samedi 11 juillet 2020

2a) Qu'est-ce que l'humain. Questionnement à partir de l'énigme du chaînon manquant: le chimpanzé, le bonobo et nous


Si nous avons déjà bien défriché le terrain pour comprendre ce que nous sommes en tant qu'humains, il reste encore à élargir, une dernière fois, la perspective en tâchant de nous situer par rapport aux espèces qui nous sont les plus directement apparentées: de par leur proximité, elles auront sûrement un nouvel éclairage fort instructif à nous apporter sur notre propre humanité, comme on l'avait laissé entendre pour ce qui touche l'indétermination de la nature humaine.

 Cette indétermination n'est sûrement pas complète au sens où n'importe quoi pourrait sortir de notre "nature"; il est plus juste de penser que celle-ci renferme des possibilités qui pourront s'actualiser sous des formes extrêmement diverses, voir, franchement opposées. Pour s'en faire une idée assez précise, il faut bien admettre que nous n'avons rien de plus consistant sous la main que ce que la science a pu découvrir touchant l'évolution de la vie se rapportant aux branches d'où notre lignée d'homos est issue. Le biais le plus fascinant à partir duquel abordé ce sujet consiste alors à partir de cette grande énigme qui taraude tous ceux réfléchissant aux origines de l’humanité, qui est celle de savoir à quoi pouvait bien ressembler le fameux "chaînon manquant", c'est-à-dire, le dernier ancêtre commun entre nous les grands singes avant que notre lignée ne diverge de la leur autour de six millions d’années. Apportons tout de suite à ce sujet une précision qui paraîtra sans doute décourageante. Il y a fort peu de chance que nous puissions en retrouver un jour des restes fossilisés, si, comme on le suppose, il vivait dans les forêts tropicales:"La forêt vierge ne permet pas la fossilisation -tout pourrit et disparaît avant d’en arriver là- et nous n’avons donc aucun fossile des premiers grands singes." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 89) Est-ce pour  autant qu’il faille tout de suite clore le sujet en devant se résoudre à une ignorance complète et définitive sur la question, et donc, identiquement sur celle de nos origines les plus lointaines, ce qui serait quand même bien embêtant? Fort heureusement non. Il nous reste des indices vivants de ces temps extrêmement reculés, à partir desquels élaborer un questionnement qui permettra de se donner quelques pistes de réflexion et certaines hypothèses à tester. Quels sont-ils? Repartons de ce que savons aujourd’hui de l’arbre généalogique de notre espèce, grâce aux progrès de l’analyse génétique. Jusque dans les années 1960, on se le représentait encore d’une façon fort différente en séparant très nettement notre lignée de celle des grands singes, ce qui nous plaçait donc tout à fait à part, confortant ainsi l’idée qu’on s’est très longtemps faite de l’espèce humaine, trônant seule au sommet de la création, à part du reste de la nature, une sorte d'"empire dans un empire", pour reprendre ce que Spinoza disait déjà au XVIIème siècle des illusions que l'humain se fait sur sa place dans le monde. Les choses ont profondément changé avec la construction de nouveaux arbres généalogiques basés sur l’analyse de l’ADN, qui situent désormais notre lignée beaucoup plus proche de celles des autres grands singes, et parmi eux, les deux qui nous sont donc les plus immédiatement apparentés, les chimpanzés et les bonobos: "Nous partageons  98 % de notre matériel génétique avec ces deux singes." (F. de Waal, Bonobo the forgotten ape -le singe oublié-, p. 5)

                                                 Arbres généalogiques





C’est donc avec les chimpanzés et les bonobos que s’est faite la dernière grande bifurcation, à partir de notre ancêtre commun, l’énigmatique chaînon manquant, autour de six millions d’années. Il y a alors deux questions centrales à traiter à partir des données présentées ici. Le mystérieux chaînon manquant qui nous relie par une même lignée à ces deux espèces tenait-t-il d’avantage du chimpanzé ou du bonobo? Et notre propre espèce tire-t-elle d’avantage du côté de l’un ou de l’autre de ces grands singes s'étant perpétués jusqu'à nos jours parallèlement à nous? Du strict point de vue de l'analyse génétique, on est porté à croire que notre propre espèce devrait tenir autant du chimpanzé que du bonobo. Les choses ne sont pourtant pas si simples et ces questions sont loins d’être tranchées, aujourd’hui encore, parmi les spécialistes. Nous n’aurons donc pas la prétention extravagante de le faire à leur place. Il s’agira ici simplement de poser les termes du débat, d’exposer les différentes hypothèses, parfois franchement contradictoires les unes avec les autres, qui sont faites à ce sujet, et aussi, d'apporter nos propres suggestions.

Deux approches opposées du chaînon manquant
Voyons déjà pour la première question. A qui pouvait ressembler le chaînon manquant? Nous sommes ici en présence de deux hypothèses tout à fait opposées l'une à l'autre. Certains soutiennent que le type actuel du bonobo est celui qui s'en rapprocherait le plus; d'autres, au contraire, pensent qu'il s'est beaucoup trop transformé depuis ces temps très lointains pour nous en donner une représentation fidèle. Pour commencer à poser les termes de ce débat contradictoire, il faut examiner les choses avec un peu d'attention: pour un oeil non averti, chimpanzé et bonobo semblent se confondre, à tel point que même les spécialistes ont d’abord cru avoir affaire à deux variétés de la même espèce. C'est en 1929 seulement que le bonobo a été déclaré officiellement constituer une espèce bien distincte, le Pan Paniscus, en termes savants, ce que cache l'étiquette trompeuse qu'on lui a souvent collé de "chimpanzé pygmée", alors qu'en réalité sa taille est voisine, en moyenne, de celle du chimpanzé. Les éthologues ont dû assez vite se rendre à l'évidence que leurs comportements respectifs étaient à tel point différent l’un de l’autre qu’il devait s’agir de deux espèces bien distinctes; et, de fait, l’arbre généalogique basé sur l’analyse ADN a confirmé plus tard ces observations en faisant diverger leur lignée respective autour de trois millions d’années, soit la période coïncidant avec celle des débuts du processus d'hominisation pour notre propre lignée, d'après ce que la préhistoire sait aujourd'hui de ces temps reculés. Les partisans, comme l’anthropologue Adrienne Zihlman, de la thèse voulant que le bonobo devrait être le type qui se rapprocherait le plus du chaînon manquant invoquent ici son anatomie tout à fait particulière qui le met à part des autres espèces de grands singes vivant encore aujourd'hui. Si nous comparons, sous cet aspect, le chimpanzé et le bonobo, on voit bien qu'il s’agit de deux espèces distinctes:"La principale différence entre les deux espèces tient à leurs proportions corporelles. Le chimpanzé a une grosse tête, un coup épais, de larges épaules, alors que chez le bonobo, si la partie supérieure du corps est vraiment celle d’un poids léger, les jambes sont étonnamment longues." (F. de Waal, Bonobo the forgotten ape, p. 24-25)
 Pour bien situer ici la singularité du bonobo parmi la famille des grands singes, chez l’orang-outan, par exemple, la distribution du poids est pratiquement la même entre les membres inférieurs et supérieurs. Cette particularité du bonobo doit  être mise en relation avec celle qu’on retrouve chez l’australopithèque, le plus lointain ancêtre connu à ce jour de notre propre lignée d'homos,.tel qu’on a pu le mesurer à partir des restes fossilisés de la célèbre Lucy, datés de 3,1 millions d'années: "Les bras de Lucy représentent 12% du poids de son corps, et ses jambes 28 %, tandis que chez le bonobo ces pourcentages sont respectivement de 16 et 24%." (ibid., p. 25) Il  en découle qu’on retrouve chez le bonobo cette base anatomique absolument fondamentale, à partir de laquelle va pouvoir se faire l’ensemble du processus d’hominisation conduisant jusqu’à nous: l’aptitude à la bipèdie (voir dans la partie 2, La nature humaine façonnée par la culture). Le chimpanzé, du fait de son anatomie, aura toutes les peines du monde à la pratiquer et se fatiguera très vite. On observe, par contre, très bien chez les bonobos une facilité à l’adopter, ce qui rend leur posture tout de suite beaucoup plus humaine: c’est le cas lorsqu’ils doivent transporter de la nourriture ou divers objets dans leur bras; ils libèrent sans peine ces deux membres de la fonction de locomotion pour s'en servir, comme nous, pour la préhension:
Nous aurions donc dans le bonobo actuel, le type anthropoïde qui se rapprocherait le plus de ce qu’a pu être le fameux chaînon manquant vivant sur terre autour de six millions d’années. Cette hypothèse suppose d’admettre que le bonobo a très peu évolué depuis ces temps extrêmement éloignés, à la différence des chimpanzés:"les données génétiques suggèrent en fait que les chimpanzés ont changé plus que nous."(Souligné par l'auteur, F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 69) C’est aussi ce que pense aujourd'hui l’éthologue Takayoshi Kano, tout comme, au tout début de sa découverte, l'anatomiste H. Coolidge, dès 1933: n’ayant jamais eu à quitter les forêts tropicales jusqu’à aujourd’hui, les bonobos n’auraient pas eu à se transformer pour s’adapter à de nouveaux milieux de vie, au contraire des chimpanzés qui ont eu tendance à se disperser dans des zones forestières plus clairsemées. Un fossile encore plus proche du chaînon manquant dans le temps que l'australopithèque, daté de 4,4 millions et exhumé en 2009 en Ethiopie, l'ardipithecus, surnommé Ardi, semblerait corroborer cette thèse:"Les proportions physiques du bonobo -ses longues jambes et ses épaules étroites- semblent correspondre parfaitement aux descriptions d'Ardi, et ses canines assez réduites aussi." (ibid, p. 90)
Mais, c’est là une hypothèse qui fait donc débat. D’autres, tout au contraire, soutiennent que le bonobo a pu beaucoup évoluer! Ils s’appuyent sur certaines de ses caractéristiques biologiques très particulières d'où ils tirent quelque chose qui va pourtant à nouveau le rapprocher étrangement de notre propre espèce, à savoir, les traits caractéristiques d'une certaine néoténie. Les partisans de cette thèse pensent ainsi pouvoir dire que le bonobo serait une sorte de chimpanzé ayant évolué en conservant des traits juvéniles, ce qui s'observe aussi bien dans son aspect physique que mental. Physiquement, son crâne plus petit est très proche de celui d'un jeune chimpanzé; il conserve aussi à l'âge adulte des touffes de poils blancs que les chimpanzés perdent après le sevrage, comme sa voix qui reste perçante toute la vie; enfin, l'orientation frontale des organes génitaux de la femelle, caractéristique aussi de notre espèce, constitue encore un trait de néoténie:"Le canal vaginal est également dirigé vers l'avant chez les embryons de mammifères, mais il effectue chez l'adulte une rotation vers l'arrière de sorte que l'accouplement se fait par derrière." (S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 66) Avec l'humain, le bonobo fait donc exception et ce trait néoténique lui permet, comme à nous, de réaliser l'acte sexuel dans une position qui les met tout à fait de l'ensemble de la gente animale:
C'est ce qu'il est convenu d'appeler "la position du missionnaire" dont on pensait, avant la découverte du bonobo, qu'elle n'appartenait qu'à l'humain (1). Il faut bien voir que seule une telle posture permet de contempler le visage du partenaire cours du coït, ce qui fait qu'on a longtemps cru que seul le mâle humain pouvait vraiment être attentionné avec son partenaire s'il est vrai que c'est dans ce face-à-face, droit dans les yeux, que peut se lire le mieux ce que le partenaire éprouve; avec la position du missionnaire, le mâle peut suivre au plus près les réactions émotionnelles de sa partenaire pour être constamment averti si la façon dont il s'y prend lui convient ou non. Dans le cas des bonobos, on a étudié le phénomène de (très) près, comme en témoigne cette étude du Yerkes Primate Center:"L'étude au ralenti des copulations filmées indiquait que, dans bien des cas, le rythme et l'intensité des coups de reins étaient visiblement modifiés ou interrompus en fonction des changements d'expression faciale, ou des vocalisations de l'un des deux partenaires [...] En de nombreuses occasions, il a été observé que le mâle ou la femelle mettait un terme aux coups de reins quand il ou elle ne pouvait avoir de contact oculaire avec l'autre, ou quand celui-ci témoignait de son manque d'intérêt en bâillant, en procédant à sa toilette [sic], etc." (S. Savage-Rumbaugh et B. Wilkerson cité par F. de Waal, Bonobo, the forgotten ape, p. 105) Certains anthropologues ont même soutenu que cette façon de faire l'amour a pu constituer une étape majeure dans l'évolution de l'humanité:"Cette position copulatoire fut élevée au rang d'innovation culturelle modifiant fondamentalement la relation entre hommes et femmes." (F. de Waal, Bonobo the forgotten ape, p. 101) Et pourtant, nous ne sommes donc pas les seuls à l'avoir inventé et on peut alors supposer, que, dans le cas du bonobo aussi, ce genre d'attitude aurait considérablement influé sur son évolution: de fait, comme on le verra, les relations mâles-femelles, structurant la société bonobo, sont très spéciales. Voilà, en tout cas, encore une particularité qui le rapproche singulièrement de nous et qui ouvre une porte par où explorer plus tard l'extraordinaire richesse de sa vie sexuelle qui n'a vraiment rien à envier à la nôtre (on pourra même aller jusqu'à suggérer que ce serait plutôt à nous de s'inspirer de lui!)
D'autre part, on constate cette autre grande différence par rapport au chimpanzé qui tient dans la dépendance prolongée du jeune bonobo à l'égard de sa mère, une autre caractéristique de notre propre espèce liée à la néoténie, comme on l'a assez largement développé dans la partie 2:"La longue dépendance du fils est peut-être provoquée par la croissance très lente des petits, qui semble bien moins rapide que chez le chimpanzé. Au bout d'un an, par exemple, ils ne sont guère capables de marcher ou de grimper, et se déplacent très lentement. [...] Ils commencent à jouer les uns avec les autres vers un an et demi, alors que les jeunes chimpanzés sont plus précoces." ( Kuroda cité par de Waal, ibid., p. 60) Ces remarques nous amènent justement à l'autre aspect de ses traits néoténiques qui touchent à son univers mental: comme nous, son esprit restera ludique (porté sur le jeu) tout au long de sa vie. Si nous sommes des homos ludens, comme on l'a signalé dans la première partie, le bonobo, lui, pourrait être qualifié semblablement de pan paniscus ludens et les jeux de la sexualité y occuperont, comme on peut déjà le deviner, une place de choix: elle est très largement, comme chez nous, défonctionnalisée relativement au substrat biologique, c'est-à-dire, qu'elle déborde de toute part la seule fonction de reproduction. Une autre illustration très significative de ce plaisir persistant trouvé dans le jeu, vient d'observations faites en milieu sauvage; elle concerne cette fois-çi leurs relations avec les petits singes appartenant à une autre espèce. Apparaît alors une autre différence flagrante avec le chimpanzé qui sera avec eux, à coup sûr, dans une relation de prédateur à sa proie (contrairement à une idée reçue, le chimpanzé ne consomme pas seulement des fruits mais aussi de la viande; au contraire, d'après l'analyse faite des matières fécales en milieu sauvage, la consommation de viande du bonobo ne représenterait pas plus de 1% de son régime alimentaire). Rien de tel chez les bonobos qui, prennent un malin plaisir à jouer avec eux, en les cajolant, en les toilettant, en les prenant dans leur bras, en les faisant sauter en l'air, etc., un peu comme s'ils étaient leurs poupées, non sans qu'on ait pu observer, en certaines occasions, des cas de brutalité quand les petits singes devenaient trop réfractaires à leurs facéties.
Ainsi, les bonobos auraient pu aussi bien évoluer depuis que leur lignée s'est séparée de celle des chimpanzés, il y a trois millions d'années, d'une façon parallèle à nous, entraînant, un peu comme pour notre espèce, l'accentuation de caractéristiques néoténiques.

Canard-lapin
 On voit donc bien combien la question qui tourne autour du chaînon manquant est problématique. En l'état, il serait très aventureux de trancher entre les deux écoles de pensée à ce sujet. Mais, comme le fait remarquer F. de Waal, dans tous les cas de figure, qu'on suppose que le bonobo s'en rapproche le plus ou non, il aura beaucoup à nous apprendre sur nous-mêmes, et c'est à cela qu'il faudra s'en tenir dans la suite. Voilà qui conduit à la deuxième question: notre propre espèce sapiens tient-elle d'avantage de lui ou du chimpanzé? N'avons-nous pas déjà donné des éléments significatifs qui permettraient de penser que le bonobo semble plus proche de nous? Là aussi, les choses sont, en réalité, plus compliquées à démêler, ainsi que le signalent les données de l'analyse génétique:"La récente publication du génome bonobo le confirme: nous humains, partageons avec les bonobos des gènes que nous ne partageons pas avec les chimpanzés, mais nous partageons aussi des gènes avec les chimpanzés que nous ne partageons pas avec les bonobos." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 117) Partant de là, nous proposerons, à titre de fil conducteur de ce qui reste à traiter, le symbole du canard-lapin pour figurer l'humain que nous sommes, quand on veut le saisir à la lumière de nos deux plus proches parents. Il nous semble fournir la façon la plus pertinente d'illustrer ce qui relie ensemble chimpanzé et bonobo à sapiens:
Par un côté, nous apparaîtrons sous un aspect chimpanzé, par l'autre, sous un aspect bonobo; la grande difficulté est évidemment de tenir les deux aspects ensemble simultanément, puisqu'ils semblent être tout aussi essentiels l'un que l'autre pour se donner une idée complète de ce que nous sommes. On ne peut pas ici ne pas évoquer ce qui a été développé dans les parties 2b et c de ce sujet, qui aboutissait déjà à comprendre la morale humaine sous le symbole du canard-lapin: deux formes d'éthique vivent en chacun de nous qui s'imbriquent de la même façon, l'éthique à connotation masculine de la justice et l'éthique à connotation féminine du care (le soin); et, il est tout naturel de percevoir dans la première notre côté chimpanzé, et, dans la seconde, notre côté bonobo, étant donné ce que nous savons aujourd'hui d'une des différences fondamentales qui séparent ces deux espèces de grand singe, qui fait que chez les uns dominent les mâles, alors que chez les autres, les femelles ont la prééminence. Et, dans les deux cas, ce qu'on constatera, c'est qu'aussi bien le bonobo que l'éthique du care ont eu tendance à être occulté au profit des deux autres, nous ayant donné une représentation tronquée de notre propre humanité: le bonobo est "the forgotten ape" (le singe oublié) suivant le sous-titre de l'ouvrage de F. de Waal et du photographe F. Lanting, tout comme l'éthique du care a été invisibilisée dans nos traditions de pensée.
Il est donc temps de redonner à ce grand singe toute la place qu'il mérite en commençant par présenter un tableau récapitulatif de la masse de données dont nous disposons aujourd'hui pour bien voir l'essentiel de ce qui le distingue du chimpanzé, non seulement anatomiquement, mais aussi sur les plans du comportement, du tempérament et de l'organisation sociale:

                                             
 Chimpanzé                                               Bonobo                      
Société très hiérarchisée                           Société relativement égalitaire
Questions de sexe résolues par                Questions de pouvoir résolues par le sexe
le pouvoir                                               
Domination des mâles                              Domination/influence des femelles
Niveau d’agressivité assez élevé             Tempérament plutôt pacifique               
Structure sociale dispersée                       Structure sociale rassemblée           
Habileté  technicienne                              Habileté à la coopération
Priorité à la communication visuelle       Priorité à la communication vocale

Il s'agira donc dans la suite de développer le sens de ces principaux points de différence, à dessein de mieux éclairer la complexité de notre propre humanité. Il faut tout de suite préciser ici que si les chimpanzés nous sont familiers et ont pu être étudié d'assez longue date, de façon soutenue, le cas des bonobos est autrement plus problématique, ce qui explique aussi pourquoi il a pu si longtemps être oublié; la seule zone où l'on trouve les derniers représentants de cette espèce vivant encore à l'état sauvage est située dans l' immense forêt tropicale du Congo, fort compliquée à pénétrer, tenant compte de la difficulté supplémentaire qui fait que les bonobos sont très craintifs (et c'est mieux ainsi, en l'état actuel, faut-il malheureusement ajouter). On se donnera une bonne idée de la persévérance extraordinaire qu'il a fallu aux chercheurs pour arriver à les observer en voyant ce qu'ont permis d'obtenir les premières explorations faites à leur sujet:"En 1972, l'anthropologue américain Arthur Horn mit sur pied le tout premier programme d'étude sur le terrain: mais il a sombré dans l'oubli, n'ayant permis, en deux ans, que d'observer des bonobos... pendant six heures." (F. de Waal, Bonobo the forgotten ape, p. 59) Voilà typiquement le genre de recherches dont on estimerait aujourd'hui qu'elles ne sont pas rentables économiquement, soit-dit en passant, quitte à les sabrer. Il faut ici être tout particulièrement reconnaissant aux éthologues de l'école japonaise qui sont d'une d'une endurance et d'une dureté au mal à tout épreuve, pour avoir grandement contribué, malgré tout, à commencer de défricher l'épaisse forêt de mystères entourant la vie de ces grands singes. Certes, ils en existent aussi en captivité, dans quelques zoos, pour faciliter l'étude, mais, dans des cas comme celui-là, se pose toujours le même problème de savoir dans quelle mesure leurs comportements et leur structure sociale ont pu être modifié par le milieu artificiel que nous leur avons imposé. C'est d'ailleurs une problématique du même genre qui s'est posée pour l'anthropologie qui n'a pu commencé à étudier sérieusement les sociétés humaines dites "primitives" qu'au moment où elles avaient déjà été souvent profondément transformées aux contacts du colonisateur blanc, à quelques exceptions près comme celle des Aborigènes d'Australie (à suivre...)

(1) L'origine exacte de cette expression reste obscure. L'ironie de l'histoire est que "le missionnaire" désignait pendant toute la période coloniale, quelqu'un dont on attendait plutôt qu'il pratique la chasteté, le représentant de l'Eglise chargé d'évangéliser "les sauvages", et, entre autres, leur enseigner la façon "civilisée" de copuler; le terme pourrait venir de là: voir sur Wikipédia, La position du missionnaire, pour des détails.
 

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