vendredi 1 mai 2020

b- Qu'est-ce qu'un socialisme de liberté? Critique indigène et idéaux républicains: liberté-égalité-fraternité

"Nos pères avaient mis sur leur drapeau Liberté, Egalité, Fraternité. Que cette devise soit encore la nôtre." (P. Leroux, De l'individualisme et du socialisme, 1834) 
"Nous sommes socialistes si l’on veut entendre par socialisme la doctrine qui ne sacrifiera aucun des termes de la formule : liberté, fraternité, égalité, unité, mais qui les conciliera tous." (P. Leroux, La revue sociale, 1845)
 
A la mémoire de D. Graeber, 1961-2020
Ce qui suit constitue l'approfondissement de cette thèse qui consiste à soutenir que s'il y a un socialisme qui mérite aujourd'hui qu'on s'y intéresse de près, c'est celui qui accomplirait une forme ou une autre de renaissance des sociétés primitives dans les conditions de vie modernes. La source principale de références sera ici le texte de l'anthropologue D. Graeber, La sagesse de Kandiaronk, la critique indigène, le mythe du progrès et la naissance de la gauche.

Il faut donc repartir des critiques virulentes que les indigènes avaient adressé aux sociétés occidentales, telles que les missionnaires envoyés par l'Eglise leur décrivaient dès le XVIème siècle. Précisons tout de suite à ce sujet qu'on ne peut soupçonner les missionnaires en question d'avoir idéalisé leurs hôtes; il faudrait plutôt parier sur le contraire puisqu'il y avait presque toujours en arrière plan dans leur esprit l'idée qu'il s'agissait de sauvages à évangéliser. Tenant compte de cela, ce qui est extrêmement frappant réside dans le fait que si l'on devait extraire au mieux la quintessence de cette critique des sociétés européennes telle qu'elle nous est parvenue principalement par leur biais, elle tiendrait en trois volets: manque de liberté, manque d'égalité et manque de fraternité, soit, précisément, comme chacun l'aura reconnu, ce qui nous renvoie aux idéaux révolutionnaires ayant fini par émerger en Occident, et, en premier lieu, pour sa gloire, en France. Avant de voir ce qu'on peut retirer de cette drôle de convergence entre la critique indigène et celle que les penseurs révolutionnaires jusqu'aux plus radicaux ont élaboré de leurs propres sociétés, en Europe,  passons en revue chacun de ses trois volets.

-Le manque de liberté
C'est la première chose sur laquelle n'ont eu de cesse d'insister les indigènes. Ce qui les frappait avant tout, c'est le manque de liberté de l'individu dans les structures occidentales des sociétés d'Ancien Régime. La monarchie, avec l'assujetissement des individus à la volonté d'un seul qu'elle impliquait, leur appparaissait comme une aberration et un avilissement de l'individu, ainsi que le relate dans ses Mémoires, le baron de Lahontan, une sorte de précurseur de l'anthropologie, largement en avance sur son temps, à la charnière des XVII et XVIIIème siècles:"Ils nous traitent d’esclaves et nous traitent d’âmes misérables, dont la vie ne vaut pas la peine d’être vécue, alléguant que nous nous dégradons en nous soumettant à un seul homme [le roi] qui possède tout le pouvoir et qui n’est lié que par sa propre volonté." (Cité par Graeber, ibid.) En 1642, le missionnaire jésuite Le Jeune parlait dans le même sens de la critique des indiens Montagnais-Neskapi: "Ils s’imaginent qu’ils doivent, de par leur droit de naissance, jouir de la liberté des ânons sauvages, sans rendre hommage à qui que ce soit, sauf quand bon leur semble. Ils m’ont reproché cent fois que nous avons peur de nos capitaines, pendant qu’ils rient et se moquent des leurs. Toute l’autorité de leur chef est dans la fin de sa langue ; car il est puissant dans la mesure où il est éloquent ; et, même s’il se tue à parler et à haranguer, on ne lui obéira que s’il plaît aux sauvages." (ibid.) C'est une première chose sur laquelle il est inutile de s'attarder pour avoir été déjà développé ailleurs: les chefs, dans ces sociétés, n'ont pas de pouvoir de commandement qui soit impératif; il aurait tout simplement paru insupportable à ces Indiens de vivre sous un régime social tel que leur décrivait les missionnaires où l'on doit constamment se soumettre au pouvoir arbitraire d'un "capitaine" (le terme étant à prendre ici au sens très large de celui qui détient un pouvoir quelconque sur autrui, et non pas en un sens étroitement militaire, comme on l'entend aujourd'hui). C'est une chose sur laquelle tombaient d'accord sans problème les Européens et les Amérindiens, tellement elle était évidente pour tous: ces derniers étaient effectivement bien plus libres. Là où le désaccord portait, c'était sur la question de savoir si cette liberté est bonne ou pas. Aujourd'hui, nous considérons à peu près tous, mis à part quelques radicaux folkloriques de la réaction, que la liberté est une chose désirable en soi: c'est d'ailleurs ce qui montre de façon incontestable qu'on peut parler d'un progrès de la liberté dans la civilisation occidentale, en dépit des limites qu'elle recontre encore partout dans la vie sociale et politique de notre temps. Aucun gouvernement actuel ne voudrait publiquement affirmer qu'il est contre la liberté, quand bien même il travaillerait à saper ce qu'on a pu en conquérir. Mais, tel n'était pas du tout le cas sous l'Ancien Régime. Dans la conception dominante, il ne pouvait y avoir qu'une acception recevable du terme:"La liberté c'est servir Dieu", comme le voulait la formule théologique alors en vigueur. Pour les missionnaires, la réponse était donc clairement non: la liberté des sauvages est foncièrement mauvaise; elle les tient éloigner de Dieu et c'était là une rude voir impossible tâche de savoir comment les conduire sur la voie du Seigneur. Comme le souligne Graeber, "il était même extrêmement difficile de trouver des termes permettant de traduire des concepts tels que ’seigneur’, ’commandement’, ’obéissance’, dans les langues indigènes; il était pratiquement impossible d’expliquer les concepts théologiques sous-jacents." (ibid.) Une des comparaisons récurrentes pour discréditer "la méchante liberté des sauvages", comme les missionnaires la qualifiaient souvent, est celle de l'âne, qui, comme chacun sait, n'en fait qu'à sa tête. Quand nous disons qu'il est têtu comme un âne, c'est en fait pour signifier, le plu souvent, l'état de quelqu'un rebelle aux ordres qu'on veut lui imposer: la liberté que revendique le sauvage était considérée comme la licence de celui qui vit dans la barbarie, incapable de discipliner sa volonté en la soummettant à la loi divine, comme le développait cet autre père jésuite:"Il n’y a rien d’aussi difficile que de contrôler les tribus d’Amérique. Tous ces barbares ont la loi des ânes sauvages, ils naissent, vivent et meurent dans la liberté, sans contrainte ; ils ne savent pas ce qu’on entend par bride ou mors. Avec eux, conquérir ses passions est considéré comme une grande plaisanterie, tandis que donner libre cours à ses sens est une noble philosophie. La Loi de notre Seigneur est très éloignée de cette dissolution ; elle nous donne des limites et prescrit des limites, en dehors desquelles nous ne pouvons aller sans offenser Dieu et la raison." (Cité par Graeber, ibid.) Partant de là, on comprend aussi facilement pourquoi il ne fût jamais possible de contraindre ces indigènes à la discipline du travail sous le commandement de chefaillons aboyants, même sous la forme extrême de l'esclavage et pourquoi il fallut organiser la traite des Noirs depuis l'Afrique (non pas que ces derniers furent nécessairement plus dociles; mais, déracinés et privés de tout soutien communautaire, il était possible de vaincre leur force de résistance)
Pourtant, ce qui était probablement très déroutant pour les missionnaires résidait dans le fait que ces sociétés où les individus ne semblent se plier à aucune loi ou autorité quelconque ne se désagrégeaient cependant pas dans le chaos et la violence, comme on aurait dû s'y attendre, le comble étant que les choses semblaient même plutôt mieux fonctionner de cette façon que dans les sociétés européennes. Le père Lallemant devait ainsi faire ce constat, hautement paradoxal, même encore pour n'importe quel Européen actuel:" Or, bien que cette forme de justice restreigne tous ces peuples, et semble plus efficacement réprimer les troubles que le châtiment personnel des criminels en France, il s’agit néanmoins d’une procédure très légère, qui laisse les individus dans un tel esprit de liberté qu’ils ne se soumettent à aucune loi et ne suivent aucune autre impulsion que celle de leur propre volonté." (Cité par Graeber) La réponse pour lever notre perplexité d'Européen est à chercher du côté de l'institution judiciaire. C'est un autre point clé de la critique indigène des sociétés occidentales au nom de la liberté. Ce qui était frappant pour tous, c'est le contraste entre le caractère libéral de la justice dans les tribus indiennes et la sévérité extrême avec laquelle elle s'exerçait dans les sociétés occidentales. Il était, par exemple, tout bonnement scandaleux pour un missionnaire de voir qu'un meurtrier s'en tirait à peu près indemme, alors qu'à la même époque, en Angleterre, par exemple, un enfant pouvait être condamné à la pendaison pour le vol d'un simple chiffon de coton. On peut avancer ici deux raisons pour lever la perplexité de l'Occidental type pour qui ce n'est que par la crainte des sanctions qu'on peut tenir en bride les hommes. Dans les tribus indiennes, s'il y a bien une réparation qui doit être faite quand un tort a été commis, la grande différence avec nos formes de justice  réside dans la socialisation de la réparation: c'est le clan tout entier qui prend en charge l'amende fixée. Comme le relève Graeber,"ce ne sont pas les coupables qui sont punis. C’est le public qui doit faire amende honorable pour les offenses des individus." Il résulte d'un tel système qu'il existe au sein de chaque clan une pression diffuse incitant chacun à modérer son comportement, et par cette sorte de régulation, le niveau de criminalité peut rester relativement bas, sans qu'il y ait besoin de tenir les individus en bride par la crainte de châtiments terrifiants tels qu'on les trouvait dans les codes juridiques en Europe. A cela s'ajoute une autre raison, qui ramène au coeur de la critique indigène des sociétés occidentales, ainsi qu'on la trouve formulée par la voix du sage indien Kandiaronk (littéralement, le "Rat musqué") dans le récit du baron de Lahontan. Si les Européens ont besoin d'un système pénal aussi sévère pour tenir en bride les individus, c'est fondamentalement parce qu'existent d'autres institutions qui les poussent au vice: "Pour ma part, j’ai du mal à voir comment vous pourriez être beaucoup plus malheureux que vous ne l’êtes déjà. Quel genre d’être humain, quelle espèce de créature les Européens doivent-ils être pour être forcés de faire le bien et ne s’abstenir du mal que par crainte d’être punis? Tout l’appareil qui consiste à essayer de forcer les gens à bien se comporter serait inutile si la France ne maintenait pas aussi un appareil contraire qui encourage les gens à mal se comporter."  (Cité par Graeber, ibid.) Les Sauvages, et Kandarionk en particulier, ciblaient spécialement deux choses dans les arrangements sociaux européens: l'argent et la propriété, matrices selon eux, d'une avalanche de vices qui exigent comme contre-poids un arsenal répressif extrêment lourd pour éviter à la société d'imploser. Il est là aussi frappant de retrouver exactement le même genre de critique du droit de propriété, bien plus tard, exemple parmi bien d'autres, en 1900, dans la philosophie anarchiste de Tolstoï:"Celui qui possède dix mille désiatines [10 920 hectares] de forêts, quand près de lui des milliers d'hommes manquent de bois pour se chauffer, celui-là a besoin d'être protégé par la violence. Cette protection est aussi nécessaire aux patrons des usines et des fabriques où sont exploitées des générations d'ouvriers, et d'avantage encore au marchand qui détient dans ses entrepôts des centaines de milliers de poudes de blé, attendant une année de disette pour les vendre avec un scandaleux bénéfice aux populations affamées." (Tolstoï, L'esclavage moderne, p. 81-82) Dans ces conditions, il coule de source que le crime doit prospérer et qu'il faut déployer un imposant arsenal répressif en réponse, comme les Indiens eux-mêmes l'avaient noté bien avant.
Et ce n'est pas tout pour ce qui concerne les méfaits qu'engendre une société basée sur le droit de propriété, car, après tout, on pourrait se dire qu'il suffirait que chacun acquiert son lopin de terre pour fonder une république de petits propriétaires, ce que ce sont effectivement devenues, au moins jusqu'à un certain point, les nations occidentales. Il est judicieux ici de partir d'une remarque que Montesquieu avait formulé au XVIIIème siècle, qu'il tirait de sa connaissance des indiens Osage: plus la terre est morcelée en propriétés privatives et plus le code juridique d'une nation tendra à se complexifier, jusqu'à la démesure; il en résulte alors mécaniquement une multiplication des procédures judiciaires, chacun voulant défendre avec acharnement son bout de gras contre les empiètements des autres. On pense inévitablement à ce que l'anglais T. More écrivait dans son Utopia, publié en 1516, au moment où la première vague de colonisation espagnole commençait à déferler sur les Amériques. More, qu'on peut considérer comme un précurseur des idéaux révolutionnaires modernes, n'avait pas encore eu le temps, à son époque, de prendre connaissance des formes d'organisation sociale des Sauvages. Son Utopie qu'il imagine, y ressemblait pourtant déjà furieusement:"En Utopie les lois sont en petit nombre (...) Ailleurs, le principe du tien et du mien consacré par une organisation dont le mécanisme est aussi compliqué que vicieux. Des milliers de lois, qui ne suffisent pas encore pour que tout individu puisse acquérir une propriété, la défendre, et la distinguer de la propriété d'autrui. A preuve, cette multitude de procès qui naissent tous les jours et ne finissent jamais (...) Voilà ce qui me persuade que l'unique moyen de distribuer les biens avec égalité, avec justice, et de constituer le bonheur du genre humain, c'est l'abolition de la propriété." (T. More, L'Utopie, p.129-130) Et encore, T. More n'a pas connu le développement ultérieur de l'émiettement de la terre en propriétés, qui multiplia encore bien d'avantage les occasions de litiges:"entre 1700 et 1845, pas moins de 4 000 lois furent promulguées en Angleterre pour procéder à la clôture des terres et empêcher tout usage collectif de celles-ci." (Latouche, L'âge des limites, p. 65) L'u-topia signifiait pour More, tout à la fois, le lieu qui n'est donné nulle part, et celui où la vie est bonne; s'il avait eu le temps de découvrir les sociétés sauvages, dont la simplicité des codes juridiques, fondés sur l'institution communale de la terre et donc, son "usage collectif", tranchait de la façon la plus complète qui soit avec ceux des nations européennes, il aurait peut-être hésité à conserver la première signification qu'il avait donné au terme inventé par ses soins. Il faut bien voir ici une implication politique cruciale de la complexification des codes juridiques. Une des conditions essentielles de la démocratie, c'est la simplicité des lois, sans quoi l'appareil législatif ne pourrait plus être pris en charge que par un corps spécialisé de professionnels du droit. Dans l'Athènes démocratique de l'antiquité, les lois qui étaient votées par l'assemblée du démos (le peuple), dans l'Ekklesia, étaient ensuite gravées dans le marbre en place publique pour que tous les citoyens puissent en prendre connaissance. Avec les codes juridiques actuels, les murs d'un gratte-ciel ne suffirait peut-être pas, ce qui fait que le principe qui veut que Nul n'est censé ignorer la loi devient vide de sens: rien qu'avec le droit fiscal, on pourrait déjà en remplir une sacrée surface.
Revenons donc à nos Sauvages eux-mêmes. La critique véhémente de  Kandiaronk, datée de 1703, de l'argent et de la propriété, mérite ici d'être un peu longuement citée. On voit tout de suite qu'elle a été longuement mûrie: "J’ai passé six ans à réfléchir sur l’état de la société européenne et je ne peux toujours pas penser à une seule façon d’agir qui ne soit pas inhumaine, et je pense sincèrement que cela ne peut qu’être le cas si vous vous en tenez à vos distinctions de ’mien’ et de ’tien’. J’affirme que ce que vous appelez argent est le diable des démons; le tyran des Français, la source de tous les maux; le fléau des âmes et l’abattoir des vivants. Imaginer qu’on puisse vivre au pays de l’argent et préserver son âme, c’est comme imaginer qu’on puisse préserver sa vie au fond d’un lac. L’argent est le père du luxe, de la lascivité, des intrigues, des tromperies, des mensonges, de la trahison, de l’insincérité, de tous les pires comportements du monde. Les pères vendent leurs enfants, les maris leurs femmes, les femmes trahissent leurs maris, les frères s’entretuent, les amis sont faux, et tout cela pour l’argent. A la lumière de tout cela, dites-moi que nous, Wendats, nous n’avons pas raison de refuser de toucher, ni même de regarder l’argent ?" (Cité par Graeber, ibid.) Ce qui est sous-entendu dans la critique de Kandiaronk montre qu'il est, à sa façon, beaucoup plus conforme à l'esprit qui a permis en Occident de fonder les disciplines des sciences sociales et la démocratie elle-même que l'opinion moyenne qui prévaut encore aujourd'hui dans nos sociétés. Kandiaronk voit très bien que le penchant au crime n'a pas grand chose à voir avec une hypothétique nature humaine, que nous ne cessons nous-mêmes d'invoquer, pour justifier notre résignation face à la corruption de nos sociétés, mais que les comportements humains sont d'abord une question d'institutions qui les orienteront dans des sens fort différents suivant la forme que les collectifs humains voudront bien leur donner. Par ailleurs, on sait que la propriété et l'argent ont été des cibles privilégiées des premiers penseurs du socialisme au XIXème siècle, et même avant, se trouve déjà chez Rousseau une critique du droit de propriété à la laquelle Kandiaronk n'aurait pas eu à retrancher une seule virgule:"Le premier homme qui, ayant enfermé une parcelle de terrain, s’est dit "Ceci est à moi", et a trouvé des gens assez simples pour le croire, était le vrai fondateur de la société civile. De combien de crimes, de guerres et de meurtres, de combien d’horreurs et de malheurs personne n’aurait pu sauver l’humanité, en soulevant les pieux, ou en remplissant le fossé, et en criant à ses semblables:" Méfiez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes ruinés si vous oubliez un jour que les fruits de la terre nous appartiennent tous, et la terre elle-même à personne." (Rousseau, Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes, Seconde partie, p. 109) Cependant, à l'origine, il semble bien que les accapareurs de terre n'aient pas eu tant recours à un quelconque talent oratoire, qu'à la force brute, pour affirmer leur propriété, comme pourrait le montrer une histoire des enclosures, le système de justification idéologique venant après coup assurer la pérennité de la conquête. Cela dit, Rousseau, comme l'ensemble des penseurs de son époque s'intéressant aux questions politiques, avait attentivement lu les compte rendus des premiers missionnaires débarqués en Amérique et il ne manquait pas de relever dans le même texte qu'y compris la vie d'un ministre d'une quelconque puissance européenne, passant son temps à devoir flatter et faire des courbettes aux riches et aux puissants aurait été éprouvée comme un supplice épouvantable par n'importe quel Indien des Caraïbes:"Combien de morts cruelles ne préfèrerait pas cet indolent Sauvage à l'horreur d'une pareille vie..." (ibid., p. 147)

-Le manque d'égalité
Si c'est d'abord le manque de liberté dans le mode de vie occidental qui a frappé les indigènes, à mesure qu'ils ont appris à mieux les connaître, une deuxième chose a fini par les révulser: les extraordinaires inégalités qui y sévissaient. Distinguons les deux niveaux d'analyse habituels, soit la question de l'inégalité politique quant à la distribution des rapports de pouvoir, et celle des inégalités économiques quant à la répartition des richesses. Sur le plan politique d'abord, il faut tout de suite relever que le concept indigène d'égalité est très différent de celui que l'Occident a péniblement élaboré. Péniblement, car, comme le relève Graeber, la question d'une éventuelle égalité entre les hommes était tout simplement impensable pour l'orthodoxie chrétienne du Moyen Age, si bien qu'on ne peut même pas dire qu'elle l'ait rejetée; l'idée ne lui a tout simplement pas effleuré l'esprit: il ne peut exister qu'un ordre hiérarchique immuable, puisque voulu par Dieu, avec, tout au sommet, ceux qui prient, au rang intermédiaire, ceux qui font la guerre, et tout en bas, ceux voués au pénible labeur. Ce n'est pas avant le XVIIème siècle que l'idée d'égalité commence à se répandre dans l'Europe et que se pose éventuellement la question d'une origine des inégalités entre les hommes. Mais, même alors, comme le note Graeber, la conception occidentale de l'égalité renvoie encore et toujours à une forme ou une autre de soumission à un pouvoir qui domine les individus: l'égalité a d'abord été pensée en termes d'égalité de tous devant Dieu et son représentant sur terre, le monarque absolu: tout le monde est égalemment assujetti à l'autorité du souverain, qu'il s'incarne ultérieurement dans un gouvernement républicain ne changera pas fondamentalement les choses; il paraîtrait dans tous les cas comme un concept parfaitement étranger à l'indigène. La loi républicaine de la majorité serait encore pour lui une forme de servitude intolérable que doit subir une minorité, raison pour laquelle dans ces sociétés tribales, les décisions sont prises à l'unanimité; autrement, une minorité, plutôt que de se voir imposer la volonté de la majorité, préférera faire scission pour aller fonder une nouvelle communauté ailleurs. Le concept indigène d'égalité politique est donc fort différent du nôtre, de sorte que loin d'exclure la liberté, il en découle logiquement: l'égalité, c'est  l'égale possibilité pour tous de ne pas avoir à se plier aux ordres d'un autre. On pourra se référer ici à une toute autre aire géographique, celle des Philippines, dans une société qui a pu se perpétuer jusqu'à nos jours, celle des Palawan, où l'on retrouve exactement la même articulation qui fait que la liberté présuppose nécessairement des rapports égalitaires; ainsi, il en résulte que "chacun est son propre chef". Voir ce qu'en dit l'ethnologue C. Macdonald, à partir de 18'25:


Les penseurs occidentaux se cassent la tête depuis l'aube des révolutions modernes, pour comprendre comment on peut concilier liberté et égalité; le plus souvent, ils en sont venus à la conclusion qu'il fallait bien en sacrifier l'une au dépend de l'autre: schématiquement, les gens de droite, amis de la liberté, ceux de gauche, amis de l'égalité. Mais, ce dilemme ne naît que parce que nous faisons fond sur un certain concept d'égalité qui renvoie toujours à une forme ou une autre de soumission à un pouvoir. Pour les indigènes, cette alternative leur serait apparu comme l'exemple type d'un faux problème: leur exigence d'égalité est contenue analytiquement dans leur conception de la liberté.
Pour ce qui aient des inégalités économiques entre riches et pauvres, c'était là encore quelque chose de profondément choquant que les indigènes trouvaient dans les sociétés occidentales. Il est vrai que chez eux, à partir du moment où l'on a institué des paiements (pour réparer les torts commis ou pour le paiement de la fiancée), ont pu déjà se développer certaines formes d'inégalités: on renvoie ici à la distinction travaillée par l'anthropologue A. Testart entre société sans richesse et société avec richesse; ce sont dans les sociétés premières dites "sans richesse", celles qui n'ont pas encore institué les paiements, qu'on peut dire que n'existe aucune inégalité de richesse. Mais, ce qu'il faut bien voir, comme l'explique Graeber, c'est que même là où apparaissent des inégalités dans les sociétés qui ont institué les paiements, elles ne sont jamais telles que quelqu'un puisse convertir sa richesse en pouvoir sur les autres. Chacun conserve le libre accès à ce qui est essentiel pour la subsistance, la terre nourricière, de sorte que quelque chose comme le salariat et le rapport de subordination qu'il implique n'est tout simplement pas envisageable dans ces conditions, personne n'étant placé devant la nécessité de se vendre ou se louer à un riche pour assurer ses moyens de subsistance. Ici aussi, on voit bien la nature du lien intrinsèque entre l'exigence de liberté et celle d'égalité: la liberté serait vouée à disparaître au-delà d'un certain point de développement des inégalités, qui serait atteint à partir du moment où quelqu'un serait en mesure d'acheter les facteurs de production eux-mêmes, la terre et le travail, la mère et le père de toute richesse, pour préférer les termes plus évocateurs qu'on trouve chez Marx. Voilà qui est tout à fait conforme à la façon dont Rousseau pensera l’articulation entre liberté et égalité. La question n’était pas tant, pour lui, de faire disparaître les inégalités, que de les réduire jusqu’au point où puisse être rendu impossible l’asservissement des uns par les autres: "(…)quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre." (Du contrat social, Livre II, XI) Là où les inégalités ont franchi ce point, la liberté est condamnée à sombrer: "Voulez-vous donner à l’Etat de la consistance? rapprochez les degrés extrêmes autant qu’il est possible: ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux (…) C’est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique; l’un l’achète et l’autre la vend." (ibid.)
En outre, comme on la vu plus haut, puisque les paiements qu'un individu doit faire sont socialisés via sa parenté, les inégalités sont ainsi fortement tempérées. A coté de cela, celles qu'on trouvait en Europe leur paraissaient dignes de moeurs de gens non civilisés. C'est une tournure argumentative qu'ont souvent utilisé les Indiens de retourner contre elle-même la critique que leur adressait le colonialisme blanc. Et si ceux qui avaient besoin d'être civilisé n'était pas du côté où l'on se l'imaginait? Ainsi, par exemple, dans ses Mémoires, le baron de Lahontan relatait ce retournement qu'opérait la contre critique des indiens Wendats: "Ils pensent qu’il n’est pas responsable qu’un homme ait plus qu’un autre et que les riches aient plus de respect que les pauvres. En bref, disent-ils, le nom de sauvages, que nous leur donnons, nous conviendrait mieux, puisqu’il n’y a rien dans nos actions qui porte une apparence de sagesse." (Cité par Graeber, op. cit.) D'où la suggestion de Kandiaronk de refonte des institutions de l'homme blanc qui pourrait très bien passer, si l'on en ignorait la source, pour l'annonce d'un projet socialiste révolutionnaire qui horrifierait encore n'importe quel intellectuel de notre époque estampillé anti-totalitaire:"Vous pensez vraiment que vous allez m’influencer en répondant aux besoins des nobles, des marchands et des prêtres? Si vous abandonniez mes conceptions et les vôtres, oui, de telles distinctions entre les hommes se dissoudraient ; une égalité nivelante prendrait alors sa place parmi vous comme elle le fait maintenant chez les Wendats. Et oui, pendant les trente premières années qui suivront le bannissement de l’intérêt personnel, vous verrez sans aucun doute une certaine désolation, car ceux qui sont seulement qualifiés pour manger, boire, dormir et prendre du plaisir, languiront et mourront. Mais leur progéniture serait adaptée à notre mode de vie. J’ai exposé à maintes reprises les qualités qui, selon nous, devraient définir l’humanité - la sagesse, la raison, l’équité, etc. - et démontré que l’existence d’intérêts matériels distincts frappe tout cela à la tête : un homme motivé par un intérêt ne peut être un homme de raison." (Cité par Graeber, ibid.)

-Le manque de fraternité
C'est quelque chose sur quoi nous n'insisterons pas non plus ici, tant on l'a déjà étayé en de multiples endroits sur ce chantier. Le dernier trait massif qui frappait les indigènes dans l'ensemble des tares qu'ils décelaient chez les Européens, c'est leur égoïsme. Et, ici aussi, il est impossible de ne pas pointer l'étroite convergence avec le mouvement socialiste qui a fait de cette dénonciation l'un des principaux piliers de son action révolutionnaire. Ce dernier volet de la critique nous reconduit évidemment aux institutions types des sociétés européennes favorisant aussi bien le développement des inégalités que la généralisation des comportements égoïstes: l'argent et la propriété. Dans la conception indigène des choses, la liberté appelle l'égalité, et l'égalité elle-même appelle la fraternité. Là encore, ils auraient trouvé complètement farfelue l'idée d'invoquer une nature humaine, partout et toujours la même, qui expliquerait l'égoïsme: ils constituaient la preuve vivante et par l'absurde de l'inanité d'une telle approche naturaliste. Voyons quelques témoignages des missionnaires eux-mêmes qui devaient être fort embarrassés sur ce point aussi, pour justifier leur projet d'évangélisation des sauvages. S'il est vrai que la charité est censée être la vertu cardinale du christianisme lui-même, alors, on pourrait en conclure que, sous cet angle également, les Sauvages auraient eu plus de prétention légitime à évangéliser l'Europe que l'inverse. C'est du moins ce qu'on pourait tirer du compte rendu fait par le frère Gabriel Sagard, sur les indiens Wendats: "Ils se font l’écho de l’hospitalité et s’entraident pour que les nécessités de tous soient satisfaites sans qu’il y ait de mendiants indigents dans leurs villes et villages ; et ils considéraient que c’était une très mauvaise chose quand ils entendaient dire qu’il y avait en France un grand nombre de ces mendiants dans le besoin, et pensaient que cela était par manque de charité en nous, et nous blâment sévèrement pour cela." (Cité par Graeber, ibid.) Dans le même sens, le père Pierre Biard, affecté en 1608 à l’évangélisation des Mi’kmaq algonquophones de la Nouvelle-Écosse, relayait la critique de ses hôtes:"Ils se considèrent mieux que les Français :"Car, disent-ils, vous êtes toujours en train de vous battre et de vous disputer entre vous, nous vivons en paix. Vous êtes envieux et vous vous calomniez sans cesse; vous êtes des voleurs et des trompeurs ; vous êtes cupides, et vous n’êtes ni généreux ni bons; quant à nous, si nous avons un morceau de pain, nous le partageons avec notre prochain."(Cité par Graeber, ibid.) Très significativement, ils décelaient ausi cet égoïsme de l'homme blanc dans sa façon de conduire les discussions publiques, de telle manière qu'ils étaient frappés par le fait que quelqu'un cherchait toujours à les monopoliser pour se faire valoir au détriment des autres, de la même façon qu'il cherchait à priver ses congénères, via les droits de propriété, de leurs moyens de subistance.  Ainsi poursuit le père Biard: "ses hôtes, en revanche, lorsqu’ils ont pu voir un groupe de Français réunis, ont souvent remarqué la façon dont ils semblaient constamment se bousculer les uns les autres et s’entretuer dans la conversation, utilisant des arguments faibles, et surtout (le sous-texte semblait être), ne se montrant pas très intelligents. Ceux qui essayaient de s’emparer de la scène, refusant aux autres les moyens de présenter leurs arguments, agissaient à peu près de la même manière que ceux qui s’emparaient des moyens matériels de subsistance et refusaient de les partager." (Cité par Graeber, ibid.) Il suffit d'assister à n'importe quelle discussion actuelle, sur les réseaux numériques ou partout ailleurs dans les lieux de débats publics, pour se rendre compte que nous en sommes restés, sous cet angle, à peu près au même point. Bref, ici aussi, la critique colonialiste de l'indigène était renvoyé à l'expéditeur: c'est toujours la même application du principe de l'arroseur arrosé. Dans la philosophie occidentale inspirée de Hobbes, ces "êtres "sans foi, ni loi, ni roi," selon la formule consacrée à l'époque, était censés vivre dans un état perpétuel de guerre de tous contre tous. En réalité, comme le fait remarquer Graeber, on aurait pu facilement inverser la perspective:"On a l’impression que les Américains considéraient les Français comme vivant dans une sorte de guerre hobbésienne de tous contre tous." (ibid.)

 Bilan
Le parallèle entre les idéaux révolutionnaires les plus radicaux, tels qu'ils ont fini par se coaguler en Occident à la fin du XVIIIème siècle, et la critique indigène des sociétés occidentales est donc incontestable et semble pouvoir être poussé très loin. Reste à voir ce qu'on peut en tirer pour encore mieux comprendre le socialisme de liberté comme une forme ou une autre de renaissance des sociétés primitives (à suivre...)

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