Hypothèse de base pour une reconstruction du récit des origines de la civilisation
On n'aura pas la prétention démesurée de faire une reconstruction qui se voudrait définitive, mais, du moins, d'apporter des éléments qui nous semblent indispensables pour repartir sur des bases plus consistantes.
Ce qui doit être acquis, d'ores et déjà, c'est que le scénario habituel des origines de la civilisation récapitulé par le schéma donné au début de la partie précédente, ne tient pas la route et qu'il faut donc bien chercher à imaginer autre chose de plus vraisemblable. On ne peut donc proposer qu'une piste de recherche et pour ce faire on s'appuiera sur les réflexions actuelles tout à fait stimulantes à ce sujet de l'anthropologue D. Graeber et de son compère l'archéologue D. Wengrow, tirées de ce texte, How to change the course of human history, qui complètent bien celles qu'avaient déjà conduit l'historien L. Mumford dans son ouvrage, La cité à travers l'histoire, paru en 1964, une synthèse conséquente du processus de formation des villes des origines à nos jours, qui n’a toutefois pu bénéficier, à son époque, des découvertes faites depuis, ce qui peut expliquer qu’elle est restée prisonnière, sur certains points importants, d’idées reçues, aujourd’hui encore largement répandues, qu’il faudra donc aussi rectifier.
Ce qui doit être acquis, d'ores et déjà, c'est que le scénario habituel des origines de la civilisation récapitulé par le schéma donné au début de la partie précédente, ne tient pas la route et qu'il faut donc bien chercher à imaginer autre chose de plus vraisemblable. On ne peut donc proposer qu'une piste de recherche et pour ce faire on s'appuiera sur les réflexions actuelles tout à fait stimulantes à ce sujet de l'anthropologue D. Graeber et de son compère l'archéologue D. Wengrow, tirées de ce texte, How to change the course of human history, qui complètent bien celles qu'avaient déjà conduit l'historien L. Mumford dans son ouvrage, La cité à travers l'histoire, paru en 1964, une synthèse conséquente du processus de formation des villes des origines à nos jours, qui n’a toutefois pu bénéficier, à son époque, des découvertes faites depuis, ce qui peut expliquer qu’elle est restée prisonnière, sur certains points importants, d’idées reçues, aujourd’hui encore largement répandues, qu’il faudra donc aussi rectifier.
Dans cette perspective, partons de cette remarque de D. Wengrow et D. Graeber:"Un examen plus large des preuves archéologiques suggère une clé pour résoudre le dilemme. Il réside dans les rythmes saisonniers de la vie sociale préhistorique." (How to change the course of human history) En fait, les "preuves" en question invitent à penser que le récit conventionnel des origines de la civilisation part d'emblée sur des bases qui sont viciées en nous présentant les collectivités humaines du paléolithique supérieur (- 40 000 à -10 000 ans) comme de petites bandes de chasseurs-collecteurs nomades. Cette représentation des choses n’est pas tant fausse que tronquée en ne saisissant qu'un aspect de ce qu’a pu être la vie sociale de nos ancêtres de l'ancien âge de pierre. Il est bien plus vraisemblable de supposer que la série des sites préhistoriques présentés dans la partie précédente témoignent d'un mode de vie qui devait alterner entre des périodes de grands rassemblements qui se fixaient autour d'eux de façon relativement durable et un processus de dispersion des communautés suivant la reprise d'une vie nomade en petits groupes. Pour prendre encore d'autre sites qu'on trouve en France, ceux, par exemple, où se trouvent les peintures rupestres de Lascaux en Dordogne (autour de -20 000 ans) ou celles de la grotte Chauvet en Ardèche, encore plus anciennes (autour de -30 000 ans), le plus plausible est de penser qu’ils devaient agglomérer périodiquement les groupes itinérants et constituaient ainsi des sortes de proto-cités, longtemps avant la formation des premières villes.
Si ces représentations picturales sont déjà anciennes, il y a fort à parier que l'origine de ce genre de pratiques remonte beaucoup plus loin dans le temps, comme le laissent à penser les découvertes faites en Afrique, datées de 75 000 à -100 000 ans, celles, en particulier, de la grotte de Bombos, conformément à ce qu'en tire le paléo-anthropologue J.-J. Hublin:"Il a sans doute existé tout un art rupestre "pré-Chauvet", mais il a malheureusement complètement disparu." (Dans une grotte d'Afrique du sud, un dessin vieux de 73 000 ans) Pour prendre un autre site archéologique, celui d'Etiolles en région parisienne, fouillé depuis un demi-siècle, il est maintenant établi que les chasseurs-collecteurs qui l'ont peuplé autour de -15 000 ans, y séjournaient à la belle saison, durant la période de la chasse aux rennes, et reprenaient un mode de vie nomadique une fois la saison terminée. Voir, à partir de 14'35, ce qu'en dit l'archéologue B. Valentin:
Peintures rupestres de la grotte Chauvet |
Et pour avoir une vue plus générale de ce mode vie alternant fixité et mobilité, sur la même aire géographique, se rapporter aux exemples que rapporte le préhistorien N. Valdeyron, à une période, celle du mésolithique, où certaines de ces populations étaient déjà entrain de se fixer définitivement dans la sédentarité:
:
C'est donc également suivant cette partition de la vie sociale entre mobilité et fixité qu'on peut appréhender de la façon la plus éclairante les architectures monumentales de périodes plus tardives du paléolithique comme les maisons de mammouth retrouvés en Russie ou les constructions de Göbekli Tepe en Turquie, abordées dans la partie précédente. On n'arriverait pas à comprendre autrement comment des chasseurs-collecteurs, ne connaissant encore ni élevage, ni agriculture, ni tout l’outillage technique censé en être sorti, auraient pu édifier des structures aussi gigantesques pour l'époque. Et de tels rassemblements périodiques autour de ces points fixes ont dû sûrement favoriser la diffusion des connaissances suivant un principe cumulatif, dans le domaine de l’architecture comme dans bien d’autres. Pour se donner un ordre de grandeur de leur taille, on se réfèrera ici aux estimations données par le préhistorien P. Depaepe, faites sur la base des résultats des fouilles archéologiques, dans cette conférence, La modernité de l'homme préhistorique, à partir de 1 h 43' 45": des regroupements encore antérieurs de l’homo sapiens pouvaient impliquer au moins une cent cinquantaine de personnes; par comparaison, sur des sites similaires, de la même époque, les collectifs de l’homme de néendertal, dont la lignée s’est éteinte pour des raisons en l’état obscures, autour de - 40 000 ans, ne fédéraient pas plus d’une trentaine d’individus. On suppose justement qu’une des raisons au moins qui a pu conduire à l’extinction de cette lignée vient de son absence d’organisation sociale sur une base suffisamment élargie. Et, il y a une certaine ironie à relever ici le fait que les récits traditionnels de la vie préhistorique de l’humain censé vivre en petits groupes semblent d'avantage se rapprocher de cette espèce d’humanité qui a été condamnée à disparaître que de la nôtre. Là aussi, comme pour le concept de monumentalité abordé dans la partie précédente, il importe de contextualiser la signification des chiffres donnés ici: à l’aune des mégapoles actuelles d’une humanité composée désormais de plus de sept milliards d’individus, la taille des regroupements de l’homo sapiens du paléolithique paraîtra dérisoire; mais, restitué dans le contexte de l’époque, on peut légitimement parler de grands rassemblements.
Le mouvement pendulaire de la vie entre mobilité et fixité
Et, il faut élargir considérablement la perspective pour apercevoir que cette oscillation entre des périodes sédentaires et mobiles s'enracine, en fait, dans les couches les plus profondes de l'évolution de la vie:"On trouverait l'origine de ces deux tendances dans le clivage entre les protozoaires dont la liberté de mouvement se prolonge dans le règne animal, et la ligne sédentaire des végétaux." (L. Mumford, La cité à travers l’histoire, p. 5) Nous voilà repartis des tous débuts de l'évolution de la vie sur terre avec cette première grande ligne de bifurcation dont l'une part des premiers organismes unicellulaires dont on a retrouvé la trace, les protozoaires, qui indiqueront donc la direction d'un mode de vie mobile, celui des animaux, et l'autre branche qui donnera naissance au grand arbre évolutionniste des végétaux suivant la tendance vers la fixité. Maintenant, il importe d'observer que cette ligne de démarcation n'est pas étanche et qu'on retrouvera, aussi bien dans la lignée des animaux que dans celle suivie par les végétaux, la persistance de la tendance complémentaire. Chez les animaux, on peut prendre une espèce qui le fait particulièrement bien ressortir, l'huître, dont le mode de vie retrouve la fixité des végétaux. Et, ce qu'on observe chez ces derniers, c'est la résurgence d'une tendance à la mobilité par delà leur fixité apparente: souterrainement, par le développement de rhizomes qui peut amener dans certains cas une espèce à devenir proliférante, comme les bambous; et, encore bien d'avantage, par la voie des airs, avec la migration des semences transportées par les vents qui peut amener une espèce à voyager sur des distances immenses, d’un continent à l’autre. En cela, supposer que pendant une période d’une durée indéterminée, sans doute très étendue, les collectifs humains ont reproduit cette oscillation de la vie entre mobilité et fixité, n’a donc rien d’une anomalie mais s’enracine dans les couches primordiales de l’évolution de la vie.
Concentrons nous simplement sur la branche évolutive à laquelle notre espèce se rattache, celle des animaux. L'hypothèse voulant que les sociétés du paléolithique supérieur (pour se restreindre à cette période comprise entre - 40 000 et - 10 000 qui est celle où nous avons suffisamment de données tirées des fouilles archéologiques pour élaborer un scénario vraisemblable), aient oscillé entre des périodes nomade et sédentaire, se retrouve donc normalement chez bon nombre d'espèces:"De nombreuses variétés d'animaux, y compris des poissons, se rassemblent en troupe pour frayer et pour éduquer leur progéniture. Certains volatiles reviennent chaque saison à leurs nids, cependant que d'autres s'installent, au temps des amours, dans des îles ou des marais. Des appariements entre groupes différents peuvent même modifier les caractères génétiques d'une espèce, ce qui suppose une cohabitation de longue durée." (ibid., p. 6) Voilà qui appelle deux remarques. Premièrement, on a un tableau qui semble très cohérent en supposant que les sociétés humaines de chasseurs-collecteurs ont épousé cette oscillation du mode vie des animaux eux-mêmes d'où ils tiraient une bonne part de leur subsistance. Périodiquement, l'installation en un lieu déterminé pouvait tout naturellement correspondre à la migration des troupeaux d'animaux sauvages qui convergeaient vers ces endroits (mammouths, gazelles, rennes, bisons, buffles, etc.), ainsi qu'à des cycles de pêche, où, de la même façon, les poissons se concentraient en abondance en des lieux précis des cours d’eau. On peut tout aussi bien lier ces rassemblements, sous le volet de la cueillette, à la récolte de fruits sauvages en des périodes et des endroits là aussi bien déterminés. Et, pour une autre part, quand se dispersaient à nouveau les troupeaux d'animaux sauvages ou/et que le temps des récoltes touchaient à sa fin, que se raréfiaient donc les sources de subsistance, les collectifs humains étaient conduits à se disperser à nouveau en repassant à une phase de nomadisme en petits groupes. Deuxièmement, ces périodes d'installation, comme l'indiquent les restes exhumés de l'architecture monumentale de l'ancien âge de pierre devaient être relativement durables et c'est un facteur qui a dû jouer, suivant la remarque que fait en passant L. Mumford, dans l'hybridation, aujourd'hui attestée par l'analyse génétique, entre différentes espèces d'humanité, en particulier, celle entre le Néandertal et le Sapiens, sans doute pour notre plus grand profit:"Il est sûr que les hommes ont été séduits par les néandertaliennes, que les femmes ont eu un faible pour les néandertaliens et vice versa, car on estime que jusqu'à 6 % de l'ADN des membres non africains de notre espèce viennent des néandertaliens. Ce croisement a probablement beaucoup renforcé notre système immunitaire." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 83)
L'hybridation du paléolithique et du néolithique
L'hybridation du paléolithique et du néolithique
Cette forme de vie pendulaire oscillant entre nomadisme et sédentarité n'a pas disparu subitement avec les débuts du néolithique (nouvel âge de pierre correspondant à la conversion à l’élevage et l’agriculture): les tableaux qu’on donne généralement de la succession de ces périodes induit en erreur car ils donnent à penser qu’il s’agirait là de transformations brusques faisant soudainement passer à une nouvelle ère de l’histoire humaine. Or, voilà qui n’est pas conforme aux données archéologiques qui font bien d'avantage ressortir l’idée d’une très longue et complexe phase transitoire entre le paléolithique et le néolithique. Pour l’illustrer, prenons le cas du célèbre site de Stonehenge, en Angleterre, dont les restes aujourd'hui visibles sont datés entre -2800 et -1100 avant J-C, jusqu’à une phase donc très avancée du néolithique; mais, le site lui-même était occupé depuis bien plus longtemps puisque les plus anciens vestiges retrouvés remontent à - 8 000 ans. Quand on essaie de reconstituer ce qu'a pu être la vie sociale de cette période, couvrant donc la majeure partie du néolithique, on est amené à penser que"les constructeurs de Stonehenge semblent n'avoir été ni des cueilleurs ni des agriculteurs, mais quelque chose entre les deux." (Graeber et Wengrow, How to change the course of human history) Par un côté, ces populations avaient manifestement tourné le dos à la culture céréalière, inaugurée par l’invention de l’agriculture, pour en revenir à cueillette des noisettes comme aliment de base. Par un autre côté, ils étaient bien restés des éleveurs qui gardaient aux alentours du site leurs troupeaux, comme le laissent voir les nombreux ossements retrouvés. Il apparaît donc que le mode de vie des occupants de Stonehenge a prolongé, jusque très tardivement dans le néolithique, celui des groupements humains de l’ancien âge de pierre, comme on le suppose ici, suivant l’alternance de périodes de dispersion et de grand rassemblement. En l’occurrence, sur ce cas précis, les groupes affluaient de tout côté des îles britanniques pour participer aux grandes fêtes cérémonielles cycliques de Stonehenge avant de se dispatcher à nouveau.
Site de Stonehenge |
D'ailleurs, si on prend le prototype de la société de chasseurs-collecteurs vivant encore aujourd'hui, comme les Achuars de la forêt amazonienne, qu'a bien étudié l'anthropologue P. Descola, on se rend compte qu'ils offrent la même complexité à l'analyse que les anciens occupants de Stonehenge qui fait qu'on doit aussi dire à leur sujet qu'ils ne sont, suivant des modalités concrètes bien différentes, "ni des cueilleurs ni des agriculteurs, mais quelque chose entre les deux." Contrairement à ce qu'on pourrait croire, ils ne se contentent pas de vivre de la cueillette mais pratiquent aussi des formes d'agriculture qui font de leur forêt amazonienne un milieu qui tient d'avantage d'un jardin soigneusement entretenu et façonné par la main de l'humain que d'une zone vierge où tout pousserait par les seules forces de la nature:"Chez les Jivaros Achuar de l’Amazonie
équatorienne, il n’y a aucun doute que la forêt est perçue et traitée
comme un grand jardin et que les jardins sont plantés de façon à ce
qu’ils ressemblent, dans leur disposition, leur composition et leur
structure, à des forêts miniatures." (P. Descola, Anthropologie de la nature)
En ce sens, il y a une convergence avec les études historiques conduites par L. Mumford qui voulait montrer que ce à quoi on assiste, couvrant plusieurs millénaires, relève d’une hybridation entre la culture paléolithique des chasseurs-collecteurs et celle du néolithique des éleveurs-agriculteurs, hybridation qui seule aurait permis le développement des civilisations de cette époque:"Les civilisations paléolithique et néolithique allaient unir leurs réalisations et leurs qualités spécifiques, afin d'entreprendre une tâche que, séparément, elles n'auraient pu accomplir. On aurait tort de croire que les modes de vie paléolithiques avaient d'une façon absolue cédé la place à la culture néolithique." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 24) L’agriculteur-éleveur est ainsi longtemps resté, pour une autre part, chasseur-collecteur et, quand la division s’est faite, le chasseur lui-même a pu joué le rôle de force protectrice des troupeaux contre l’assaut des prédateurs sauvages, comme on le voit signalé dans les chroniques de Babylone, parmi les premières traces écrites de l’histoire, il y a quelques 5 000 ans, à travers la figure légendaire d’Enkidu le chasseur qui"prend ses armes et va poursuivre les lions...le berger peut reposer, Enkidu tue les loups; quand il a capturé les lions, le maître du troupeau peut dormir..." (ibid., p. 26)
En fait, si nous repartons des origines même du processus d’hominisation, perdue dans la nuit des temps, au-delà de trois millions d’années, tout laisse à penser qu’il s’est fait suivant une séquence analogue, comme on l’avait abordé au sujet des origines de la bipédie: les tous premiers ancêtres d’où descend l’arbre évolutif des homos ont très probablement pendant longtemps oscillé entre leur mode de vie originellement arboricole (vivant dans les arbres) et celui de la savane africaine avant de s’y fixer définitivement, autour de trois millions d’années, pour finir par essaimer sur les autres continents.
Les données récentes de l’anthropologie
En ce sens, il y a une convergence avec les études historiques conduites par L. Mumford qui voulait montrer que ce à quoi on assiste, couvrant plusieurs millénaires, relève d’une hybridation entre la culture paléolithique des chasseurs-collecteurs et celle du néolithique des éleveurs-agriculteurs, hybridation qui seule aurait permis le développement des civilisations de cette époque:"Les civilisations paléolithique et néolithique allaient unir leurs réalisations et leurs qualités spécifiques, afin d'entreprendre une tâche que, séparément, elles n'auraient pu accomplir. On aurait tort de croire que les modes de vie paléolithiques avaient d'une façon absolue cédé la place à la culture néolithique." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 24) L’agriculteur-éleveur est ainsi longtemps resté, pour une autre part, chasseur-collecteur et, quand la division s’est faite, le chasseur lui-même a pu joué le rôle de force protectrice des troupeaux contre l’assaut des prédateurs sauvages, comme on le voit signalé dans les chroniques de Babylone, parmi les premières traces écrites de l’histoire, il y a quelques 5 000 ans, à travers la figure légendaire d’Enkidu le chasseur qui"prend ses armes et va poursuivre les lions...le berger peut reposer, Enkidu tue les loups; quand il a capturé les lions, le maître du troupeau peut dormir..." (ibid., p. 26)
En fait, si nous repartons des origines même du processus d’hominisation, perdue dans la nuit des temps, au-delà de trois millions d’années, tout laisse à penser qu’il s’est fait suivant une séquence analogue, comme on l’avait abordé au sujet des origines de la bipédie: les tous premiers ancêtres d’où descend l’arbre évolutif des homos ont très probablement pendant longtemps oscillé entre leur mode de vie originellement arboricole (vivant dans les arbres) et celui de la savane africaine avant de s’y fixer définitivement, autour de trois millions d’années, pour finir par essaimer sur les autres continents.
Les données récentes de l’anthropologie
Nous trouverons une autre série de données tirée cette fois de l’anthropologie pour accréditer encore mieux la thèse voulant que nos ancêtres de la préhistoire devaient vivre suivant l’alternance de périodes de mobilité en groupes dispersées et d’autres de fixation en des lieux déterminés où ils revenaient périodiquement se rassembler. Et ici, il faut tout de suite mettre en garde contre un écueil majeur sur lequel se sont la plupart du temps fracassés les récits traditionnels de reconstitution de la vie sociale préhistorique. Ils ont pris en référence des sociétés de chasseurs-collecteurs s’étant perpétuées jusqu’à notre époque comme les Hadzas et les Bochimans d’Afrique noire ou encore les Nambikwaras de l’Amazonie qui correspondaient parfaitement au scénario qu’ils avaient échafaudé: ils s’agissait effectivement de petits groupes nomades qui pouvaient fournir un parfait modèle de ce qu’aurait été la vie sociale de la préhistoire. Le présupposé de cette démarche, jamais questionné, constamment reproduit, et qui est pourtant très loin d’aller de soi, c’est qu’on aurait affaire ici à des groupements humains qui se seraient figés dans leur histoire depuis des millénaires et qui offriraient donc une fenêtre idéale par où contempler notre plus lointain passé préhistorique:"Le problème, c'est qu'ils ne sont rien de ce genre. Ce ne sont pas des fossiles vivants. Ils ont été en contact avec des États et des empires agraires, des pillards et des commerçants, pendant des millénaires, et leurs institutions sociales ont été façonnées de manière décisive par des tentatives de s'engager avec eux ou de les éviter." (Graeber et Wengrow, How to change the course of human history) En les prenant comme modèles, on est parti, de toute évidence, sur une fausse route.
Ce qui permettra d’autant mieux de relativiser ce qu’on croirait tirer de leur étude pour élucider la vie des collectifs humains de la préhistoire, c’est l’observation qu’a fait l’anthropologie d’autres sociétés qui étaient organisées d’une façon très différente et dont on a, à ce point de notre démarche, de bonnes raisons de penser qu’elles pourraient nous donner une représentation plus fidèle de ce qu’était la vie sociale en ces temps reculés. Là où ce genre d’organisation sociale a pu être particulièrement bien observé jusqu'à notre époque, par l'enquête anthropologique, c'est sur la série de cas que proposaient les indiens d'Amérique du nord. M. Mauss avait déjà relevé, dès le début du XXème siècle, que les Inuits (autrement appelés "Eskimos" par les premiers colonisateurs blancs, terme aujourd’hui tombé en désuétude en raison de sa connotation péjorative) partageaient en fait leur vie sociale en deux moitiés: pour une part, pendant la belle saison, où ils se dispersaient en petits groupes mobiles, et, pour une autre part, pendant la saison hivernale, où ils se rassemblaient le long de la côte arctique, se construisant alors des habitats pour y demeurer, le tout suivant le rythme des déplacements d'animaux sauvages d’où ils tiraient leur subsistance. Et c'est une partition que l'on retrouvera, suivant des modalités différentes, aussi bien chez les chasseurs-cueilleurs de la côte nord-ouest du Canada, que chez les Cheyennes ou les Lakotas des grandes plaines d’Amérique du nord. L'aspect qu'il faut tout particulièrement souligner tient dans le fait que cette alternance allait de pair, à chaque fois, avec une complète réorganisation de leur structure sociale. La première chose qui frappe ici, mais qui ne devrait plus guère étonner à ce point où on en est de ce chapitre d'anthropologie philosophique, c'est l'extraordinaire plasticité dont témoigne l'inventivité sociale humaine, et ce, à deux niveaux:
-premièrement, ces sociétés pouvaient être tout à fait égalitaires pendant une période du cycle de leur vie et se réagencer de façon rigoureusement hiérarchisée quand s'enclenchait l'autre phase.
-secondement, il n'y a pas de règle générale qui pourrait s'appliquer indifféremment à l’ensemble de ces sociétés pour comprendre les modalités concrètes de cette partition. Si on reprend le cas des Inuits, la période où ils s'organisaient sur une base égalitaire était celle de la saison hivernale où ils se regroupaient, et sitôt dispersés, aux débuts de la saison estivale, ils se réagençaient en petits groupes de type patriarcaux, avec à leur tête un chef autoritaire. On observe rigoureusement l'inverse chez les Lakotas et les Cheyennes: les hiérarchies sociales s’établissaient à la fin de la belle saison lors des grands rassemblements pour la chasse au buffle et se dissolvaient sur un mode résolument anarchique sitôt repris la mobilité en petits groupes se dispersant aux quatre vents.
La mort du mode de vie pendulaire dans la France moderne
Ce qui est assez remarquable de relever tient dans le fait que ce mouvement pendulaire entre vie sédentaire et migration s'est perpétué très longtemps et massivement, dans les milieux paysans, bien après la conversion des populations à l'élevage et l'agriculture. Si nous nous concentrons simplement sur le territoire français, on peut dire qu'on le retrouvera jusqu'au tournant des XIX et XXème siècles, la Première guerre mondiale, marquant sur ce point comme sur bien d'autres, une grande ligne de partage des eaux. C'est en particulier ce qu'a bien montré l'historien E. Weber. Des millénaires après à la fin de la préhistoire, le contexte n’était évidemment plus du tout le même: pour les humains du paléolithique, il s’agissait de composer avec leur milieu sauvage; pour les communautés paysannes du territoire français, jusqu’aux débuts du XXème siècle, il fallait s’accommoder de la vie civilisée. Mais, de l’un à l’autre, en fonction de modalités concrètes très différentes, la base fondamentale du mode de vie s’est perpétuée suivant l’alternance périodique entre fixité et mobilité:"Il est important d'observer que la migration saisonnière traditionnelle contribuait fort peu au changement culturel. Suivant généralement des routes traditionnelles, déplaçant souvent des groupes du même village, les migrations ne détruisaient pas la solidarité villageoise mais au contraire la renforçait [...] De tels passages de la stabilité au mouvement, puis du mouvement à une nouvelle stabilité suggèrent que l'essentiel de la société traditionnelle n'est pas l'immobilité, mais une mobilité d'un genre impénétrable. Les maçons de la Creuse, les moissonneurs du Tarn, les forestiers du Livradois, les colporteurs de la Savoie et des Pyrénées pouvaient voyager très loin, mentalement ils ne quittaient pas leurs foyers." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 339) C'est d'abord poussées par le besoin que ces populations paysannes renouvelaient chaque année ces migrations vers des lieux, souvent les grands centres urbains, où elles trouvaient un travail salarié saisonnier leur permettant de compléter leur trop maigre revenu tiré du travail de la terre. C’est un sujet qui n’a malheureusement pas été traité par les historiens, à notre connaissance, de déterminer si cette oscillation entraînait aussi, comme dans le cas des sociétés indigènes, des réagencements sociaux, et si oui, de quelle nature. Ce que relève simplement E. Weber, c’est que ces périodes migratoires, loin de menacer de dissolution les communautés paysannes, les soudaient au contraire plus encore: la solidarité entre tous était ainsi renforcée par le fait d’avoir à voyager en terre étrangère suivant ce principe universel qu’une communauté s’unit d’autant mieux en devant se confronter à son altérité. Pour bien saisir cet aspect des choses, il faut voir qu'à cette époque, comme l’a amplement montré E. Weber, le paysan définit son identité, non pas par son appartenance à un Etat-nation, qui était encore pour lui quelque chose de très lointain et abstrait, mais par l’intégration dans son terroir local: il ne se sentait pas d’abord français, mais membre de telle ou telle communauté villageoise.
Tout a commencé à changer, à partir de la seconde moitié du XIXème siècle, quand la migration saisonnière s'est transformée de plus en plus en émigration; les populations issues de la paysannerie ont eu alors tendance toujours d'avantage à s’installer dans les villes. A partir de là, la société paysanne traditionnelle va commencer à se fissurer et la mobilité ayant cessé d'être impénétrable, jouera au contraire un rôle d'infiltration de la culture urbaine dans ces milieux: quand celui ou celle parti(e) à la ville retournait de temps à autre dans son village natal, il en ramenait en même temps des éléments qui conduisaient à saper l'estime que la culture paysanne pouvait avoir d'elle-même et à diffuser en elle, par la même occasion, des rêves d'ascension sociale par l'exode vers les villes. Il faut bien prendre ici la mesure du mépris qu'inspirait à un citadin ordinaire la vie paysanne d'alors, comme en témoigne ce genre de clichés véhiculés par un dirigeant du Parti socialiste, qu'il vaut donc mieux éviter de prendre comme argent comptant, qui déclarait en 1909 au congrès de son parti:"ceux qui restent à la ferme sont de pauvres péquenots incapables d'aucune expérience intellectuelle, plongés dans l'ignorance et l'alcool, condamnés à tituber de l'église à la taverne, et de la taverne à l'église." (Cité par E. Weber, ibid., p. 345) On peut dire que c'est vers ce moment là que ce mode de vie ancestral, dont les racines plongent donc dans la préhistoire de l'humanité, a pris fin, du moins pour ce qui concerne l'Europe occidentale. Evidemment cela ne revient pas à dire qu’il a complètement disparu; on trouvera bien, encore aujourd’hui, des individus épousant un mode de vie similaire, lié souvent à de toutes autres motivations, celle en particulier du besoin de se dépayser, d’échapper à une routine monotone, d’avantage que celles relevant d’intérêts utilitaires, et partageant leur existence en une moitié où ils séjournent sur leur lieu de résidence principale, et l’autre moitié où ils voyagent de par le monde. Mais un tel mode de vie a cessé d’être collectivement structuré et ne met plus en jeu l’organisation de communautés entières, mais seulement celle d’individus vivant dans les marges des sociétés occidentales.
Il ne faudrait cependant pas voir dans cette disparition de la vie pendulaire paysanne un processus purement négatif de déculturation (destruction de la culture), car la diffusion de la culture urbaine dans ce milieu, à partir de la nouvelle ère émigratoire, fût aussi celle d’idéaux émancipateurs s’étant formés dans les milieux urbains, qui ont pu souvent armer les ouvriers agricoles contre la surexploitation dont ils faisaient l’objet: le véhicule de cet essaimage a été celui d’un socialisme se propageant par le bas, celui des classes ouvrières, plutôt que par le haut, celui des dirigeants de partis politiques, dont on a eu plus haut un aperçu de la piètre estime dans laquelle ils tenaient les milieux de la paysannerie. Ainsi, par exemple, de ce" propriétaire du Puy-de-Dôme (qui) se plaignait en 1866 de ce que les travailleurs réclamaient des horaires réduits (ils commençaient maintenant à cinq heures du matin au lieu de quatre, et prenaient une heure pour le déjeuner au lieu d'une demi-heure), réclamations dont il était sûr qu'elles étaient inspirées par les principes subversifs ramenés par les émigrants." (ibid., p. 346)
Des origines de la fixation dans la sédentarité
La fixation dans la sédentarité constitue bien le mode de vie auquel a fini par se rallier une grande partie de l’humanité. Pourquoi? La question est d’autant plus délicate à traiter puisque, dans l’ensemble, cette conversion impliquera une vie plus pénible, comme on l'a fait voir dans la partie précédente, à travers l'importante diminution de la taille moyenne des populations passées à l'élevage et l'agriculture, en dépit des lieux communs qui ont la peau dure et qu’on trouvait reproduit même chez quelqu’un comme L. Mumford qui pouvait opposer la sécurité alimentaire de ces dernières « aux chasseurs toujours à moitié affamés. » (Mumford, La cité à travers l’histoire, p. 12) On ne voit pas du tout comment de pareils crève-la-faim auraient pu se payer le luxe de dégager autant de temps libre pour produire les sortes de biens à valeur anti-utilitaire, comme la série de ceux présentés dans la partie précédente. Il y a donc aujourd’hui de bonnes raisons pour inverser l’ordre de ce tableau. Déjà, la flexibilité du mode de vie pendulaire de chasseurs-collecteurs devait permettre une meilleure résilience aux aléas climatiques. Quand une société en vient à dépendre pour sa subsistance de l’agriculture, il suffira d’une année de mauvaises récoltes dues à la sécheresse, au froid, à des tempêtes, des pillages, etc., pour menacer de plonger dans la famine des collectivités entières. C'est ce qui explique d'ailleurs ce phénomène que l'on rencontre, suivant des proportions très variables, dans notre espèce, de la capacité à digérer le lait cru, après la phase de sevrage, grâce à l'enzyme de la lactase. Cette capacité s'est développée et perpétuée là où se sont produites périodiquement des chutes dramatiques dans le niveau de production céréalière dès les débuts de la conversion à l'agriculture. Les populations, particulièrement en Europe, qui ont pu le mieux s'adapter et survivre sont celles qui ont réussi à amortir le choc de ces pénuries en développant une tolérance aux produits laitiers (voir, pour des développements, le préhistorien P. Depaepe dans, La modernité de l'homme préhistorique , à partir de 19').
Quand on cherche du côté de motifs strictement utilitaires, il faut bien avouer qu’on reste court pour rendre compte de la conversion de plus en plus massive des populations au mode de vie sédentaire. Une des clés du mystère est peut-être à chercher sur un tout autre registre, d’ordre religieux, celui des rites funéraires qui prennent leur source dans une origine à ce jour inconnue de la préhistoire, à partir du moment où les groupements humains se sont mis à enterrer leurs morts. En l'état, les plus vieilles tombes attestées formellement remontent autour de 100 000 ans, sur le site de la grotte de Skhül, en Israël, mais il y a fort à parier que c'est un calendrier provisoire destiné encore à reculer dans le temps. En tous les cas, les données archéologiques suggèrent fortement que le culte rendu aux morts a dû jouer un rôle essentiel de catalyseur pour la fixation dans la sédentarité; ce qu’on peut reconstituer à partir d’elles, c’est que le premier embryon de ce qui donnera plus tard naissance aux villages, puis aux villes, s’est formé autour de ces lieux dédiés à la mémoire des morts: "C’est dans ces sanctuaires du paléolithique, comme dans les anciens tumulus et monuments funéraires, que nous retrouvons les premières traces d’une vie communautaire bien antérieure sans doute à la fondation des premiers villages." (L.Mumford, La cité à travers l’histoire, p. 9) Le tumulus était ainsi une petite butte artificielle recouvrant une sépulture, qui préfigue, longtemps avant, les pyramides egyptiennes dans lesquelles étaient enterrés les pharaons comme les rois des civilisations méso-américaines:
Le développement du culte rendu aux morts a fatalement obligé les communautés de chasseurs-collecteurs à revenir périodiquement sur les lieux de sépulture pour le pratiquer avant même toute autre considération d’ordre utilitaire: les tombes du paléolithique supérieur militent en faveur de cette thèse, aussi bien que des édifices monumentaux comme celui de Göbekli Tepe pour lequel peut raisonnablement supposer qu’un culte de cette sorte y était pratiqué: conformément à une pratique rituelle répandue à cette époque qui voulait qu'on détacha les crânes des défunts après avoir exhumé leur squelette, pour faire office de reliques, on retrouve sur le site des gravures d'hommes sans tête et des restes de crânes qui laissent penser qu'elle s'exerçait ici aussi. Certains vont même jusqu'à soutenir l'idée que Göbekli Tepe serait un temple essentiellement dédié au culte des morts.
Bien plus tard, on trouvera encore des échos de ces motivations religieuses à la racine du processus de sédentarisation à travers la prétention des populations juives issues de la diaspora à faire valoir comme leur une terre qui renfermait les cendres de leurs ancêtres:"et il s’agit là, semble-t-il, de la plus originaire des revendications. La cité des morts est antérieure à la cité des vivants." (ibid., p. 7) L’importance de la place qu’a pu tenir le culte rendu aux morts se prolongera très longtemps; on en retrouve par exemple la trace dans la démocratie athénienne de l’antiquité, à travers l’examen des vertus civiques (la docimasie) auquel était soumis n’importe quel citoyen tiré au sort pour exercer une magistrature: parmi celles qu’on examinait en priorité figurait cette vertu qui disposait à honorer ses morts et quiconque y dérogeait était jugé inapte à l’exercice du pouvoir politique.
Vue en coupe d'un tumulus |
Le développement du culte rendu aux morts a fatalement obligé les communautés de chasseurs-collecteurs à revenir périodiquement sur les lieux de sépulture pour le pratiquer avant même toute autre considération d’ordre utilitaire: les tombes du paléolithique supérieur militent en faveur de cette thèse, aussi bien que des édifices monumentaux comme celui de Göbekli Tepe pour lequel peut raisonnablement supposer qu’un culte de cette sorte y était pratiqué: conformément à une pratique rituelle répandue à cette époque qui voulait qu'on détacha les crânes des défunts après avoir exhumé leur squelette, pour faire office de reliques, on retrouve sur le site des gravures d'hommes sans tête et des restes de crânes qui laissent penser qu'elle s'exerçait ici aussi. Certains vont même jusqu'à soutenir l'idée que Göbekli Tepe serait un temple essentiellement dédié au culte des morts.
Bien plus tard, on trouvera encore des échos de ces motivations religieuses à la racine du processus de sédentarisation à travers la prétention des populations juives issues de la diaspora à faire valoir comme leur une terre qui renfermait les cendres de leurs ancêtres:"et il s’agit là, semble-t-il, de la plus originaire des revendications. La cité des morts est antérieure à la cité des vivants." (ibid., p. 7) L’importance de la place qu’a pu tenir le culte rendu aux morts se prolongera très longtemps; on en retrouve par exemple la trace dans la démocratie athénienne de l’antiquité, à travers l’examen des vertus civiques (la docimasie) auquel était soumis n’importe quel citoyen tiré au sort pour exercer une magistrature: parmi celles qu’on examinait en priorité figurait cette vertu qui disposait à honorer ses morts et quiconque y dérogeait était jugé inapte à l’exercice du pouvoir politique.
Reposer à nouveaux frais la question des inégalités
A la lumière de l’ensemble de ces développements, on voit s'éclairer sous un jour nouveau ces restes de riches sépultures du paléolithique, abordés dans la partie précédente, ainsi que d'autres indices, qu'on aurait autrement trop rapidement tendance à interpréter comme les signes de la formation d'inégalités socio-économiques dès les temps reculés de la préhistoire. C’est peut-être bien là aborder la question d'une mauvaise manière. Il est en fait plus conforme à l'ensemble du matériau dont on dispose aujourd’hui de supposer que la vie sociale préhistorique obéissait à des changements profonds de structure suivant l'alternance entre mobilité et fixité. Ainsi, on est conduit à avoir de sérieuses raisons de se demander si la tradition philosophique occidentale n’a tout simplement pas mal posée la question des inégalités socio-économiques en partant de la question de déterminer leur origine. Typique de cette façon d'aborder les choses, est le concours que lança, en 1754, L'Académie Dijonnaise des Arts et des Sciences, appelant à traiter le sujet,"Quelle est l’origine de l’inégalité entre les hommes, et est-elle autorisée par la loi naturelle ?" On sait que ce fût l'occasion pour Rousseau de rédiger son fameux Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, d'ailleurs sèchement recalé par le jury, au profit du texte d'un homme d'Eglise, qui, sans grande originalité pour l'époque, invoquait le péché originel comme cause première. Peu importe au fond la réponse qu'on prétendra trouver: dans tous les cas, on présuppose toujours, conformément au cadre habituel, que les inégalités seraient survenues un beau jour, laissant derrière elles un monde où elles n'existaient pas encore. L’examen fait ici des données de l’anthropologie aussi bien que de la paléontologie conduit à redéfinir le cadre de la problématique d'une façon qui amène plutôt à chercher en premier lieu pourquoi nos sociétés ont eu tendance à se rigidifier dans des structures inégalitaires en ayant perdu la plasticité dont ont pu témoigner des organisations sociales au mode vie pendulaire? Autrement dit, pour s'aider d'une imagerie tirée des Contes des mille et une nuits, il serait plus judicieux, plutôt que de vouloir commencer par retracer l'origine des inégalités, de se demander pourquoi la civilisation a perdu massivement cette faculté de pouvoir faire rentrer le génie de l’inégalité dans sa lampe pour aussi bien l’en faire ressortir le temps venu, et ainsi de suite? En tous les cas, le tableau que nous avons désormais devant nous des périodes reculées de la préhistoire, pour observer tout ce qui nous en sépare, est fort différent de celui convenu dont nous sommes partis dans la partie précédente, même s'il faut répéter qu'en l'état de nos connaissances il ne ne peut accéder qu'au statut d'une hypothèse, seulement plus plausible:"Plutôt que de tourner au ralenti dans une innocence primordiale, jusqu'à ce que le génie de l'inégalité soit en quelque sorte débouché, nos ancêtres préhistoriques semblent avoir réussi à ouvrir et à fermer la bouteille régulièrement, confinant l'inégalité aux drames de costumes rituels, construisant des dieux et des royaumes comme ils faisaient leurs monuments, puis les démonter joyeusement à chaque fois." (Graeber et Wengrow, How to change the course of human history) Voilà qui conduit à se demander si la fixation dans un mode de vie sédentarisé devait nécessairement conduire les collectifs humains à se figer en des structures hiérarchisées à mesure que croissait leur taille? A ce point, on peut raisonnablement en douter et cette question sera sans doute loin d'être aussi simple à trancher que le voudrait un déterminisme monolithique..
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire