mardi 16 novembre 2010

La révolte peut-elle être un droit?

Mise à jour, 13-03-2020


 « Chercher la vérité au-delà de toute vérité de classe ou de race […] prendre appui sur les fondements de la justice, quitte à se méfier de la loi, pour ne s’incliner que devant l’autorité de la bonté et de la vérité, et se retourner contre toute fausse autorité qui repose sur un succès corrompu et l’étalage de la puissance […] Se battre pour la justice, même contre la loi, et élever un autel à l’autorité des héros de la bonté et de la vérité sur les ruines de l’autorité des conventions, du cynisme, de l’ignorance et de la léthargie de l’âme. » (Karl Polanyi)

Introduction
La révolte peut-elle être un droit que nous reconnait la loi instituée? A première vue, non, cela semblerait absurde: la loi ne peut autoriser quelqu’un à la renverser par des moyens qui sont illégaux, que ne reconnait pas la loi elle-même. Le droit dans « droit à la révolte » est à entendre au sens d’un pouvoir que nous confère la loi instituée. Quand on a affaire avec la notion de droit, il faut toujours commencer par distinguer entre son sens large et étroit.
Au sens large du droit= la loi instituée, la législation en vigueur dans un Etat.
Au sens étroit du droit= le pouvoir que m’accorde cette loi.
Or, la révolte est donc une tentative pour renverser la loi instituée par des moyens que la loi elle-même n’autorise pas: se révolter, par définition, c’est se placer dans l’illégalité. Parler d’un droit à la révolte voudrait alors dire que les lois en vigueur autoriseraient qu’on les nie et les détruise par des moyens qu'elles n'autorisent pas. Il semble y avoir là une contradiction complète dans les termes: une loi qui donnerait le pouvoir qu’on la foule aux pieds cesserait d’être une loi. Cela reviendrait à dire pour le législateur: voilà ce que dit la législation sur les impôts, mais libre à vous de l'enfreindre si vous l’estimez ainsi. Il semblerait donc que la notion d'un droit à la révolte est inconsistante et doit être abandonnée. Mais, la question ne peut être résolue aussi rapidement: l’histoire est là pour nous montrer que la loi peut être manifestement injuste et bien pire encore, criminelle, voir, purement et simplement inhumaine comme les lois sur la ségrégation raciale. Il faut manifestement distinguer le légal, ce que dit la loi instituée, ce qu'on appelle aussi, dans la philosophie du droit, le droit positif, de ce que l'on peut considérer comme légitime, ce qui est conforme à des principes universels de justice, ce que la philosophie moderne du droit appellera aussi le droit naturel. Un autre exemple type, qui fait apparaître clairement la nécessité de faire cette distinction, c’est le fonctionnaire de la bureaucratie nazie qui se retrouve devant l’obligation légale d’appliquer des lois inhumaines que sa conscience réprouve, par exemple, d'envoyer des déportés vers les camps d'extermination: dans ce cas, n’est-ce pas devenu un droit pour lui de se révolter? Et, allons même plus loin: n'est-ce pas aussi un devoir? Sous quelles conditions précises, dès lors, peut-on légitimer (estimer juste), un droit à la révolte?
Le plan d’inspiration dialectique (thèse-antithèse-synthèse) était ici le plus commode à mettre en œuvre.


1)Le légalisme: il faut se soumettre à la loi car c’est la loi.
a) Le positivisme juridique: la loi instituée est la source de tous les droits/devoirs

 On repart ici de la distinction droit positif/droit naturel, pour montrer comment elle est traitée dans le cadre du positivisme juridique. Il peut consister à vouloir dire deux choses:
-Qu’il n’existe pas de norme universelle de la justice en fonction de laquelle il serait possible de déterminer si la loi instituée en un lieu et un temps donné est juste ou non.
-Que même en admettant qu'il existe une telle norme universelle, les hommes, du fait de leur finitude et de leurs appétits égoïstes, sont de toute façon incapables de la connaitre d'où les controverses sans fin auxquelles donne lieu la question du juste/injuste.
Si on admet cela alors on est conduit à penser qu'il n’y a d’autre principes de justice que ce que décrète le droit positif, la loi instituée à tel moment et à tel endroit. Un droit à la révolte est alors une contradiction dans les termes. Ici, il faut que j’analyse avec un minimum de rigueur ma notion de révolte si je veux que le sens de la contradiction apparaisse: le droit à la révolte n’est pas à confondre, comme on le trouve dans certaines copies, avec un droit à liberté d’expression! Se révolter, ce n’est pas s’exprimer ou se contenter de brailler, c’est, par définition, agir par des moyens que ne reconnait pas la loi.  Avec la révolte nous sommes d'emblée sur le terrain de l’action dans l’illégalité. Il faut, pour éviter la confusion, bien distinguer entre une forme passive et active, le fait d'être révolté ou le fait de se révolter.
Etre révolté= sentiment d'injustice que nous éprouvons à l'égard de l'ordre social existant mais qui n'implique nullement de rentrer dans l'illégalité.
Se révolter= traduire ce sentiment en acte= agir hors du cadre légal institué.
Si la source de tout droit réside dans la légalité, alors un droit à la révolte devient un non sens.
Objection au positivisme juridique
On ne peut pas pourtant soutenir très loin cette position sans se heurter très vite à des objections massives. Il y a manifestement des cas où la loi instituée est injuste, criminelle, voir inhumaine, comme nous avions commencé à le montrer dans l'introduction. S’il n’existait aucune norme extra légale dont nous puissions avoir connaissance, en fonction de laquelle décider si nous sommes tenus de suivre la loi ou de lui désobéir, plus rien, par exemple, ne pourrait justifier la position de ceux qui ont choisi de se révolter contre le régime de Vichy en 1940, et on aboutirait, de cette façon, à justifier les pires atrocités que les sociétés humaines ont pu et pourront encore très probablement commettre dans l'histoire.

b) La position du sage: mieux vaut une loi injuste que pas de loi du tout
Ici, on reconnaitra que le légal et le légitime ne se confondent pas et que nous sommes en mesure de connaitre une norme universelle de la justice, sans que cela puisse justifier pour autant un droit à la révolte. Il existe bien des situations où les jugements qui sont rendus dans le cadre des lois instituées sont injustes. Le cas de Socrate, le maître à penser de Platon, dans l'Athènes démocratique de l'antiquité en est la parfaite illustration. Le verdict du tribunal d’Athènes qui condamne à mort Socrate pour des motifs fallacieux, corrompre la jeunesse et faire preuve d'impiété contre les dieux de la cité, est manifestement injuste et reconnu tel par Socrate lui-même. Néanmoins, il refuse de se révolter, précisément de s’évader, quand ses amis lui en offre la possibilité, pour échapper à la sentence de la peine de mort qui a été prononcée par le tribunal. On pourrait trouver cette attitude étrange. Le coeur de l'argumentation de Socrate pour refuser la proposition de ses amis, consiste à dire qu'enfreindre la loi de la cité revient à la détruire; et détruire la loi instituée, c'est détruire les fondements mêmes de la cité. Une cité où les décisions rendues dans les tribunaux ne seraient plus appliquées est une cité qui ne pourrait tout simplement plus fonctionner aussi injustes puissent être les jugements qu'ils rendent. La cité est l'institution qui rend possible de vivre ensemble sous l'autorité des lois et établir une paix civile: c'est la condition essentielle d'une vie humaine civilisée. S'attaquer à ses fondements, même pour de bonnes raisons ne peut dès lors plus se justifier. Encore plus fondamentalement, le soubassement anthropologique de l'attitude socratique tient dans la reconnaissance de l'origine sociale de l'individu, ce qui est à comprendre par opposition à la croyance moderne, tout à fait illusoire par ailleurs, d'un individu auto suffisant qui pourrait s'humaniser hors de tout contexte culturel et social. C'était là une conception universellement partagée dans les temps anciens. C'est en ce sens aussi  qu'Aristote définissait  l'homme comme "un animal politique": l'homme n'accède à son humanité que par son appartenance à une cité fondée sur l'autorité des lois, raison pour la laquelle la privation de la citoyenneté était considérée comme un sort encore pire que la mort car il signifiait la destruction de la personne humaine . La Cité apparaitra alors comme une réalité sacralisée que rien ne peut autoriser à remettre en question:" Qu'est-ce donc que ta sagesse, si tu ne sais pas que la cité est plus précieuse, plus respectable, plus sacrée qu'une mère, qu'un père et que tous les ancêtres, et qu'elle tient un plus haut rang chez les dieux et les hommes sensés." (Platon, Le Criton) Le sacré nous renvoie à la dimension du religieux, ce à l'égard de quoi nous sommes dans un rapport de dépendance radicale.
Pour autant, Socrate ne préconise pas l’acceptation béate de toutes les décisions qui sont rendues dans le cadre des lois. Sauf que le seul moyen légitime pour vouloir faire changer les choses consiste à user du discours fondé en raison sans prétendre subvertir l'ordre établi par l'action illégale. .Autrement dit, si on veut changer le droit institué car on l'estime injuste, on ne peut le faire que dans le cadre légal qu’il autorise en usant du discours raisonné (le logos). C'est la position qui a été communément la plus répandue dans l'histoire de la philosophie jusqu'à notre époque. Il en découle que le pouvoir institué doit pouvoir garantir dans l'espace public le libre examen critique et éclairée par la raison des institutions de la société tant que cette critique ne se transforme pas en un projet d'action faisant appel à des passions haineuses pour changer l'ordre établi.
c) Transition.
 La position socratique et, plus largement d'une grande part de la tradition philosophique héritée d'elle, ne résout pas non plus le problème qui demeure entier: que faire en face de lois criminelles et inhumaines? Que faire quand le droit va jusqu’à nier aux hommes le droit d’user de la raison pour faire valoir des principes de justice, comme cela arrive dans une tyrannie ou, bien pire encore, dans ce que le XXème a inventé de tout à fait nouveau, les systèmes totalitaires?  Peut-on seulement accepter l’usage non violent du discours pour s’opposer à un ordre qui lui ne connait que la terreur? Et allons plus loin encore: même dans nos sociétés dites "démocratiques", le citoyen dispose-t-il vraiment de lieux institutionnels où il pourrait faire entendre publiquement sa voix et user de sa raison pour dénoncer les injustices pourtant criantes qui y règnent? Se résigner, au nom du droit, à les respecter, n’est-ce pas se rendre complice des crimes sinon des injustices qu’elles autorisent? Ne faut-il pas, pour résoudre le problème, renverser radicalement la perspective?
D’où, passage à l’antithèse.

2) La révolte est légitime à l’égard d’un ordre légal qui repose sur la violence.
a) Le droit à la révolte est un des droits humains fondamentaux.
Pour commencer un bref rappel historique s'impose.
La déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 définit dans l’article 2 quatre « droits naturels et imprescriptibles de l'homme » parmi lesquels le droit de résistance à l'oppression.
Le principe en sera repris et approfondi dans la déclaration de 1793, qui constitue la pointe la plus avancée du mouvement démocratique à cette époque, avec l’article XXXV:"Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple et pour chaque portion du peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs." La déclaration de 1795, qui marquera le reflux du mouvement démocratique, l'aura expurgé. Aujourd’hui, en revanche, notre constitution a réintégré ce principe de la déclaration de 1789. "Le droit de résistance à l'oppression" est ainsi inscrit dans notre constitution elle-même! Il me faut ici poursuivre le travail de conceptualisation de la notion de révolte et continuer de nettoyer le langage pour bien déterminer à quelles conditions précises un droit à la révolte se justifie. L’article de 1793 parle « d’insurrection »; est-ce la même chose qu’une révolte? Dé-finir un terme, c’est toujours en délimiter le sens en le distinguant de termes voisins: insurrection, révolte, putsch, révolution, coup d’état, etc. L’insurrection est un soulèvement armé de la population contre l’ordre établi (exemples, le soulèvement du petit peuple de Paris en 1871, le soulèvement de la population de Paris en août 1944, de Budapest en 1956, etc.). C’est à distinguer rigoureusement d’un putsch ou d’un coup d’état (exemple, le coup d’état au Chili en 1973 pour renverser Pinochet qui avait été démocratiquement élu pour instaurer une dictature militaire avec le soutien des Etats-Unis) pour au moins trois raisons.
-Une insurrection est un mouvement populaire qui rassemble une large partie de la population. Un putsch ou coup d’état est fomenté par une petite clique qui complote en secret.
-Une insurrection est un mouvement spontané qui n’est le fruit d’aucun complot ni d’aucune planification. Un putsch/coup d’état est le fruit d’une planification ou d'un plan élaborés en secret. Sur la notion de « spontanéité » essentielle pour comprendre la nature d'une authentique révolution, on peut renvoyer à l'étude de l’œuvre choisie de Hannah Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, qui analyse ce qu'a pu être l'une des plus authentiques et radicales révolution à l'ère moderne.
-Enfin, last but not least, l' insurrection est un droit dans la mesure où elle se donne pour principe d’action de renverser un ordre oppressif pour fonder la liberté. Un putsch/coup d’état vise, au contraire, à instituer un nouvel ordre oppressif. C’est pourquoi une insurrection peut être légitime tandis qu’un putsch/coup d’état est toujours condamnable.
C'est armé de cette distinction putsch/insurrection qu'on peut appréhender, exemple historique important entre tous, ce qui s'est passé en Russie en 1917. Comme le notait Cornelius Castoriadis, si en février 1917 on a eu affaire à une authentique insurrection populaire instituant des formes de vie démocratiques, en octobre 1917, il s'agissait, en revanche d'un putsch orchestré par les chefs du parti bolchévik, Lénine en tête, conduisant à l'établissement d'une dictature qui deviendra totalitaire.
-L’insurrection est d’autant plus légitime si on tient compte des enseignements de l’histoire: le droit a rarement avancé par le moyen du droit! La révolte est légitime dès lors qu’elle est portée par une aspiration à faire avancer la cause des droits humains fondamentaux. Par exemple, c'est un raccourci pour le moins cavalier de présenter l'abolition de l'esclavage dans les colonies françaises en 1793 comme quelque chose que le pouvoir aurait accordé de bonne grâce au nom des droits de l'homme. C'est d'abord sous la pression des révoltes de Noirs qu'il y fût contraint (ce qui n'empêcha pas Napoléon de le rétablir quelques années plus tard, notons bien):"L'insurrection des esclaves et leur engagement militaire contraignirent Sonthonax, le gouverneur de Saint-Domingue, à proclamer l'abolition de l'esclavage le 29 aoüt 1793. Cette décision, avalisée par la Convention le 4 février 1794, fut étendue à l'ensemble des colonies..." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 275) Dans le même sens, les grandes conquêtes sociales et politiques comme le suffrage universel, la réduction de la journée de travail, le droit de grève, le droit de réunion sous forme de syndicats, etc., n’ont pu être obtenus qu’au prix de luttes extrêmement dures, au prix de rivières de sang. C’est le sens du combat qui a été celui du syndicalisme d’action directe qui n’hésitait pas à se placer dans l’illégalité et dont les conquêtes sociales ont découlé d’un rapport de force qui a contraint le pouvoir législatif à légaliser un état de fait, ainsi de la création des syndicats qui, au moment de la Révolution française furent interdits (voir la loi ,Le Chapelier de 1791 qui interdisait, dans le langage de l‘époque, "aux ouvriers de se coaliser pour enchérir leur salaire" ce qui en dit assez long, en passant, sur le caractère fort peu populaire du gouvernement révolutionnaire de l‘époque qui était avant tout là pour défendre les intérêts de la bourgeoisie capitaliste) et qui le restèrent jusqu’en 1884: "[…] en 1875, une statistique, plutôt en dessous de la vérité, fixait à cent trente-cinq le nombre de syndicats existants, tant à Paris qu’en province, preuve manifeste que les travailleurs n’attendirent pas, pour créer des syndicats, que la loi de 1884 leur en ait donné la permission. Cette loi ne fit qu’enregistrer un fait accompli: la bourgeoisie, ne pouvant enrayer l’essor syndical, fit contre mauvaise fortune bon cœur en lui reconnaissant une existence légale." (Emile Pouget, L’action directe et autres écrits syndicalistes, p. 138)  Le combat mené pour la réduction de la journée de travail à huit heures a procédé de la même logique. Il s’agissait ici aussi de contourner la voie légale qui avait montré sa stérilité et mettre le législateur devant le fait accompli pour le contraindre à adopter la loi. Ce sont  les mouvements ouvriers dans les pays anglo saxons qui en furent les fers de lance: Aux Etats Unis, d'abord, « [quand] les Américains voulurent ne plus travailler que huit heures au maximum, il se fixèrent la date du Ier mai 1886 comme étant celle où cette réforme devait être appliquée et ils se promirent fermement de ne pas travailler plus de huit d’heures, à partir de ce jour. » (La voix du peuple cité par Pouget, ibid., p. 236) Ils s’inspirèrent ainsi de la tradition du syndicalisme révolutionnaire anglais organisé dans les trade-union des années 1830 dont l'esprit se résumait ainsi: "Ce n’est pas sur la législation qu’elles comptaient pour obtenir satisfaction, mais uniquement sur leur propre force: C’était, disaient-elles, aux travailleurs eux-mêmes qu’il appartenait de faire un bill [une loi] pour la diminution de la durée de travail. "  (Pouget, ibid., p. 237) Le  mouvement pour les huit heures initié en France par les syndicats au début du XXème siècle s’inscrivait intégralement dans cette tradition. Marcel Sembat résumait  ainsi au Parlement de l’époque le point de vue qui était celui du syndicalisme d‘action directe:"Nous savons, disent les syndiqués, que les mœurs précèdent la loi, et nous voulons créer les moeurs par avance  afin que la loi s’applique […] Car ils veulent aussi -ils ne le dissimulent pas - forcer à l’occasion la main du législateur." (Cité par Pouget, ibid., p. 158)

-Autre point très important à noter: l’article de 1793 nous dit que le droit à l’insurrection est aussi bien valable pour le peuple que pour "une portion" du peuple: la précision est capitale car elle signifie que ce n’est pas parce qu’une insurrection n’est portée que par une minorité  qu’elle doit cesser nécessairement d’être légitime. Au contraire, le militantisme d'action directe chez Pouget, par exemple, est consciemment opposé à la tyrannie du "démocratisme" qui  est une force d'inertie en accordant le poids prépondérant à la masse passive de l'électorat qui abdique son pouvoir politique en le laissant entre les mains de représentants, ou pire, qui va voter massivement pour une clique réactionnaire. Ainsi, en 1647, lors de la Révolution anglaise, les Levellers qui militaient pourtant pour une démocratie radicale, s’opposaient à l’établissement du suffrage universel  car le pays était dans un état d’arriération tel qu’ ils craignaient que « les pauvres dans les campagnes n’utilisent leur vote pour soutenir leurs maîtres royalistes, ce qui en termes modernes, revient à dire que le suffrage universel aurait conduit à un régime fasciste. » (Karl Polanyi, Essais, p. 496) Un socialiste des origines comme Ange Guépin (qui n'a évidemment strictement plus rien à voir avec ce qui se fait appeler aujourd'hui "socialiste") avait attiré l’attention sur ce point lorsqu’il fallait constater que l’établissement du suffrage universel en France en 1848 avait pourtant conduit à l’établissement d’un pouvoir réactionnaire. Dans ce cas aussi, la chose s’expliquait par l’état d’arriération du pays et son très faible niveau d’instruction: "Le gouvernement provisoire a commis l’immense faute d’appeler tous les citoyens à une égale liberté de suffrage, sans avoir préalablement garanti le libre exercice du vote en éclairant le pays par la presse." (Ange Guépin, Le socialisme expliqué aux enfants du peuple, p. 177) Le même phénomène se reproduisit lors des élections au suffrage universel de février 1871et conduira à l'instauration d'une chambre ultra royaliste. C'est pourquoi, l'idée, en théorie conforme à l'esprit d'une démocratie radicale, des socialistes proudhoniens d'une fédération de communes libres en 1871, pour refonder la République, ne pouvait être qu' une utopie: "une France composée à 90 % de communes rurales, c'est évidemment la destruction de la République car les communes rurales sont sous la main des notables et du clergé et presque tous étaient des super réactionnaires et par conséquent une France sous cette forme était une France réactionnaire..." ( voir Henri Guillemin, La Commune, part. 7 à 21'15") Le suffrage universel, pour prétendre être légitime, suppose un niveau d’instruction suffisant de la population; sans cela, la majorité n’a pas nécessairement à être respecté pour un ami des droits humains fondamentaux. C’est pourquoi Guépin réclamait d'"élever l’éducation morale et politique  des campagnes au niveau de celle de Paris […] L’ignorance source des misères morales et matérielles, voilà notre plus grand ennemi." (ibid., p. 182) Plus près de nous encore, en 1940, il n’y a eu qu’une minorité de français pour prendre le maquis et s’engager activement dans la résistance pour s'opposer au dernier soubresaut de l'Ancien Régime, le blanc du drapeau national, le gouvernement ultra réactionnaire de Vichy allié à l'Allemagne nazi. 
Ensuite, l'article de la déclaration de 1793 va beaucoup plus loin que la simple notion d'un droit à la révolte; celle-ci est présentée, encore plus fondamentalement, comme un devoir. Cela veut déjà dire que la révolte légitime n'est pas la revendication égoïste d'un intérêt particulier et étroit de classe. C'est  une révolte purement infantile que de s'opposer, par exemple, au gouvernement car il porte atteinte à mon régime spécial de retraite pendant que je me fiche complètement  de quoi il en retourne pour d'autres catégories de la population. Dans le camp des partisans de la réforme pour allonger l'âge de départ à la retraite, droit là aussi durement conquis par les classes populaires, on entend ainsi souvent le discours qui consiste à discréditer le mouvement de protestation en le réduisant à la revendication bruyante d'intérêts corporatistes; ce sont les fonctionnaires, les cheminots ou d'autres qui défendent leurs privilèges. Il est entendu que nous sommes proches du degré zéro de la politique en considérant les choses sous cette optique. Ce que cache ce discours, c'est une impuissance radicale à concevoir que l'engagement dans le conflit politique puisse être autre chose que la promotion d'un égoïsme étroit. La révolte n'est légitime que pour autant qu'elle vise le bien commun et non pas son seul intérêt propre ou celui de la clique à laquelle on appartient.

-Enfin il y a lieu de s'interroger sur le sens de la distinction révolte/révolution.
On se rappelle de la célèbre phrase du duc de Liancourt (dont l'origine réelle est cependant douteuse, mais peu importe pour notre propos ici) qui vient informer le roi Louis XVI des événements de juillet 1789. Celui-ci lui demande: "Mais, c'est une révolte ?" ; et Liancourt de répondre au roi : "Non Sire, c'est une révolution !" La révolte est un principe d’action qui vise à contester le pouvoir institué mais dont l’ampleur reste limitée déjà car elle ne vise pas à instituer quelque chose de radicalement  nouveau. Une authentique révolution comme celle de la Hongrie de 1956, va infiniment plus loin et réinstitue complètement la société sur la base d'une démocratie radicale.  En pratique, cependant, la distinction révolte/révolution n'est pas aussi tranchée: une révolte peut très bien déboucher sur une révolution pour peu qu’elle s’étende et se donne un projet positif d'une nouvelle institution de la société, à la façon dont une simple allumette peut finir par déclencher un gigantesque incendie. Ici encore prenons le cas de la révolution hongroise de 1956 qui commence par une simple manifestation d’étudiants pour se transformer en quelques heures en un mouvement insurrectionnel de masse qui renverse l‘ordre oppressif institué pour établir les bases d'une véritable démocratie. C'est la même gradation qu'on observera encore fin 1918, débouchant sur la Révolution allemande; le 04 novembre, une simple mutinerie dans une caserne de marins, lassés d'avoir à obéir à des ordres les envoyant une énième fois se faire tuer dans une bataille, pour une guerre, de surcroît, déjà perdue, qui va se répandre de proche en proche, comme une trainée de poudre, pour finir par embraser tout le pays:"De même que la mutinerie était devenue révolte, la révolte devait maintenant devenir révolution. Les insurgés devaient arracher le pouvoir dans tous le pays, s'ils ne voulaient pas être encerclés à Kiel puis écrasés. Ils devaient porter ailleurs la révolution. Ils y réussirent à un point qu'ils n'eussent pas cru possible." (S. Haffner, Allemagne 1918: une révolution trahie, 69-70) Là aussi, de véritables formes démocratiques de gouvernement émergèrent, ce qui n'empêcha pas cette révolution d'être finalement écrasée dans le sang... par un parti de gauche au pouvoir, avec l'appui du bras armé de l'extrême-droite, c'est-à-dire, les proto-nazis.
 Le droit à l’insurrection est donc garanti dès lors qu’il vise à renverser un ordre oppressif pour faire avancer la cause de la liberté et de la justice. Mais qu'est-ce qu'un ordre légal injuste? Il faut entamer un travail de réflexion pour le démasquer car il va se cacher, dans la plupart des cas, sous l'apparence d'un droit qui lui donne un air de respectabilité et d'évidence.
 
b) La démystification du concept de loi
 Démystifions donc le concept de loi, c'est-à-dire, dépouillons le de son auréole de chose sacrée qui fait que nous nous avons tendance à  nous y soumettre aveuglément sans avoir réfléchi sérieusement à son bien-fondé. La lecture de l'écrivain anarchiste russe Léon Tolstoï constitue, de ce point de vue, une saine cure de désintoxication: "Qu’est-ce qu’une loi? Et qu’est-ce qui donne à quelques hommes le pouvoir de faire des lois? Il existe une science plus ancienne, plus mensongère, plus confuse encore que l’économie politique et dont les adeptes ont, dans le cours des siècles, écrit des milliers de livres (en contradiction le plus souvent les uns avec les autres) pour répondre à ces deux questions." (Léon Tolstoï, L'esclavage moderne, p. 71) Le mensonge, en particulier, consiste  à soutenir que « la loi est l’expression de la volonté du peuple. »  Si tel était le cas, pourquoi «  partout et toujours les hommes qui désirent  sincèrement l’exécution de la loi sont moins nombreux que ceux qui la violent, ou voudraient la violer et ne la violent pas par crainte seulement des peines encourues par les délinquants»? (ibid., pp. 71-72)  On dira que c’est parce que l’homme est tellement  mauvais  qu’il ne peut être conduit à respecter des principes de justice publique que sous la contrainte de la force. Il s'agit là, à suivre Tolstoï, d'une mystification complète qui occulte l'origine réelle des lois qui ne réside nullement dans la volonté du peuple. Et, ceci est valable y compris et surtout pour les Etats qui s’auto proclament « démocratiques » car c’est là où la duplicité (dire une chose et faire son contraire) atteint son comble: "De l’ Angleterre et de l'Amérique  au Japon et à la Turquie, beaucoup de nations ont reçu des constitutions imaginées pour faire croire aux hommes que leur volonté propre décide des lois de leur pays. Mais tout le monde sait que dans tous les Etats, qu’ils soient gouvernés par un despote ou qu’ils se prétendent libres comme l’Angleterre, l’Amérique ou la France, la loi n’émane pas de la volonté nationale, mais du bon plaisir des hommes au pouvoir et que, partout et toujours, elle est ce qu’elle doit être pour servir les intérêts des gouvernants […] De même, partout et toujours, on emploie pour faire exécuter la loi les moyens  dont les hommes ont accoutumé de se servir pour imposer leur volonté: les coups, l’emprisonnement et le meurtre." (Léon Tolstoï, L'esclavage moderne, p. 73) Précisément, Tolstoï vise trois grandes lois que l’on retrouve dans tous les Etats modernes, quelque soit leur constitution particulière, autoritaire ou libérale, et qui, parce qu’elles constituent les causes fondamentales de l’esclavage propre aux Temps modernes, assujettissant les hommes à une minorité accaparant la richesse et le pouvoir, méritent qu’on leur désobéisse en priorité: les lois sur l’impôt, sur la terre et sur la propriété.
- La loi sur l'impôt 
 Il est assez amusant et tout à fait conforme aux analyses tolstoïennes qui vont suivre de noter tout de suite que les termes "imposture" et "impôt" ont la même étymologie, du latin "imponere": l'imposteur est celui qui  sous-tire de l'argent à autrui en se faisant passer pour ce qu'il n'est pas. Il faut ensuite relever que la loi qui institue l'impôt, à la différence des deux autres qui vont suivre, a des racines historiques archaïques qui remontent bien au-delà de l'époque moderne. Elle naît précisément à partir de l'émergence des sociétés à Etat. Il faut ici repartir de la distinction fondamentale que faisait l'anthropologue et philosophe Pierre Clastres entre les sociétés primitives qui, non seulement, sont sans Etat mais, plus encore, sont contre l'Etat, c'est-à-dire, qu'elles s'organisent pour rendre impossible la formation en leur sein d'un appareil d'Etat. Evidemment, on comprend déjà que dans de telles sociétés, ils n'existe rien de tel que des impôts qu'on devrait à l'Etat. C'est seulement à partir de l'émergence des sociétés à Etat, à une période déjà avancée du néolithique (nouvel âge de pierre à partir duquel les humains se sédentarisent), que s'institue la loi sur l'impôt comme instrument de pouvoir par lequel certaines classes sociales imposent aux autres classes l'impôt. C'est un bouleversement radical dans l'histoire sociale et politique de l'humanité. Les choses s'inversent du tout au tout. Alors que dans les sociétés primitives contre l'Etat, ce sont les chefs qui sont en dette à l'égard de la collectivité, ce qui les obligent à donner constamment les richesses, et, ainsi, à rester pauvres, avec les sociétés à Etat le sens de la dette s'inverse complètement: c'est désormais la collectivité qui se retrouve en situation de dette perpétuelle à l'égard de ses chefs. Cela peut sembler bizarre mais c'est bien ainsi que les choses se passaient dans les organisations sociales héritées des temps primitifs: la fonction de chef est d’abord une charge qui amène le chef à se faire exploiter par la collectivité tout au contraire de la société à Etat, où le fonction de chef devient un privilège qui permet d'accumuler pour soi la richesse. Comparer le train de vie et la foule de serviteurs à disposition d’un président de la République actuel à la pauvreté dans laquelle vivait le chef  de Tahiti, Ha’amanimami,  telle que relatée par des missionnaires occidentaux en visite sur l’île en 1799: "Le fait est qu’il distribue sur-le-champ à ses amis et clients tout ce qu’il reçoit en cadeau; de sorte qu’il n’a plus rien à exhiber des nombreux présents qu’il a reçus, hormis un chapeau verni, une paire de culottes et une vieille redingote noire qu’il a ornée de plumes rouges. Et il  justifie sa prodigalité en disant que faute d’agir ainsi, il ne serait pas roi ni même chef de quelque importance." (Cité par Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance, p. 182)
C'est donc seulement avec l'émergence de l'Etat que naît l'institution des impôts par laquelle la chefferie devient un canal d'accumulation de la richesse. Et allons plus loin. Les Etats qui imposent l'impôt sont comparés par Tolstoï à un brigand calabrais qui exigeait un tribut (synonyme d'impôt) en échange de la protection qu’il accordait aux populations; cela nous semble une exagération; et pourtant, Tolstoï soutient que Les Etats se comportent de façon pire encore, et ce, pour les quatre raisons qu'il expose. Premièrement, "le brigand dépouillait de préférence les riches, les gouvernements dépouillent de préférence les pauvres…"(ibid., p. 93) Cette première raison n’a rien perdu de son actualité depuis que Tolstoï écrivait cela en 1900. L’évolution de la loi sur l’impôt depuis des décennies, que ce soit en France ou dans les autres grandes puissances du monde, l’a rendu de plus en plus dégressif: plus vous êtes riches et plus vous avez de possibilités d’utiliser la loi sur la fiscalité pour échapper en toute légalité à l’impôt en vous payant les services d’un avocat fiscaliste hyper spécialisé dans ce domaine d’une complexité inouïe. Evidemment, on s'économise cette peine en allant plus simplement déposer sa fortune dans des paradis fiscaux, mais comme le disait une avocate, experte dans ce domaine, dans le lien auquel je renvoie un peu plus loin, si vous connaissez à fond toutes les arcanes de la loi sur l'impôt en France, et savez les exploiter à bon escient, ce pays peut être, lui aussi, un véritable paradis fiscal; et ce n'est guère étonnant: à partir du moment ou est organisée, par la construction du marché unique européen, la concurrence entre des systèmes qui sont pour les uns d'authentiques paradis fiscaux comme le Luxembourg ou Malte, et d'autres pays qui taxent les riches, ceux-ci, pour ne pas voir fuir les capitaux, vont devoir ajuster leur fiscalité sur les premiers. L’évolution du taux d’imposition des plus grandes fortunes aux Etats Unis, depuis l’époque du New Deal de Roosevelt, dans les années 1930, où elles étaient taxées à hauteur de 94 % de leur revenu, pour sortir de la grande crise économique de l'époque, a obéi, suivant d'autres modalités, à la même logique ( que l'on se rassure, comme le disait un milliardaire actuel, si on les taxait à nouveau à ces hauteurs là, il leur resterait encore tellement d’argent que cela n'affecterait en rien leur train de vie):
Pour paraphraser le grand sociologue allemand Max Weber, on aboutit à une situation où l’Etat détient le monopole du racket légitime en pressurant, de préférence, les classes moyennes et populaires. (pour voir de plus près la loi sur l'impôt telle qu'elle est en vigueur de nos jours en France, on peut se reporter à l'enquête de François Ruffin pour l'émission Là-bas si j'y suis). Déjà au coeur du Moyen Age, la loi sur l'impôt fonctionnait de la sorte. La classe des patriciens, la grande bourgeoisie d'affaires, faisait elle-même la loi dans les villes qui fait que tout le poids de l'impôt (ce qu'on appelait alors la "taille") retombait sur les classes populaires, comme le relatait le juriste du XIIIème siècle Philippe de Beaumanoir dans ses Coutumes du Beauvaisis:"Beaucoup de réclamations s'élèvent dans les villes de commune au sujet de la taille, car il advient souvent que les gens riches qui gouvernent les affaires de la ville déclarent moins qu'ils ne doivent, eux et leur famille, et ils font bénéficier des mêmes avantages les autres gens riches, et ainsi tout le poids retombe sur l'ensemble des pauvres gens." (Cité par Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Age, p. 56) Par où l'on voit que nous n'avons pas beaucoup avancé depuis cette époque. Mais c'est surtout dans la période où a commencé à s'affirmer le pouvoir de l'Etat monarchique,  au XIVème siècle, par l'institution de nouveaux impôts, qu'il y eut de nombreuses jacqueries (révoltes paysannes):"Le paroxysme de ces soulèvements populaires fut atteint entre 1378 et 1382. Le pouvoir royal ayant décidé d'imposer de nouvelles taxes sur les marchandises, des révoltes éclatèrent dans toutes les parties du royaume." (Gérard Noiriel, Une histoire populaire de France, p. 45) On pourrait ici objecter aux tolstoïens que ce qu'il convient de dénoncer n'est pas tant la loi sur l'impôt en elle-même qu'une version injuste qu'on pourrait remplacer par une autre. Après tout, ne suffirait-il pas de revenir à un impôt progressif sur le revenu (plus le revenu déclaré est élevé et, proportionnellement, plus il est taxé) pour que la justice sociale soit sauve? En théorie peut-être; mais dans la pratique, l'histoire enseigne que ce genre d'impôt a plutôt été l'exception que la règle. En France, par exemple, il avait fallu attendre 1914 pour qu'il soit enfin institué, au grand dam de la haute bourgeoisie qui avait fait pression jusque là pour qu'une telle mesure ne voit jamais le jour: et encore, la grande guerre retarda d'autant sa mise en application, ce qui fait déjà une bonne raison pour laquelle elle fût accueillie avec soulagement dans ce milieu là. Même un homme de centre-gauche comme R. Poincaré, en 1895, pouvait encore  présenter la simple idée d'un impôt sur le revenu comme relevant du "viol des fortunes privées", et, A. Thiers, avant lui, l'assimilait à de "l'inquisition" (voir cette conférence de l'historien H. Guillemin, Le fascisme en France ,à partir de 17'30, pour des développements). Dans les faits, dès qu'il fût institué, les grandes fortunes n'ont eu de cesse de faire pression, avec le succès que l'on sait finalement, pour remettre en cause sa progressivité.
Mais ce n'est pas tout. Deuxièmement, poursuit Tolstoï, "le brigand risquait sa vie, les hommes de gouvernement n’aventurent pas leurs personnes." (ibid., p. 93) Les derniers à risquer leur peau en cas de troubles à l’ordre public ou dans le cas d’une guerre déclarée à une puissance étrangère, ce sont les gouvernants qui restent bien au chaud dans leur palais. Troisièmement, "le brigand n’enrôlait personne de force dans sa bande." (ibid., p. 93) Au contraire, l’Etat peut décréter, à tout moment, la mobilisation générale pour contraindre par la force les habitants de son territoire à aller servir de chair à canon. Enfin, "le brigand offrait indistinctement les mêmes garanties de sécurité à tous ceux qui payaient le tribut. Les gouvernements protègent […] les hommes à proportion de la part qu’ils prennent au mensonge. Le plus protégé est l’empereur, le roi ou le président; c’est aussi celui qui dépense le plus d’argent […] pris sur les revenus de l’impôt payé par ses sujets." (ibid., pp. 93-94) La loi sur l’impôt sert d’abord, en priorité, à financer l’appareil bureaucratique et répressif de l’Etat, la police, l‘armée et les tribunaux. Les œuvres sociales véritablement utiles au bien commun comme les écoles (tenant compte qu‘elles ne soient plus sous la tutelle d‘un Etat mais sous celle de la vérité, ce qui impliquerait évidemment une complète révolution dans ce domaine), les hôpitaux, les transports en commun etc. n’auraient peut-être pas  besoin, pour être financés, d’un appareil répressif qui contraint les gens à verser des impôts sous peine d'amendes encore plus lourdes, voir d'emprisonnement, mais  seulement du bon sens de gens capables de s'autogouverner. Songeant au développement du tissu social des associations populaires d'entraide pendant tout le XIXème siècle, en particulier, dans le mouvement ouvrier, Tolstoï, remarquait que "de nos jours, dans les circonstances les plus diverses, les hommes parviennent eux-mêmes à organiser la société aussi convenablement que le font, pour le bien d‘autrui, nos dirigeants." (ibid., p. 79) Et, il faut bien préciser qu'il ne s'agit nullement de quelque chose qui serait apparu juste récemment; on retrouve, un peu partout dans le monde, aussi loin qu'on remonte dans le temps, ces formes d'auto-organisation de communautés, basées sur certains principes élémentaires coorespondant à ce que G. Orwell avait appelé la "common decency" (décence commune), rendant caduques l'existence d'un appareil d'Etat répressif se présentant comme la seule institution pouvant garantir à chacun sa sécurité:"Les hommes n'ont pas besoin non plus d'être protégé par la violence pour jouir paisiblement des objets nécessaires à la vie qu'ils ont produit par leur travail. Ce droit leur a toujours été suffisamment garanti par la coutume, l'opinion publique, le sentiment de la justice et de la solidarité sociale."(Je souligne, ibid., p. 81)
Il faut donc bien préciser de ne surtout pas confondre cette critique anarchistante de la loi sur l'impôt avec celle orchestrée aujourd'hui par les grands pouvoirs économiques qui visent à les défiscaliser. Tolstoï n'en appelle absolument pas au démantelement de toute forme de solidarité et de vie collective, bien au contraire. Si l'on veut réfléchir à la question d'un impôt juste, il faut repartir du legs de la Révolution française de 1789 où la chose avait été âprement débattue, et comme souvent à cette époque, de façon radicale. Deux conceptions s'affrontaient alors. D'une part, celle toute négative, qui voulait voir dans l'impôt un simple "retranchement de la propriété". Celle-ci avait l'appui des riches libéraux et justifiait de voir dans l'impôt une forme d'"inquisition" qui donnait un bon prétexte aux riches pour y échapper. Mais, il y en avait une autre qui a fini par être formulée dans la Constitution de 1793, celle-là même dont on a vu qu'elle légitimait un droit à l'insurrection, et qui marque l'apogée, aujourd'hui largement oubliée, du  mouvement démocratique de cette grande époque révolutionnaire. On la trouve dans l'article XX:"Nulle contribution ne peut être établie que pour l'utilité générale. Tous les citoyens ont le droit de concourir à l'établissement des contributions, d'en surveiller l'emploi, et de s'en faire rendre compte." Deux remarques essentielles doivent être faites à son sujet. D'abord, la définition de l'impôt a cessé d'être négative, mais devient positivement la contribution à "l'utilité générale"; l'impôt est alors appréhendé comme une mise en commun d'une partie de sa richesse dans l'intérêt de tous: est ainsi dépassé ici l'horizon étroit du droit bourgeois. Ensuite, autre point tout à fait fondamental, et qui va nécessairement de pair avec le précédent, il est bien précisé qu'on reconnaît aux citoyens le droit d'exercer directement leur pouvoir politique, aussi bien pour établir la contribution de chacun ("l'établissement des contributions") que pour veiller à l'application de la loi ("d'en surveiller l'emploi, et de s'en faire rendre compte.") Autrement dit, on considère que l'impôt est d'une importance telle qu'il doit relever de l'exercice direct du pouvoir par le peuple, et non simplement par des représentants qui pourraient échapper à son contrôle: nous avons ici, constitutionnalisé, le germe d'une authentique démocratie. Que l'on se rassure, ici aussi. La Constitution de 1793 ne put jamais être appliquée et la grande bourgeoisie aura vite fait de réimposer la conception toute négative de l'impôt comme un "viol" de la propriété.
Partant de là, ce n'est certainement pas pousser le bouchon trop loin de conclure de ces analyses tolstoïennes que les gouvernements sont généralement  un repère de brigands au carré, des bandits de grand chemin.

-La loi sur la terre
Celle-ci a bien une origine proprement moderne qui fait que la domination prend une forme nouvelle à partir de là. Elle légalise un état de fait qui a pour origine la plus terrible violence qui soit, celle qui a arraché de force l’être humain à ses conditions naturelles d'existence par le mouvement des enclosures de la terre (dont la signification est largement développée sur ce blog), sans lequel on ne peut rien comprendre aux origines du monde moderne. Ce n'est pas pour rien que cet aspect fondamental de l'histoire moderne ne figure jamais dans les manuels scolaires officiels. Les origines de l'ordre social présent doivent toujours être soigneusement occultées sous peine de laisser transparaître son origine dans le vol de la terre par les riches. Goethe, qui n'avait pourtant rien d'un agitateur politique, dans son poème, Catéchisme, sous la forme d'un dialogue entre un enseignant et un enfant, donnait ainsi à penser l'origine des fortunes:"Penses-y enfant! D'où viennent ces dons? Rien ne peut provenir de toi seul." Quand l'enfant répond qu'ils viennent de papa et que papa les a eu de grand-papa, l'enseignant demande d'où grand-papa les a reçus. L'enfant:"Il les a tous pris."
Tolstoï rappelle les circonstances dans lesquelles le processus d'enclosures a été amorcé en Occident: "La propriété personnelle de la terre est généralement regardée comme une condition nécessaire des progrès de l’agriculture […] Cela est-il vrai? L’histoire et la réalité contemporaine répondent à cette question. L’histoire nous dit que la propriété individuelle de la terre eut pour fondateurs, non des gens préoccupés d’assurer aux cultivateurs le longue jouissance de leurs tenures, mais des conquérants qui usurpèrent les terres communes et les distribuèrent à leurs hommes d’armes." (L'esclavage moderne, p. 61) Cette loi est bien un  universel concret du monde moderne. Partout dans le monde, le même processus s'est déroulé, chaque fois suivant des modalités différentes tenant aux particularités locales. La conquête par les colons blancs des terres indiennes en Amérique du Nord  aboutissait aussi à instituer un ordre légal injuste reposant sur l'usurpation et la spoliation des terres communales auxquelles avait accès tout membre de la communauté. L’historien américain Howard Zinn explique par le détail comment les choses se sont déroulées: "Ce traité de 1814 avec les Creeks inaugurait quelque chose de nouveau et de primordial. Il accordait aux Indiens des droits individuels de propriété foncière […] disloquant la propriété commune de la terre, donnant la terre aux uns et abandonnant les autres dans le plus grand dénuement […] De 1814 à 1824, par une série de traités signés avec les Indiens du Sud, les Blancs s’approprièrent les trois quarts de l’Alabama et de la Floride, un tiers du Tennessee (etc.) […] Ces traités et ces saisies de terres jetèrent les bases de l’empire du coton…"(Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 153). Le coton, ce n'est pas rien: on peut dire que c'était l'équivalent du pétrole aujourd'hui, le sang de l'économie mondiale. Et ainsi de suite, le même processus se reproduisait sur une échelle toujours plus élargie à mesure que progressait la "Conquête de l'Ouest".
Prenons encore comme exemple, la loi sur le vol de bois  décrétée en Allemagne en 1842 sur laquelle le jeune Marx aiguisera sa critique féroce du droit moderne bourgeois sur la propriété privée de la terre. Jusque là, les pauvres avaient hérité d'un vieux droit coutumier qui leur permettaient d'aller ramasser le bois mort dans les forêts communales. La nouvelle loi criminalise ces pratiques. En réalité, elle est dictée "par les seuls intérêts privés des propriétaires des forêts: ces derniers entendent tirer avantage des brindilles de bois mort en les vendant sur le marché du bois de chauffe alors en plein essor..." (Dardot et Laval, Commun, p. 326) Marx, pour dénoncer cette loi,  prend soin de faire une triple distinction entre  "l'appropriation du bois vert, le dérobement du bois coupé, le ramassage de ramilles [bois mort]." (ibid., p. 328) Si le bois vert appartient encore à l'arbre et si le bois coupé appartient à celui qui l'a travaillé, en revanche, le bois mort, n'appartient plus à personne  et ne peut faire l'objet d'une appropriation privative qui empêcherait son ramassage. C'est la définition la plus essentielle de ce qu'est un bien commun, un bien dont personne ne peut prétendre avoir la propriété exclusive. Marx va encore plus loin pour fonder le droit des pauvres  sur le bois mort. Il montre la profonde affinité entre la condition des pauvres dans la société et celle du bois mort dans la nature qui fait qu'il leur revient de droit. Le bois mort est à la nature ce que les pauvres sont à la société. Les deux sont des manifestation d'un dénuement:"La pauvreté humaine ressent cette parenté et déduit de ce sentiment son droit de propriété." (Marx cité par Dardot et Laval, ibid., p. 351) En entérinant la loi sur le vol de bois, l'Etat allemand viole ce droit "naturel"; il fait, en réalité, passer" le droit de l'intérêt" avant "l'intérêt du droit". Que l'on comprenne bien le sens de cette inversion car c'est, là aussi, ce qui justifie pleinement le droit de révolte."L'intérêt du droit" réside dans son caractère fondé en raison qui fait de la loi, par définition, ce qui doit s'élever à l'universel, au -dessus des intérêts particuliers. La loi votée, en ce sens, est en complète contradiction avec le concept de loi; elle  ne fait, en réalité, que défendre l'intérêt privé des possédants tant et si bien que "l'intérêt privé donne des lois au droit là où le droit donnait des lois à l'intérêt privé." (Marx cité par Dardot et Laval, Commun, p. 333) Partant de là, la loi promulguée n'a aucune valeur qui mérite que l'on y obéisse:"Mais, en sacrifiant ainsi l'"intérêt du droit" au "droit de l'intérêt", la loi adoptée [...] se dénonce elle-même comme une forme "sans valeur" ou un "masque vide"..." (ibid., p. 333) Son caractère ignoble vient de surcroît de ce qu'elle transforme le "malheur en crime" comme lorsque l'on interdit aux mendiants de faire la manche. Une pratique coutumière remontant à des temps immémoriaux devient subitement criminelle par l'institution de ce nouveau droit moderne bourgeois sur la propriété privée de la terre.
L'enclosure des terres a été un phénomène massif de criminalisation des pauvres qui les ont privé de la source nourricière de toute vie, la terre, et qui n'avaient plus dès lors d'autres moyens que de se placer dans l'illégalité pour assurer leur subsistance:"La liste des méfaits forestiers telle qu'elle est établie par un garde forestier en 1845 (en France) donnent une idée de la diversité et de l'étendue des besoins couverts par les produits forestiers: vol de myrtilles et autres fruits des bois, produits forestiers nécessaires à la production des brosses et des balais, nourriture pour le bétail, bois pour les lattes de toiture, les perches à houblon, les pieux, les escaliers, les tréteaux et les échafaudages, poix-résine à recueillir sur les arbres endommagés, etc." (N. Vivier, Les biens communaux en France 1750-1914, cité par Dardot et Laval, ibid., p. 326) Comme le résumait l'historien Goldsmith, à propos de l'histoire du droit criminel anglais, "la loi broie le pauvre, et le riche fait la loi..." (cité par E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, p. 78) Et  l'on pourrait tout aussi en conclure, à le suite de Marx et Thomson que "l'infraction la plus grave contre la propriété est de n'en avoir aucune." (ibid., p. 79) Les enclosures des terres donneront naissance à la figure typiquement moderne du squatteur. Cette pratique illégale est, en réalité, pleinement légitime dès lors que l'on a en vue les éléments historiques de connaissance nécessaires qui permettent de voir qu'elle a été (et qu'elle continue de l'être dans le monde d'aujourd'hui) une forme centrale de résistance des pauvres contre la légalisation criminelle du démantèlement des communaux. La figure moderne du squatteur trouve son origine, en Angleterre au XVIIème siècle, dans le mouvement des Diggers mené par Gerrard Winstanley: voir la fin de cet article pour des détails sur le mouvement des Diggers.

-La loi sur la propriété
Cette dernière loi ne se comprend pleinement qu'en relation avec la précédente. Elle en découle logiquement. A partir du moment où les pauvres sont privés de leur source de subsistance, ils n'auront plus d'autres moyens légaux pour survivre que d'aller louer leur force de travail à ceux qui détiennent les instruments de production, c'est-à-dire le capital industriel. C'est l'origine du salariat moderne qui a d'abord et avant tout été vécu par ceux qui eurent à le subir comme une nouvelle forme d'esclavage que certains, comme Emile Pouget, au XIXème siècle, alors que toutes les formes de protection sociale héritées des temps passées avaient été détruites, considéraient, par certains côtés, comme encore pire que l'esclavage hérité des temps antiques.
La loi sur la propriété privée des moyens de production doit alors se comprendre comme une façon de garantir, sur le plan politique, dans la constitution même des Etats modernes, ce nouvel état de fait
 qui légalise définitivement la dépossession des pauvres des moyens de production par le capital. Dans l’orthodoxie des droits de l’homme, c’est-ce droit qui prend sur lui la charge du sacré autrefois dévolu au religieux:« La propriété étant un droit inviolable et sacré (souligné par moi) nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. » ( Article XVII Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) Sur ce point là, la Révolution américaine de 1776 avait pris les devants et organisée les institutions politiques de telle sorte qu’elles mettaient à l’abri la propriété privée du pouvoir politique. Autrement dit, il s’agissait d’organiser l’impuissance politique du peuple sur la question de la propriété privée du capital industriel: "[…] il fallut protéger […] la propriété industrielle […] contre le peuple […] La séparation des pouvoirs, inventée par Montesquieu, était désormais utilisée pour séparer le peuple du pouvoir sur toute sa propre vie économique. La Constitution […] isola entièrement la sphère économique de la juridiction de la Constitution, plaça ainsi la propriété privée sous la plus haute protection concevable […] Malgré le suffrage universel, les électeurs américains étaient impuissants contre les possédants." (Polanyi, La grande transformation, p. 308) Les  Pères fondateurs de la Constitution américaine avaient repris l’héritage juridique qu’on trouvait en Angleterre, qui a été jusqu'au début du XXème siècle, la locomotive de l'essor du capitalisme moderne, dans Les commentaires de Blackstone: "Le respect de la loi pour la propriété privée est si grand qu’elle n’en supportera pas la moindre violation; et ce même dans l’intérêt de la communauté." (cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis) L'application légale actuelle de ce principe est celle qui oblige le PDG d'une grande firme à faire passer les intérêts des actionnaires avant ceux de la collectivité, faute de quoi il serait licencier pour faute grave. On comprend ici, en passant, qu'il est oiseux d'invoquer la méchanceté humaine: dans un tel système juridique, il est interdit à l'homme de penser aux intérêts de la collectivité, quelque soit son désir de le faire. La construction de l'UE (Union Européenne) s'est faite tout à fait dans le même esprit qu'une constitution comme celle des Etats-Unis d'Amérique; ici aussi, l'inspiration fondamentale qui la guide a été d'isoler le plus complètement possible, via les traités de libre échange, la sphère économique de toute possibilité d'intervention politique,  ainsi que l'avait anticipé, en l'appelant de ses voeux, un ultralibéral comme Friedrich Hayek.
Cette loi sur la propriété acte donc la rupture fondamentale entre la sphère politique de la société qui aspire à la démocratie et la sphère économique qui repose sur la domination des possédants. C'est ainsi qu' un socialiste comme Jaurès, en France, pouvait ainsi faire ce constat, en apparence, paradoxale, en 1893, après que le suffrage universel ait été définitivement établi: "[…] au moment où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit au servage." (cité par Chanial dans, La délicate essence du socialisme, p. 176) C’est pourquoi encore, parmi les neuf thèses dégagés par B. de Sousa Santos et C. Rodriguez Garavito, pour rendre compte de la possibilité concrète d’alternatives au mode de production capitaliste, sur la base d'enquêtes de terrain, partout dans le monde, nous nous arrêterons sur la thèse 5: « La radicalisation de la démocratie économique va de pair avec celle de la démocratie participative. » Alternatives économiques dans Socio économie et démocratie, l’actualité de Polanyi, p. 141) Cette thèse implique de mettre en oeuvre des modalités d’action qui annule la séparation inscrite au cœur des sociétés modernes entre le politique et l’économique pour démocratiser ce dernier domaine: "En d’autres termes, il s’agit de déborder l’habituel champ d’action de la démocratie, c’est-à-dire, le politique, pour investir le domaine économique, gommant ainsi la séparation artificielle que le capitalisme et le libéralisme économique ont instaurée entre ces deux domaines[…] c’est ce type de démocratie qui est sous-jacent aux alternatives radicales s’opposant à la politique libérale et au capitalisme." (ibid., p. 141) C'est le contenu le plus essentiel de ce que fut le socialisme ouvrier, partout dans le monde, avant d'être désintégré à partir des années 1970: étendre la sphère de la démocratie politique au domaine économique ce qui implique, entre autres (il y a aussi la question de la monnaie en jeu), la réappropriation par les travailleurs eux-mêmes de l'appareil productif. "L'association, c'est la République dans les ateliers", comme on le formulait dans ces milieux là, au coeur du XIXème siècle. A défaut de cette voie, ne reste plus que l'autre possible pour réconcilier politique et économie, la suppression de la sphère politique démocratique. Cette alternative correspond à ce que les penseurs parmi les plus éminents du socialisme ont présenté sous la formule, Socialisme ou barbarie.

Ainsi, pour résumer, le concept de loi démystifié  impose cette redéfinition: "les lois sont des règles établies par des hommes qui s’appuient sur la violence organisée, règles qui doivent être observées sous peine de coups, de prison ou même de mort." (Tolstoï, L'esclavage moderne, p. 74)
 En réalité, on peut se donner des ressources venant de très loin des  traditions de luttes populaires, pour s'opposer légitimement à un tel ordre juridique, en observant qu'il n'y a pas eu une seule et unique source du droit dans les Temps modernes. Et même, au-delà de cette seule époque, il  y a toujours eu, dans les sociétés qui se répartissent en riches et pauvres, un droit coutumier des pauvres bien distinct du droit officiel, qui est resté, sur un certain nombre de points précis, en contradiction complète avec lui:"[...] il faut comprendre qu'il a existé de tout temps des comportements populaires déterminés à l'égard du crime, équivalent parfois à un code non écrit parfaitement distinct du droit légal. Certains crimes étaient interdits par les deux codes [...] Mais d'autres crimes  étaient justifiés par des communautés entières: la frappe de la fausse monnaie, le braconnage, la fraude fiscale sur l'impôt sur les fenêtres, les dîmes (impôts dus à l'Eglise) et l'excise (taxe prélevé sur la vente de certains biens comme l'alcool ou le tabac)et la résistance à l'enrôlement de force dans l'armée." (E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, p. 77) Ce qui apparaît illégal dans le registre du droit officiel de l'Etat devient parfaitement légitime dans celui du droit coutumier populaire, ce qui justifie pleinement, sur ces points précis, un droit à la révolte, en dehors même de celui qui serait inscrit dans la constitution officielle.


c) Violance des dominants et violence des dominés.
On aura bien compris que l'injustice de l'ordre légal ne peut se reproduire qu'en masquant son origine réelle  par la colonisation de l'imaginaire des dominés. C’est ce qui explique que les dominants, dans n’importe quelle société hiérarchisée en classes, auront toujours besoin d’avoir à leur côté, des manipulateurs de symboles pour obtenir la transformation de l’obéissance (j’obéis car c’est le plus fort) en devoir (j’obéis parce que j’ai fini par croire qu’il est juste d’obéir). Cette opération masquant la violence à l'origine de l’ordre légal pour le faire accepter par tous comme étant légitime est ce que Rousseau a appelé la transformation de la force en droit: « Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit, et l’obéissance en devoir. » (Du contrat social) Autrefois, dans la monarchie de droit divin, c’était le rôle du Clergé:« Jadis quand un chef de bande avait réussi à se rendre maître d’un territoire assez vaste, il avait besoin — pour asseoir durablement sa domination et celle de sa descendance — que les populations soumises cessent de le voir seulement comme le plus fort. Car on vieillit, et ce qu’une bataille a conquis risque d’être perdu par la suivante. Bien différente sera la situation lorsque par le détour du sacre — une cérémonie destinée à frapper les imaginations — les prêtres imposeront l’idée que cet homme ordinaire — éventuellement débile ou sanguinaire — est désormais devenu, grâce à quelques gouttes d’huile et quelques phrases en latin, l’oint du Seigneur et que son pouvoir lui vient de Dieu.. » (Imposer des significations,  http://olivier.hammam.free.fr/imports/auteurs/reitzman/violance.htm) Dans les  "démocraties  libérales" , c’est devenu la tâche des experts travaillant dans les relations publiques (initialement appelées "propagandes" jusqu'à la récupération du terme par les Nazis dans les années 1930), les journalistes, par exemple:
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D’où la définition que donne Reitzman de ce qu’est la "violance", néologisme inventé pour redonner à penser la violence sur laquelle peut reposer un ordre légal qui donne les apparences de la justice, qu’il reprend des travaux du sociologue français Pierre Bourdieu: « Un pouvoir de violance symbolique, c’est un pouvoir qui "parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes". Il y parvient dans la mesure où "il dissimule les rapports de force qui sont au fondement de sa force". » S'il y parvient c'est aussi et surtout parce qu'il dispose des moyens matériels de diffuser sa propagande à grande échelle ( voir les sommes astronomiques que les gouvernants, dirigeants de grandes firmes, administrations d'état dépensent pour leur "relations publiques") La violence, en réalité, on l'aura compris, est d'abord du côté des dominants car c'est eux, de par leur position de dominants, qui sont en mesure de l'imposer sur une grande échelle. Leur stratégie, pour conserver durablement leur position de dominants, sera de manipuler l'ordre symbolique du langage en réduisant la signification du terme "violence" aux seules manifestations des opprimés, ce que Reitzman appelle la "dérivation métonymique" (du terme métonymie qui est une figure de style par laquelle on désigne le tout par la partie, par exemple: l'aile pour l'oiseau) Ainsi, le terme  "violence" est aujourd’hui utilisé de telle façon qu’il ne finit plus par désigner que la révolte des dominés. Quand on parle de violence on pense tout de suite aux terroristes, aux émeutiers, aux casseurs des banlieues, aux séquestrations de patrons, aux saccages de locaux d'entreprises par des employés en colère, etc. On ne pense pas, par contre, à la violence qu’implique le matraquage publicitaire dès le plus jeune âge qui s'apparente à un véritable viol de l'esprit de l'enfant, à un âge où il est sans défense, et qui le placera sa vie durant sous la domination des grandes firmes de l'industrie; aux licenciements que font des entreprises qui dégagent des bénéfices record et qui peuvent décimer toute une région, la violence des organisations du travail qui génèrent aujourd'hui un nombre incalculable de pathologies mentales, voir même de suicides, etc. La conséquence de cette altération est que nous n'avons plus de mot pour désigner la violence des dominants; et si nous ne pouvons plus la nommer, nous ne pouvons plus la penser.
Pour résumer, comme le disait le philosophe chrétien Pascal ( XVIIème siècle):« ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » Cependant, dans la philosophie de Pascal, l’interprétation qu’on peut faire de son propos reste équivoque. On peut le prendre en un double sens. Suivant une interprétation fondant un droit à la révolte: partout le pouvoir appartient aux plus forts qui se donnent l’apparence d’être légitimement au pouvoir par de la  propagande, en occultant l'origine réelle de ce pouvoir. Mais il y aussi une interprétation beaucoup plus pessimiste et conservatrice de son propos qui serait de dire: les hommes sont si mauvais qu’ils sont incapables de faire régner un ordre juste entre eux et donc qu’il ne peut rien leur arriver de mieux que d’être dirigés par la force. On retourne alors à une forme de positivisme juridique (cf. 1a). Dans cette optique, il faut obéir aux autorités en place et le droit à la révolte perd tout fondement. Or, comme le soutient encore Tolstoï, c'est là un préjugé que les puissants ont fait rentrer dans la tête des gens depuis des générations, qui leur permettait d'asseoir leur pouvoir, mais qui n'a pas de véritable fondement quand on aborde l'histoire par un autre biais que celui des récits officiels. Dans la tradition russe, dont on trouverait des formes correspondantes un peu partout ailleurs, Tolstoï rappelait ce qu'avait été l'organisation sociale des cosaques, qui réfute, dans la pratique, cette idée que les hommes ne pouraient vivre en société sans un pouvoir fort qui tient en bride leur nature supposée mauvaise:"On trouvait naguère dans l'Oural une colonie de cosaques qui ne connaissaient pas la propriété personnelle de la terre. L'ordre et la prospérité régnaient cependant dans cette communauté, certainement plus heureuse que les sociétés où la propriété de la terre est protégée par la violence." (Tolstoï, L'esclavage moderne, p. 80-81) Quand on connait un peu ce qu'a été le sens de la critique que les indigènes (les Indiens d'Amérique du nord, par exemple) ont développé des sociétés occidentales en réponse aux missionnaires les leur décrivant, on ne peut être que frappée par la similitude avec la critique tolstoïenne. Dans les deux cas, c'est le régime de la propriété privée de la terre qui était ciblée, et qui appelle nécessairement, pour être protégé, l'institution d'un appareil d'Etat construit sur la violence organisée.

d) Limites de l’opposition violente à un ordre social édifié par la violence

Un proverbe afro-américain exprime bien le sens de ces limites: "Ce n’est pas avec les outils du maître qu’on peut démanteler la maison du maître." Vouloir lutter par la violence contre un système construit avec les instruments de la violence, n’est-ce pas une façon de se placer sur le terrain de l’adversaire et lui donner ainsi l'avantage? N'est-ce pas contribuer à renforcer encore plus la légitimité dont il a besoin pour renforcer son système de domination? Rien, par exemple, n’a plus servi les intérêts de la politique impérialiste américaine que les attentats du 11 septembre 2001: l’invasion de l’Afghanistan, le renforcement des politiques sécuritaires, les entorses aux droits humains fondamentaux avec le vote du  Patriot Act et l’ouverture de camps d’exception ont pu se donner une justification grâce à cela. D’autre part, le danger qui guette toute résistance violente à un ordre oppressif est de finir elle-même par se transformer en une organisation oppressive. En nous plaçant sur le terrain de l’adversaire, qui est celui de la violence, c’est son propre visage que nous  lui empruntons. C’est tout le sens de l’avertissement que lançait Georges Orwell, une grande figure du socialisme hérité des origines ouvrières du mouvement, au XXème siècle: "Que votre combat ne vous transforme pas en l’image de vos ennemis !" (La ferme aux animaux) C'est le cas de ces groupuscules terroristes en Europe dans les années 1970 qui ont fait de l'assassinat un de leurs principes d'action (Action directe, les Brigades rouges, etc.) et dont l'échec a été total. Tolstoï qui fût un des principaux précurseurs des formes non violentes de désobéissance civile ne disait rien d’autre: "Essayer de détruire la violence par la violence, c’est vouloir éteindre le feu par le feu…" (Tolstoï, L’esclavage moderne, p. 86) Autrement dit, dans la question politique du droit à la révolte qui nous occupe ici, la distinction moyen/finalité est dépourvue de sens: comme l'affirmait le philosophe hollandais du XVIIème siècle Baruch Spinoza, au sujet d’une vie dédiée à un idéal de vérité: les chemins qui y mènent sont aussi admirables que le terme à atteindre. Benoît Malon, dans le débat qui opposera dans l’entre deux guerre les socialistes révolutionnaires en Europe, s’était d’avance prononcé sur le non sens de l'utilisation de la violence pour venir à bout d'un ordre légal qui s'origine lui-même dans la violence: "Peut-on créer une société sans violence et débarrassée de toute forme d’oppression en faisant usage, au départ, de la violence et de l’oppression…? A cette question, Malon répond clairement par la négative. Récusant la schizophrénie révolutionnaire, il considérait que la valeur du socialisme repose autant sur celle des fins qu’il vise que sur celle des moyens qu’il déploie pour y parvenir. " (Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 60) La violence, pour venir à bout d'un ordre reposant lui-même sur la violence est, au bout du compte, contre productive et ne fait que renforcer et consolider la violence institutionnalisée: « La violence est inefficace […]En heurtant l’ensemble du corps social, la violence accentue nécessairement son conservatisme. D’autant qu’une société embourgeoisée (en particulier parce qu’elle possède quelque chose) a toujours tendance à attribuer ses difficultés, non à l’ordre établi et aux pouvoirs qui le maintiennent, mais à ceux qui le troublent. La violence a enfin le grave inconvénient de placer le combat sur le terrain de l’adversaire, celui sur lequel l’État a le plus de chance de gagner avec un large consensus social." (François Partant, Que la crise s'aggrave, p. 183)
Transition.
 Reformuler le problème à ce point du développement: l’ordre établi peut être (droit légitime) et surtout doit être (devoir) combattu dès lors qu’on le reconnait comme étant lui-même fondé sur la violence et que ce combat se donne pour principe d’action de faire progresser les droits humains fondamentaux à la liberté et à la justice. Mais, la violence comme instrument de résistance à l’ordre oppressif risque toujours d’avoir pour résultat l’effet contraire de celui recherché, renforcer l’ordre oppressif. Comment sortir de l'impasse où nous sommes?


3) Synthèse: la résistance non violente et la désobéissance civile, forme supérieure d’un droit à la révolte.
a) La pensée et la pratique de l’ahimsa chez Gandhi

 Pour découvrir la pensée politique et sociale de Gandhi qui était celle d'une forme de socialisme de liberté, on peut renvoyer à cet exposé: Gandhi de l'antilibéralisme à l'anarchisme non-violent. Gandhi puisa une large part de son inspiration dans la pensée de Tolstoï. La culture officielle a mis en avant le Tolstoï romancier en occultant sagement tout le pan de son œuvre dans lequel il se reconnaissait vraiment et qui tient, comme on en a eu un bon aperçu dans la partie précédente, dans une critique dévastatrice des pouvoirs établis appelant à la désobéissance non violente et à une forme ou une autre d‘anarchisme, c‘est-à-dire d‘abolition de toute forme de gouvernement qui est toujours une façon ou une autre d’institutionnaliser la violence (voir, L'esclavage moderne et ses deux derniers chapitres, XIV et XV où Tolstoï anticipe ce qui sera quelques décennies plus tard le sens de l'action politique de Gandhi) L’ahimsa correspond à ce qu’on a pris pour habitude de traduire par  "non violence" mais cette traduction présente le défaut de ne rendre compte que de la dimension négative du concept que Gandhi a pensé et mis en pratique. Certes, négativement, l’ahimsa, c’est le non désir de tuer, le non désir de nuire, le non désir d‘agresser, etc. Mais c’est aussi et avant tout un concept qui a un sens positif et qui désigne l’amour qu’on porte à toutes les formes de vie. La non violence qui n’est pas portée par cette dimension positive de l’amour n’est pas la véritable non violence mais d’avantage, un symptôme d’impuissance. C’est pourquoi il faut commencer par démasquer les comportements qui n’ont que l’apparence de la non violence si on veut éviter de les confondre avec l‘authentique non violence: l’apparence de non violence, c’est par exemple, la souris qui se laisse manger par le chat. La souris a un comportement non violent mais qui n’a rien à voir avec l’ahimsa. Elle est non violente par impuissance à faire usage de la violence. De façon semblable, l’homme peut adopter extérieurement tous les signes de la non violence alors qu’en réalité le ressort de son action n’est que lâcheté ou impuissance. Rien n’est plus méprisable aux yeux de Gandhi que cette forme de « non violence » et il lui préfère encore mille fois la violence de celui qui lutte les armes à la main par l‘insurrection. Et, à ce sujet, on a trop tendance à oublier que le mouvement de libération hindou était multiforme, et qu'à côté de sa forme pacificiste, il y en avait d'autres qui revendiquaient ouvertement l'usage de la force contre l'oppresseur. Mais il est bien entendu que cette dernière forme était aux yeux de Gandhi  bien inférieure à la révolte fondée sur une non violence authentique mue par l'impulsion de l'amour. Gandhi nous dit que celle-ci est non seulement, infiniment plus juste mais qu'elle serait aussi infiniment plus efficiente. Infiniment plus juste car le propre de la désobéissance civile portée par l’ahimsa est de faire retomber sur soi-même et non sur des victimes innocentes les conséquences de son action: marches pacifiques, refus de l’impôt, désobéissance aux ordres, grève de la faim, etc. Il faut bien être conscient à ce sujet que la désobéissance civile mise en en pratique par le mouvement gandhien se donnait consciemment pour objectif de permettre de dévoiler au grand jour la violence intolérable de l'oppresseur, ce qui impliquait d'accepter de se faire tabasser sans broncher. A l’autre extrême, on a le cas type de l’attentat suicide du kamikaze qui se fait exploser au milieu d’une foule d'innocents. Infiniment plus efficiente ensuite: il faut bien voir qu'en recourant à l'ahimsa, Gandhi et son mouvement sont parvenus, au bout du compte, à faire plier ce qui était encore à l'époque la première puissance coloniale du monde (certes déjà bien en déclin), et conquérir l'indépendance de l'Inde. Face à des armes, le pouvoir d'Etat sait parfaitement s'y prendre et est équipé pour y faire face; il est sur son terrain. Mais face à des gens qui sont, par exemple, en grève de la faim, il est plus compliqué de savoir comment faire. 
On pourra objecter que Gandhi et son mouvement avaient la chance d'avoir face à eux un gouvernement travailliste (de gauche) d'un régime libéral de l'Occident, d'une puissance, de surcroît déjà passablement affaiblie au sortir de la guerre. Auraient-ils eu les mêmes chances face à un pouvoir beaucoup plus autoritaire? Voilà qui amène à poser le cas suivant, sans doute encore plus instructif.

b) Un cas exemplaire de révolte non violente: la population danoise sous l'occupation nazie.
Il s'agit donc du cas remarquable de désobéissance civile dont a témoigné la population danoise au moment où les nazis voulaient l'intégrer de force dans leur projet d’extermination de masse des juifs en Europe. On sait que dans toute l’Europe occupée, le degré de collaboration des divers pays conquis au projet d’extermination des nazis a été très inégal: cela allait d’un soutien massif à un refus obstiné de participer. L'ironie de l'histoire c'est que ce sont, en règle générale, les pays de l'est de l'Europe qui étaient peuplés de populations considérées comme appartenant aux races inférieures par les nazis, les slaves, qui ont le mieux collaboré alors que c'est dans les pays du nord de l'Europe censés appartenir à la race supérieure aryenne qu'ils ont rencontré les plus fortes résistances. Sur cette échelle, il faut malheureusement dire que la France de Vichy a été dans les premières à apporter son soutien actif. A l’autre extrême, le peuple danois est celui qui a résisté le plus activement sans avoir recours à autre chose qu’à des modes d’action non violents.  Il y a ici une grande leçon à retenir de l’histoire, comme le soulignait la philosophe Hannah Arendt: "En matière de connaissance politique, on est tenté de conseiller la lecture obligatoire d’une telle histoire à tous les étudiants désireux d’apprendre quelque chose au sujet de l’immense potentiel de pouvoir contenu dans l’action non violente et dans la résistance à un adversaire disposant de moyens de violence nettement supérieurs." ( Eichmann à Jérusalem) Quand, par exemple, les nazis essayèrent d’introduire au Danemark le port de l’étoile jaune pour les juifs, ils se virent répliquer que, dans ce cas, le roi lui-même serait le premier à la porter: ici, l'exemple est venu d'en haut. Les fonctionnaires du gouvernement danois prévinrent les nazis que toute espèce de lois antijuives entrainerait automatiquement leur démission en bloc. Ils refusèrent aussi de faire la distinction si importante aux yeux des nazis entre les juifs danois et les juifs allemands réfugiés au Danemark pour prévenir toute mesure d‘expulsion. Les ouvriers refusèrent de réparer les navires allemands et se mirent en grève. On s’arrangea pour faire échouer les rafles de juifs qu’organisèrent les nazis en les aidant à se cacher. On organisa des transports par bateau pour leur permettre de se réfugier en Suède, alors pays neutre, etc. Au bout du compte, l’entreprise nazie au Danemark fut un complet fiasco et l’aspect peut-être le plus intéressant de la chose, que relève Arendt, réside dans le fait que cette forme de résistance non violente eu un effet désarmant sur les autorités allemandes installées au Danemark qui les conduisit à prendre un certain recul par rapport aux ordres qu’elles recevaient de leur hiérarchie à Berlin: « Apparemment, eux-mêmes ne considéraient plus l’extermination d’un peuple entier comme une évidence. Ils avaient rencontré une résistance de principe, et leur « dureté » fondit comme beurre au soleil, ils furent même capables de montrer quelques timides débuts de courage authentique. » (Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem)
 Il y a ici un paradoxe digne de retenir notre attention: comment expliquer que la véritable puissance ne soit pas du côté des canons, bombes à hydrogène, missiles et autres engins de destruction de masse, mais du côté des hommes et des femmes désarmés? Que la forme la plus élevée de la puissance se manifeste extérieurement avec tous les signes de l’impuissance? Les formes ancestrales de sagesse conservées aux quatre coins du monde, renforcées aujourd'hui par les acquis les plus récents de la science moderne, permettent de traiter ces questions et peuvent être condensées sous la forme de ce principe élémentaire, qui semble complètement contre-intuitif: la force est une faiblesse (on renvoie à la remarque 2, de la partie 4 de ce sujet traitant des droits des animaux, pour un début de compréhension de ce principe qui paraîtra, à n'en pas douter, extrêmement déroutant pour le grand nombre).
Cependant, ne surestimons pas non plus l’efficience d’une démarche non violente. Dans le cas de Gandhi, les limites de son entreprise sont apparues une fois le processus de libération conduit à son terme et l’indépendance de l’ Inde acquise. Car la libération n’est pas encore la liberté et de ce point de vue Gandhi a échoué. Le plus ardu, n’est pas tant de se libérer des chaînes d’un ordre oppressif; c’est de parvenir à fonder, une fois la libération acquise, un nouvel ordre fondé sur la liberté. En témoigne encore, dans un tout autre contexte historique, la célèbre révolte des esclaves, avec, à leur tête Spartacus dans l'antiquité romaine de 73 à 71 avant J.-C.:"Mais Spartacus, un gladiateur thrace, ne cherchait pas à éradiquer l'esclavage de la société romaine. Il voulait fonder un royaume placé sous la protection du soleil et dont il aurait été le chef." (Maurice Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 250) Du moins, c'est la version de l'histoire de Spartacus que donnait Godelier, qui ne colle pas tout à fait avec celles que d'autres proposeront: restons donc prudent; son histoire reste très obscure, sur bien des points, et pour cause, puisque c'est un principe très général qui veut qu'on ne trouvera guère de traces du point de vue des victimes dans les archives, à partir desquelles on construit le récit historique, comme on l'aura compris à partir des développements de la partie 2, d'autant moins pour des périodes aussi reculées; Spartacus et les siens finirent par être capturés par les Romains, qui, bien sûr, les massacrèrent. Peu importe finalement pour notre propos de quoi il en retourne précisément dans cette affaire; ce qu'il importe de retenir, c'est que la libération a très souvent débouché dans l'histoire sur une réinstitution d'autres formes d'oppression, parfois même encore pires que celles qu'elles ont remplacé.

c) L'actualité du droit à la révolte

Les conditions, dans l’état actuel de nos institutions sont-elles réunies pour estimer être dans son droit de se révolter contre l’ordre social existant et plus encore, appeler de ses vœux une révolution? Toutes nos analyses de la partie 2b militent pour une réponse positive. La question suivante est alors de savoir ce qui pourrait déclencher un mouvement révolutionnaire d'ampleur nationale, comme l'histoire moderne en a connu de façon récurrente?
Il est sûrement dépourvu de sens de vouloir déterminer objectivement un seuil de violance à partir duquel une révolution deviendrait possible. Comme le notait bien le philosophe révolutionnaire Cornelius Castoriadis:"Ainsi, par exemple, on peut dire: une révolution est "causée" par l'exploitation et l'oppression. Mais ces dernières sont là depuis des siècles (et des milliers d'années). On dit alors: il faut qu'exploitation et oppression atteignent un "point extrême". Mais quel est ce "point extrême"? Et ne l'a-t-on pas atteint de manière récurrente, sans qu'une révolution s'ensuive chaque fois?" (La source hongroise) Certes, il existe encore d'autres facteurs que Castoriadis cite: en particulier, le degré de déliquescence de la classe dirigeante, le niveau de conscience politique et de combativité des masses. Il faut enfin en ajouter un dernier qui n’est pas le moins important qu’on peut tirer de la caractérisation que donnait Castoriadis de ce qu‘est une vraie révolution: " C'est un lieu commun- ou plutôt, ça devrait en être un- que de dire qu'une vraie révolution est toujours nationale: tous les secteurs, toutes les couches de la nation abandonnent leur passivité et leur soumission conformiste à l'ordre ancien; tous s'efforcent à prendre une part active à sa destruction et à la formation d'un ordre nouveau." (ibid.). Ceci veut dire qu’une révolution implique toujours une collaboration interclassiste qui réunit des gens venant des milieux sociaux les plus divers. Mais tous ces critères réunis ne permettront jamais de déterminer, par une mesure objective, le point à partir duquel une révolution doit se produire. Elle reste, au sens fort du terme, une création historique, ce que Hannah Arendt appelait le commencement de quelque chose de nouveau qui n'est pas explicable par sa réduction à des causes antérieures.
Néanmoins, si nous examinons la situation de notre temps, ces différents facteurs qui ne peuvent susciter à eux seuls une révolution mais sans lesquels celle-ci n’est même pas envisageable, sont repérables à des degrés divers, en particulier trois d’entre eux: la concentration de la richesse qui traduit une exacerbation des rapports d‘exploitation: des riches de plus en plus riches, des pauvres de plus en plus pauvres; la déliquescence et la corruption des classes dirigeantes, et surtout, celui sur lequel je voudrais insister car il reste le plus souvent négligé par la gauche radicale, un intérêt commun par de là les différences de classes sociales à remettre en question le statut quo. Au niveau du travail, je renvoie à la troisième partie du documentaire de Jean-Robert Viallet, La mise à mort du travail, Dépossession, qui montre bien que la souffrance au travail liée aux impératifs de la compétitivité et du capital actionnarial est de moins en moins l’apanage des seules classes d’ouvriers et d’employés mais qu’elle touche aussi de plus en plus les milieux des cadres eux-mêmes. A un niveau encore beaucoup plus général, le penseur anarchiste américain Murray Bookchin mettait l’accent sur un ensemble de problèmes cruciaux, touchant l'avenir de l'humanité toute entière, qui concerne donc bien toutes les classes de la société et qui serait propice à un mouvement interclassiste pour se révolter contre l'ordre institué:"ce qui est spécifique à notre époque[…] c'est le fait qu'ont commencé à apparaître des questions transclassistes totalement nouvelles qui concernent l'environnement, la croissance, les transports, la déglingue culturelle et la qualité de la vie urbaine en général[…]D'autres questions traversent aussi transversalement les intérêts conflictuels de classe, comme les dangers de guerre thermonucléaire, l'autoritarisme étatique croissant et finalement la possibilité d'un effondrement écologique de la planète. À une échelle sans précédent dans l'histoire américaine, une énorme variété de groupes de citoyens ont rassemblé des gens de toute origine de classe dans des projets communs autour de problèmes souvent à caractère local mais qui concernent la destinée et le bien-être de l'ensemble de la communauté." (Bookchin, Le municipalisme libertaire


Conclusion.
a) Rappeler le problème d'où on est parti: en apparence, tout oppose le droit et la révolte  alors même que très concrètement, l'histoire nous enseigne que souvent les hommes ont eu à s'insurger contre un ordre social inique.
b) La révolte peut être posée comme un droit à deux conditions: lutter contre un ordre oppressif et  être portée par la volonté de faire avancer la cause de la justice, de la fraternité et de la liberté. En ce sens on peut parler d'une révolte à  visée révolutionnaire. Entendue ainsi, elle peut être bien d'avantage qu'un droit: elle est d'abord un devoir pour tout homme qui est capable de faire valoir autre chose dans son existence que ses misérables petits intérêts personnels et viser une réinstitution de la société qui permette à tous ses membres de mener dignement leur existence sur terre.
c)La révolte qui a une visée révolutionnaire ne peut donc se réduire à briser les chaînes de l'oppression; ce n'est que la moitié du chemin et de loin pas la plus difficile. Une révolte aboutie, soit ce qu'on peu appeler une authentique révolution, doit pouvoir édifier un ordre social qui ne repose lui-même plus sur la violence. Les révolutions modernes sont restées, de ce point de vue, à des degrés divers, inabouties. il reste à nous qui sommes les héritiers de cette histoire à poursuivre cette tâche en imaginant de nouvelles modalités d'action collective pour faire avancer la cause du droit ce qu'a été le sens du combat des socialismes originels, celui, par exemple, de Charles Gide: "Nous l'avons déjà eue notre Révolution [...] il nous suffit de la continuer. Elle a réalisé la démocratie dans l'ordre politique. Or, la coopération, c'est la démocratie dans l'ordre économique, puisque c'est la conquête de l'industrie par les classes populaires." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 179) Nous partageons ce point de vue avec cette restriction quand même cruciale: contrairement à ce que prétend Gide, nous pensons que  la conquête démocratique dans l'ordre politique est loin d'être un processus achevé...

3 commentaires:

  1. très bonne dissertation perfecto

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  2. Je rêve de pouvoir faire ça en 4h :)

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  3. Rassurez-vous. J'aurais été parfaitement incapable, moi aussi, de faire ça en quatre heures.

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