"Ce n'est pas au nom du gouvernement, même républicain, ni même au nom du peuple français, que l'instituteur confère son enseignement: c'est au nom de la vérité." (Manifeste des instituteurs syndicalistes, 1905) RIP
lundi 21 septembre 2020
2b) Situation actuelle de la dialectique: de la domination réelle à la domination absolue du capitalisme (suite)
Liberté bourgeoise, liberté populaire Reste
qu'il serait réducteur de ne voir dans les zones urbaines reconfigurées
pour la circulation qu'un anéantissement progressif de la valeur
d'usage de la ville. Ce concept se décline sociologiquement de façon
très différente suivant les classes sociales. Il y a ce qu'on appellera la valeurd'usage
bourgeoise de la ville et sa valeur d'usage populaire dont chacune fait
fond sur un concept très différent de la liberté. Le Moyen Age allemand avait formé le proverbe pour dire que "l'air de laville rend libre".
Or, on peut l'entendre en deux sens opposés, soit individuel, soit collectif. Au premier sens, la liberté que peut garantir la ville est celle rendue possible par l'anonymat
dans lequel on arrive facilement à baigner. Par opposition, les
communautés villageoises avaient bien quelque chose d'étouffant car on
ne pouvait jamais échapper au regard inquisiteur des autres dans les
moindres faits et gestes de sa vie sociale qui étaient aussitôt
répercutés quand on avait la mauvaise idée de transgresser les règles
coutumières. La ville, par l'anonymat qu'elle peut garantir, permet de
passer facilement du qu'en-dira-t-on au quant-à-soi, et
plus elle sera étendue, mieux cette liberté pourra s'affirmer. C'est la
liberté au sens bourgeois du terme, celle qui permet de vivre séparée
de la communauté et de mener ses affaires sans avoir à craindre d'être
épié en permanence. "Dans la foule personne ne vous connait" (cité
par E. Weber, La fin des terroirs, p. 344), comme l'invoquaient parfois
les paysans qui émigraient vers les villes pour vanter ses avantages. La
contre-partie de cette liberté individuelle, c'est que lorsqu'on a à
subir des rapports d'exploitation et de domination, le paysan émigré
pourra se retrouver livré à lui-même et impuissant pour y faire face,
dans des proportions peut-être même encore plus importantes que celles
qui avaient cours dans la vie rurale. La liberté ouvrière s'est donc
développée d'une toute autre façon, au sens d'une liberté collective que
rendait possible l'intense vie sociale du quartier. De cet autre point
de vue, un des autres grands attraits de la ville résidait, pour la
paysannerie qui commençait à s'y installer en nombre à partir de la fin
du XIXème siècle,
dans l'animation qu'on y trouvait contrastant avec la monotonie de la
vie du village. On peut dire ainsi qu'elle était à cheval, d'une
certaine façon, et hésitante entre la valeur bourgeoise ou populaire
qu'offrait la ville, Et c'est un facteur qui pousse encore aujourd'hui,
s'ajoutant à l'impératif de trouver du travail, beaucoup de jeunes des
milieux ruraux à y affluer sans bien prendre la mesure de ce que
représente désormais une conurbation.
Celle-ci
constitue donc le plein accomplissement de la valeur d'usage de la
ville au sens bourgeois du terme ce qui signifie aussi que c'est le mode de vie de la classedominante qui devient massivement le mode de vie dominant, se
diffusant jusque dans les couches inférieures de la société dont tout
l'intérêt serait pourtant de pouvoir en sortir pour retrouver une forme
de liberté collective, c'est-à-dire, faire valoir la valeur d'usage de
la ville au sens populaire. La
conurbation réalise ainsi l'idéal de vie bourgeois de l'individu vivant
séparé de la société, replié sur sa sphère d'intérêts privés. C'est par
ce biais, que l'ensemble des autres classes sociales intériorisent dans
la banalité de leur vie quotidienne, jour après jour, le way of life,
la façon de vivre de la classe dominante, qui renforce de cette façon
son emprise sur la société. Le prototype de cet urbanisme nous ramène
une fois encore au Grand Los Angelesà
la conurbation de la région de Californie du Sud des années 1960 dont
l'essentiel de l'espace se décomposait déjà en parties dévolues à la
circulation et en terrains privatifs:"(Elle)
n'est plus (...) qu'un vaste conglomérat de résidences privées, qui
découpent en secteurs isolés des autoroutes à plusieurs voies, dont les
bretelles de raccordement sont toujours engorgés (...) Cet extravagant
réseau absorbe plus d'un tiers de l'étendue spatiale de Los Angeles et
les rues, ronds-points, parkings et garages couvrent les deux-tiers de
la surface du centre de l'agglomération..." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 718) On aurait aimer afficher à l'entrée quelque part dans la zone diffuse et incertaine où commence à apparaître l'étalement de cette conurbation, l'écriteau: "Circulez, consommez ou rentrez chez vous!" En effet, doit-on préciser, il ne faudrait surtout pas oublier de passer par le centre commercial
pour faire ses courses. Il constitue le troisième foyer principal de la
vie des conurbations réalisant d'étranges formes de rassemblement où
s'agglomèrent, de façon là aussi transitoire, les flux ininterrompus de
population:"En même temps, les moments de réorganisation inachevée du
tissu urbain se polarisent passagèrement autour des "usines de
distribution" que sont les supermarkets géants édifiés en terrain nu,
sur un socle de parking..." (G. Debord, La société du spectacle, 174) Reposons ici dans ces termes la question: qui
a déjà noué une relation dans un supermarché? C'est certainement encore
beaucoup plus problématique à envisager que dans une gare ou une rame
de métro. Quiconque voudrait s'y essayer passerait, de toute manière,
pour dérangé mentalement: ce n'est en aucun sens un espace aménagé à
cette fin; seul y importe la relation aux biens qu'on désire acheter et absolument pas la relation aux autres:
c'est la logique la plus élémentaire qui doit présider au bon
fonctionnement d'une économie de marché. On peut, en réalité,
légitiment penser le centre commercial comme un espace de transit au carré, portant à son stade suprême l'isolement de l'individu dans la foule.
Ainsi,
pour résumer, espaces de circulation, terrains privatifs et centre
commerciaux étalent leur royaume qu'ils se partagent goulûment en une
sorte d'oligopole. Sont
engloutis de cette façon les espaces intermédiaires qui avaient
toujours constitués le coeur de la socialité des villes, ces lieux-tiers ou communs, ni
tout à fait publics, ni tout à fait privés, comme la place de marché ou
le parc. Et l'enjeu politique ici n'est pas mince car ce sont les seuls
lieux dans lesquels peut s'exercer légalement un contre-pouvoir
démocratique dans les institutions politiques d'une république comme
celle des Etats-Unis (voir pour des développements, dans la partie 2c de
ce sujet,La (dé)socialisation par la bagnole,le premier article du Bill of Rights ajouté à la Constitution américaine).
Les conurbations actuelles construites autour de l'impératif de
circuler et de consommer, détruisant par là les conditions d'une liberté
collective, pour réaliser pleinement le triomphe du mode de vie
bourgeois pour tous, ne sont en fait que l'aboutissement d'une tendance
que les grandes villes anglaises de la Révolution industrielle
laissaient déjà bien entrevoir dès le milieu du XIXème siècle. C'est à
travers le phénomène de la "cohue", cette masse informe de gens circulant en tout sens, que F. Engels le décrivait alors déjà bien:"Même
si nous savons que cet isolement de l'individu, cet égoïsme borné sont
partout le principe fondamental de la société actuelle, ils ne se
manifestent nulle part avec une impudence, une assurance si totale que
dans la cohue de la grande ville. La désagrégation de l'humanité en
monades, dont chacune a un principe de vie particulier et une fin
particulière, cette atomisation du monde est poussée ici à l'extrême. Il
en résulte aussi que la guerre sociale, la guerre de tous contre tous
est ici ouvertement déclarée." (F. Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre, 1845)
On objectera peut-être qu'on trouve bien encore à se regrouper dans les
espaces urbains. C'est exact mais sous les formes rachitiques que prennent aujourd'hui le tribalisme et le communautarisme qui
produisent une myriade de petits groupes juxtaposés les uns à côté des
autres sans aucune possibilité de construire un espace commun et de
constituer ainsi une unité qui ressemblerait à une cité au sens propre
du terme. Il est tout à fait caractéristique de ce point de vue que le
géant Facebook enjoint à chacun de "rejoindre sa tribu" sur son
réseau. C'est la réplique parfaite des formes rudimentaires de socialité
qu'on trouve dans les conurbations qui offrent alors le spectacle d'une
guerre de tous contre tous par tribu ou communauté interposées. Une des
caractéristiques fondamentales d'une vraie cité était au contraire de
pouvoir entretenir des relations avec des personnes qui n'avaient pas
nécessairement les mêmes goûts, les mêmes idées, les mêmes croyances ou
le même statut social que soi.
Sécurité ou sûreté
Au
bout du compte, la contradiction fondamentale qui se posait pour les
classes dirigeantes a pu être traitée pour le mieux; se trouve accomplie
sous le régime des conurbations, de la plus heureuse des façons pour
elles, la réunification entre l'impératif économique d'accumulation
du capital exigeant le développement d'une civilisation urbaine
rassemblant les travailleurs dans les grands centres de la production
industrielle et l'impératif politique de gouvernabilité demandant la
séparation entre ces mêmes travailleurs.C'est
cet heureux mariage qui semblait de prime abord contre-nature à la fin
du XVIIIème siècle, pendant la période révolutionnaire, qu'a finalement
pu accomplir la nouvelle civilisation urbaine en rassemblant les
individus tout en maintenant leur séparation. Tel est le mot d'ordre qui
a été réalisé à la lettre:"L'intégration au système doit ressaisir les individus isolés en tant qu'individus isolés ensemble." (G. Debord, La société du spectacle, 172) C'est
ce qu'accomplit à merveille la civilisation des conurbations: elle
produit ainsi une nouvelle configuration sociologique qui fusionne en
elle deux aspects qui avaient paru jusque là antinomiques et qui exige,
pour la penser au mieux, la création de concepts paradoxaux, comme
celui de "foulesolitaire"de D. Riesman, ou d'"ermite de masse" de G. Anders.
Le concept de foule solitaire est particulièrement éclairant pour
appréhender un phénomène qu'on constate dans la cohue des grandes
villes, qui, autrement, paraitrait tout à fait déroutant, ce que la
psychologie sociale a appelé "l'Effet spectateur",
tel qu'il a été mis en évidence dans les années 1960. La loi générale
qu'on peut en tirer est la suivante: en cas de situation de détresse
d'une personne, qui peut être une agression, une urgence sanitaire,
etc., plus il y a de monde autour de soi et moins on a de chance de pouvoir compter sur l'assistance de quelqu'un.
Le
phénomène a commencé à être étudié à partir d'un cas qui avait soulevé
beaucoup de perplexité sur le moment, celui du meurtre aux Etats-Unis
d'une jeune femme en pleine rue sans qu'aucun des nombreux passants
présents n'interviennent; il a depuis été confirmé sur la base d'autres
expériences, comme des cas de viol, de noyade ou de malaise. L'effet
spectateur peut donc s'éclairer à la lumière du concept de foule
solitaire, des gens plongés dans une foule, mis ensemble tout en étant
maintenu dans la séparation. Et il faut bien se rendre compte que,
aujourd'hui, avec des dispositifs comme les portables sur lesquels les
gens passent souvent le plus clair de leur temps quand ils sont immergés
dans la cohue des grandes villes, la séparation a franchi un nouveau
seuil au point qu'on en vient à se demander si certains arriveraient
encore, même vaguement, à soupçonner l'existence autour d'eux d'un
individu ayant besoin d'une assistance.
Il
y a une implication politique cruciale à en tirer: dans un tel contexte
psychosocial, les logiques sécuritaires vont devoir s'affirmer d'autant
plus que les comportements assurant la sûreté s'estompent. C'est une
distinction de première importance à comprendre: la sécurité n'est pas la sûreté. Si
on reprend les textes fondateurs de la période révolutionnaire
française entamée en 1789, on relèvera qu'ils ne parlent pas du droit à
la sécurité, mais de celui devant garantir la sûreté, et ce n'est pas du
tout la même chose. La sûreté signifiait fondamentalement la
garantie pour tout citoyen de ne pas être inquiété par d'éventuels abus
du pouvoir d'Etat. Elle sous-entend le développement d'une capacité à l'assistance mutuelle,
situation dans laquelle chacun sait qu'il peut compter sur les autres
s'il avait besoin d'être secouru. La logique sécuritaire est appelée à
prendre toute son importance à partir du moment où les conditions pour
garantir la sûreté de chacun ne sont plus assurées: se justifie alors le
déploiement d'un appareil étatique spécialisé de forces de l'ordre pour garantir à chacun sa sécurité.
Une société qui n'est plus en mesure d'assurer la sûreté des individus
est donc fatalement conduite à développer, en lieu et place, des
logiques de plus en plus sécuritaires via un imposant service de l'ordre
entre les mains de l'Etat, donc, par la force des choses, à menacer la
sûreté de chacun en devant conférer à cet Etat des pouvoirs de plus en
plus imposants.
L'Effet spectateur conforte ainsi la pertinence du concept de Société du spectacle
forgé par le courant philosophico-politique du situationnisme incarné
par des penseurs comme G. Debord pour saisir les caractéristiques des
sociétés industrielles modernes. On observe donc ici aussi la logique d'un rapport inversement proportionnel:moins la sûreté est garantie, plus la sécurité doit se renforcer, et inversement. Et
il est d'autant plus important de toujours revenir à cette distinction
fondamentale que les gouvernements amalgament les deux en prétendant
invoquer les textes fondateurs de la Révolution française pour légitimer
le renforcement des dispositifs sécuritaires. Que nenni! La déclaration
des droits de l'homme et du citoyen de 1789, met en avant, parmi les
quatre droits imprescriptibles et fondamentaux, textuellement le droit à la sûreté,
qui n'était donc pas rien dans l'esprit des Pères fondateurs (les trois
autres étant celui de la liberté, de la propriété et de la résistance à
l'oppression). Si la sûreté se développe sur la base d'une liberté
collective conforme à la valeur d'usage populaire de la ville, la
sécurité, elle, découle fort logiquement de l'affirmation de sa valeur
d'usage bourgeoise, la liberté individuelle garantie par l'anonymat au
sein des foules.
Il est toutefois encore heureux de constater que certaines expériences
ultérieures ont conduit à tempérer l'importance de l'Effet de
spectateur: sous certaines conditions qui demanderaient à être examinées
de près, on peut parfois encore compter sur l'assistance des gens
(consulter, pour des précisions, l'article de Wikipedia). Il est bien
entendu que si les logiques de sûreté avaient complètement disparu de
nos sociétés, nous en serions à un point tel d'atomisation de la vie
sociale que les conditions seraient déjà toutes réunies pour que
s'affirme un pouvoir tout simplement totalitaire sur la société.
Mais, il faut bien intégrer que c'est la direction que suivent des
logiques sécuritaires sans le contrepoids qu'offre la garantie d'un
certain niveau de sûreté, si nous n'y prenons garde. L'Effet spectateur
n'en reste donc pas moins très prononcé, d'autant plus que les immenses
conurbations produiront à pleine puissance leurs effets. Là où la sûreté
est sans doute encore aujourd'hui la mieux garantie, c'est plutôt dans
les zones rurales restées à l'écart, où sont encore réunies les
conditions pour cultiver les formes traditionnelles d'entraide qu'on
rencontre généralement dans les sociétés pré-industrielles.
L'ermite de masse à l'âge de la domination absolue
Considérons
ce phénomène de foule solitaire encore sous un autre angle pour bien
faire ressortir toute sa singularité. On apercevra alors que la création du type anthropologique de l'ermite de masse, au sein des conurbations, relève
il faut bien l'admettre, d'une prouesse à saluer si on veut bien la
contempler depuis l'espace céleste, dans la mesure où elle permet ce
prodige d'accomplir, comme on l'avait laissé entendre plus haut, la renaissance de l'ancienne paysannerie au coeur des immenses espaces de la conurbation, sous la forme d'une nouvelle paysannerie high tech, bardée de gadgets électroniques, et réduite
pourtant à un isolement et une impuissance peut-être même encore plus
accentués, dans la mesure où on aurait bien du mal à apercevoir ce que
pourrait être aujourd'hui l'équivalent des anciennes jacqueries du monde
paysan par quoi il se soulevait à intervalles réguliers, fut-ce pour
être impitoyablement matées:"C'est
une nouvelle paysannerie factice qui est recréée par les conditions
d'habitat et de contrôle spectaculaire dans l'actuel "territoire
aménagée": l'éparpillement dans l'espace et la mentalité bornée, qui ont
toujours empêché la paysannerie d'entreprendre une action indépendante
et de s'affirmer comme puissance historique créatrice, redeviennent la
caractéristique des producteurs - le mouvement d'un monde qu'ils
fabriquent eux-mêmes restant aussi complètement hors de leur portée que
l'était le rythme naturel des travaux pour la société agraire (...)
quand cette paysannerie reparaît comme produit des conditions
d'accroissement de la bureaucratisation étatique moderne, son apathie a
dû être maintenant historiquement fabriquée et entretenue (...) Les
"villes nouvelles" de la pseudo-paysannerie technologique inscrivent
clairement dans le terrain la rupture avec le temps historique sur
lequel elles sont bâties; leur devise peut être:"Ici même, il n'arrivera
jamais rien, et rien n'y est jamais arrivé"." (G. Debord, La société du spectacle, 177) Il y a bien des spectacles organisés en permanence dans ces "villes nouvelles",
mais suivant le cycle de la répétition du même, comme la vie paysanne
de jadis épousait de façon monotone le rythme répétitif des saisons.
Rien d'historique ne semble pouvoir survenir, comme un 14 juillet 1789.
Et il ne faut pas se laisser berner par le mantra de l'innovation
affichée partout: il n'est qu'une façon de signifier que tout doit
changer pour que rien ne change, comme cela a été souvent signalé à
juste titre par ce qui reste de pensée critique en ces temps
post-historiques. C'est effectivement une rupture majeure qu'on observe
dans ce qui avait constitué jusque là la matrice du temps historique
depuis le néolithique, la civilisation urbaine comme scène de
l'affrontement dynamique entre les systèmes de domination qui se
concentraient en elle et les mouvements de conquête de la liberté qui
pouvaient s'y former en contrepoint. Sous l'empire des conurbations, le
pendule de l'histoire semble s'être arrêté, et on a là un élément de
réponse à apporter à la question que se posaient D. Graeber et D.
Wengrow de savoir pourquoi la civilisation urbaine semble s'être figée
en des structures inégalitaires alors que toute l'histoire de l'humanité
depuis au moins le paléolithique supérieur laisse penser à une
oscillation périodique, si ce n'est progressive, entre structures
égalitaire et inégalitaire (on renvoie ici à la fin de la partie 1b)
A ce point, le concept d'ermite de masse doit servir pour mieux éclairer la situation la plus actuelle qui tient dans les mesures dites de "distanciation sociale" quadrillant
désormais tout l'espace public qui émanent des gouvernements en réponse
à la menace de pandémie du covid 19. Mais, il apparaît clairement à
stade des analyses conduites ici, que la dite "distanciation sociale" était en fait déjà accomplie bien
avant que ne débute la crise du covid 19, et donc, que c'est là encore
une façon tout à fait impropre de s'exprimer. Quand on prend le recul
historique nécessaire, on voit que ces mesures s'inscrivent dans le
prolongement directe de toute la tendance portée par les politiques
publiques d'aménagement de l'espace social depuis la fin de la période
révolutionnaire clôturant le XVIIIème siècle. La distanciation sociale
étaitdonc déjà actée depuis longtemps dans les conurbations sous la forme d'une distanciation intérieure:"Cette société qui supprime la distance géographique recueille intérieurement la distance..." (G. Debord, La société du spectacle, 167)La
distanciation intérieure des individus les uns par rapport aux autres
est déjà fort bien organisée aussi bien par l'urbanisme conçu en vue de
la circulation des foules, des achats dans les centres commerciaux, que
par les dispositifs de la société spectaculaire multipliant les écrans
auxquels les cerveaux se retrouvent scotchés partout et tout le temps,
du lever au coucher. Ces nouvelles mesuresgouvernementales ne
constituent donc en aucun cas une rupture relativement à tout ce qui a
précédé, mais le prolonge simplement de la plus parfaite des manières:
la distanciation sociale déjà accomplie se redouble désormais d'un
impératif de distanciation physique faisant franchir au processus
de distanciation un nouveau seuil. On peut se plaindre, à tort ou à
raison, de ces mesures gouvernementales, mais il ne faudrait alors
surtout pas oublier le contexte historique dans lequel elles
s'inscrivent faute de quoi la critique tomberait terriblement court.
C'est tout l'aménagement de l'espace social qui pose le problème de la
distanciation des individus les uns par rapport aux autres. Une
conclusion à en tirer touchant la détérioration de la langue
indissociablement liée à celle de la pensée critique, c'est que
l'expression de "distanciation sociale" relayée partout
aujourd'hui pour parler des mesures prises par les pouvoirs publics
montre simplement à quel point on n'arrive plus à désigner
convenablement des choses qui devraient pourtant sauter aux yeux.
Où
nous en sommes rendus précisément aujourd'hui? Traiter cette question
suppose de saisir la situation actuelle pour la situer à partir de cette
transition qui fait passer de la domination réelle du capital, inaugurée par l'ère du machinisme avec le système de l'usine, à sa domination absoluequi correspond donc à cette phase ultime à partir de laquelle "le capitalisme (...) peut et doit maintenant refaire la totalité de l'espace comme son propre décor." (G.
Debord, La société du spectacle, 169) La conurbation constitue un tel
décor. La domination absolue du capitalisme correspond au niveau le plus
général à l'autonomisation qui semble complète de la valeur d'échange,
que Marx avait symbolisé par le schéma A-A' qui suit donc l'étape
A-M-A'. Et il paraît s'agir effectivement là d'un aboutissement
logique, comme le précisait G. Debord, si on parcourt toutes les étapes
que le capitalisme moderne a traversé depuis ses origines, comme on les a
exposé dansla partie précédente, en partant de sa domination accidentelle, pour passer à sa domination formelle, jusqu'à sa domination réelle: la domination absolue semblait devoir en découler logiquement comme sa phase ultime.
A
ce dernier stade, l'argent semble avoir acquis la propriété miraculeuse
de se multiplier par lui-même sans plus avoir à passer par la
production marchande (prétention qui était pour Marx illusoire, faut-il
le préciser, du même niveau que la croyance au miracle accompli par
Jésus quand il multipliait les petits pains, tel que la chose est
relatée dans le Nouveau Testament. C'est la raison pour laquelle Marx
employait le terme de capital fictif pour désigner ce mode
d'accumulation) Ce qui montre de façon claire comme le jour que nous en
sommes bien à une phase d'autonomisation complète de la valeur d'échange
tient dans l'excroissance fantastique de l'économie spéculative dont
l'objet est donc de spéculer à la hausse (pour acheter) ou à la baisse
(pour vendre) sur l'évolution des prix. Pour bien se le représenter,
voir à partir de 3'25" jusqu'à 4'10, dans le documentaire présentant la
monnaie locale du Sol Violette à Toulouse, ce que peut représenter,
rapportée à une journée de 24 heures, la part des transactions
financières à ces fins spéculatives sur les marchés mondiaux et les
miettes qui restent consacrés à l'économie productive:
Dans le cadre de cette économie spéculative débridée, il va donc
falloir introduire la question de la spéculation qui a cours sur le marché de l'immobilier,
à partir de laquelle, ce nouveau capitalisme financier s'empare de la
totalité de l'espace pour planter son décor et être ainsi pleinement
chez lui sur notre bonne vieille terre. Commençons par observer ceci: au
stade de la domination seulement réelle, c'étaient encore des grands
groupes industriels qui avaient dictés leur loi pour imposer la
diffusion de la bagnole dans les centres urbains entraînant leur
reconfiguration: on est là encore dans le cadre d'un capitalisme où
prévaut le capital industriel. En passant à la domination absolue, c'est le capital financier qui
affirme dorénavant sa mainmise sur l'espace pour le remodeler suivant
son impératif de valorisation fictive. Il plante ainsi le décor d'un
capitalisme dont la domination se veut désormais absolue, s'affirmant
dans les moindres interstices de la vie quotidienne.
Le
modèle de l'agglomération construite de A à Z suivant les impératifs de
la valeur d'échange nous ramène, bien sûr, encore une fois au pays de
l'avant-garde en la matière, les Etats-Unis. On le voit pour le mieux
quand on retourne survoler une conurbation comme celle du Grand Los
Angeles et on retrouverait le même format pour toutes les grandes
agglomérations américaines; ce qui frappe tout de suite, dans la vidéo
qu'on peut revisionner plus haut, ce sont les tracés en damiers
constitués de petits rectangles qui se répètent à l'infini et c'est là
quelque chose qui découle directement des exigences de la
commercialisation des parcelles:"Pour l'homme d'affaires, le tracé
idéal de la cité est celui qui peut le plus aisément se diviser en lots
négociables. L'unité de base (...) sera (...) la parcelle de surface
(...) dont, pour apprécier la valeur marchande, il suffira de mesurer la
ligne frontale. On aura ainsi le plus souvent un rectangle d'assez
grande profondeur et de front étroit, laissant entrer dans l'immeuble ou
l'appartement un minimum d'air et de clarté" (L. Mumford, La cité à
travers l'histoire, p. 614) Tout au contraire, dans les temps
précapitalistes, on songeait à aménager l'espace habitable
tenant d'abord compte de ce type de valeur d'usage qu'il devait offrir
pour y vivre du mieux possible. On voit donc avec la plus grande clarté
possible, sur ce modèle de l'urbanisme américain, la valeur d'échange soumettre à un processus d'indifférenciation l'espace qu'il modèle de façon purement abstraite à des fins de spéculation financière, pour transformer une quantité donnée d'argent en une quantité supérieure:"Un tracé purement formel ne se préoccupe ni
de la direction habituelle des vents, ni de la délimitation des
quartiers industriels, ni de la salubrité du terrain, ni d'aucun autre
élément pouvant avoir son importance lors de l'utilisation d'un site
urbain (...) Dans le quadrillage de la cité commerciale, aucune
parcelle, aucun immeuble n'avait été conçu en fonction d'un usage
défini; seule était prévue une utilisation intensive en rapport avec les
besoins de l'expansion et la hausse des prix des terrains." (ibid.,
p. 616) Si cet urbanisme qui fait prévaloir l'abstraction de la valeur
d'échange sur toute autre considération tenant à la valeur d'usage
ressort de la façon la plus nette aux Etats-Unis, c'est avant tout parce
que le capitalisme américain n'a pas eu à hériter de villes qui
avaient été construites sur des siècles en fonction de visées totalement
différentes. Tout pouvait être fait à partir d'un terrain vierge,
tenant compte simplement d'impératifs financiers. Il suffit de comparer
ces tracés en damiers avec les formes sinueuses et arrondies héritées de
la ville médiévale dans la vieille Europe pour mesurer la tâche
autrement plus complexe qui sera celle des urbanistes de ce continent:
soumettre à l'empire de la valeur d'échange pour le reconstruire un
espace urbain qui avait été pensé et développé au fil des siècles
suivant des considérations lui étant complètement étrangères. L'avantage
qu'offrent les conurbations américaines est, d'un point de vue
contemplatif, qu'on peut y observer dans toute sa pureté la mise en
forme de l'espace résultant de l'abstraction de la valeur d'échange.
Mais, aujourd'hui, même dans la vieille Europe, l'empire qu'étend le
capital financier est devenu bien lisible et de loin: autrefois, la
première chose qu'un visiteur qui se rendait à Francfort voyait se
dresser était sa majestueuse cathédrale; aujourd'hui, le touriste
remarquera en premier les deux grands phallus qui dominent la ville, la
Commercbank et la Banque centrale européenne.
C'est
le décor de ce capitalisme de la domination absolue qu'il va s'agir
pour finir de décrire au mieux en notant qu'il ne s'agira pas de parler
seulement de sa forme matérielle, mais aussi, de sa sociologie, les
deux étant indissociables. En effet, cette phase de domination absolue
est celle d'unerecomposition sociologique accompagnant nécessairement le réaménagement de l'espace urbain à des fins de spéculation financière.
Recomposition sociologique du décor conurbain sous le régime de la
domination absolue du capital: l'avènement du bobo et du touriste
Ce à quoi on a assisté dans toutes les grandes zones de la conurbation, c'est à une gentrification. Que faut-il entendre par là? Au niveau le plus apparent, c'est ce qu'on peut appeler de façon parlante "la boboïsation" de
ces quartiers urbains qui avaient constitués autrefois les foyers à
partir desquels les classes dangereuses de la société avaient pu sonner à
intervalle régulier le tocsin d'insurrections populaires. Ils ont été
très largement réaménagés pour devenir les lieux d'élection de ce qu'on
appelle donc "les bobos", ces gens composant les classes
moyennes-supérieures, diplômés à un haut niveau, ayant une idéologie qui
les incline souvent à pencher vers une gauche bien pensante, se voulant
antiraciste, ouverte au multiculturalisme, et ayant le portefeuille
assez épais pour se payer des produits onéreux estampillés "bio", se
dotant par la même occasion d'une bonne conscience écologique ne les
empêchant pas à l'occasion de faire grimper en flèche leur bilan carbone
en prenant régulièrement l'avion pour leurs destinations touristiques
exotiques (pour fixer un ordre de grandeur un simple aller-retour
Paris-New York en avion c'est 400 à 500 litres de pétrole, soit la
quantité annuelle consommée en moyenne par un automobiliste). Ce qu'il
reste du coeur historique de Paris, composé d'un électorat qui porte
maintenant depuis des années à la municipalité des politiques
s'affichant d'une gauche dite "socialiste" en fournit l'illustration exemplaire.
Comment les choses ont pu évoluer en ce sens suivant la spéculation qui joue sur le marché de l'immobilier? Deux facteurs clés sont à prendre en compte. Le premier suppose simplement d'intégrer le b-a-ba d'une économie de marché régi par le mécanisme offre-demande-prix.
Une demande croissante en logements accompagnée d'une raréfaction de
son offre entraînera une augmentation du prix de l'immobilier qui finira
de le rendre inaccessible pour les classes populaires. Deux choses ont
joué en ce sens. La première fait à nouveau voir un processus
dialectique à l'oeuvre. J. Millar, dans son texte abordé dans la partie précédente,
donnait bien à penser combien le regroupement des populations ouvrières
dans les centres urbains pouvait constituer une menace pour les
pouvoirs établis. Certes, mais franchi un certain seuil, cet afflux va
entraîner une augmentation de la demande en logements et donc une
augmentation de son prix, le phénomène s''étant particulièrement
intensifié vers la fin du XIXème siècle quand les populations paysannes
ont commencé à s'installer massivement dans les villes. On peut ainsi de
donner un ordre de grandeur de l'élévation du prix de l'immobilier dans
les centres urbains au fil des siècles:"Selon Avenel, la valeur de
l'hectare de terrain de terrain était de 2 600 francs dans le Paris du
XIIIème siècle; au XXème siècle, dans le même secteur le terrain valait 1
297000 francs l'hectare." (ibid., p. 625-626) Ces chiffres
sont cependant à relativiser car ils ne sont pas calculés en monnaie
constante, tenant compte donc de la dévalorisation de l'unité monétaire
au cours du temps. Mais, même en l'intégrant, ils donnent malgré tout
une bonne idée de l'enchérissement de l'immobilier qui aura pour
conséquence de chasser de plus en plus les pauvres des quartiers
centraux pour que s'y installent les classes aisées. Et c'est bien ce
terrain là dont prend possession le capital financier, déjà au XIXème
siècle à l'époque de Balzac, pour en en retirer des marges de profit
sans cesse croissantes:"Le principal des avoirs des banques d'épargne et des compagniesd'assurances se composait de terrains et de propriétés immobilières, situés dans la métropole, en plus value constante." (ibid.,
p. 748) Pour bien prendre la mesure de l'empire que le capital
financier s'est constitué sur cette base, il faut considérer ce que
représente aujourd'hui la puissance financière d'une grande banque
d'affaires: pour ne prendre qu'un exemple, selon une estimation de l'économiste
G. Giraud, le bilan en actifs de la banque BNP Paribas est aujourd'hui
de l'ordre de 2 000 mille milliards d'euros, soit d'avantage que le PIB
de la France. Dans ces conditions, il se retrouve en mesure d'imposer
ses diktats au pouvoir politique qui n'est finalement plus que son
laquais, et donc tout particulièrement pour ce qui touche le coeur de
ses actifs, l'immobilier dont il s'agira d'entretenir artificiellement
la bulle spéculative auquel il donne lieu. Un cas d'école est celui
qu'offrait aux Etats-Unis un gouvernement démocrate, qu'on présente
habituellement comme le modèle d'une bonne politique de gauche au XXème
siècle:"en même temps que le gouvernement Roosevelt mettait en
chantier, en 1933, un programme de démolition des taudis et de
construction suburbaine, il créait un organisme chargé d'assurer le
maintien des garanties hypothécaires et des taux d'intérêt. Cette mesure
empêchait la baisse de la valeur de terrains surévalués, que la
collectivité aurait eu tout avantage à voir s'aligner sur l'indice
général des prix." (ibid., p. 748) Par la même occasion, quand F.
Hollande, d'une stature quand même assez microbienne relativement à F.
D. Roosevelt, déclarait, pour lancer sur de bons rails publicitaires son
mandat présidentiel en 2012, que son ennemi est la finance, on voit ici
combien il faut le prendre simplement comme un sketch qu'on pourra
trouver plus ou moins drôle suivant les goûts et l'humeur du moment. Et l'enchérissement
de l'immobilier prendra une nouvelle ampleur quand les centres urbains
auront fini d'être dévorés par les espaces dévolus aux véhicules,
processus culminant donc avec l'avènement de la civilisation de la
bagnole à partir des années 1950:
face au prix exorbitant que va atteindre le mètre carré, les classes
pauvres n'auront donc d'autre choix que de migrer massivement vers la
périphérie de plus en plus lointaine des conurbations.
Mais
il y a un autre facteur à prendre en compte pour encore mieux
comprendre la façon dont le capital financier remodèle l'espace urbain
pour installer son décor. Pour le faire ressortir, il faut traiter le
phénomène de la gentrification en introduisant la notion de "différentielde rente foncière" forgée
par N. Smith, du courant des sciences sociales de la géographie
radicale, dont l'objet est de montrer combien l'aménagement de l'espace
est bien la façon pour le capitalisme de planter son propre décor au
stade de sa domination absolue. Qu'est-ce donc que le différentiel de
rente foncière? Rappelons d'abord ce principe très général: la logique
élémentaire du capitalisme veut que ceux qui ont un important capital
financier à investir ne mettront leurs billes que dans des placements
qui leur garantit la marge de profit la plus importante et la plus sûre
possible. Ce principe trouve une de ses applications dans l'exploitation
de l'espace urbain: il s'agira de cibler des quartiers pauvres, faisant
l'objet d'une détérioration de leurs habitats faute d'être suffisamment
entretenus; cette dégradation entraînera alors mécaniquement la
dévalorisation de l'immobilier et donc une baisse de son prix. C'est à
partir de là que ces quartiers vont pouvoir offrir des perspectives
alléchantes pour les gros investisseurs financiers qui pourront racheter
l'immobilier à bas prix dans l'optique de le réaménager confortablement
à destination de toutes autres catégories socio-professionnelles, et
comme cible privilégiée, nos fameux bobos: la plus value ainsi réalisée
est suffisamment juteuse pour aiguiser les appétits. C'est donc ce que
N. Smith appelle "le différentiel de rentefoncière".
Maintenant, il reste à préciser, pour comprendre pleinement le
processus, que n'importe quelle zone urbaine ne se prête pas
systématiquement à des opérations de ce type. Certaines conditions sont à
réunir qui tiennent à leur situation géographique, et, en premier lieu,
la proximité d'importantes infrastructures comme celles des transports:
gares de tgv, aéroports, etc. C'est ce que le géographe D. Harvey,
appelle le "spatial fix": il
faut le comprendre par distinction avec la mobilité du capital
financier qu'apporte l'investisseur: vous pouvez transférer le plus
facilement du monde une quantité d'argent d'un point à un autre du globe
par simple manipulation électronique aujourd'hui; un aéroport, lui,
n'est pas destiné à se déplacer: une fois qu'il est là, il ne bouge plus
et garantit à l'investisseur un appui fixe sur lequel il pourra à coup
sûr compter. C'est là où les choses deviennent encore plus intéressantes
en montrant comment se réalise de cette façon la parfaite complémentaritéentre un Etat fort et l'ordre des marchés financiers du capitalisme de la domination absolue,
égratignant sérieusement, au passage, le mythe qui appelle les libéraux
à répéter comme un mantra qu'il faut que l'Etat maigrisse pour faire
place nette à leur libre jeu. Oui, sauf que tout dépend de quel Etat on
parle. Celui qui lancerait des politiques ambitieuses pour entretenir le
logement social doit bien sûr subir une sérieuse cure d'amincissement.
Celui dont a besoin le capital financier pour disposer des
indispensables et imposantes infrastructures en vue de faire valoir le
différentiel de rente foncière devra en contrepartie prendre tout son
poids. Prenons un exemple bien précis qui sera toujours plus parlant. On
pourrait en emprunter aux quatre coins du monde, tant le phénomène est
aujourd'hui mondialisé, comme cet ancien quartier de Berlin, jadis
peuplé de squatteurs, la rue d'Aubagne à Marseille, ou encore les grands
centres urbains de villes américaines qui ont tous ou sont entrain de
subir à pleine puissance le phénomène de gentrification. On s'attardera
sur un cas qui a ceci d'intéressant qu'étant situé dans notre beau pays,
il permet d'ores et déjà d'anticiper la politique d'aménagement du Grand Paris de
la conurbation de la région d'île de France sur une zone bien précise
du département de la Seine Saint Denis. C'était typiquement autrefois un
foyer de la vie urbaine des classes dangereuses, qui faisait partie de
ce qu'on appelait "la ceinture rouge de Paris", peuplée de ces
classes ouvrières qui affichaient fièrement la bannière d'un véritable
socialisme, n'ayant évidement rien à voir avec celui en carton-pâte que
la Mairie de Paris, affiche dans le décor conurbain. Dans ce département
de la couronne parisienne, il y a en particulier une zone bien précise,
le quartier de la Plaine Saulnier, qui, de prime abord, semble être le
plus pourri qu'on puisse imaginer, et dans lequel, à part des
prolétaires du plus bas étage, des squatteurs, des sans-papiers ou des
gens du voyage, on ne voit pas grand monde qui voudrait s'y installer,
tel qu'il est en l'état: une zone coincée entre les autoroutes de l'A 1
et de l'A 86, entrecoupées de voies de chemin de fer avec une rue
servant de bretelle autoroutière, le tout sur un site ultra-pollué, historiquement
industrialisé, pour reprendre un terme plus présentable, bref, la
caricature de l'enfer conurbain actuel. Et pourtant, c'est une occasion
en or pour les investisseurs qui annonce un sacré différentiel de rente
foncière en perspective. Comment est possible une telle
transsubstantation, la forme moderne de celle du plomb en or des
alchimistes médiévaux? Il se trouve que sur ce site est prévu pour les
Jeux Olympiques de 2024, la construction du centre aquatique où se
dérouleront les épreuves de natation qui nécessite d'engager des travaux
de réhabilitation qui vont attirer comme des mouches sur une crotte les
investisseurs. Les énormes travaux de dépollution et de construction
d'infrastructures sont évidemment pris en charge par la puissance
publique mettant en "partenariat" l'Etat avec le conglomérat des
municipalités de la conurbation de la région parisienne, combiné, dans
un tout-puissant triumvirat, avec le Comité Olympique. Dans un cadre
comme celui-ci, un investisseur sait qu'il peut compter les yeux fermés
sur la puissance publique pour lui garantir le spatial fix de D. Harvey,
et prévoir, dans ce cas précis, par exemple, l'installation de bureaux
pour les entreprises. Très généralement, on aura compris à partir de là
que des méga-événements comme les JO, la Coupe du monde de football, les
Expositions universelles, etc., sont des occasions en or pour impulser
les dynamiques du différentiel de rente foncière. Et les bobos seront
rassurés, car les rénovations se feront de façon "écolo" pour promouvoir "la villedurable",
alors même que, avec le flux de circulation en tout sens appelé à
s'amplifier encore, un site comme celui de la Plaine Saulnier restera un
des plus pollués de France: c'est un cas parmi tant d'autres de "greenwashing" (laver vert) d'un capitalisme de la domination totale qui se vend comme "écolo": on repeint dans cette séduisante couleur le polluant à grand renfort de marketing pour "la croissante verte", un terme aussi sensé que pourrait l'être celui de "développement décroissant."
Un autre aspect intéressant qui ressort de cette stratégie pour faire valoir le différentiel de rente foncière consiste donc à garantir le Risque 0aux investisseurs avec le pognon du contribuable, via l'installation du spatial fix: tel est le monde merveilleux du Monopoly capitaliste de la domination absolue, dit, par un doux euphémisme, "néolibéral" .
Celui amené à prendre concrètement des risques dans la vie, c'est le
prolétaire, menacé à tout moment de licenciement, au nom de la "compétitivé" des
entreprises. Et la garantie tout risque qu'offre le spatial fix sera
blindée par le déploiement de politiques sécuritaires qui garantiront
aux bobos qui viendront s'installer dans les quartiers réaménagés,
qu'ils ne seront pas importunés par les anciennes populations du coin,
squatteurs, sans-papiers, et autres SDF: caméras de vidéo-surveillance,
mobiliers urbains anti-SDF, et pourquoi pas des drones puisque la
technique s'y prête d'ores et déjà, etc. Le
décor que le capitalisme de la domination absolue se donne à lui-même
se veut ainsi parfaitement sécurisant, propre, nettoyé de toute trace de
saleté, bref, le cadre parfaitement adapté au mode de vie bobo:
Ces dispositifs de nettoyage des centres urbains doivent donc être
compris comme découlant de leur gentrification dont l'autre aspect
indissociable est leur touristification. Généralement, il faut
d'abord relever que l'industrie du tourisme relève de la même inversion
capitaliste entre valeur d'échange et valeur d'usage qu'on retrouve dans
tous les autres secteurs de la production des biens et des services,
ici dans le passage de la figure du voyageur à celle du touriste.
Le premier était un aventurier qui partait à la découverte du monde,
sans savoir précisément où allaient le conduire ses pérégrinations:
bref, l'aventure au sens propre du terme; la valeur d'usage du voyage
primait dans ce cadre sur sa valeur d'échange: la pulsion d'exploration
du monde, le goût de la découverte, la curiosité aussi bien que la soif
de rencontres nouvelles. L'avènement du tourisme de masse, comme dans
tous les autres compartiments de la vie réalise donc l'inversion
capitaliste des priorités de l'existence qui fait que désormais la
valeur d'échange s'est emparée de la valeur d'usage du voyage pour la
remodeler suivant les impératifs de l'accumulation du capital: le
touriste, lui, planifie son voyage en réservant d'avance sa place dans
des hôtels, des circuits de visite, des clubs-med., des stages de
décélération programmée pour bobo stressé, etc. Le touriste, dans le
cadre de cette industrie, doit d'abord être appréhendé comme une source
de devises pour le pays qui l'accueille, et la France, qui est,
paraît-il, le pays le plus visité du monde, offre donc le parfait modèle
permettant de contempler le phénomène. Le touriste au portefeuille bien
garni, suivant le commandement de la valeur d'échange, est ainsi saisie
comme une marchandise parmi d'autres, particulièrement juteuse dans ce
cadre:"Sous-produit de la circulation des marchandises, la
circulation humaine considérée comme une consommation, le tourisme, se
ramène fondamentalement au loisir d'aller voir ce qui est devenu banal."
(G. Debord, La société du spectacle, 168) Le tourisme de masse est
donc un aspect particulier d'une société de la consommation de masse qui
fait que la valeur d'usage du voyage se trouve subsumée sous sa valeur
d'échange. Et c'est donc là un phénomène qui conduit d'autant plus à
nettoyer les zones urbaines touristiques de leurs saletés humaines aussi
bien que ménagères pour offrir aux touristes un cadre sécurisant et
propret. On comprend sans peine que des touristes venant des quatre
coins du monde pour se faire photographier sous la Tour Eiffel devront
être accueillis sans risquer de devoir se faire importuner par des SDF
faisant la manche. A contrario, bobos résidents et bobos touristiques
sont destinés à se fondre sans heurt, de la plus heureuse des façons,
dans le décor que le capitalisme de la domination absolue se donne à
lui-même.
Mais,
cela veut dire aussi qu'une politique intelligente de conurbation doit
toujours en même temps veiller à prendre soin d'entretenir le capital symbolique que constitue le coeur de la ville historique. Positivement, on pourrait y voir une limite intangible au processus de "destruction des villes en temps de paix",
qui amène à se ressembler entre elles comme deux gouttes d'eau toutes
les conurbations du monde, sorties du même moule d'un grand amas
indifférencié. Mais, si un touriste chinois découvrait à Paris les mêmes
centres commerciaux avec les mêmes enseignes, les mêmes tours et les
mêmes grandes avenues engorgées de circulation que dans son pays, il
risquerait de finir par ne plus trop voir l'intérêt de s'y rendre. On ne
peut donc pas non plus se contenter de définir trop rapidement, comme
G. Debord, l'industrie touristique comme étant "le loisir d'aller voir ce qui est devenu banal."
On manquerait par là la tension entre le pôle de l'indifférenciation
vers quoi incline toute conurbation et, en même temps, la nécessité
pour chacune d'elles d'entretenir une différenciation suffisante pour
faire valoir son propre capital symbolique. Chaque conurbation, en même
temps qu'elle se modèle sur celle des autres, suivant un principe de rivalité mimétique les
conduisant à surenchérir les unes sur les autres dans une course sans
fin à la démesure, doit aussi, en même temps, pouvoir cultiver sa
différence, comme LCI et BFM TV s'imitent mutuellement tout en
cherchant à capter les plus grandes parts d'audience possibles en
entretenant de menues différences entre elles (1). Dans le cas des
conurbations, même si cet impératif d'entretien d'un capital symbolique
fixe une limite à l'uniformisation planétaire des grandes zones
urbaines, la tendance est alors celle d'une muséification du
coeur historique des anciennes villes, leur vitrification dans un passé
qui s'est figé pour toujours, sans vie, et donc sans avenir. Si on peut
ainsi encore parler de la ville de Paris, c'est alors au sens d'un grand
musée à ciel ouvert. Nous sommes ramenés finalement à l'arrêt du temps
historique que pointait G. Debord et qui fait aujourd'hui la perplexité
de Graeber et Wengrow.
(Si
on veut encore plus de précisions sur l'ensemble de ce processus de
réaménagement de l'espace par lequel le capitalisme de la domination
absolue installe son propre décor, on renvoie à cet entretien avec une
spécialiste du sujet, du courant de la géographie critique, C. Gintrac, Spéculation, gentrification, touristification: la grande restructuration capitaliste des vil
Gymnastique d'autodéfense intellectuelle sur la langue
G. Orwell l'avait compris et mis en pratique mieux que quiconque en
forgeant le concept de novlangue (voir, pour des précisions, dans ce
sujet traité, la partie 2c, Le novlangue). Un combat politique visant un projet de liberté doit déjà, pour commencer, placer sa lutte sur le terrain des mots employés. Et cela veut dire, en premier lieu, prendre garde de ne pas reprendre aveuglément à son compte ceux que martèlent les relations publiques les
propagandes des pouvoirs établis. Ici, précisément, on serait bien naïf
de se laisser abuser par le jargon invasif qu'elles emploient pour
vendre aux populations les politiques d'aménagement du territoire sous
les termes clinquants de "ville moderne, connectée, compétitive, inclusive, durable, etc.",
on en passe et des meilleurs. Halte là! Le premier problème massif qui
se pose avant même d'aborder la série de ces adjectifs, réside, comme on
n'a pas manqué de le souligner barrer, dans l'emploi du terme de "ville" lui-même.
En l'avalant sans broncher, on sera tout à fait disposé à croire que
les conurbations réalisent l'idéal de la ville pleinement développée
depuis ses premiers embryons dans le lointain néolithique suivant un
scénario évolutionniste qui marque la marche en avant inexorable du
Progrès: des projets comme le Grand Paris la
conurbation de l'île de France, pourront alors être présentés le plus
facilement du monde comme le nec plus ultra de ce que l'humanité a
réalisé jusque là en matière d'urbanisme. Refuser de continuer à
employer le terme de "ville" pour désigner cet étalement illimité
et indifférencié, fera déjà faire un premier grand pas dans la
résistance aux pouvoirs en place. Les mots qu'on emploie ne sont pas
neutres: ils véhiculent avec eux toute une façon de penser le monde qui
est celle qu'ils veulent imposer grâce aux moyens surpuissants de
communication dont ils disposent aujourd'hui.
Si
on fait une rapide revue d'effectif des adjectifs généralement accolés à
cette pseudo-ville, on verra assez facilement, en s'appuyant sur les
analyses ici développées, qu'ils relèvent de la même mystification:
-"connecté":
autrement dit, pour être clair, une prolifération des écrans connectés
aux réseaux numériques, en tout lieu, à tout instant, pour pousser
encore plus loin la déconnection de l'individu dans la foule solitaire,
l'amenant à infuser en permanence dans un univers virtuel en lieu et
place de l'univers concret dans lequel il est là physiquement sans y
être mentalement. Bref, suivre à la lettre le slogan du Syndicat
national de la publicité télévisée, "Partout à tout instant sur tous les écrans".
et par la même occasion pousser encore plus loin l'appétit consumériste
avec les incrustations publicitaires qui s'y affichent en permanence.
permanence. Une variation sur le même thème est celle de "la ville intelligente".
Quoi? La ville se met à penser? Fort bien, voilà qui nous évitera
peut-être la peine d'avoir à le faire nous-mêmes. Il faut aussi
l'entendre au sens où l'Internet des objets doit permettre d'étendre une
surveillance complète sur les zones urbaines. De ce point de vue, un
univers peuplé d'objets dits "intelligents" n'est pas précisément
très rassurant. On connait bien la ritournelle qui est chantée dans ces
cas là: quand on n'a rien à se reprocher où est le problème? Et bien il
réside en ceci que dans un système sécuritaire qui prend la place d'une
société qui assurerait la sûreté on se retrouve démuni face à un
pouvoir qui nous échappe, par principe, pour veiller à ce qu'il n'en
abuse pas (voir plus haut si la distinction sûreté/sécurité n'a pas été
bien intégrée).
-"compétitive".
Autrement dit, faire en sorte d'attirer les investisseurs en leur
offrant des perspectives alléchantes de différentiel de rente foncière
via la construction de grosses infrastructures financées par le pognon
du contribuable.
-"inclusive". C'est bien connu, l'air du temps est à ce qui est "inclusif". Dans
ce contexte, il faut sans doute entendre par là la digestion dans le
métabolisme de la conurbation appelée à s'étendre de toutes les
agglomérations qui en sont encore tenues à l'écart, à sa périphérie: en
fait d'inclusion, elles passeront à la moulinette du processus général
d'indifférenciation décrit plus haut et le bataillon de ses populations
ira grossir la foule excluante de la conurbation.
-"durable". Il faudra s'y attarder dans la dernière partie. On ne voit pas du tout ce que pourrait avoir de "durable"
un tel étalement démesuré qui nécessite, par la force des choses, un
appétit en énergie toujours plus gargantuesque. A vrai dire, on ne
devine aucun avenir à un tel urbanisme à l'heure où s'annonce plutôt la
perspective d'une contraction de l'approvisionnement énergétique.
A la suite, continuons à désamorcer quelques pièges que tend cette
langue de bois: le projet de réaménagement du quartier de la Plaine
Saulnier dans le département de la Seine-Saint-Denis répond ainsi au
doux nom de ZAC (Zone d'Aménagement Concerté) qu'il faut restituer dans le réseau de la langue de la "gouvernance" actuelle, qui est celle d'une "démocratie participative" engageant l'adhésion de l'ensemble "des acteurs"et "des partenaires collaborant à la réalisation de projets". Comme on l'a montré plus haut, la "concertation"
en question, est avant tout celle se situant à un haut niveau entre les
investisseurs privés dotés d'énormes moyens financiers, la direction du
conglomérat des municipalités de la conurbation, l'Etat et le Comité
Olympique, pour un projet dont la complexité est telle qu'il doit rester
forcément opaque pour le péquin moyen membre d'une association de
quartier qu'on invitera à des réunions de "concertation" pour planter le décor en carton-pâte de "la démocratie participative". On le sait, l'air du temps promu par la gouvernance mondiale veut que, dans ce domaine comme dans les autres, plus c'est complexe et mieuxc'est.
En revanche, ce qui doit être transparent est plutôt du côté des masses
prolétarisées cantonnées à des tâches subalternes pour avoir la
garantie qu'elles accomplissent au mieux leurs fonctions d'exécution. Si
on voulait paraphraser le fondateur de Paypal, P. Thiel, qui en parlait
au sujet de la concurrence, on dira que la transparence c'est bon pour les loosers.
Ce sigle "ZAC" est un concentré de poison concurrençant, pour lui faire dire complètement autre chose, le terme de "ZAD" qui, lui, désigne une véritable gestion commune
fondée sur l'auto-organisation d'une population comme celle de Notre
Dame des Landes; dans ce cas précis, elle s'est opposée, avec succès, à
la construction d'un aéroport dans la région de Nantes, typiquement le
genre de projet s'inscrivant dans une logique de différentiel de rente
foncière, comme on peut le comprendre à ce point. Ses participants ont
pu lui donner diverses interprétations qui tournaient toutes, en tout
cas, autour du sens à donner à leur lutte contre ce genre de "ZAC". "ZAD" pourra
alors signifier, tout à la fois, Zone A Défendre, ou encore, Zone
d'Autonomie Définitive. Dans un cas comme celui-ci, une bonne façon de
faire est de retourner contre elle-même cette tentative de récupération
d'un vocabulaire de critique radicale, d'autant plus qu'ici
l'abréviation s'y prête particulièrement bien:"ZAC" devrait alors dire beaucoup plus justement, "Zone A Commercialiser" ou encore "Zone A Conurber". Reste
que si on imagine une hypothétique société socialiste du futur, on
aurait peut-être rien à changer au sigle, sauf qu'il signifierait alors,
Zone A Communaliser.
Soit,
tout cela est bien joli, mais, au stade de la domination absolue du
capitalisme où nous en sommes rendus, tout ce travail de résistance
n'est-il pas devenu vain? Ne vaut-il pas mieux se résoudre à se laisser
emporter par le flot où il voudra bien nous mener quand on réaliser
l'emprise quasi-totale qu'il exerce aujourd'hui?
Game is over? Tentons ces réponses qui font qu'on ne
pourra pas, malgré tout, s'arrêter là si facilement. Certes, il faut
commencer par admettre combien ont pu converger intérêts économique et
politique dans le réaménagement de l'espace urbain conduisant
aujourd'hui à une emprise du capitalisme qui semble quasi-complète. Les
dynamiques du différentiel de rente foncière ont cet effet doublement
vertueux d'assurer des investissements garantis tout risque et
extrêmement juteux pour le capital financier tout en nettoyant les zones
urbaines de ses classes dangereuses, repoussées et dispersées vers la
plus lointaine périphérie. Et on a par la même occasion un début de
réponse pour faire face à la perplexité qu'avait soulevé à la fin de la
partie précédente ce constat paradoxal, lui aussi, que l'extension de la
prolétarisation dans le monde socio-professionnel ne suscitait pourtant
aucun mouvement de masse prolongeant et élargissant la base sociale du
projet d'émancipation humaine qu'avait porté le monde ouvrier, comme on
aurait pu s'y attendre. Au
stade de la domination absolue on serait donc tenté de conclure que la
partie est finie, Game is over: le capitalisme a vaincu et toute
résistance a été réduite en miettes, pulvérisée, "éparpillée façon puzzle"
(M. Audiard) aux quatre coins des conurbations: sur le devant du décor
triomphent les bobos mêlés aux hordes paisibles de touristes dans une
tranquille atmosphère de fin de l'histoire.
Et
pourtant, ce serait trop beau. Ce n'est pas pour autant que tout est
réglé pour les classes dirigeantes du capitalisme, loin s'en faut. Il
y a déjà trois ordres de problème qu'on abordera dans la dernière
partie de ce chapitre qu'on ne peut nettement séparer les uns des autres
et qui semblent devoir rester insolubles dans le cadre d'une
civilisation conurbaine appelée à toujours plus s'étaler: tout à la fois
sociaux-culturels, politique et écologique (le tout sans même tenir
compte de l'aspect strictement économique du problème que pose une
accumulation du capital sur des bases largement fictives qui est une
façon, si on suit les analyses que Marx en faisait, de vivre à crédit
sur le dos des générations à venir, conformément à ce qu'était pour lui
la devise résumant l'esprit du capitalisme: "Après moi le déluge!")...
(1)
Cette course à la démesure suivant le principe consistant à savoir qui
aura la plus grosse s'observe d'ailleurs aussi bien dans l'horizontalité
que dans la verticalité des conurbations. Dans les pays du Golfe
arabique shootés aux pétro-dollars, aussi bien que dans les pays
asiatiques, le phénomène s'observe de la façon la plus vertigineuse dans
sa verticalité: telle
agglomération se construira une tour de 500 mètres de haut sur quoi une
concurrente renchérira à 520 mètres et ainsi de suite.
Sur le coup, le Grand Paris
la conurbation de la région de l'île de France se fait tout petite,
finalement. Et pourtant tout cela reste encore petit jeu si l'on songe
au projet de F. L. Wright qui envisageait aux débuts des années 1960 la
construction d'un gratte-ciel de 1600 mètres de hauteur...
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