vendredi 14 août 2020

2d) La politique du bonobo: "Faites l'amour, pas la guerre!"

Bonobo                                                      Chimpanzé                      
Société relativement égalitaire                   Société très hiérarchisée                           
Structure sociale rassemblée                      Structure sociale dispersée                                           
Priorité à la communication vocale            Priorité à la communication visuelle         
Tempérament plutôt pacifique                   Niveau d’agressivité assez élevé                           
Habileté à la coopération                           Habileté  technicienne                        
Questions de pouvoir résolues                   Questions de sexe résolues par
par le sexe                                                   le  pouvoir
Domination/influence                               Domination des mâles
supérieure des femelles                            

Les quatre chemins vers la paix des sociétés bonobos
Les quatres chemins vers la paix du bonobo

Reste, pour en faire le tour complet, à se concentrer sur les deux dernières lignes de ce tableau comparatif bonobo/chimpanzé. S'il fallait faire ressortir la quintessence de la politique du bonobo, on ne pourrait trouver mieux que la formule, évoquée à la fin de la seconde partie, issue, aux Etats-Unis, dans les années 1960, des mouvements de protestation contre la Guerre du Vietnam, "Faites l'amour, pas la guerre". On peut même se demander s'il serait possible de trouver une autre société de mammifères connue à ce jour, animale ou humaine, ayant centré à ce point sa politique autour de ce mot d'ordre. Dans son ouvrage au titre évocateur, Demonic Males, l'anthropologue et primatologue R. Wrangham avait bien synthétisé trois modalités suivant lesquelles la société bonobo a oeuvré pour se pacifier:"Nous pouvons les penser comme des chimpanzés qui ont pris trois chemins vers la paix. Ils ont réduit le niveau de violence dans les relations entre les sexes, entre les mâles et entre les communautés." (Cité par F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 93) Notons bien tout de suite que R. Wringham parle d'une réduction du niveau de violence, et non pas de sa pure et simple disparition. Ici, il faut surtout éviter de verser dans la croyance angélique et sûrement dangereuse qu'il serait possible d'éradiquer toute forme d'agressivité pour vivre dans un monde de bisounours: si on veut une paix intégrale, la meilleure de toutes est certainement celle qui règne dans les cimetières! La question n'est donc pas du tout d'éliminer l'agressivité, mais de déterminer comment il est possible d'abaisser suffisamment son niveau pour éviter qu'elle ne dégénère en des conflits violents et meurtriers.
Une fois précisé ce point essentiel, nous observerons bien, si nous prenons comme référence les sociétés humaines elles-mêmes, que c'est effectivement dans trois de ces directions indiquées par R. Wringham que le problème de la violence s'est toujours posé de la façon la plus aigue jusqu'à nos jours: violence qui s'exerce dans l'écrasante majorité des cas des mâles sur les femelles, l'institution du patriarcat étant sans conteste le modèle qui prévaut dans l'histoire des sociétés humaines; agressivité des mâles entre eux pour la conquête des femelles, du pouvoir et de la richesse; et enfin, l'immense problème que soulève le phénomène de la guerre, d'autant plus avec des moyens techniques de destruction qui sont aujourd'hui devenus démesurés. Et, il faudra en ajouter une quatrième qu'a visiblement oublié R. Wringham, et dont on aura soin de traiter ici, car elle est toute aussi importante que les trois autres, à tel point que F. de Waal se demande si elle ne fournirait pas la clé du mystère de l'évolution très spéciale des bonobos, la question de la violence à l'égard des nouveaux-nés qui pose le redoutable problème de l'infanticide.
D'où la question clé à traiter qui servira ici de fil conducteur: comment diable les sociétés de bonobos sont arrivés à traiter pour le mieux ce quadruple problème de la violence dont les sociétés humaines ont manifestement toutes les peines du monde à voir le bout (nettement moins, il est vrai, pour le dernier évoqué, celui de l'infanticide, même si tout n'est pas réglé)? En ce qui concerne le volet de la guerre, nous avons déjà donné un aperçu, dans la partie précédente, des stratégies que les sociétés de bonobos déploient systématiquement pour conjurer la menace d'affrontements violents entre groupes. L'objet de cette partie sera donc surtout d'ouvrir le chantier des trois autres chemins vers la paix; et il y a deux éléments clés à développer pour le faire au mieux: l'importance centrale que prennent les jeux de la sexualité dans la vie des bonobos couplée à une organisation sociale qui ne s'est pas du tout développée suivant la voie du patriarcat.

Questions de sexe résolues par le pouvoir (chimpanzé) ou questions de pouvoir résolues par le sexe (bonobo)
Chez le chimpanzé, comme pour l'écrasante majorité des autres mammifères,  tout marche dans ce domaine rigoureusement en sens inverse de la voie du bonobo: l'accès à la femelle convoitée se fera au travers d'une lutte concurrentielle pour la conquête du pouvoir qui fait que ce sera le mâle dominant qui aura le privilège d'avoir ses faveurs sexuelles; inutile d'y insister tellement la chose est courante dans le règne animal. La chose saute aux yeux pour tout le monde: la vie sexuelle du chimpanzé est d'une pauvreté affligeante comparativement à celle de son cousin. Le cas des bonobos mérite donc qu'on s'y attarde autrement plus tellement il est remarquable. A vrai dire, il faudrait y consacrer un sujet à part, tant il serait riche à traiter. Dans l'espèce humaine, conformément à la formule du sexologue M. Diamond, qui en parlait à ce sujet comme d'"un baume et une colle de la société globale" (Cité par F. de Waal, Bonobos, the forgotten ape, p. 133), c'est peut-être bien dans la culture hawaïenne qu'il faudrait chercher pour trouver ce qui se rapprocherait le plus de la place que les jeux sexuels occupent dans la société bonobo:"les Hawaïens honoraient les parties génitales par le chant et la danse, et prenaient le plus grand soin de celles de leurs enfants. Du lait maternel était versé sur le vagin des fillettes [...]le clitoris était allongé par des stimulations orales. Les pénis des petits garçons faisaient l'objet de traitements analogues, pour qu'ils soient plus beaux et que les jeunes mâles puissent plus tard mieux apprécier le plaisir sexuel."(ibid., p. 192) Voilà donc une culture humaine particulièrement bien typé bonobo sur ce plan au moins (s'il en est parlé au passé ici, c'est que ce genre de sociétés s'est massivement déculturé sous les effets de l'"occidentalisation du monde", pour reprendre l'expression de S. Latouche, quand elles n'ont pas purement et simplement disparu).
Plus généralement, c'est un trait qui rapproche furieusement le bonobo de l'humain: dans les deux cas, pour le plus grand malheur des morales rigoristes ayant sévi, tout particulièrement dans l'Occident chrétien, qui trouveront certainement de quoi y voir là une marque démoniaque de lubricité, la sexualité est très largement défonctionnalisée relativement à sa seule finalité biologique de reproduction de l'espèce; et c'est peut-être même encore plus vrai pour le bonobo, en ce sens que sa sexualité trouve un champ d'application le plus large qu'on puisse imaginer, pour solutionner les problèmes de tout ordre, existentiels, sociaux, économiques aussi bien que politiques. La défonctionnalisation de la sexualité des bonobos relativement à la simple reproduction biologique peut être exposée autour de ces trois premiers points auquel il faudra ajouter la dimension politique quand on en viendra au rôle de la sexualité dans la féminisation de la société bonobo:
1- Economiquement, déjà pour résoudre les problèmes de partage de nourriture. Chacun en conviendra: pour toute société, humaine ou animale, la question de l'accès à la nourriture et son partage entre ses membres est de première nécessité et soulève universellement des problèmes de rivalité qui peuvent très vite dégénérer:"Chez tous les animaux, l'attrait de nourriture provoque une tension des relations."(ibid., p. 109) Or, dans la société bonobo, quand il y a des conflits potentiels autour de cette question,  ils tendent à être systématiquement désamorcés par le biais de la sexualité ainsi que l'illustre cette scène filmée de bonobos au Wild Animal Park, près de San Diego. On leur offre un repas à se partager, ce qui pose tout de suite le problème de sa redistribution dans le groupe:"Les bonobos firent exactement ce qu'on attendait d'eux: ils résolurent grâce à des contacts sexuels les tensions liées à la nourriture." ( ibid., p. 99) Prenons un autre exemple plus précis: le cas d'une femelle et d'un mâle qui, visiblement, ne s'entendaient pas pour des raisons obscures, et qui fait que la première préfèrait se tenir à l'écart  pour le partage de leur nourriture préférée, des feuilles de gingembre; finalement, tout se résolut pour le mieux par des approches à connotation sexuelle de la femelle qui se finirent par des contacts entre ses parties génitales et l'épaule du mâle. Cette caractéristique apparaît très tôt dans la vie du bonobo: tout jeune, on observe déjà ces contacts sexuels entre eux quand on leur distribue de la nourriture, chose totalement inconnue chez les jeunes chimpanzés. Et, de surcroît, les femelles semblent très habiles dans le jeu d'échange sexe contre nourriture: ainsi, de ce mâle qui copulait en tenant deux oranges dans sa main; à la fin, la femelle repartit évidemment avec les fruits, ce qui donna l'idée à un éthologue, lors d'un dîner, qui fit se plier de rire tout le monde, de monter sur la table en agitant deux oranges dans ses mains. C'était évidemment une façon comique de laisser entendre qu'on retrouverait dans la sphère des relations humaines le même genre d'entente qui fait qu'il vaut mieux pour l'homme ne pas ne présenter les mains vides et que les faveurs sexuelles des femelles doivent avoir un prix pour les mâles (sans qu'on pense nécessairement à la prostitution).
Et il en va ainsi, au-delà du seul cas de la nourriture, pour n'importe quel bien qui peut faire l'objet de convoitises et entraîner une rivalité pour s'en emparer:"Si deux mâles s'approchent d'une boîte en carton qu'on leur a donnée, ils se monteront mutuellement avant de jouer avec. J'ai même vu deux femelles adultes se livrer à des frictions GG [Génito-Génitale] parce que l'une avait trouvé un bout de corde: l'autre s'était précipitée pour voir la chose de plus près." (ibid., p. 109)

2- Socialement. D'autre part, ces stratégies se déploient, non pas simplement pour résoudre des problèmes de partage de  nourriture ou de biens quelconques, mais, plus généralement, sans aucun lien avec ces problèmes, pour faire retomber la tension partout où les rapports sociaux se chargent d'agressivité, les exemples de cette sorte pouvant être, ici aussi, multipliés à foison:"Après qu'un mâle en a chassé un autre qui tournait autour d'une femelle, tous deux peuvent se livrer à un frottage mutuel du scrotum [peau enveloppante des testicules]. Ou bien une femelle frappe un jeune que sa mère vient défendre: le problème peut alors être résolu par de vives frictions GG [ Génito-Génitale] entre les deux adultes." (ibid., p. 110) Ainsi, encore d'un mâle qui visiblement n'arrivait pas à s'entendre avec un autre de la colonie du zoo de San Diego: il ne cessait de le chasser pour le tenir à l'écart du groupe. Là aussi, il finit par cesser de le harceler en lui caressant les parties génitales, par un contact de croupe à croupe et des chatouilles quelque peu viriles. Sur des cas comme ceux-là, on voit à nouveau bien combien ce type de stratégie d'apaisement des conflits menant à une réduction du niveau de violence est généralisé dans la société bonobo, en prenant une tournure résolument bisexuelle, aussi bien entre membres du sexe opposé qu'entre membres du même sexe. Et, on doit trouver un qualificatif encore mieux adapté pour décrire ce trait de l'espèce, qui fait que la sexualité semble tout imprégner:"En fait, ils sont littéralement pansexuels." (ibid., p. 193: de la racine grecque "pan" qui signifie "tout") Ainsi, comme nous avons coutume de nous serrer la main pour nous saluer, les bonobos ont leur façon de faire qui passe par ce qu'on qualifierait au mieux de "poignée de main génitale". La sexualité peut ainsi être considérée, rigoureusement parlant, comme "la colle" de la société bonobo. Et voilà qui conduit au troisième point.

3- Existentiellement, la sexualité des bonobos ressort clairement d'une tournure d'esprit ludique qui en fait un jeu n'ayant souvent d'autre finalité que le plaisir qu'on retire à le pratiquer: dans cette mesure, elle acquiert une dimension foncièrement anti-utilitaire. On a déjà vu dans la première partie que c'est un trait qu'il faut rattacher plus généralement aux caractéristiques néoténiques de l'espèce qui la rapprochent singulièrement de la nôtre. On rappellera encore ici que toutes les formes culturelles que nous qualifions habituellement de "supérieures", chez l'espèce humaine, comme l'art, la science ou la philosophie, n'ont pu se développer que sur la base d'un esprit conservant toute sa vie durant ce genre de traits ludiques. Et, sur le cas précis de la sexualité, l'imagination des bonobos est débordante; comme s'amuse à le relever F. de Waal, ils donnent l'impression d'avoir lu le Kama-sutra, voir, aimerait-on surenchérir, d'y avoir ajouté quelques chapitres, pour en faire un art de vivre: positions ventro-ventrale, ventro-dorsale, friction croupe à croupe, fellation, baiser langué, massage génital, masturbation, etc. Ainsi, par exemple, de Marilyn, une adolescente du Wild Animal Park de San Diego qui s'évertuait à "allumer" son copain Akili par toutes sortes de manoeuvres aguichantes, pendant qu'il restait indécis entre elle et le supplément de nourriture qui lui tendait les bras; la demoiselle réussit finalement à l'entraîner dans la piscine pour y faire l'amour:"Les bonobos semblent mettre beaucoup d'imagination dans leurs aventures sexuelles." (ibid., p. 100)
Il sera bien difficile, hormis en se référant aux cultures des sociétés humaines dites "primitives", dont l'hawaïenne est donc un cas particulièrement saillant, de retrouver des moeurs à ce point imprégnés par ce que la philosophie a appelé une éthique hédoniste fondée sur l'aptitude à jouir de la vie. Ce n'est sûrement pas un cliché. Le primatologue japonais Takeshi Furuichi, qui est celui qui a le plus mené d'études comparatives entre chimpanzés et bonobos en milieu sauvage l'avait résumé d'une façon qui ne laisse place à aucune équivoque:"Avec les bonobos tout est pacifique. Quand je vois des bonobos, ils semblent jouir de la vie." (Cité par F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 99) (1) L'expression "tout est pacifique", traduite telle quelle, est plutôt maladroite d'après ce qu'on sait maintenant; il serait plus juste de dire que "tout est fait pour être pacifié".

Le scénario bonobo de la féminisation de la société
D'où peut bien provenir l'extraordinaire place que tiennent les jeux de la sexualité chez cette espèce? Quand on se penche sur la question, on voit vite que le phénomène est inséparable de l'influence croissante que les femelles ont dû acquérir au cours de l'évolution de cette lignée, depuis sa séparation avec celle du chimpanzé il y a quelques trois millions d'années.
Une première remarque s'impose ici. Pour bien prendre la mesure de cette étrangeté, il faut élargir le focus à l'ensemble des mammifères et observer que c'est c'est là un cas exceptionnel, à mettre aux côtés de ceux de la hyène tachetée, du lémure de Madagscar, et de quelques rares autres, échappant à la règle qui prévaut  massivement de la suprématie mâle dans cette grande famille d'espèces.
Lémures de Madagscar
Ensuite, cette prééminence des femelles ne peut manifestement pas s'expliquer par une force physique supérieure, puisque, de ce point de vue, comme pour les autres mammifères, les mâles sont aussi plus imposants; et pourtant quand ils ont à affronter des femelles, ce sont bien eux qui laissent le plus de plumes:"Pour un mâle bonobo, ça ne se fait pas de mordre une femelle. Physiquement, il lui est très supérieur, mais dans les rares occasions où tous deux se battent, c'est lui qui a toujours le plus de blessures." (S. Savage-Rumbaugh cité par F. de Waal, ibid., p. 41) Voilà qui ajoute à la perplexité.
Nous disposons pourtant de certaines données qui permettent aujourd'hui de reconstituer un scénario plausible qui résume les grandes lignes de cette évolution ayant pu conduire à la féminisation de la société bonobo, en se guidant d'après les principaux points qu'a bien récapitulé le primatologue F. de Waal:
Tableau récapitulaif de la féminisation de la société bonobo d'après F. de Waal

 Explicitons le sens de ce scénario évolutif à partir de ces six lignes de développement:

1-La première part donc de l'attirance sexuelle prolongée qui vient de l'allongement des périodes et de la fréquence des tumescences génitales chez les femelles, alors même que l'origine de ce phénomène se perd dans la nuit des temps et reste en l'état tout à fait énigmatique:
Ici, on risque tout de suite d'avoir une réaction de répulsion face à ce gonflement qui paraît effectivement démesuré. Pour se familiariser avec lui, il faut déjà intégrer ce fait que l'évolution de la vie ne se réduit pas simplement à ce qu'on a l'habitude d'appeler "la sélection naturelle", comme on le croit trop facilement; d'ailleurs, Darwin lui-même, au XIXème siècle, doutait déjà fortement du fait qu'elle puisse rendre compte de tous les phénomènes de l'évolution. De fait, en étant réduit à elle seule, on ne pourrait rendre compte de choses comme les bois du cerf ou la queue du paon qui seraient plus des handicaps évalués à cette aune. Les seins, en moyenne beaucoup plus volumineux chez les humaines que dans le reste de la famille des grands singes, obéissent au même principe: du strict point de vue de la sélection naturelle, ils n'apportent aucun avantage évolutif. La vie joue donc aussi sur "la sélection sexuelle", et c'est particulièrement flagrant pour l'évolution du bonobo, tout comme pour l'espèce humaine. Il faut bien se rendre compte ici de l'énorme différence avec le chimpanzé: on a calculé que la femelle bonobo est réceptive sexuellement la moitié du temps de sa vie d'adulte tandis que la femelle chimpanzé ne l'est que pour 5 %! Des périodes de tumescence plus longues et fréquentes pendant lesquelles elle est donc attractive sexuellement vont ainsi pouvoir induire la réduction de la compétition entre les mâles pour obtenir les faveurs des femelles, "l'offre" étant suffisamment importante, pour parler comme nos actuels théoriciens de l'économie de marché (une grosse limite de cette imagerie étant qu'ici cela ne va pas entraîner une dévalorisation de l'offre, tout au contraire!) C'est donc un des quatre chemins vers la paix que la société bonobo a suivi, celui qui affaiblit le niveau de violence entre les mâles, comme l'indiquait R. Wrangham. Il doit en avoir découlé une érosion de leur pouvoir dans la société. Le point à comprendre ici, c'est que dans l'ensemble de la famille des primates les alliances entre mâles ont pout but premier d'écarter les concurrents potentiels pour obtenir le monopole des faveurs sexuelles des femelles. Ainsi, la voie évolutive suivie par les bonobos a eu pour effet de défaire de plus en plus les liens entre mâles reposant sur ce jeu d'attraction-répulsion dont on a développé les stratégies dans la partie précédente, qui fait que, s'ils sont rivaux, ils ont en même temps toujours besoin les uns des autres pour affirmer leur pouvoir sur la société, comme on l'observe tout aussi bien dans les sociétés patriarcales humaines. On résumera cette ambivalence fondamentale par le dicton bien connu et très juste, de ce point de vue:"Je t'aime, moi non plus."

2- Ce qui va pouvoir se développer, en contre-partie de cet affaiblissement de la solidarité masculine, ce sont, de l'autre côté, des liens de plus en plus forts entre les femelles. C'est ce qui ressort massivement de leur étude:"les liens entre femelles paraissent constituer une caractéristique fondamentale de la société bonobo." (F. de Waal, Bonobo, the forgotten ape, p. 113) C'est sur cette base que leur influence devient dominante dans la société. On a ici tout l'abîme qui sépare la société bonobo de la société chimpanzé. Dans la première, les femelles tissent des liens forts entre elles tandis que les mâles en sont réduits largement à la règle du chacun pour soi. Chez les chimpanzés on observe rigoureusement l'inverse: les mâles tissent des alliances entre eux tandis que les femelles restent relativement étrangères les unes pour les autres. C'est une différence fondamentale qui saute aux yeux quand, par exemple, on vient les ravitailler en nourriture dans leur milieu sauvage; chez les chimpanzés, les femelles se tiennent alors prudemment à distance les unes des autres alors que chez les bonobos ce sont les mâles qui ont cette attitude:"Cela laisse penser que la principale différence oppose liens entre mâles et hostilité entre femelles chez les chimpanzés, et liens entre femelles et hostilité entre mâles chez les bonobos." (ibid., p. 66) (2)
Il faut mieux préciser la nature de ces liens qui unissent entre elles les femelles dans la société bonobo: ils ne reposent pas prioritairement sur la parenté et c'est en cela qu'ils peuvent être très étendus; on parle alors de sororité secondaire: des liens de soeur à soeur, non par fondés sur le sang mais sur des alliances qui relèveraient plutôt de la politique. Ce qui confirme bien par l'absurde cette préséance des femelles grâce aux liens de cette nature qu'elles tissent entre elles, c'est le cas d'un mâle observé au zoo de San Diego qui a pu exceptionnellement s'emparer de la nourriture distribuée, juste après qu'on ait mélangé des groupes dont les femelles n'avaient donc pu avoir le temps de nouer les liens entre elles pour mettre le holà. Autrement, en situation normale, même dans les cas où les mâles s'empressent d'arriver en premier pour la distribution de nourriture, ils doivent s'écarter assez vite pour faire place nette quand les femelles arrivent à leur tour, en notant bien qu'il est rare qu'elles doivent avoir recourt à la violence pour affirmer leur prééminence. On a pu mesurer assez bien la force de ces liens sur la base de centaines d'observations faites sur des groupes mêlant mâles et femelles: ce que les éthologues en ont tiré, c'est qu'en moyenne les femelles suivent sept fois plus des membres de leur sexe que des mâles.

3-Les jeux sexuels semblent bien jouer un rôle essentiel dans la constitution de ces liens entre femelles, ce qui ne surprendra guère à ce point. Les observations faites par A. Parish, au zoo de San Diego, sur le même cas qu'on vient d'évoquer, abondent dans ce sens. Juste après la recomposition des groupes, un mâle, Vernon, faisait visiblement tout, à grand renfort de gesticulations et de cris, pour empêcher les femelles de nouer des contacts sexuels entre elles, qui passent généralement par des frictions GG (partie génitale contre partie génitale) Le pauvre ne pouvant être constamment sur leur dos a bien dû finir par lâcher du lest, et au bout de deux à trois semaines, les liens entre femelles semblent effectivement s'être tissés par ce biais:"J'ai eu le sentiment qu'il voulait leur interdire ces frictions parce qu'elles contribuent à la formation des liens, ce qui n'était pas dans son intérêt..." (A. Parish cité par F. de Waal, ibid., p. 115) On voit clairement apparaître ici la dimension politique des jeux sexuels, s'il est vrai que c'est par ce canal privilégié que les femelles nouent leurs relations pour faire valoir leur emprise.

4-Voilà qui amène à poser une question particulièrement épineuse qui est de déterminer la nature précise du pouvoir que les femelles acquièrent par le biais de la sororité secondaire qu'elles tissent entre elles. A première vue, les compte-rendus des éthologues pourraient sembler contradictoires. Certain(e) parlent catégoriquement de domination des unes sur les autres, et donc d'un matriarcat au sens fort du terme, comme Barbara Fruth:"Les femelles adultes dominent dans tous les domaines. Même les plus jeunes dominent parfois des mâles adultes." (Cité par F. de Waal, ibid., p. 80) C'est aussi ce que soutient Amy Parish  quand elle pense que les femelles s'organisent pour avoir le contrôle sur "l'accès à la nourriture, qu'elles partagent plus entre elles qu'avec les mâles. Elles forment des alliances qui leur permettent de les attaquer et de les blesser; elles les dominent. Dans la mesure où, en règle générale, elles ne sont pas apparentées, cela signifie que la parenté n'est pas un préalable à l'existence de tels liens entre elles." (A. Parish cité par F. de Waal, ibid., p. 114) Mais d'autres seront beaucoup plus prudents; ainsi, Sue Savage-Rumbaugh, une femelle humaine pourtant, préfèrera parler en termes de répartition des rôles sociaux plutôt que de domination, un peu comme ce qu'on pourra observer dans certaines sociétés humaines dites "primitives". L'éthologue japonais Kano préfère lui aussi rester plus prudent, et, plutôt que de penser en termes de "femelles de haut rang", il préfère les dire "influentes". (Cité par F.de Waal, ibid., p. 73) Quelle est la nature exacte de la chefferie féminine bonobo? C'est une question certainement très importante qu'on n'aura évidemment pas la prétention de trancher à la place des spécialistes et c'est pourquoi dans le tableau donné, on a préféré rester aussi prudent en choisissant deux termes possibles, "domination" ou "influence supérieure". (3) En fait, ce qui semble ressortir des observations que font les éthologues, c'est qu'on ne retrouve pas du tout entre les femelles la compétition féroce qu'on rencontre entre les mâles chimpanzés pour la conquête d'une suprématie. Il semble que l'emprise qu'elles exercent sur l'ensemble de la société se fasse de façon beaucoup plus collégiale, et non pas suivant la structure d'une pyramide rigoureusement ordonnée où un(e) seul(e) trônerait au sommet, comme c'est le cas des chimpanzés. Si on peut malgré tout se risquer à parler d'une hiérarchie dans ce collège de soeurs, elle ne repose manifestement pas sur le déploiement de la force, mais, essentiellement sur l'âge, les plus vieilles semblant exercer une sorte d'autorité morale qui n'a pas à s'imposer de façon agressive (on en trouve bien certaines manifestations entre femelles, paraît-il même les plus impressionnantes qu'on puisse trouver dans la société bonobo, mais qui restent tout à fait marginales) C'est là encore un autre chemin vers la paix, celui qui a permis d'abaisser le niveau de violence dans les relations entre les sexes.


5-De surcroît, on est en présence ici de ce qui ressemble à une boucle amplificatrice qui fait que tout va aller de mal en pis pour nos mâles. A partir des liens noués entre femelles, leur position  dans la société va se mettre à dépendre essentiellement de l'influence de leur mère: plus elle est grande et plus ils pourront faire leur place au soleil; le mâle est de cette façon encore moins incité à nouer des alliances avec d'autres partenaires du même sexe pour assurer sa position sociale:"Quand le soutien maternel devient, pour les mâles, aussi efficace que celui de leurs congénères, cela sape encore d'avantage tout ce qui pouvait exister de tendances à la coopération masculine: il est de plus en plus préférable de s'en remettre à la mère, partenaire beaucoup plus sûre." (F. de Waal, Bononos, the forgotten ape, p. 142) C'est donc cette différence qui explique que les mâles chimpanzés parviennent à grimper la hiérarchie sociale par les alliances qu'ils peuvent nouer entre eux, tandis que chez les bonobos le statut d'un mâle sera avant tout fonction de la position qu'occupe sa mère; si elle doit décéder, par exemple, sa position s'en trouvera fatalement affectée. Et il faut bien voir ici une raison de plus qui fait que les liens mère-fils sont particulièrement forts. La société bonobo, comme celle des chimpanzés, au demeurant, est de type philopatrique: ce sont dans les deux cas les jeunes femelles qui vont migrer, une fois matures sexuellement, vers d'autres groupes, tandis que les mâles resteront sur leur lieu de naissance et conserveront donc toute leur vie ce lien filial à la mère. Faute d'avoir assez vite compris cette règle élémentaire de l'organisation sociale des bonobos, on a commis pendant des années des bourdes dans les zoos en voulant transférer de pauvres mâles vers de nouvelles colonies où ils se prenaient régulièrement des raclées, faute de pouvoir disposer du soutien maternel. C'est une illustration flagrante, ayant une portée très générale, qui vaudrait certainement aussi bien pour les sociétés humaines (on pense déjà ici aux phénomènes de déculturation qu'on subi les sociétés indigènes sous l'emprise du colonialisme), du fait que le reflux de la violence est d'abord une affaire d'arrangements sociaux; et pour peu qu'ils soient détraqués, pour une raison ou une autre, simplement en un point névralgique, elle pourra refaire surface.
Ce qui est encore remarquable chez les bonobos, c'est la façon dont se prépare la migration des jeunes femelles autour de l'âge de sept ans: d'après les observations faites en milieu sauvage par C. Hashimoto et T. Furuichi, le départ est précédé par une phase de latence de leur vie sexuelle qui  semble se mettre en veilleuse, ce qui, on s'en rappellera, est un trait caractéristique du développement de l'enfant humain retardant sa maturité sexuelle. Ainsi, le développement de la sexualité de la femelle bonobo suit un cours qui le rapproche curieusement du jeune humain, garçon aussi bien que fille.

 6- Le dernier point mérite un développement un peu plus long tant il soulève des questions délicates, importantes et multiples. La résolution du problème de la paternité par la voie propre aux bonobos fait qu'elle devient impossible à établir pour les mâles, aucun ne pouvant savoir à coup sûr qui est le père de qui:"la sexualité débridée crée une situation où tout mâle adulte pourrait être le père de n'importe quel tout-petit." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 110) Il en résulte une dilution de la paternité qui règle définitivement le problème du risque d'infanticide des mâles à l'égard d'enfants qui ne seraient pas les leurs. L'infanticide horrifiera n'importe quel individu sain d'esprit, mais il faut bien se rendre compte que le phénomène est généralement fort sous-estimé. Si on élargit la perspective à l'ensemble des mammifères, on se rendra compte qu'on ne peut se contenter simplement de l'écarter comme une déviation pathologique; on le retrouve chez de nombreuses espèces, allant jusqu'à provoquer un pourcentage de mortalité infantile impressionnant; présentons quelques exemples donnant un ordre de grandeur:"35% chez les langoures gris, 37 % chez les gorilles des montagnes, 29 % chez les singes bleus, et 43 % chez les singes hurleurs rouges." (F. de Waal, Bonobos, the forgotten ape, p. 119) Et l'espèce humaine elle-même n'est pas non plus épargnée complètement par le phénomène: aujourd'hui, on le retrouvera dans les comportements pédophiles (un terme qui sonne très très mal pour quiconque connaît les racines grecques du terme: des mots comme "pédophage" ou "pédocide" conviendraient infiniment mieux); mais il a derrière lui une histoire qui se perd dans la nuit des temps et dont on retrouve des traces dans les récits plus ou moins mythifiés de la Bible: Dans l'Exode, il y a ce fameux passage où le pharaon ordonne la mise à mort de tous les nouveaux-nés mâles d'Israël; et dans le Nouveau Testament, l'Evangile de Matthieu relate le massacre des Innocents ordonné par le roi de Judée Hérode pour conjurer la menace que faisait planer sur sa tête la prophétie annonçant la naissance d'un roi des juifs à Bethléem qui aurait risqué de lui prendre son trône.
L'infanticide est donc un comportement qu'on ne s'étonnera pas de retrouver aussi bien chez le chimpanzé. Dans le cadre de son organisation sociale, où les questions de sexe sont résolues par le pouvoir, le mâle est à peu près sûr de savoir distinguer entre ceux qui sont issus de son sang et les autres; il ne se privera pas, le cas échéant, de tuer ces derniers, et accroître ainsi ses propres chances de reproduction, en réduisant le temps d'attente pour que la femelle soit fertile, tout en élimant des rivaux potentiels: c'est du moins la seule raison consistante que semblent pouvoir invoquer les biologistes à un tel comportement qui autrement paraîtrait contraire à l'impératif de la lutte pour la vie. Ici aussi, quoique sur le mode de l'extrême violence, c'est la règle de la sélection sexuelle qui s'applique. Autrement, du simple point de vue de la sélection naturelle, on ne voit pas quel avantage évolutif pourrait retirer une espèce de la liquidation d'une bonne partie de ses nouveaux-nés par ses propres membres. C'est d'ailleurs ce qui peut expliquer que, chez les mammifères sociaux, les femelles restent, assez longtemps après avoir accouché, à l'écart de rassemblements importants, diminuant de cette façon les risques d'infanticide, ce qui n'est pas du tout le cas des bonobos chez qui elles viennent tout de suite après l'accouchement faire voir aux autres leur nouvelle progéniture.
Il faut maintenant bien observer comment les trois lignées des bonobos, chimpanzés et humains ont suivi des voies évolutives tout à fait différentes les unes des autres traitant ce problème de l'infanticide. En premier lieu, chimpanzés et humains forment une polarité parfaite de ce point de vue: chez les premiers la voie suivie a donc été, celle manifestement la plus empruntée dans le règne des mammifères, de permettre aux mâles de détecter en priorité quels petits ne proviennent pas de leur sang pour mieux les éliminer. L'espèce humaine a emprunté un chemin qui l'a manifestement éloigné de cette solution ultra-violente; avec la formation de la famille nucléaire, il s'agit avant tout pour l'homme de s'assurer être bien le père de ses enfants, quitte à devoir veiller jalousement sur sa ou ses compagnes, dans les formes de polygamie (4). La fonction paternelle va ainsi pouvoir jouer dans l'espèce humaine un rôle tout à fait spécial qui ne semble pas avoir d'équivalent dans le reste du monde animal, comme on l'a développé ailleurs. Les bonobos ont frayé une troisième voie pour résoudre le problème, via la sexualisation généralisée de la société:"si tous les mâles sont des pères potentiels, aucun n'a plus de raison de s'en prendre aux nouveaux-nés." (F. de Waal, Bonobos, the forgotten ape, p. 137) C'est le quatrième chemin vers la paix qu'a suivi la société bonobo, celui permettant de résoudre radicalement le problème de l'infanticide: de fait, il ne semble pas y avoir un seul cas avéré de ce genre chez elle.
Mais, là encore, tout n'est pas rose. Nous sommes sûrement en présence d'une des grandes lois de la vie que l'humain moderne a une fâcheuse tendance à oublier: quand un avantage évolutif est obtenu quelque part, il faudrait toujours systématiquement se demander par quoi il a dû être monnayé. Si on n'y prend garde, c'est un destin comme celui d'Esaü que raconte la Bible qui nous guette: le pauvre, incapable de contenir sa faim, a fini par céder son droit d'aînesse (droit en vertu duquel échoît à l'aîné de la famille l'héritage familial) contre un malheureux plat de lentilles; en conservant son droit d'aînesse, il aurait pu s'en payer jusqu'à la fin de ses jours. Dans le contexte de l'évolution de la vie, la question essentielle à poser est donc de savoir qu'elle a été le prix à payer, dans le cas des bonobos aussi bien bien que dans celui des humains, pour régler le problème de l'infanticide et échapper ainsi à la voie cruelle des chimpanzés comme celles de bien d'autres espèces. Chez les bonobos, ce qui a été monnayé, ce sont pour les femelles des périodes de tumescence fréquentes et prolongées, qui, comme la queue du paon, seront plutôt des handicaps suivant le critère de la sélection naturelle; autrement dit, dans ce cas précis, la sélection sexuelle exige un coût du côté de la sélection naturelle. Et, face au défi de leur survie devant lequel sont aujourd'hui placés les bonobos, cela ne jouera donc pas forcément à leur avantage. A contrario, il était sans doute plus simple et direct que la sélection naturelle favorise une sélection sexuelle bâtie sur la violence meurtrière, ce qui peut expliquer que cette voie ait été bien plus empruntée:"Si les gènes des mâles infanticides se diffusent plus vite que ceux de leurs congénères, un tel comportement se verra favorisé par la sélection naturelle." (ibid., p. 119)
Dans la voie frayée par l'humanité, le passage à la caisse s'est peut-être bien fait par l'abandon de la liberté sexuelle suivant la fidélité que la femme devra à son époux; il est possible que le patriarcat ait été la rançon du succès et il pourra d'autant  plus s'affirmer avec ce grand bouleversement pour l'humanité qu'a été l'institution de la richesse. Et ici nous sommes face à un immense problème dont les implications politiques sont considérables. Dans les récits traditionnels qu'on a l'habitude de raconter, ce qui serait en cause, c'est la conversion du mode de vie nomade des chasseurs-collecteurs de l'ancien âge de pierre au mode de vie sédentaire des éleveurs-agriculteurs autour de -10 000 ans. Dans le premier, l'accumulation de biens n'auraient eu guère de sens et aurait constitué plus un encombrement qu'autre chose. C'est la raison qui fait que la possessivité à l'endroit des biens matériels semble effectivement très peu développée dans ce type de société que l'anthropologie a pu étudier à notre époque, au grand étonnement de l'Occidental qui n'est pas familiarisé avec ce mode de vie:"Entre propriété et mobilité, il y a contradiction." (M. Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 50) A partir de la sédentarisation et de l'apparition du stockage, il en serait aller tout autrement:"à la transmission des gènes à la génération suivante vint s'ajouter celle des richesses." (F. de Waal, Bonobos, the forgotten ape, p. 137) Dès lors, la volonté de l'homme de s'assurer de la paternité de ses enfants se redouble, oeuvrant puissamment pour le développement de morales austères qui pourront valoriser à l'extrême la chasteté, la virginité et la soumission de la femme à son époux. Cette tendance culminera tout particulièrement dans la morale judéo-chrétienne (et l'Islam ne serait pas en reste) formant avec celle des Hawaïens le plus parfait contraste, et qui se résume bien dans la formule fameuse du puritanisme, qui prévalait encore au début du XXème siècle en Occident, donnant à croire que le sexe serait pout l'homme un privilège et pour la femme une corvée (5).
Il faudra cependant  revenir dans la partie suivante et terminale de ce chapitre sur ce récit qui situe l'institution de la richesse et la naissance des inégalités qui l'accompagneront, à partir de la conversion au mode de vie sédentaire. Il a beau être devenu un lieu commun qu'on répète le plus souvent mécaniquement, comme une évidence allant de soi, son gros problème c'est qu'il ne colle pas avec bon nombre de données archéologiques. Parmi d'autres, il y a le cas de ces sépultures remontant à 25 000 ans, exhumées dans la région de Moscou, sur le site de Sungir, dans lesquelles des individus avaient manifestement été enterrés avec quantité d'objets de prestige à leur côté; l'une d'elle contenait ainsi bracelets, diadème, coiffe de dents de renards et quelques trois mille perles d'ivoire soigneusement travaillées. Difficile de croire que ces sociétés du paléolithique ne connaissaient pas la richesse!
Sépulture de Sungir
 La question de l'origine de l'institution de la richesse est un chantier, qui, de toute évidence, mérite qu'on le revisite de fond en comble...
En attendant, ce qu'on retiendra ici, c'est que cette voie proprement humaine de résolution du problème de l'infanticide, via les arrangements sociaux assurant à l'homme qu'il est le père biologique de ses enfants, est  l'une des sources possibles pour rendre compte de l'omniprésence du patriarcat dans les sociétés humaines (6). Le dernier point de cette partie à aborder n'en paraîtra que plus déroutant au premier abord...

De la féminisation de l'espèce humaine
Voilà qui va à coup sûr faire bondir tout bon machiste qui se respecte. Plus sérieusement, parler d'une féminisation de l'espèce humaine semble donc heurter frontalement cette donnée incontournable au carrefour de l'histoire, de la sociologie et de l'anthropologie qui veut que le patriarcat est incontestablement l'institution archi-dominante parmi toutes sociétés humaines qui ont pu être suffisamment étudiées à ce jour. Comment prétendre dans ces conditions que l'espèce se féminise?
Il y a pourtant des faits établis par la science dont il faut bien tenir compte, aussi perturbants puissent-ils être. On invoquera ici certaines données de la néoténie développementale de l'être humain qui invitent à penser que le niveau d'agressivité de l'espèce a dû diminuer en relation avec une féminisation très marquée du crâne liée à une baisse du niveau de testostérone, les hormones sexuels mâles, depuis la période du pléistocène moyen située entre 780 000 et 125 000 ans, d'après ce qu'indique le neurobiologiste A. Prochiantz dans cette conférence faite au Collège de France, Néoténie développementale. Le passage où il en est question doit être écouté de 51'30 à 56'20:

Ces données suggèrent donc que notre espèce pourrait bien s'être globalement féminisée, déjà sur le plan cérébral, entraînant des capacités augmentées pour développer ce qu'on appelle dans le jargon des neurosciences, "une théorie de l'esprit" qui correspond, retraduit dans un langage imagé et beaucoup plus parlant, à l'édification de la triple poupée russe de l'empathie dont on a développé la signification dans la partie précédente:

Dans ce cadre, comme le relate encore A. Prochiantz, on a fait l'hypothèse que l'autisme pourrait se développer à partir d'une masculinisation anormale du cerveau le rendant incapable d'élaborer convenablement la triple poupée russe de l'empathie. Et ce qu'il faut noter, qui nous ramène en plein coeur du sujet traité ici, c'est que la même hypothèse peut servir à rendre compte des voies fondamentalement divergentes qu'ont suivi les bonobos et les chimpanzés au cours de l'évolution, puisque là aussi on constate, ce qui ne devrait guère surprendre à ce point de notre exposé, un taux inférieur d'hormones sexuels mâles chez les premiers. Ainsi, vu sous cet aspect, l'évolution de la lignée d'où est sortie notre espèce sapiens pourrait l'avoir sensiblement éloigné de la branche du chimpanzé pour la rapprocher de celle sur laquelle les bonobos se sont développés. Toutefois, si on retient l'hypothèse faite dans la partie précédente, d'une montée en puissance de la pulsion d'agression avec l'avènement des civilisations de l'âge de fer, autour de -1000 avant J.-C., donc très récemment à l'échelle du processus d'hominisation,  il est douteux qu'une telle évolution puisse être pensée adéquatement de façon linéaire, sans qu'elle soit contre-carrée par la tendance opposée repoussant vers le type chimpanzé.
Il n'en reste pas moins, pour peu qu'on prenne au sérieux ces données de la neurobiologie, que la féminisation de l'espèce obéit à une tendance lourde, qui vient manifestement de loin. Et si la baisse générale du niveau d'agressivité de l'espèce "ne saute pas aux yeux", comme le note en passant A. Prochiantz, une hypothèse à proposer est que cela pourrait tenir au fait que nous avons eu fortement tendance à invisibiliser dans nos sociétés tout ce qui relève de cet ordre, en raison, sans doute, de la persistance de structures patriarcales, qui fait que les traits caractéristiques de cette évolution sont bien là devant nous, mais que nous avons toutes les peines du monde à les remarquer. C'est quelque chose que la philosophie du care, élaborée à partir des travaux de Carol Gilligan, aussi bien que l'anthropologie du don issue de ceux de Marcel Mauss, soulignent chacune de leur côté: le care comme le don, ingrédients essentiels d'une éthique moins marquée en testostérone, sont beaucoup plus présents dans nos sociétés que nous avons tendance à l'imaginer. En outre, sur une échelle de temps beaucoup plus courte, ce qu'on constate, c'est que, pour ne prendre en compte que les sociétés occidentales, le niveau moyen de violence qui y a cours a nettement baissé par rapport simplement au XIXème siècle: les enquêtes socio-historiques menées à ce sujet ne laissent guère place au doute. Si, là aussi, cela ne nous saute pas yeux, c'est surtout lié, en rapport avec l'avènement des moyens de communication de masse, à l'hyper-médiatisation des affaires mettant en jeu l'agressivité humaine, qui fait qu'elle prend une importance disproportionnée dans notre imaginaire relativement à la fréquence des faits de cette sorte, comme on a eu l'occasion de le développer en divers endroits sur ce chantier.
On aimerait donc conclure de ces derniers développements que tout n'est pas forcément perdu pour l'espèce humaine dans la lutte pour un monde plus pacifié, qui accentuerait suffisamment la tendance lourde qu'elle a suivi depuis la préhistoire pour faire ressortir les traits typés bonobos. C'est à la lumière de ces analyses, qu'il faudrait par exemple pouvoir resituer des phénomènes majeurs que le XXème siècle a vu émerger, celui des divers mouvements d'émancipation des femmes, comme celui des mouvements pour la paix dans le monde, dans les sociétés occidentales aussi bien qu'un peu partout ailleurs (qui seraient, au demeurant, critiquables sur certains de leurs aspects, sans doute pour leur plus grand bien). C'est une tendance, venue salutairement faire contre-poids à la résurgence particulièrement meurtrière de celles agressives typées chimpanzé qu'a connu ce siècle, et dont il serait osé de dire qu'elle est passagère et superficielle. Les données de la neurobiologie présentés ici confortent en tout cas l'idée que l'humanité se situerait bien dans un entre-deux. Relativement au chimpanzé, elle est incontestablement une espèce adoucie, ou, aussi bien, féminisée; à ce sujet, c'est un scénario à réserver à une oeuvre de science-fiction d'imaginer ce que donnerait une espèce de chimpanzés dotée des moyens de destruction dont dispose aujourd'hui l'humanité (7)... Mais, si nous nous comparons aux bonobos, notre niveau d'agressivité est sans conteste plus élevé, peut-être même encore trop relativement aux armements dont l'humanité dispose aujourd'hui, potentiellement bien assez pour s'auto-détruire. En tout cas, c'est manifestement ce que pensaient déjà A. Einstein et B. Russell, deux grandes gloires intellectuelles du XXème siècle, des individus bien typées bonobo (n'excluant pas, évidemment, certains traits tirant plutôt du côté chimpanzé, comme l'indépendance d'esprit...), lorsqu'ils formulaient conjointement cette question, dans une tribune parue dans le New York Times, en 1955, qu'il faut donc remettre dans le contexte de l'époque, qui était celui de la Guerre froide entraînant une escalade illimitée à l'armement nucléaire:"Allons nous mettre fin à la race humaine ou l’humanité renoncera-t-elle à la guerre?"



 

(1) Reste que la vie forme avec la mort une polarité incontournable, et sur cette dernière question, il faut bien avouer qu'on dispose de peu d'études faites à ce sujet, sur les animaux en général, en y incluant les primates, et sur les bonobos, tout simplement rien de notable à ma connaissance. Par comparaison, on sait que chez l'humain, le fait de commencer à enterrer ses morts est présenté comme une avancée fondamentale dans le processus d'hominisation (dont l'origine exacte reste mystérieuse, comme on s'en doute: les premières sépultures formellement attestées par les préhistoriens sont très récentes, à l'échelle de l'histoire humaine, autour de 100 000 ans). Certaines observations ont pourtant bien montré, chez les chimpanzés en particulier, qu'ils en passaient par une assez longue période de deuil, semblable à la nôtre, à la mort d'un proche.

(2) Il faut cependant éviter de trop forcer le trait pour ne pas en retirer une caricature: tout n'est pas qu'hostilité entre les mâles bonobos ou entre les femelles chimpanzés; il s'agit plutôt d'une tendance qui s'accentue dans l'un ou l'autre sens suivant l'espèce. Chez les bonobos, on dispose de certaines observations qui montrent que les mâles savent nouer entre eux des liens qui font qu'on ne peut pas dire qu'ils sont entièrement livrés à eux-mêmes face à l'emprise féminine. Symétriquement, chez les chimpanzés, les femelles parviennent aussi à tisser certains liens entre elles qui limitent la domination des mâles, comme on l'a observé en milieu sauvage, sur l'île d'Arnhem, par exemple:"Par conséquent, l'écart de pouvoir entre les sexes se réduit. Puisque toutes les femelles sont constamment présentent et se soutiennent activement entre elles, elles font bloc et aucun mâle ne peut contourner leur pouvoir." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 26) Il faut faire ici le rapprochement avec ce qu'on observera dans les sociétés patriarcales humaines, dans lesquelles les femmes parviennent toujours, plus ou moins bien, à tisser entre elles des liens et ainsi ne pas se faire écraser complètement sous le joug que leur imposent les hommes. Dans l'Europe héritée des temps médiévaux, c'était, par exemple, autour du lavoir, ce bistrot des femmes, qu'elles se rencontraient quotidiennement, pour nouer et entretenir ces liens entre elles (l'enterrement de cette forme ancestrale de socialisation étant bien sûr à situer à partir du moment où se généralise la distribution de l'eau courante dans les foyers)

(3) Un facteur supplémentaire qui risque de venir embrouiller le débat est lié à des enjeux sociaux et politiques forts. On a déjà eu aperçu dans la partie précédente du fait qu'il est très tentant d'instrumentaliser la découverte des moeurs du bonobo en ce sens, et ici, en l'occurrence, pour ce qui touche à la cause de l'émancipation des femmes. Pour les courants actuels du féminisme, c'est bien sûr une occasion en or de faire entendre leur voix, d'autant plus, comme on l'a vu, que le reste de la gente des mammifères laisse très peu d'éléments disponibles pour appuyer leurs combats contre le patriarcat. Comme le formulait avec peut-être un brin d'exagération une féministe, les bonobos "sont notre seul espoir".

(4) En théorie, la polygamie est beaucoup plus répandue que la monogamie dans les cultures humaines: selon les estimations relatées par un anthropologue, elles sont 84% à l'admettre. En pratique, même dans les sociétés polygames, seuls ceux qui détiennent assez de richesse peuvent se payer ce luxe, ce qui fait que la monogamie demeure la règle qui prévaut largement dans l'espèce humaine.

(5) Parmi les autres innombrables manifestations de cette morale, on retiendra ici juste celle d'avoir eu l'idée saugrenue de coller à l'origine au chimpanzé, dont la vie est pourtant bien pauvre en jeux sexuels comparativement à celle du bonobo, le nom savant de "Pan satyrus" (le satyre, c'est-à-dire un obsédé sexuel pour le formuler trivialement) pour bien marquer la lubricité et la dépravation des animaux rabattus du côté de la nature par opposition à la civilisation, fondée sur la mise à distance de la sexualité.

(6) Il convient toutefois de rester extrêmement prudent dès qu'il s'agit de formuler des généralités sur l'espèce humaine. On ne redira jamais assez combien nous avons affaire à une espèce d'une plasticité telle, en raison de ses traits néoténiques, qu'elle peut se développer dans les directions les plus variées, ce qui en fait incontestablement sa grande force, mais qui la rend aussi si difficile à cerner. Sur ce sujet précis, on a découvert des tribus, en particulier dans les basses terres d'Amérique du sud, dont la voie de résolution du problème de la paternité emprunte étrangement à celle des bonobos, à tel point que C. Ryan et C. Jetha, dans leur ouvrage, L'aube de la sexualité (Sex at dawn), ont soutenu, sans doute de façon un tantinet provocatrice, que nos cousins primates pourraient fournir le meilleur modèle de ce qu'aurait été la vie sexuelle des ancêtres de notre propre lignée d'homo sapiens. Dans les tribus en question, on pratique "la paternité divisible" qui fait que "le foetus qui grandit est censé être nourri par la semence de tous les hommes avec lesquels couche une femme. Chaque père potentiel en revendique une part et doit contribuer à l'éducation de l'enfant." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 248) C'est effectivement proche de la voie bonobo de la dilution de la paternité. Des cas remarquables de ce genre appellent trois autres remarques. Déjà, ils relativisent fortement l'idée que les hommes ne prendraient bien en charge que l'éducation d'enfants dont ils sont assurés d'être le père biologique. Encore mieux, par ce biais, la charge éducative étant répartie sur un plus grand nombre de pères, elle doit s'en trouver allégée pour tous. Enfin, last but not least, la femme jouit évidemment d'une très grande liberté pour sa vie sexuelle aux antipodes du modèle dominant fourni par le patriarcat; et pour prévenir les risques de jalousie, quand homme et femme se marient, ils doivent se promettre mutuellement, non seulement de bien prendre en charge l'éducation de leurs enfants, mais aussi de faire preuve de libéralité à l'égard des amants de l'un et de l'autre.

(7) C'est un autre récit de science-fiction, comme celui de S. Kubrick, évoqué dans la seconde partie, qu'il faudrait à cette occasion prendre avec un certain de recul, et qui a donné lieu à toute une saga, un prodigieux filon exploité maintenant depuis plus d'un demi-siècle par l'empire commercial du cinéma américain, La planète des singes. Quand on a appris à connaître un peu sérieusement les chimpanzés, on ne peut s'empêcher de sourire sur le fait que les gentils singes secourant les humains sont présentés dans les premiers épisodes inspirés du roman de P. Boulle, sous les traits de cette espèce. Il est vrai que, comme dans le cas de S. Kubrick, les scénaristes pouvaient avoir au début l'excuse d'un degré d'avancement encore très insuffisant de la recherche, ici sur les primates: le bonobo n'avait tout simplement pas encore commencé à être étudié dans son milieu sauvage.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire