite minorité de privilégiés vivant sur le dos des classes laborieuses:"A la vérité, le règne de la liberté commence seulement à partir du moment où cesse le travail dicté par la nécessité et les fins extérieures; il se situe donc, par sa nature même, au-delà de la sphère de la production matérielle proprement dite." (Marx, Le capital, Livre III, Conclusion, p. 2049) Marx, ici, ne dit rien d'extraordinairement original: c'était déjà la conception qu'avait l'antiquité grecque du travail lié aux nécessités vitales de l'existence, le ponos, qui était pour cette raison dévolu aux esclaves, permettant aux citoyens privilégiés d'accéder au "règne de la liberté", circonscrit par la sphère des activités qui ont leur finalité en elles-mêmes, celles qu'on accomplit simplement parce qu'on trouve son accomplissement humain en elles, et non pas suivant la nécessité de produire les biens nécessaires à l'entretien de la vie. Cela veut dire aussi que le culte du travail qui a prévalu dans le marxisme véhiculé par la bureaucratie stalinienne avec l'apologie du stakhanovisme est en contradiction complète avec ce que Marx lui-même pensait de la place qu'il devait occuper dans une société socialiste; et il était tout ce qu'il y a de plus clair sur ce point essentiel:"(...) les prolétaires doivent (...) pour faire valoir leur personnalité, abolir la condition d'existence qui fut jusqu'ici la leur, et qui est en même temps celle de toute l'ancienne société: ils doivent abolir le travail." (Marx, L'idéologie allemande, dans, Karl Marx, Philosophie, p. 380)
Cependant, la formule, "Abolir le travail" doit être déterminée dans sa signification précise, sans quoi elle donnera immanquablement lieu à de graves malentendus. Il n'était évidemment pas question pour Marx de le supprimer complètement, mais, de le réduire à un minimum pour ouvrir un horizon d'activités pour tous affranchi de l'étroite spécialisation qu'entraîne la division du travail:"La réduction de la journée de travail est la condition fondamentale de cette libération." (Marx, Le capital, Livre III, Conclusion, p. 2050) Cette réduction du temps de travail à un minimum, envisagée dans une telle perspective d'émancipation humaine, libérant pleinement en nous les pouvoirs de la vie en n'étant plus bornés par une étroite spécialisation que suppose la division industrielle du travail, implique de pouvoir régler les trois ordres de questions suivants. Et, il faut tout de suite en convenir, cela ne constituera pas une mince affaire, d'autant plus que, tels qu'on va d'abord les présenter, sur un plan théorique, on sera facilement enclin à penser qu'il s'agit peut-être là de jolis principes sur le papier mais inapplicables en pratique. Ce serait inexact: on verra par la suite qu'on peut leur faire correspondre précisément des réalisations historiques très concrètes, même si, évidemment, elles se sont heurtées à des difficultés considérables, qui, en l'état, restent en chantier. Du moins, leur ensemble nous semble constituer la forme la plus aboutie de ce mystérieux "but" devant orienter les mouvements de révolte populaire, qu'évoque J. Millar, à la fin de son texte, qui, à cette époque, ne pouvait en être qu'au stade de ses premières ébauches:
1- Que la classe des prolétaires exproprie la classe capitaliste détentrice de l'appareil productif pour le mettre au service de cette finalité consciemment et collectivement voulue. Et cette réappropriation de l'appareil productif par les travailleurs qui ainsi se le soumettent au lieu d'être dominés par lui ne doit surtout pas être confondue avec un projet de nationalisation qui le placerait entre les mains de l'Etat. Le sens du propos de Marx va exactement à rebours, puisque le projet d'"abolir le travail" est inséparable de celui d'abolir l'Etat:"(les prolétaires) doivent renverser l'Etat pour affirmer leur personnalité." (Marx, L'idéologie allemande, dans, Karl Marx, Philosophie, p. 380) Autrement, les prolétaires changeraient simplement de maîtres, pour être asservis cette fois à une bureaucratie d'Etat au lieu d'entrepreneurs privés. L'Etat n'est que la forme d'organisation collective que se donne une société qui n'est justement pas en mesure d'"abolir le travail"; dans ce cadre, la société, à travers la forme de l'Etat, doit apparaître aux individus dont l'horizon est borné par la division du travail, comme une puissance extérieure à eux qui les domine, et non ce par quoi ils affirment leur libre personnalité. Abolition de l'Etat et du travail doivent donc nécessairement aller de pair. C'est ce qui définit très clairement une philosophie d'inspiration anarchiste ou libertaire, qui n'est qu'une déclinaison du socialisme. Sur ce point encore, Marx se situe aux antipodes du marxisme qu'ont fabriqué les bureaucraties staliniennes et plus généralement, les divers courants pervertis du socialisme qui aujourd'hui encore, pour ce qu'il en reste (c'est-à-dire bien peu), définissent leur contenu essentiellement par des mesures de nationalisation de l'industrie et de la finance.
2-La question de la juste répartition du produit social. C'est un autre sujet épineux, car il faut bien admettre qu'il n'a jamais pu faire l'objet d'un consensus au sein du mouvement ouvrier. Deux grandes conceptions se sont opposées faisant fond sur deux approches très différentes de la place que le travail doit occuper dans l'existence. La première, il faut bien le dire, est restée prisonnière du mode d'évaluation capitaliste de la richesse, suivant le principe, "Un même salaire pour un même travail". On aura beau trouver, de prime abord, qu'il peut s'agir là d'un principe de bon sens permettant de définir au mieux une juste répartition entre tous de la richesse produite, on reste pourtant, avec cette conception, complètement englué dans l'imaginaire capitaliste. Le mode spécifique d'évaluation de la richesse produite se fait dans le capitalisme moderne par le temps de travail fourni. En fonction de cette mesure, chacun doit alors recevoir sa part en fonction du temps de travail qu'il a effectué. Le travail humain est ainsi évalué, comme n'importe quelle autre marchandise produite, des boîtes de conserve, en fonction du temps qu'il incorpore: c'est une façon déshumanisante de réduire ce que font les individus à du "travail-marchandise", incompatible avec cette condition essentielle que formulait Marx d'organiser la production des travailleurs dans "les conditions les plus dignes, les plus conformes à leur nature humaine."(Marx, Le capital, Livre III, Conclusion, p. 2050) Cela ressort à deux niveaux:
-déjà, il faut bien prendre conscience du fait que même l'économie savante la plus sophistiquée n'a jamais été capable de déterminer la quantité précise de travail fourni par chacun au sein d'une entreprise. Et même à supposer qu'on puisse le faire, qu'est-ce que cela impliquerait? Un système de contrôle complet sur les travailleurs pour évaluer, disséquer et mesurer exactement ce que chacun fait, seconde après seconde. C'est justement en ce sens que les outils informatiques se développent aujourd'hui dans le monde l'entreprise donnant prise à un contrôle total sur les salariés:"L’un des résultats les plus évidents de l’informatisation du travail a été ainsi de doter le management d’outils de contrôle beaucoup plus nombreux et beaucoup plus sensibles que par le passé, à même de rendre possible le calcul de la valeur ajoutée au niveau, non plus seulement de l’entreprise ou de l’établissement, mais de l’équipe ou même de la personne individuelle..." (Boltanski et Chipello, Le nouvel esprit du capitalisme, p. 334-335) Nous voilà très loin d'un quelconque idéal d'émancipation humaine et on ne voit plus du tout ce différencierait un contrôle de la production que devrait organiser une bureaucratie ouvrière de celle du management capitaliste actuel, les deux faisant fond sur le principe qui appelle l'idéal d'un contrôle omniscient sur les travailleurs.
Soit, mais on maintiendra peut-être encore qu'après tout c'est bien là la façon la plus juste de répartir entre tous les fruits du travail en donnant à chacun ce qui lui revient en fonction de la quantité précise de travail qu'il fournit.
-Il n'en est rien, car, au niveau le plus fondamental, le principe, "Un même salaire pour un même travail" qui présente toutes les apparences de l'égalité, est, en réalité, tout à fait inégalitaire. Ici c'est le concept d'un "même travail" que feraient les individus qui ne va pas du tout de soi: une heure de travail de maçonnerie, par exemple, peut représenter des choses complètement différentes pour les divers individus qui l'accomplissent. Le philosophe M. Henry l'a bien fait ressortir, à partir de son magistral travail de réinterprétation de l'oeuvre de Marx. Le travail humain est toujours l'accomplissement d'une praxis (action) vivante qui sera à chaque fois vécue subjectivement sur un plan d'immanence (intériorité) radicale, de telle façon que les activités qu'accomplissent réellement les individus sont incommensurables entre elles; à ce niveau, il est impossible d'établir une équivalence entre elles:"S'il s'agit par exemple de décharger un camion de charbon et de porter les sacs jusqu'à l'entrepôt voisin, l'effort d'un ouvrier, son activité subjectivement vécue diffère fondamentalement, substantiellement (...), existentiellement, de celle d'un autre. Ce qui est ressenti par l'un comme un "fardeau insupportable" sera éprouvé par l'autre comme le déploiement positif de ses pouvoirs corporels et comme l'expression de sa vitalité (...) C'est pourquoi le "temps" de leur activité n'est pas non plus le même, l'un prendra appui sur le présent vivant de l'actualisation corporelle et tendra à se confondre avec elle, l'autre se projettera dès l'abord vers le futur de son interruption." (M. Henry, Marx, Livre II, Une philosophie de l'économie, p. 144-145) Ainsi le principe, "Un même salaire pour un même travail" veut dire, en réalité, "Un même salaire pour des travaux différents", soit le contraire de l'égalité qu'il prétend réaliser. La notion d'"un même travail" qu'accomplirait une multitude d'individus différents est une simple abstraction ne tenant aucun compte de ce qu'il y a de vivant dans leur praxis, pour la réduire à une substance homogène, ce que Marx appelait "le travail abstrait". Ainsi, ce principe qui prétend fournir la base de toute justice sociale, Un même salaire pour un même travail, est l'injustice même qui soumet la praxis humaine, le travail vivant des individus, à l'abstraction de concepts économiques aveugle à ce qu'ils accomplissent effectivement. Comme Marx lui-même le récapitulait dans sa Critique du Programme de Gotha, pour dénoncer l'incapacité de ce courant du socialisme à dépasser l'imaginaire marchand:"Ce droit égal est un droit inégal pour un travail inégal." (Cité par M. Henry, Du communisme au capitalisme, théorie d'une catastrophe, p. 139)
Et, indissociablement, le temps suivant lequel est estimé le travail de chacun appartient à la même série des abstractions de l'économie capitaliste, ici celle que retiennent les horloges de précision. Le temps abstrait et le travail abstrait sont les deux côtés d'une même pièce, à partir de laquelle on ne peut fonder un projet d'émancipation humaine pas plus qu'une juste répartition du produit social. Comme le précise encore M. Henry, quand on se situe au niveau de ce que font réellement les travailleurs, le temps, pas plus que le travail pendant lequel il s'exerce, n'est le même pour chacun suivant les modalités dont il sera à chaque fois vécu: le temps de celui qui le trouve long car il subit ce qu'il fait n'a rien à voir avec le temps de celui qui est entièrement absorbé dans son activité: à ce niveau le plus fondamental de la praxis vivante, une heure du travail d'un individu n'a pas d'équivalence possible avec une heure du travail d'un autre individu. Quand on prétend que si, c'est qu'on fait fond sur un anti-humanisme qui traite les individus vivants comme des choses interchangeables de la même façon qu'on peut remplacer une locomotive défectueuse par un autre exemplaire pour faire la même chose. C'est ce qu'il y a de proprement déshumanisant dans ce mode d'évaluation qu'un projet politique d'émancipation humaine devra donc savoir dépasser:"Alors il ne faut pas dire qu'une heure d'un homme vaut une heure d'un autre homme, mais plutôt qu'un homme d'une heure vaut un autre homme d'une heure. Le temps est tout, l'homme n'est rien; il est tout au plus la carcasse du temps." (Marx cité par M. Henry, Marx une philosophie de l'économie, Livre II, p. 164) C'est la caractérisation que Marx fait, d'une façon allant à l'essentiel, du temps abstrait de l'économie marchande.
Cette conception d'une juste répartition suivant la quantité de travail effectué par chacun mène donc à une aporie et ne permet pas de respecter cette condition de base d'organiser la production dans"les conditions les plus dignes, les plus conformes à (la) nature humaine". C'est pourquoi, on peut affirmer que c'est bien la fraction la plus émancipée du prolétariat, celle dans laquelle se retrouvait clairement Marx, qui a su véritablement dépasser le capitalisme en proposant une toute autre conception de la juste répartition de la richesse qui cette fois sortira complètement d'une mesure de ce qui revient à chacun suivant une simple quantité de travail fournie. Elle se résume toute entière suivant une formule dont on retrouvera des déclinaisons multiple, entre autres, dans la Critique du programme de Gotha de Marx (1875) qui devait fixer pour lui la véritable ligne directrice à laquelle doit s'en tenir le projet d'une société socialiste: "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Nous tenons là, à son niveau le plus fondamental, ce qu'il faut comprendre quand Marx parle d'"abolir le travail". Cela ne consiste donc pas seulement à le réduire à un minimum, mais, plus fondamentalement encore, à supprimer la valeur-travail, c'est-à-dire, l'évaluation de ce qui doit revenir à chacun en fonction du temps de travail fourni, pour réinstituer sur de toutes autres bases la façon de redistribuer la richesse produite.
Maintenant, que peut vouloir dire cette formule, une fois que nous avons compris qu'elle doit combler le vide laisser par l'abolition de la valeur-travail? Elle ne va pas, elle aussi, sans poser des problèmes et on s'est beaucoup cassé la tête au sein du mouvement ouvrier pour préciser son sens. On se limitera ici à une approche de la question toujours dans le prolongement de la perspective marxienne. "De chacun selon ses capacités" doit alors s'entendre suivant l'idéal de l'individu complet dont le développement humain ne sera plus borné par la division mutilante du travail dans le système industriel: que chacun puisse exprimer au mieux sa personnalité sur son temps libre, suivant la gamme complète des activités possibles, manuelle, artistique aussi bien qu'intellectuelle.
"A chacun selon ses besoins" complète donc la formule pour fournir la base d'une façon de répartir la richesse produite une fois sortie de la mesure par la valeur-travail. Un producteur, père d'une famille nombreuse, qui fournit la même quantité de travail qu'un célibataire n'aura évidemment pas les mêmes besoins, pas d'avantage qu'un handicapé moteur relativement à un individu en pleine possession de ses moyens physiques, etc. Ici, on objectera peut-être qu'un glouton aux appétits démesurés n'aura pas non plus les mêmes besoins qu'un individu qui sait se modérer: serait-il juste de donner beaucoup au premier et peu au second? Sûrement pas. Comment alors décider de la mesure juste de la richesse produite qui convient aux besoins de chacun? Il faut ici tout de suite préciser que dans la pensée de Marx la détermination d'une juste répartition constituait de toute façon une aporie: il n'y a aucun moyen de décider objectivement ce qui devrait revenir précisément à chacun, et la seule façon de sortir de l'impasse, pour Marx, résidait dans l'abondance que génèrera la société future, grâce, en particulier, à l'application de la science à la production. Si le machinisme devait être exploité en vue d'un projet d'émancipation humaine, c'était déjà en ce sens, pour rendre superflue la question insoluble d'une juste redistribution du produit social entre tous.
Cette conception d'une juste répartition suivant la quantité de travail effectué par chacun mène donc à une aporie et ne permet pas de respecter cette condition de base d'organiser la production dans"les conditions les plus dignes, les plus conformes à (la) nature humaine". C'est pourquoi, on peut affirmer que c'est bien la fraction la plus émancipée du prolétariat, celle dans laquelle se retrouvait clairement Marx, qui a su véritablement dépasser le capitalisme en proposant une toute autre conception de la juste répartition de la richesse qui cette fois sortira complètement d'une mesure de ce qui revient à chacun suivant une simple quantité de travail fournie. Elle se résume toute entière suivant une formule dont on retrouvera des déclinaisons multiple, entre autres, dans la Critique du programme de Gotha de Marx (1875) qui devait fixer pour lui la véritable ligne directrice à laquelle doit s'en tenir le projet d'une société socialiste: "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins". Nous tenons là, à son niveau le plus fondamental, ce qu'il faut comprendre quand Marx parle d'"abolir le travail". Cela ne consiste donc pas seulement à le réduire à un minimum, mais, plus fondamentalement encore, à supprimer la valeur-travail, c'est-à-dire, l'évaluation de ce qui doit revenir à chacun en fonction du temps de travail fourni, pour réinstituer sur de toutes autres bases la façon de redistribuer la richesse produite.
Maintenant, que peut vouloir dire cette formule, une fois que nous avons compris qu'elle doit combler le vide laisser par l'abolition de la valeur-travail? Elle ne va pas, elle aussi, sans poser des problèmes et on s'est beaucoup cassé la tête au sein du mouvement ouvrier pour préciser son sens. On se limitera ici à une approche de la question toujours dans le prolongement de la perspective marxienne. "De chacun selon ses capacités" doit alors s'entendre suivant l'idéal de l'individu complet dont le développement humain ne sera plus borné par la division mutilante du travail dans le système industriel: que chacun puisse exprimer au mieux sa personnalité sur son temps libre, suivant la gamme complète des activités possibles, manuelle, artistique aussi bien qu'intellectuelle.
"A chacun selon ses besoins" complète donc la formule pour fournir la base d'une façon de répartir la richesse produite une fois sortie de la mesure par la valeur-travail. Un producteur, père d'une famille nombreuse, qui fournit la même quantité de travail qu'un célibataire n'aura évidemment pas les mêmes besoins, pas d'avantage qu'un handicapé moteur relativement à un individu en pleine possession de ses moyens physiques, etc. Ici, on objectera peut-être qu'un glouton aux appétits démesurés n'aura pas non plus les mêmes besoins qu'un individu qui sait se modérer: serait-il juste de donner beaucoup au premier et peu au second? Sûrement pas. Comment alors décider de la mesure juste de la richesse produite qui convient aux besoins de chacun? Il faut ici tout de suite préciser que dans la pensée de Marx la détermination d'une juste répartition constituait de toute façon une aporie: il n'y a aucun moyen de décider objectivement ce qui devrait revenir précisément à chacun, et la seule façon de sortir de l'impasse, pour Marx, résidait dans l'abondance que génèrera la société future, grâce, en particulier, à l'application de la science à la production. Si le machinisme devait être exploité en vue d'un projet d'émancipation humaine, c'était déjà en ce sens, pour rendre superflue la question insoluble d'une juste redistribution du produit social entre tous.
Ainsi devait être entendue, suivant l'ensemble des conditions passées en revue ici, la formule "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins", que Marx donnait pour le contenu essentiel d'un socialisme à venir qui était du moins rendu possible à partir des conditions de la Révolution industrielle prolétarisant l'ouvrier:"quand le travail sera devenu non seulement le moyen de vivre mais encore le premier besoin de la vie; quand avec l'épanouissement universel des individus les forces productives se seront accrues et que toutes les sources de la richesse coopérative jailliront avec abondance - alors seulement on pourra s'évader une bonne fois de l'étroit horizon bourgeois du droit et la société pourra écrire sur ses bannières:"de chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins!"" (Marx cité par M. Henry, Marx une philosophie de l'économie, Livre II, p. 151) Levons bien une équivoque possible ici. Le travail qui devient "le premier besoin de la vie" n'est plus du tout le même que celui qui n'est qu'un "moyen de vivre". Le premier renvoie au règne de la liberté, la sphère du déploiement d'activités que nous accomplissons simplement parce que les pouvoirs de la vie veulent s'affirmer en nous; le second est circonscrit par le règne de la nécessité, devoir travailler pour produire les biens nécessaires à l'entretien de la vie.
Il n'en reste pas moins des points en suspens dans la façon dont Marx dépeint la possibilité d'une société socialiste du futur. De quoi précisément chacun a besoin et comment le déterminer pour savoir quoi produire? On ne peut évacuer ces questions en promettant simplement qu'une société d'abondance rendra superflue la question insoluble du juste partage de la richesse entre tous. Sur les problèmes qu'elles posent, il faut bien avouer que la réflexion de Marx n'a peut-être pas été poussée assez loin.
Il n'en reste pas moins des points en suspens dans la façon dont Marx dépeint la possibilité d'une société socialiste du futur. De quoi précisément chacun a besoin et comment le déterminer pour savoir quoi produire? On ne peut évacuer ces questions en promettant simplement qu'une société d'abondance rendra superflue la question insoluble du juste partage de la richesse entre tous. Sur les problèmes qu'elles posent, il faut bien avouer que la réflexion de Marx n'a peut-être pas été poussée assez loin.
3-Pour la prolonger, il faut introduire le concept de productivité tel qu'en a développé le contenu K. Polanyi d'une façon qui complètera au mieux la pensée marxienne. Il faut alors distinguer une productivité technique et une autre sociale. Une organisation socialiste de la production se définira conjointement par les deux. La première est simple à définir:"la productivité technique recherche une multiplication maximale de biens avec une souffrance minimale au travail." (K. Polanyi, La comptabilité socialiste, dans, Essais, p. 292) Le machinisme, dans un projet socialiste, devrait être rigoureusement ordonné à cet objectif en permettant d'alléger la pénibilité du travail tout en augmentant au mieux son rendement. Le comble d'une organisation irrationnelle de la production serait, tout à l'inverse, d'obtenir un minimum de biens pour une quantité maximale de souffrance. On laissera à chacun le soin de déterminer dans quelle mesure l'organisation actuelle de la production peut suivre cette tendance aberrante, dans certains secteurs (dont un que je connais très bien à titre personnel). Déjà, dans une logique concurrentielle de marché, chaque entreprise aura tendance, si elle veut avoir une chance de tirer son épingle du jeu, à pressurer au maximum la force de travail dont elle dispose ce qui est fort peu compatible avec l'objectif de réduire à un minimum la souffrance: chacun pourra observer que l'épuisement au travail est un fléau aujourd'hui largement répandu (le burn out).
Reste la question complémentaire de la productivité sociale:"(elle) vise à garantir l'utilité sociale supérieure des produits obtenus." (ibid., p. 292) Sur ce point, il est clair que la production capitaliste est défaillante dans les grandes largeurs, déjà pour cette raison élémentaire que dans le système de marché qu'elle instaure le contenu de ce qui doit être produit n'est pas d'abord orienté suivant l'utilité sociale mais d'après la solvabilité d'une clientèle d'acheteurs potentiels: la production d'un jet ou d'un yacht pour un milliardaire passera bien avant la production alimentaire pour les plus pauvres. On retrouve ici concrètement le sens de l'inversion qui découle du passage à une économie marchande capitaliste où la valeur d'échange se soumet désormais la valeur d'usage. La production n'est plus orientée suivant les besoins de la vie humaine mais suivant ceux de l'accumulation du capital: AMA'. Il suffit de dresser une simple liste des priorités en fonction desquelles la production est aujourd'hui orientée à l'échelle mondiale, pour voir se dégager sa faible productivité sociale:
"Quelles priorités pour le monde ?
Education pour tous : 6
Achats de cosmétiques aux Etats-Unis : 8
Accès à l’eau et à l’assainissement pour tous : 9
Achats de crèmes glacées en Europe : 11
Consommation de parfum en Europe : 12
Satisfaction des besoins nutritionnels et sanitaires de base : 13
Achats d’aliments pour animaux en Europe et aux Etats-Unis : 17
Consommation de cigarettes en Europe : 50
Achats de boissons alcoolisées en Europe : 105
Consommation de stupéfiants dans le monde : 400
Dépense militaire dans le monde : 780 "
Dépenses annuelles en milliards de dollars, P. Viveret , Reconsidérer la richesse, 2005
Les questions décisives qui en découlent sont évidemment de cet ordre: qui peut décider de l'utilité sociale de ce qui doit être produit? Et suivant quelles modalités? Une bureaucratie d'Etat? Sûrement pas, si on est cohérent avec les développements précédents. Les consommateurs? Mais alors se repose la question des inégalités de revenu qui vont orienter la production suivant les besoins des plus riches: de la cocaïne à usage récréatif plutôt que du pain, des bombes téléguidées plutôt que l'accès à l'eau potable pour tous. Et les inégalités ne sont pas seules en cause: le consommateur, riche ou pauvre, dans le fonctionnement normal d'une économie de marché, juge de la valeur d'un produit d'abord en fonction de son intérêt personnel et non suivant son utilité sociale. A titre privé, je peux très bien estimer faire une affaire en achetant un véhicule polluant bon marché, mais il est douteux que la société dans son ensemble y gagne:"la limite à une productivité supérieure est ici l'isolement non du producteur mais du consommateur." (K. Polanyi, La comptabilité socialiste, dans, Essais, p. 294) Dans le premier cas, c'était la logique concurrentielle de marché, qui, en opposant les producteurs les uns aux autres, les livrait à une course épuisante à la compétitivité; ici, c'est le consommateur, réduit à lui-même, qui aura toutes les peines du monde pour intégrer dans ses choix ce qui serait profitable pour l'ensemble de la société. Que ce soit donc la question de la productivité technique ou celle de la productivité sociale, le problème qui se repose à chaque fois est du même ordre: il est celui de l'absence d'institutions permettant aussi bien aux producteurs qu'aux consommateurs de se rassembler pour délibérer collectivement de ce qui doit être produit et de la façon la plus productive de le faire: ce sont de telles institutions qu'un projet socialiste voulait établir.
Il en résulte alors que la question de déterminer ce qui doit revenir à chacun selon ses besoins présuppose une délibération collective préalable sur l'utilité sociale en fonction de laquelle savoir quoi produire. Il est clair que dans un tel cadre, il sera difficile à quelqu'un d'imposer ses lubies personnelles au détriment des besoins élémentaires d'autres parties de la population et, vraisemblablement, on orientera plutôt en priorité la production pour garantir à chacun ses besoins nutritionnels de base avant la production d'objets de luxe. Si la devise "A chacun selon ses besoins" mène à des conséquences aberrantes, c'est simplement parce que nous l'entendons dans le contexte actuel d'une économie de marché qui fait que le consommateur détermine suivant son seul intérêt personnel ce dont il a besoin, la seule variable étant l'épaisseur du portefeuille. Cette partie de la formule ne peut donc avoir un sens recevable que si nous la comprenons dans un tout autre contexte institutionnel dans lequel les besoins d'une société sont définis collectivement, et non suivant les mécanismes anonyme de marché séparant les individus les uns des autres pas plus que par une bureaucratie d'Etat...
(1) Notons que L'idéologie allemande fait partie de la série des textes majeurs de Marx qui n'ont été publiés que bien après sa mort, en tout cas, longtemps après que se soient formés les courants du marxisme-léninisme qui ont prétendus revendiquer son héritage intellectuel pour instituer les régimes dits "communistes" du XXème siècle. C'est une facteur de plus à prendre compte quand on veut traiter des monstrueux contresens dont son oeuvre a fait l'objet.
Reste la question complémentaire de la productivité sociale:"(elle) vise à garantir l'utilité sociale supérieure des produits obtenus." (ibid., p. 292) Sur ce point, il est clair que la production capitaliste est défaillante dans les grandes largeurs, déjà pour cette raison élémentaire que dans le système de marché qu'elle instaure le contenu de ce qui doit être produit n'est pas d'abord orienté suivant l'utilité sociale mais d'après la solvabilité d'une clientèle d'acheteurs potentiels: la production d'un jet ou d'un yacht pour un milliardaire passera bien avant la production alimentaire pour les plus pauvres. On retrouve ici concrètement le sens de l'inversion qui découle du passage à une économie marchande capitaliste où la valeur d'échange se soumet désormais la valeur d'usage. La production n'est plus orientée suivant les besoins de la vie humaine mais suivant ceux de l'accumulation du capital: AMA'. Il suffit de dresser une simple liste des priorités en fonction desquelles la production est aujourd'hui orientée à l'échelle mondiale, pour voir se dégager sa faible productivité sociale:
"Quelles priorités pour le monde ?
Education pour tous : 6
Achats de cosmétiques aux Etats-Unis : 8
Accès à l’eau et à l’assainissement pour tous : 9
Achats de crèmes glacées en Europe : 11
Consommation de parfum en Europe : 12
Satisfaction des besoins nutritionnels et sanitaires de base : 13
Achats d’aliments pour animaux en Europe et aux Etats-Unis : 17
Consommation de cigarettes en Europe : 50
Achats de boissons alcoolisées en Europe : 105
Consommation de stupéfiants dans le monde : 400
Dépense militaire dans le monde : 780 "
Dépenses annuelles en milliards de dollars, P. Viveret , Reconsidérer la richesse, 2005
Les questions décisives qui en découlent sont évidemment de cet ordre: qui peut décider de l'utilité sociale de ce qui doit être produit? Et suivant quelles modalités? Une bureaucratie d'Etat? Sûrement pas, si on est cohérent avec les développements précédents. Les consommateurs? Mais alors se repose la question des inégalités de revenu qui vont orienter la production suivant les besoins des plus riches: de la cocaïne à usage récréatif plutôt que du pain, des bombes téléguidées plutôt que l'accès à l'eau potable pour tous. Et les inégalités ne sont pas seules en cause: le consommateur, riche ou pauvre, dans le fonctionnement normal d'une économie de marché, juge de la valeur d'un produit d'abord en fonction de son intérêt personnel et non suivant son utilité sociale. A titre privé, je peux très bien estimer faire une affaire en achetant un véhicule polluant bon marché, mais il est douteux que la société dans son ensemble y gagne:"la limite à une productivité supérieure est ici l'isolement non du producteur mais du consommateur." (K. Polanyi, La comptabilité socialiste, dans, Essais, p. 294) Dans le premier cas, c'était la logique concurrentielle de marché, qui, en opposant les producteurs les uns aux autres, les livrait à une course épuisante à la compétitivité; ici, c'est le consommateur, réduit à lui-même, qui aura toutes les peines du monde pour intégrer dans ses choix ce qui serait profitable pour l'ensemble de la société. Que ce soit donc la question de la productivité technique ou celle de la productivité sociale, le problème qui se repose à chaque fois est du même ordre: il est celui de l'absence d'institutions permettant aussi bien aux producteurs qu'aux consommateurs de se rassembler pour délibérer collectivement de ce qui doit être produit et de la façon la plus productive de le faire: ce sont de telles institutions qu'un projet socialiste voulait établir.
Il en résulte alors que la question de déterminer ce qui doit revenir à chacun selon ses besoins présuppose une délibération collective préalable sur l'utilité sociale en fonction de laquelle savoir quoi produire. Il est clair que dans un tel cadre, il sera difficile à quelqu'un d'imposer ses lubies personnelles au détriment des besoins élémentaires d'autres parties de la population et, vraisemblablement, on orientera plutôt en priorité la production pour garantir à chacun ses besoins nutritionnels de base avant la production d'objets de luxe. Si la devise "A chacun selon ses besoins" mène à des conséquences aberrantes, c'est simplement parce que nous l'entendons dans le contexte actuel d'une économie de marché qui fait que le consommateur détermine suivant son seul intérêt personnel ce dont il a besoin, la seule variable étant l'épaisseur du portefeuille. Cette partie de la formule ne peut donc avoir un sens recevable que si nous la comprenons dans un tout autre contexte institutionnel dans lequel les besoins d'une société sont définis collectivement, et non suivant les mécanismes anonyme de marché séparant les individus les uns des autres pas plus que par une bureaucratie d'Etat...
(1) Notons que L'idéologie allemande fait partie de la série des textes majeurs de Marx qui n'ont été publiés que bien après sa mort, en tout cas, longtemps après que se soient formés les courants du marxisme-léninisme qui ont prétendus revendiquer son héritage intellectuel pour instituer les régimes dits "communistes" du XXème siècle. C'est une facteur de plus à prendre compte quand on veut traiter des monstrueux contresens dont son oeuvre a fait l'objet.
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