"L'urbanisme est cette prise de possession de l'environnement naturel et humain par le capitalisme qui se développant logiquement en domination absolue, peut et doit maintenant refaire la totalité de l'espace comme son propre décor." (G. Debord, La société du spectacle)
Rappel: position du problème
Pour les classes dirigeantes du capitalisme le problème à résoudre s'énonce donc dans les termes suivants. D'une part, l'impératif économique d'accumulation du capital exige le développement d'une civilisation urbaine pour accroître l'efficacité de la production en rassemblant les travailleurs dans les mêmes lieux. L'accumulation du capital suppose ainsi sa concentration dans les grands centres de production agglomérés dans les villes:"Mais d'autre part, cette universalisation programmée de la forme urbaine ne doit en aucun cas signifier l'extension et la diffusion de ces effets émancipateurs qui, depuis la Renaissance, était liés à l'esprit citadin. "(J.- C. Michéa, L'enseignement de l'ignorance, p. 71) C'est bien tout le problème. Il faut arriver à concilier l'impératif économique avec cet autre impératif, cette fois d'ordre politique, de neutralisation de ce qu'a de potentiellement subversif la civilisation urbaine pour les hiérarchies établies en permettant aux couches dominées et exploitées de la société de se coaliser et constituer ainsi une dangereuse force de résistance, prête à leur exploser dans les mains à tout moment.
Les politiques de conurbation ou "la destruction des villes en temps de paix"
C'est en partant de cette contradiction fondamentale que s'éclaire le sens des politiques d'urbanisation suivies par les classes dirigeantes, partout dans le monde, à l'heure où le capitalisme s'est globalisé. La ligne directrice pour la traiter au mieux s'efforce donc de réaliser simultanément deux choses qui pourront sembler à première vue antinomiques et qui pourtant donnent la clé de la solution:"De cette contradiction procède donc l'étrange obligation moderne de produire à la fois toujours plus d'espace urbain (...) et toujours moins de ville au sens que ce mot avait conservé jusqu'à ces derniers temps et qui en avait fait un synonyme magnifique de liberté." (ibid., p. 71) Fondamentalement, on peut dire que cela résume bien la façon dont la contradiction a pu être traitée par les classes dirigeantes, dans le meilleur des mondes possible pour elles. Si nous en saisissons bien le sens, cette"étrange obligation" constituera un solide fil d'Ariane permettant de faire ressortir la cohérence des politiques d'urbanisation conduites depuis la période révolutionnaire de 1789, qui, on s'en rappelle, avait permis à la grande bourgeoisie d'affaires d'accéder au pouvoir politique mais en récupérant par la même occasion le problème crucial pour elle de savoir comment faire pour neutraliser "le pouvoir de la rue" lui ayant servi de marche-pied dans cette conquête, et qu'on appelle généralement ainsi quand il s'agit de le remettre à sa place dès lors qu'il a le mauvais goût de s'agiter trop. Donnons à penser une formulation encore plus précise de cet "'étrange obligation" qui a été mise en oeuvre, il faut bien le dire, avec une certaine virtuosité:"L'urbanisme est l'accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe: le maintien de l'atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés. La lutte constante qui a dû être menée contre tous les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans l'urbanisme son champ privilégié. L'effort de tous les pouvoirs établis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l'ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue." (G. Debord, La société du spectacle, 172) Comment donc? Il y a toujours des rues à ce qu'on sache. Ce n'est évidemment pas en ce sens trivial, simplement matériel, que doit se comprendre la destruction dont il s'agit ici. Quoi alors?
Mettons nous déjà au clair sur ce qui distingue radicalement une ville d'un espace urbain tel qu'il a été pensé et reconstruit au fil des gouvernements successifs depuis la période révolutionnaire de la fin du XVIIIème siècle: ils sont à tel point opposés qu'on doit dire que l'un représente bien la suppression de l'autre ce que veut signifier aussi l'expression de "destruction des villes en temps de paix." L'Occident n'a plus été en guerre depuis 1945, et pourtant les urbanistes en chef ont réussi ce prodige de parvenir à détruire les villes, du moins dans l'acception que ce terme avait eu depuis ses plus lointaines origines, tout cela en étendant les zones urbaines! C'est un sacré tour de force accompli à l'insu des populations qu'il faut donc saluer comme il se doit. Comment ce fut possible? On ne peut le comprendre qu'en introduisant ici le concept clé de conurbation qui avait été forgé dès le début du XXème siècle par le biologiste et sociologue P. Geddes pour rendre compte du processus de sur-urbanisation qu'il voyait dès cette époque se développer. Ce à quoi nous assistons aujourd'hui n'est donc que le prolongement d'une tendance qui se dessinait depuis le XIXème siècle et qui n'a fait depuis que s'accentuer jusqu'à atteindre des proportions monstrueuses. "Conurbation" est formé à partir de deux termes d'origine latine: le préfixe con (avec) et urbis (la ville). Littéralement, la conurbation est donc un agglomérat de villes qui fusionnent entre elles par leurs périphéries pour donner naissance à quelque chose de nouveau, qu'on ne peut plus, à proprement parler, appeler "une ville", mais une masse informe appelée à s'étendre sans limite clairement assignable. Et, il ne faut pas non plus confondre, comme on le fait trop souvent, la conurbation avec la mégalopole, comme si elle n'était qu'une simple extension, fut-elle immense, de la ville. Il s'agit bien de quelque chose d'une nature très différente qui fait disparaître ce qu'avait été la ville, au sens propre du terme:"Certains confondent même le mouvement de conurbation avec l'extension de la mégalopole alors qu'il constitue l'exact opposé du principe de création de la cité." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 753) Quel avait été ce principe? On peut le définir en deux points complémentaires, qui permettront de clarifier ce qui oppose une ville et une conurbation: le sens des limites et celui de la différenciation.
-En un premier sens, une cité se définissait toujours par le sens de ses limites. N'importe laquelle qu'on pourra prendre dans l'histoire se construisait en veillant toujours à bien les circonscrire. Une cité sans limite aurait constitué, pour tous les urbanistes des temps passés, une aberration. Prenons comme référence, le cas le plus extrême d'une cité cherchant à s'étaler autant que possible, celle de Rome du temps de sa splendeur impériale. Ses dirigeants pensaient que plus elle serait peuplée et étendue, mieux elle affirmerait sa puissance. Pour autant, même dans ce cas, les limites restaient clairement définies. A l'époque de sa plus grande extension, en 274, elles étaient marquées par la construction du mur ordonné par l'empereur Aurélien: elle couvrait alors une superficie de huit kilomètres carrés. Qui peut dire aujourd'hui où s'arrête précisément, par exemple, la conurbation qui s'étend dans la région de New York qui couvrait déjà dans les années 1960, à l'époque où L. Mumford rédigeait son ouvrage sur l'histoire de la cité des origines à nos jours, une surface de l'ordre de 4 000 kilomètres carrés, dimensions qui paraîtront aujourd'hui ridiculement réduites (voir plus bas)? Et nous avons pris là le cas qui s'éloignerait le moins du phénomène moderne de la conurbation. Mais, la règle générale qui s'appliquait pour une cité du passé voulait qu'il valait mieux éviter de suivre le modèle de Rome et restreindre ses limites sans quoi son équilibre aurait estimé être dangereusement menacé (et ce n'est pas une simple question de limitation de l'approvisionnement énergétique comme le croit un peu trop rapidement quelqu'un comme J.-M. Jancovici). Suivant les indications que donnait L. Mumford, l'étalon de mesure pour déterminer ces limites était fourni par la marche à pied. Une cité qu'un piéton ne pouvait plus arpenter était estimée les dépasser. L'illustration type de la façon dont on pouvait alors procéder est fournie par la civilisation grecque de l'antiquité: quand on jugeait que la dimension d'une cité menaçait de dépasser la taille critique, on enclenchait un processus de scissiparité, suivant un principe analogue à la division cellulaire dans un organisme: le trop-plein allait s'établir dans une colonie et fonder une nouvelle cité en un autre lieu, processus qu'on retrouvera encore à l'oeuvre dans la formation des villes de la Nouvelle-Angleterre au XVIIIème siècle, avec les townships que L. Mumford présentait comme le modèle de ce qu'aurait pu être un développement équilibré de la civilisation urbaine américaine rendant possible les conditions d'un mode de vie démocratique si elle n'avait choisi une autre voie, celle des conurbations:
Rappel: position du problème
Pour les classes dirigeantes du capitalisme le problème à résoudre s'énonce donc dans les termes suivants. D'une part, l'impératif économique d'accumulation du capital exige le développement d'une civilisation urbaine pour accroître l'efficacité de la production en rassemblant les travailleurs dans les mêmes lieux. L'accumulation du capital suppose ainsi sa concentration dans les grands centres de production agglomérés dans les villes:"Mais d'autre part, cette universalisation programmée de la forme urbaine ne doit en aucun cas signifier l'extension et la diffusion de ces effets émancipateurs qui, depuis la Renaissance, était liés à l'esprit citadin. "(J.- C. Michéa, L'enseignement de l'ignorance, p. 71) C'est bien tout le problème. Il faut arriver à concilier l'impératif économique avec cet autre impératif, cette fois d'ordre politique, de neutralisation de ce qu'a de potentiellement subversif la civilisation urbaine pour les hiérarchies établies en permettant aux couches dominées et exploitées de la société de se coaliser et constituer ainsi une dangereuse force de résistance, prête à leur exploser dans les mains à tout moment.
Les politiques de conurbation ou "la destruction des villes en temps de paix"
C'est en partant de cette contradiction fondamentale que s'éclaire le sens des politiques d'urbanisation suivies par les classes dirigeantes, partout dans le monde, à l'heure où le capitalisme s'est globalisé. La ligne directrice pour la traiter au mieux s'efforce donc de réaliser simultanément deux choses qui pourront sembler à première vue antinomiques et qui pourtant donnent la clé de la solution:"De cette contradiction procède donc l'étrange obligation moderne de produire à la fois toujours plus d'espace urbain (...) et toujours moins de ville au sens que ce mot avait conservé jusqu'à ces derniers temps et qui en avait fait un synonyme magnifique de liberté." (ibid., p. 71) Fondamentalement, on peut dire que cela résume bien la façon dont la contradiction a pu être traitée par les classes dirigeantes, dans le meilleur des mondes possible pour elles. Si nous en saisissons bien le sens, cette"étrange obligation" constituera un solide fil d'Ariane permettant de faire ressortir la cohérence des politiques d'urbanisation conduites depuis la période révolutionnaire de 1789, qui, on s'en rappelle, avait permis à la grande bourgeoisie d'affaires d'accéder au pouvoir politique mais en récupérant par la même occasion le problème crucial pour elle de savoir comment faire pour neutraliser "le pouvoir de la rue" lui ayant servi de marche-pied dans cette conquête, et qu'on appelle généralement ainsi quand il s'agit de le remettre à sa place dès lors qu'il a le mauvais goût de s'agiter trop. Donnons à penser une formulation encore plus précise de cet "'étrange obligation" qui a été mise en oeuvre, il faut bien le dire, avec une certaine virtuosité:"L'urbanisme est l'accomplissement moderne de la tâche ininterrompue qui sauvegarde le pouvoir de classe: le maintien de l'atomisation des travailleurs que les conditions urbaines de production avaient dangereusement rassemblés. La lutte constante qui a dû être menée contre tous les aspects de cette possibilité de rencontre trouve dans l'urbanisme son champ privilégié. L'effort de tous les pouvoirs établis, depuis les expériences de la Révolution française, pour accroître les moyens de maintenir l'ordre dans la rue, culmine finalement dans la suppression de la rue." (G. Debord, La société du spectacle, 172) Comment donc? Il y a toujours des rues à ce qu'on sache. Ce n'est évidemment pas en ce sens trivial, simplement matériel, que doit se comprendre la destruction dont il s'agit ici. Quoi alors?
Mettons nous déjà au clair sur ce qui distingue radicalement une ville d'un espace urbain tel qu'il a été pensé et reconstruit au fil des gouvernements successifs depuis la période révolutionnaire de la fin du XVIIIème siècle: ils sont à tel point opposés qu'on doit dire que l'un représente bien la suppression de l'autre ce que veut signifier aussi l'expression de "destruction des villes en temps de paix." L'Occident n'a plus été en guerre depuis 1945, et pourtant les urbanistes en chef ont réussi ce prodige de parvenir à détruire les villes, du moins dans l'acception que ce terme avait eu depuis ses plus lointaines origines, tout cela en étendant les zones urbaines! C'est un sacré tour de force accompli à l'insu des populations qu'il faut donc saluer comme il se doit. Comment ce fut possible? On ne peut le comprendre qu'en introduisant ici le concept clé de conurbation qui avait été forgé dès le début du XXème siècle par le biologiste et sociologue P. Geddes pour rendre compte du processus de sur-urbanisation qu'il voyait dès cette époque se développer. Ce à quoi nous assistons aujourd'hui n'est donc que le prolongement d'une tendance qui se dessinait depuis le XIXème siècle et qui n'a fait depuis que s'accentuer jusqu'à atteindre des proportions monstrueuses. "Conurbation" est formé à partir de deux termes d'origine latine: le préfixe con (avec) et urbis (la ville). Littéralement, la conurbation est donc un agglomérat de villes qui fusionnent entre elles par leurs périphéries pour donner naissance à quelque chose de nouveau, qu'on ne peut plus, à proprement parler, appeler "une ville", mais une masse informe appelée à s'étendre sans limite clairement assignable. Et, il ne faut pas non plus confondre, comme on le fait trop souvent, la conurbation avec la mégalopole, comme si elle n'était qu'une simple extension, fut-elle immense, de la ville. Il s'agit bien de quelque chose d'une nature très différente qui fait disparaître ce qu'avait été la ville, au sens propre du terme:"Certains confondent même le mouvement de conurbation avec l'extension de la mégalopole alors qu'il constitue l'exact opposé du principe de création de la cité." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 753) Quel avait été ce principe? On peut le définir en deux points complémentaires, qui permettront de clarifier ce qui oppose une ville et une conurbation: le sens des limites et celui de la différenciation.
-En un premier sens, une cité se définissait toujours par le sens de ses limites. N'importe laquelle qu'on pourra prendre dans l'histoire se construisait en veillant toujours à bien les circonscrire. Une cité sans limite aurait constitué, pour tous les urbanistes des temps passés, une aberration. Prenons comme référence, le cas le plus extrême d'une cité cherchant à s'étaler autant que possible, celle de Rome du temps de sa splendeur impériale. Ses dirigeants pensaient que plus elle serait peuplée et étendue, mieux elle affirmerait sa puissance. Pour autant, même dans ce cas, les limites restaient clairement définies. A l'époque de sa plus grande extension, en 274, elles étaient marquées par la construction du mur ordonné par l'empereur Aurélien: elle couvrait alors une superficie de huit kilomètres carrés. Qui peut dire aujourd'hui où s'arrête précisément, par exemple, la conurbation qui s'étend dans la région de New York qui couvrait déjà dans les années 1960, à l'époque où L. Mumford rédigeait son ouvrage sur l'histoire de la cité des origines à nos jours, une surface de l'ordre de 4 000 kilomètres carrés, dimensions qui paraîtront aujourd'hui ridiculement réduites (voir plus bas)? Et nous avons pris là le cas qui s'éloignerait le moins du phénomène moderne de la conurbation. Mais, la règle générale qui s'appliquait pour une cité du passé voulait qu'il valait mieux éviter de suivre le modèle de Rome et restreindre ses limites sans quoi son équilibre aurait estimé être dangereusement menacé (et ce n'est pas une simple question de limitation de l'approvisionnement énergétique comme le croit un peu trop rapidement quelqu'un comme J.-M. Jancovici). Suivant les indications que donnait L. Mumford, l'étalon de mesure pour déterminer ces limites était fourni par la marche à pied. Une cité qu'un piéton ne pouvait plus arpenter était estimée les dépasser. L'illustration type de la façon dont on pouvait alors procéder est fournie par la civilisation grecque de l'antiquité: quand on jugeait que la dimension d'une cité menaçait de dépasser la taille critique, on enclenchait un processus de scissiparité, suivant un principe analogue à la division cellulaire dans un organisme: le trop-plein allait s'établir dans une colonie et fonder une nouvelle cité en un autre lieu, processus qu'on retrouvera encore à l'oeuvre dans la formation des villes de la Nouvelle-Angleterre au XVIIIème siècle, avec les townships que L. Mumford présentait comme le modèle de ce qu'aurait pu être un développement équilibré de la civilisation urbaine américaine rendant possible les conditions d'un mode de vie démocratique si elle n'avait choisi une autre voie, celle des conurbations:
Principe biologique de scissiparité |
Voyons concrètement ce que donne une conurbation s'étalant sous nos yeux. Le parfait modèle est fourni, et cela n'a rien de surprenant, par celles qu'on trouve aux Etats-Unis comme le Grand Los Angeles, peuplé, selon des estimations remontant à 2015, de 18 679 763 habitants, sur une superficie de 87 972 kilomètres carrés et fusionnant 171 municipalités, bref, le phénomène porté aujourd'hui à son extension la plus vertigineuse, à côté duquel les 4 000 kilomètres carrés de la conurbation du New York des années 1960 ferait aujourd'hui figure de nain. On se donnera un aperçu par un survol depuis un avion en phase d'approche de ce dont il est proprement impossible d'avoir une vue d'ensemble autrement qu'à haute altitude:
C'est l'idéal à suivre pour les urbanistes en chef de tous les pays à la remorque du capitalisme américain. Par exemple, le projet du Grand Paris se projetant dans l'horizon de 2050 est la réplique, à l'échelle réduite de la France, d'une conurbation comme celle-ci. La nature des chantiers prévus à cet effet nous mettent sur la bonne voie pour retourner aux racines du phénomène des conurbations qui soulèvent la question des transports:"Tout au long du réseau, la ville va se transformer et se densifier. La construction des 68 gares du Grand Paris Express s’accompagne déjà de projets urbains prêts à accueillir des milliers de Franciliens."(La Société du Grand Paris) Quelle modestie! Seulement des milliers? Les estimations de la population peuplant la région parisienne se chiffrent plutôt en millions, autour de 10. Il faut reformuler les choses si on veut s'exprimer correctement: ce n'est pas vraiment que la ville va se transformer; c'est surtout qu'on va conduire à son terme extrême sa destruction et celle de toutes les autres villes appelées à fusionner avec elle. A proprement parler cet étalement urbain ne peut plus être appelé "Paris", fut-il affublé du qualificatif de "grand". Il faut toujours prendre soin des mots qu'on emploie quand on veut penser au mieux les choses. Rigoureusement parlant, cette extension gigantesque constitue la conurbation de la région parisienne et plus du tout une ville, pas même une mégalopole, comme en avertissait L. Mumford.
Comment en est-on arrivé là? C'est ici qu'il faut partir de ce facteur qui a joué un rôle clé dans cet étalement monstrueux des zones urbaines, qui nous amène donc à la question des transports. Et c'est là un processus qui s'inscrit sur un temps long dont les racines les plus profondes nous ramènent à l'aube même des temps modernes, avec l'avènement de la ville baroque dès le XVIème siècle. En parcourant tout le processus jusqu'à nos jours, on voit alors se dessiner ces trois grandes étapes d'une course echevelée à la circulation dont on remontera le cours, en partant de la situation actuelle:
Comment en est-on arrivé là? C'est ici qu'il faut partir de ce facteur qui a joué un rôle clé dans cet étalement monstrueux des zones urbaines, qui nous amène donc à la question des transports. Et c'est là un processus qui s'inscrit sur un temps long dont les racines les plus profondes nous ramènent à l'aube même des temps modernes, avec l'avènement de la ville baroque dès le XVIème siècle. En parcourant tout le processus jusqu'à nos jours, on voit alors se dessiner ces trois grandes étapes d'une course echevelée à la circulation dont on remontera le cours, en partant de la situation actuelle:
-la ville baroque entre le XVI et XVIIIème siècle et la diffusion de l'hippomobile (véhicules tirés par les chevaux).
-la ville industrielle et l'avènement des chemins de fer au XIXème siècle.
- et finalement, la ville qui a fini de se dévorer elle-même avec la civilisation de l'automobile, à partir des années 1950.
Histoire de la ville qui se dévore elle-même
Le projet
La généralisation de l'usage de la bagnole dans les centres urbains a donc été le vecteur central par quoi se sont développées dans des proportions inédites les conurbations à partir de la seconde moitié du XXème siècle. C'est un sujet qu'avait abordé A. Gorz dans son texte, L'idéologie sociale de la bagnole, et dont on reprendra ici les principales lignes d'analyse pour comprendre la logique à l'oeuvre. Dans le contexte de la grande ville, la bagnole est l'objet type qui ne peut conserver sa valeur d'usage, permettre de se déplacer rapidement, qu'à la condition expresse de rester le privilège de quelques uns, comme c'était le cas au début de son invention lorsqu'elle constituait un luxe réservé aux bourgeois. L'antithèse, c'est, par exemple l'aspirateur: chacun peut en acquérir un sans qu'il perde sa valeur d'usage. La voiture appartient au contraire à la même catégorie des biens dits rivaux que la villa sur la Côte d'azur, des biens qui ne peuvent conserver leur valeur d'usage qu'à la condition de rester le privilège de quelques uns: aucun politicien, aussi démagogue soit-il, n'a jamais promis que chaque français pourrait un jour posséder une maison individuelle sur la Côte d'azur. Or, c'est ce qu'on a prétendu faire pour la bagnole, prétention qui se situe pourtant à ce niveau d'absurdité; car, à partir du moment où tout le monde se mettra à rouler en bagnole dans les villes, plus rien ne va circuler correctement et elle va perdre inexorablement sa valeur d'usage. On peut se donner un ordre de grandeur assez précis de cette diminution continue de la valeur d'usage des moyens de transport individuels en ville depuis un gros siècle en partant de la situation actuelle qui fait qu'un automobiliste, dans l'agglomération parisienne, circule à une moyenne de 6 kilomètres à l'heure, soit la vitesse qu'on obtient en marche rapide, comme le détaille dans l'extrait de cette conférence d'E. Verne, en partant du concept de contre-productivité tel qu'I. Illich l'avait élaboré:
L. Mumford, aux débuts des années 1960, présentait déjà ces données qui donne une bonne idée de la dévaluation sur un temps de long de l'usage des véhicules dans les zones urbaines:"En fait, temps de transport et prix de revient croissent sans cesse par suite du nombre toujours plus élevé de véhicules qui peuvent circuler à de grandes vitesses. D'après les résultats d'une enquête datant de 1907, les voitures à chevaux se déplaçaient à New York à une vitesse moyenne de 18, 5 km/h; actuellement on voit les automobiles se traîner quotidiennement à une moyenne de 10 km/h, et ce chiffre doit encore baisser du fait que la densité de l'habitat ne cesse d'augmenter."(L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 765) C'est, pour prendre les choses en sens interdit, la marche en arrière du Progrès.
L. Mumford pensait pouvoir expliquer cet échec patent de la façon dont on a développé les moyens techniques de transport par un facteur qui nous ramène justement à l'incapacité d'appréhender de façon différenciée les choses, ici en entretenant un culte rendu à la vitesse et à la puissance sans tenir compte des buts très variées en fonction desquels il faudrait les adapter:"Si l'on entend se promener en admirant un site urbain et en discutant, la vitesse de cinq kilomètres à l'heure est plus que suffisante; mais lorsqu'un chirurgien est appelé auprès d'un malade qui se trouve à une distance de mille cinq cents kilomètres, une vitesse de 500 km/h risque d'être trop lente." (ibid., p. 714) La question n'est donc pas du tout d'être pour ou contre le perfectionnement technique, ici pour ou contre l'acquisition de moyens de transport plus puissants et rapides, mais de savoir en faire un usage différencié en fonction de buts adaptés. Faute de l'avoir fait, on se retrouve alors dans les situations complètement absurdes, contre-productives, où la recherche de puissance et de vitesse finissent par se renverser dialectiquement dans leur contraire: l'impuissance et un ralentissement généralisé, nous ramenant à la vitesse de la marche à pied avec, en prime, une ville réduite en lambeaux et saturée de pollution. Comme l'expliquait aussi I. Illich, la recherche de plus de vitesse, passée une limite supérieure, devient contre-productive:"Le moyen le plus rapide de transporter cent mille personnes à une distance inférieure à 800 mètres est de leur permettre de parcourir le trajet à pied, et le moyen le plus lent serait de les faire monter dans des voitures individuelles. Si l'on interdisait les rues de Boston à la circulation des véhicules, les habitants pourraient se rassembler sur la place publique en moins d'une heure, en automobile il leur faudrait plusieurs heures, et encore la plupart seraient contraints d'abandonner leur véhicule impossible à garer pour arriver à destination." (ibid., p. 714-715) Ce qu'on observe d'ordinaire dans ce genre de cas c'est que les automobilistes vont à peu près tous confluer au même endroit pour se garer le plus près possible de leur lieu de destination, entraînant de monstrueux engorgements.
Le problème insoluble qui se pose alors est celui du décongestionnement des voies de circulation convergeant vers les centres urbains. La solution sera de l'ordre du remède de cheval, c'est-à-dire, une thérapie qui va achever le malade, soit ce qu'on a appelé ici la destruction des villes en temps de paix. Voyons précisément comment. Au centre, il va falloir libérer de plus en plus d'espace pour l'usage des bagnoles (non seulement pour construire de larges voies de circulation mais aussi des parkings et des garages) au détriment de l'habitat qui va alors devoir s'étaler vers la périphérie de plus en plus éloignée. On rentre alors typiquement dans un phénomène de boucle amplificatrice, car, de cette façon, les banlieusards, repoussés loin de tout, vont être nécessairement amenés à multiplier et allonger leurs déplacements pour rassembler les morceaux d'une vie éclatée aux quatre coins de la conurbation, ce qui amènera d'autant la circulation à augmenter et ainsi de suite. Ce qu'on a appelé les "cités-dortoirs" ne sont certes pas du tout des cités, au sens classique du terme, des entités autonomes politiquement comme l'étaient les cités grecques de l'antiquité; mais, elles sont en revanche bien des endroits où l'on y rentre juste le soir après ses occupations sociales de la journée dispersées dans l'espace.
Le problème de l'engorgement du trafic se démultiplie donc en s'étendant dans toutes les zones de la conurbation. On se donnera une bonne représentation de la densification de la circulation en agglomération parisienne, depuis les années 1970 jusqu'à nos jours, avec l'extrait de cette conférence de J.-M. Jancovici à l'Ecole des Mines (un haut lieu de formation de nos futurs ingénieurs), de 1h 49' 45" à 1 h 51' 05" (une mise en garde s'impose toutefois: les travaux de M. Jancovici contiennent une mine de données à exploiter pour tout ce qui tourne autour des questions d'énergie mais qu'il faut prendre avec beaucoup, mais vraiment beaucoup de recul, dès qu'il croit pouvoir en tirer une vision globale du monde social-historique humain, sans doute par manque de culture générale):
La solution d'étaler toujours plus les zones urbaines ne pouvait donc qu'aggraver le mal, en conduisant toujours plus de monde à circuler en tout sens, ce qui indique bien le niveau auquel le problème se situe:"Lorsqu'il devient impossible de distinguer les effets du remède de ceux de la maladie, on peut être sûr que le mal a des racines profondes." (ibid., p. 758) On croit que les transports à grande vitesse que prévoient de multiplier la Société du
I. Illich donnait une estimation évaluant dans une fourchette allant de 2 à 8 % à de sa vie sociale le temps qu'un habitant d'un pays non industrialisé consacre pour ses déplacements. C'est cinq à dix fois moins que dans les pays dits "développés". Qui perdra le moins de temps dans les transports? Celui qui se rend à son lieu de travail situé à 50 km de son domicile à la vitesse de 100 km/h dans une rame de RER? Ou celui qui s'y rend à pied en cinq minutes?
A ce point, on serait tenté de poser la question suivante:"Les responsables de cette dispersion ont-ils cru, en tentant par ce moyen de triompher de l'encombrement, qu'une utilisation illimitée de l'espace pourrait effectivement remplacer l'organisation d'une communauté structurée et planifiée?" (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 766) Le problème ne s'est certainement pas posé dans ces termes là pour "les responsables". Il faut le reformuler sur les plans aussi bien politique qu'économique pour apercevoir qu'ils convergeaient on ne peut mieux ensemble pour impulser cet urbanisme délirant.
Politiquement, le problème s'est plutôt posé dans les termes de parvenir justement à déstructurer les communautés de quartier qui formaient dans les villes les foyers à partir desquels les classes dangereuses avaient menées depuis les débuts de la civilisation industrielle des actions de type insurrectionnelle (1). De ce premier point de vue, un réaménagement de l'espace urbain en fonction des impératifs de circulation pouvait fournir une solution idéale. A ce point, il faut revenir en arrière pour bien apercevoir la cohérence des politiques d'urbanisme conduites sur un temps long. C'est une stratégie délibérée, consciemment planifiée, qui avait été amorcée dès le XIXème siècle en réponse à ce péril qui avait atteint son point culminant avec la Commune insurrectionnelle du petit peuple de Paris en 1871. L'urbaniste en chef à cette époque était le baron Haussmann, qui avait admis ouvertement dans ses Mémoires ces objectifs politiques, et dont il est convenu aujourd'hui, par le véhicule de la propagande officielle, de saluer les grands travaux de modernisation de la ville. Il n'avait fait en cela que poursuivre les travaux entrepris dès 1852 suivant les directives de Napoléon III, lui-même hanté par les insurrections populaires de 1830, 1832 et 1848. On voit très bien ici la remarquable continuité, sur un sujet aussi important que celui-ci, entre un régime de droite, celui du Second Empire, et un de gauche, la IIIème République, pour poursuivre fondamentalement les mêmes objectifs de réaménagement urbain; il a ainsi toujours existé une solide base d'accord entre ces deux camps politiques pour admettre que le péril commun à conjurer, était avant tout celui des classes dangereuses, la cariatide, se coalisant dans les quartiers pour menacer de renverser les classes dominantes (la "cariatide" était le terme qu'employait V. Hugo, l'un des rares intellectuels à avoir pris sa défense, pour désigner le petit peuple asservi et miséreux des villes). Sous la direction du baron Haussmann, ce qu'on a veillé à faire, c'est d'une pierre deux coups: fluidifier la circulation par la construction de grandes artères traversant la ville, ce qui permettait par la même occasion de désamorcer le potentiel insurrectionnel des quartiers dangereux de Paris, avec sa grille extrêmement dense de petites rues communiquant entre elles qui constituait le cadre idéal pour organiser un réseau de barricades très compliquées à endiguer pour les forces de l'ordre. Ces grandes artères faites pour la circulation allaient du même coup finir de charcuter les quartiers dangereux. L'exemple type de ce nouvel urbanisme, effectivement très ingénieux, si on se place du point des pouvoirs établis, qui méritait bien qu'on fit au baron sa gloire posthume, c'est le tracé du boulevard Saint-Michel détruisant l'unité organique du quartier latin:"Ainsi le baron Haussmann, en traçant le boulevard Saint-Michel, cette morne et bruyante artère, séparait en deux tronçons le Quartier latin qui, depuis le Moyen Age, constituait une entité presque autonome. Pour soigner, il n'employait que la méthode la plus brutale: l'amputation (...) Pour augmenter la densité de circulation sur des larges avenues rectilignes, il sacrifiait délibérément l'atmosphère du quartier, son caractère historique et ses intrications humaines complexes." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 541)
A ce point, on serait tenté de poser la question suivante:"Les responsables de cette dispersion ont-ils cru, en tentant par ce moyen de triompher de l'encombrement, qu'une utilisation illimitée de l'espace pourrait effectivement remplacer l'organisation d'une communauté structurée et planifiée?" (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 766) Le problème ne s'est certainement pas posé dans ces termes là pour "les responsables". Il faut le reformuler sur les plans aussi bien politique qu'économique pour apercevoir qu'ils convergeaient on ne peut mieux ensemble pour impulser cet urbanisme délirant.
Politiquement, le problème s'est plutôt posé dans les termes de parvenir justement à déstructurer les communautés de quartier qui formaient dans les villes les foyers à partir desquels les classes dangereuses avaient menées depuis les débuts de la civilisation industrielle des actions de type insurrectionnelle (1). De ce premier point de vue, un réaménagement de l'espace urbain en fonction des impératifs de circulation pouvait fournir une solution idéale. A ce point, il faut revenir en arrière pour bien apercevoir la cohérence des politiques d'urbanisme conduites sur un temps long. C'est une stratégie délibérée, consciemment planifiée, qui avait été amorcée dès le XIXème siècle en réponse à ce péril qui avait atteint son point culminant avec la Commune insurrectionnelle du petit peuple de Paris en 1871. L'urbaniste en chef à cette époque était le baron Haussmann, qui avait admis ouvertement dans ses Mémoires ces objectifs politiques, et dont il est convenu aujourd'hui, par le véhicule de la propagande officielle, de saluer les grands travaux de modernisation de la ville. Il n'avait fait en cela que poursuivre les travaux entrepris dès 1852 suivant les directives de Napoléon III, lui-même hanté par les insurrections populaires de 1830, 1832 et 1848. On voit très bien ici la remarquable continuité, sur un sujet aussi important que celui-ci, entre un régime de droite, celui du Second Empire, et un de gauche, la IIIème République, pour poursuivre fondamentalement les mêmes objectifs de réaménagement urbain; il a ainsi toujours existé une solide base d'accord entre ces deux camps politiques pour admettre que le péril commun à conjurer, était avant tout celui des classes dangereuses, la cariatide, se coalisant dans les quartiers pour menacer de renverser les classes dominantes (la "cariatide" était le terme qu'employait V. Hugo, l'un des rares intellectuels à avoir pris sa défense, pour désigner le petit peuple asservi et miséreux des villes). Sous la direction du baron Haussmann, ce qu'on a veillé à faire, c'est d'une pierre deux coups: fluidifier la circulation par la construction de grandes artères traversant la ville, ce qui permettait par la même occasion de désamorcer le potentiel insurrectionnel des quartiers dangereux de Paris, avec sa grille extrêmement dense de petites rues communiquant entre elles qui constituait le cadre idéal pour organiser un réseau de barricades très compliquées à endiguer pour les forces de l'ordre. Ces grandes artères faites pour la circulation allaient du même coup finir de charcuter les quartiers dangereux. L'exemple type de ce nouvel urbanisme, effectivement très ingénieux, si on se place du point des pouvoirs établis, qui méritait bien qu'on fit au baron sa gloire posthume, c'est le tracé du boulevard Saint-Michel détruisant l'unité organique du quartier latin:"Ainsi le baron Haussmann, en traçant le boulevard Saint-Michel, cette morne et bruyante artère, séparait en deux tronçons le Quartier latin qui, depuis le Moyen Age, constituait une entité presque autonome. Pour soigner, il n'employait que la méthode la plus brutale: l'amputation (...) Pour augmenter la densité de circulation sur des larges avenues rectilignes, il sacrifiait délibérément l'atmosphère du quartier, son caractère historique et ses intrications humaines complexes." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 541)
En marron, boulevards et avenues qui existaient avant les transformations haussmanniennes / en noir, boulevards et avenues construits selon le plan haussmannien. Pour des précisions, voir, Cartographie de la Commune de Paris 1871. |
C'est ce qu'il faut bien intégrer: avant le début de ces grands travaux de réaménagement, les quartiers d'une ville comme Paris, constituaient des sortes de cités dans la cité dont chacune fonctionnait de façon très autonome et au sein duquel pouvait se tisser un réseau très dense de relations sociales entre des gens amenés à se fréquenter quotidiennement: bref, l'antithèse complète de la "cité-dortoir". C'est grâce à cette vie de quartier que la classe ouvrière a pu se constituer en classe existant pour soi, consciente de ses intérêts et de la force collective qu'elle représente:" (...) dans une cité comme Paris (...) l'enquête d'une équipe de sociologues (...) a montré qu'un quartier ouvrier pouvait vivre d'une vie autonome, non moins isolée du monde extérieur que celle d'un petit village situé à quelques centaines de kilomètres de la place de la Concorde." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 705) C'est là un héritage que les ouvriers de l'industrie avaient recueillis de la ville du Moyen Age, dans laquelle chaque quartier avait son marché, son église, son circuit d'approvisionnement en eau potable par des puits et des fontaines, qui fait qu'à peu près toute la couverture des besoins de la population était assurée en son sein sans avoir à se déplacer aux quatre coins de la ville. Et cette configuration n'a rien d'exceptionnelle: on a vu, dans la partie précédente, que les cités républicaines de l'ancienne civilisation méso-américaine, comme Tlaxcallan, était construite sur une modèle semblable, organisée en quartiers bien délimités les uns des autres, par opposition au modèle de la cité impériale structurée autour des lieux du pouvoir.
C'est donc à l'échelle de ces quartiers populaires qu'ont pu se constituer ces façons d'être-ensemble qui ont été le coeur de la socialité ouvrière pour en faire ces classes dangereuses du point de vue des pouvoirs établis. Le réaménagement urbain inauguré par le baron Haussmann marque véritablement un nouveau seuil franchi dans le cadre du développement de la civilisation urbaine moderne dont l'unité de base n'est plus le quartier destiné à être habité, mais les voies faites pour circuler: les 68 gares en projet pour le Grand Paris la conurbation de la région parisienne permettent de se faire une bonne idée de l'ampleur que le phénomène est encore appelée à prendre: on n'a encore rien vu, mes braves gens! Mais, une gare est, par définition, un lieu de transit, où les gens ne sont pas appelés à demeurer pour nouer et entretenir des liens entre eux. Une colle: trouver deux personnes qui ont un jour établi une relation durable dans une rame de métro? Il suffit d'en observer une, avec des gens tirant généralement des gueules d'enterrement, quand il ne sont pas occupés le plus souvent à s'affairer sur leur écran de smartphone (un dispositif tout à fait génial entérinant radicalement la séparation de chacun avec tous dans les espaces de transit) pour comprendre que ça va être très compliqué.
Voilà qui conduit à se reporter, avant même l'avènement de la bagnole, à la seconde étape du développement de la civilisation urbaine moderne reconfigurée pour la circulation. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, la révolution du chemin de fer avait déjà enclenché une deuxième étape dans le processus suivant les exigences de la circulation des trains de marchandises et de populations humaines, quitte à estropier l'habitation des villes:"Les ingénieurs des chemins de fer firent toutes les erreurs possibles en urbanisme: pour eux, les déplacements des trains primaient largement sur les desseins humains que ce mouvement pouvait réaliser. Le gaspillage de l'espace par l'installation de gares de triage au coeur de la cité ne faisait qu'avancer son extension vers l'extérieur; et celle-ci, stimulant le trafic ferroviaire, entraînait un profit qui semblait justifier les erreurs commises." (ibid., p. 660-661) On voit clairement s'enclencher déjà ici le phénomène de boucle amplificatrice qui amènera à multiplier les voies de circulation en devant étaler les zones urbaines toujours plus loin vers la périphérie pour faire place nette à l'immense espace que nécessite l'aménagement des gares de triage dans le centre de la ville, pour y charger, décharger et entreposer les stocks de marchandises: la circulation augmente en retour la circulation. Le
réaménagement de l'espace urbain en fonction des voies ferroviaires
s'entrecroisant dans tous les sens, convergeant vers les gares pour se
disperser dans toutes les directions avait (dé)formé une "ville"
très bizarre, dont on se demande bien en quel sens elle pouvait encore
être habitable, comme la question ressortait de façon flagrante dans le
nouvel urbanisme de Philadelphie aux Etats-Unis qui présentait déjà cet
aspect au début des années 1960:"La ville n'était plus qu'un agrégat
de fragments de territoire dévasté, aux formes étranges, essaimé dans
les intervalles de voies ferrées, des usines, des entrepôts et des
décharges (...) Les dépôts coupaient les artères naturelles de la ville
et séparaient sans recours les quartiers; parfois, comme à Philadelphie,
ils constituaient une véritable muraille de Chine." (L.
Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 660) On ne peut mieux observer
sur un cas comme celui-ci combien cet urbanisme organise la séparation,
l'émiettement de la vie sociale, au nom des impératifs de la
circulation des marchandises et des populations.
Ce réaménagement se justifiait donc, non seulement d'un point de vue politique, mais aussi économique: en accélérant la circulation des marchandises, l'accumulation du capital pouvait tourner à pleine régime par les marges de profit dégagés. Cette logique qui soumet l'habitation à la circulation correspond rigoureusement à l'inversion qui fait passer d'une économie marchande simple (MAM') à l'économie marchande capitaliste (AMA'): de l'une à l'autre, c'est la valeur d'échange qui commandera la valeur d'usage, suivant donc la loi d'un rapport inversement proportionnel: plus l'espace urbain sera aménagé pour la circulation moins il pourra remplir ses fonctions d'habitation, phénomène qui franchira un nouveau seuil avec l'avènement du règne de la bagnole.
Examinons de plus près ce qui a motivé économiquement cette inversion au niveau le plus visible des profits colossaux qui ont pu être réalisés par les géants gravitant autour de l'industrie des transports de cette façon. On le détaillera ici en repartant justement de la dernière phase de l'ère d'une civilisation urbaine conçue à partir des impératifs de la circulation, celle inaugurée par la civilisation des bagnoles. Il serait très naïf de croire que la propagation de la bagnole dans les villes s'est faite de soi-même, comme si les gens se seraient rués dessus spontanément en trouvant ça génial. Ce n'est pas du tout ainsi que les choses se sont passées mais d'après une stratégie soigneusement mise au point par ces géants de l'industrie pour progressivement imposer à tous la civilisation de la bagnole. Les Etats-Unis, qui ont servi de modèle pour les autres pays industrialisés, apportent les éléments de réponse pour se faire une idée assez précise de la façon dont la bagnole a progressivement envahi les villes pour finir de les dévorer. C'est un cas d'école particulièrement instructif pour lever le voile sur les techniques détournées par lesquelles encore aujourd'hui les grandes compagnies arrivent à imposer patiemment, pas à pas, insidieusement, leurs intérêts au monde entier, désamorçant ainsi tout le potentiel de contestation qui ne manquerait pas d'exploser si elles procédaient de façon trop directe et abrupte pour imposer à la valeur d'usage l'impératif de la valeur d'échange:"On est en droit de se demander comment et pourquoi le tramway, qui est un moyen de transport commode, sûr et infiniment plus écologique que la voiture et le moteur à combustion, a disparu des grandes villes américaines au milieu des années 1950, alors qu'il y était solidement et depuis longtemps installé. La réponse tient en un mot: l'automobile. On a en effet délaissé le tramway afin de faire la promotion de la voiture individuelle à laquelle certains voulaient ouvrir les villes. Qui donc? Dès les années 1920, General Motors, Firestone et la Standard Oil de Californie se sont attelés à la tâche de convaincre l'opinion publique d'opter, en matière de transport urbain, pour une solution polluante, inefficace et extrêmement coûteuse. L'intermédiaire était alors une entreprise écran, la National City Lines qui, progressivement, acheta et contrôla les compagnies qui possédaient les tramways dans des dizaines de villes (...); on procéda ensuite à leur démantèlement progressif, au profit d'autobus achetés par un fournisseur appartenant au trio GM, Firestone et Standard Oil; enfin, et en parallèle, on mènera une action politique par le National Highway Users Conference afin de promouvoir, avec succès, la construction d'autoroutes. Le programme durera trois décennies au terme desquelles les tramways des villes seront remplacés par les voitures individuelles et les autobus. En 1959, découvertes, les compagnies impliquées seront traduites en justice. Reconnues coupables de conspiration criminelle, elles devront acquittées une amende de ... 5 000 dollars (sic)" (N. Baillargeon, Préface à, E. Bernays, Propaganda, comment manipuler l'opinion en démocratie, p. 21) Tout y est pour donner une bonne idée du fonctionnement des institutions politico-judiciaire dans un pays qu'on a pu vanter, comme la philosophe H. Arendt, qui, il faut bien le reconnaître, avait perdu sa lucidité sur cette question là, comme un modèle de fonctionnement bien huilé du principe de séparation des pouvoirs, cher à Montesquieu, censé éviter qu'un pouvoir ne devienne hégémonique. Premièrement, la collusion du pouvoir judiciaire et économique: cette façon de rendre la justice tient évidemment d'une mauvaise blague. Et, pour ce qui est de l'indépendance du pouvoir politique, L. Mumford, qui écrivait son ouvrage à l'époque où la conspiration venait d'être découverte, quand le mal était déjà fait, sans possibilité de retour en arrière, y dénonçait la collusion entre le secteur privé des grandes firmes de l'industrie des transports et la puissance publique:"Nos ingénieurs en transport et nos autorités municipales (...) se sentant dans l'obligation d'aider au développement de General Motors, même si un chaos général en résulte, ont participé à une conspiration ouverte pour démanteler toutes formes de transports nécessaires à un bon fonctionnement et ont réduit nos possibilités à cette voiture individuelle et l'avion." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p.715) Ainsi a pu s'accomplir l'avènement du règne tout-puissant de la bagnole qui a commandé le franchissement d'un nouveau seuil dans l'étalement des conurbations:"La dictature de l'automobile (...) s'est inscrite dans le terrain avec la domination de l'autoroute, qui disloque les centres anciens et commande une dispersion toujours plus poussée." (G. Debord, La société du spectacle, 174)
Et pourtant, parler de "dictature" de la bagnole en fera sursauter plus d'un, tous ceux en fait, nombreux, pour qui elle conserve, malgré toutes ses nuisances s'étalant au grand jour, un fantastique pouvoir de séduction. De fait, on s''attaque ici à un objet-fétiche de notre temps au risque d'en fâcher plus d'un. Comment peut-on rendre compte du fait que la dévalorisation de la bagnole du point de vue de sa valeur d'usage qui est pourtant patente n'a pas pour autant entraîner sa dépréciation dans l'imaginaire des populations urbaines? Deux raisons de fond nous semblent devoir être invoquées. Il y a d'abord incontestablement l'ivresse qu'elle peut procurer d'un sentiment de puissance: dans les conditions où l'on peut rouler à pleine vitesse sur une autoroute, nous nous retrouvons au commande d'un engin qui nous procure la puissance de dizaines de chevaux par simple pression sur une pédale d'accélérateur. Et cette remarque vaut plus largement pour le fantastique pouvoir de séduction du machinisme alimenté aux énergies fossiles qui a permis de mettre au service de chacun une puissance dont on ne se rend pas bien compte généralement. La série des exemples que donne ici J.-M. Jancovici, par ordre de gradation dans l'augmentation de la puissance, permet de s'en donner un bon ordre de grandeur, de 39' 30" jusqu'à 46'10":
Certes. Mais comme on l'a clairement établi, ce sentiment de puissance est parfaitement illusoire dans les conditions d'une ville et la puissance en question se renverse finalement en impuissance, avec tous les dégâts sociaux-écologiques qui en résultent par la même occasion. Il doit donc y avoir encore un autre facteur qui rentre en jeu pour rendre compte de la séduction que la bagnole continue d'exercer en dépit de la dévalorisation de sa valeur d'usage dans les conditions d'une civilisation conurbaine. Il faut bien tenir compte aussi de sa valeur symbolique, soigneusement entretenue par la propagande consumériste: une bagnole est aujourd'hui pour beaucoup, autant, sinon même d'avantage, un marqueur social pour se faire valoir, qu'un objet simplement utilitaire. Et c'est bien sûr General Motors qu'on retrouvera à l'avant-garde de ce phénomène, quand son PDG, A. Sloan avait compris, dès les années 1920, au moment même où était enclenchée la conspiration de l'industrie des transports dans laquelle il trempa, qu'il fallait aller au-delà de la démarche de H. Ford qui se contentait grossièrement de vendre sa Ford T comme un simple objet utilitaire. A. Sloan, en diversifiant la gamme de ses modèles suivant les catégories sociales, pour les renouveler aussi souvent que possible, avec une vaste couverture publicitaire à l'appui, a véritablement impulsé la dynamique du capital symbolique de la bagnole dont nous ne sommes toujours pas sortis à ce jour.
De surcroît, il faut bien prendre la mesure de l'enracinement historique du phénomène d'inversion qui a conduit à aménager l'espace urbain pour la circulation au détriment de l'habitation en remontant à ses origines cette fois. Comme on l'avait signalé, bien avant l'avènement des chemins de fer, c'est dès les débuts de l'époque baroque, à l'aube des temps modernes, au XVIème siècle, que la ville avait commencé lentement sa mue avec la construction des grandes avenues rectilignes convergeant vers les centres du pouvoir. Dès ce moment là, les impératifs de la circulation ont commencé prendre le pas sur les aménagements conçus à l'origine pour l'habitation. Déjà, pour les urbanistes de cette époque, "l'unité fondamentale du plan n'était plus le quartier ou le faubourg, mais la rue." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 545) C'est à cette époque que commence à se généraliser l'usage des véhicules hippomobiles (tirés par des attelages de chevaux) dans les villes accélérant d'un coup la vitesse de circulation avec tous les risques d'accidents que cela comportait qui ne manquèrent pas de se produire. Le problème de la sécurité routière, dont on n'a toujours pas vu le bout, a commencé sérieusement à se poser dès ce moment là. Et les résistances qui ont pu se manifester ont donc finalement été, petit à petit, écartées:"En France, en 1563, une requête du Parlement demandait que toute circulation des véhicules soit interdite dans les rues de la capitale; au XVIIIème siècle se produisaient encore des protestations similaires. Les critiques durent s'incliner cependant devant les avantages que procuraient les transports rapides." (ibid., p. 519) Il faut tenir compte du fait que les rues étroites de la ville médiévale n'avaient pas du tout été conçues pour le passage de ces moyens de transport qui allaient se développer à partir du XVIème siècle. L'alternative était claire: ou il fallait les interdire ou on devait reconfigurer la ville pour leur laisser le passage. On sait dans quel sens la question a été tranchée, le problème étant qu'en la matière, nous avons depuis regagné en lenteur à force de vouloir augmenter toujours plus la vitesse et la puissance au-delà de seuils critiques, comme l'avait bien fait ressortir I. Illich.
Aujourd'hui, avec le problème insoluble que pose les problèmes de circulation, suivant le phénomène de boucle amplificatrice qu'engendrent les solutions mises en oeuvre pour décongestionner le trafic, il ne reste plus qu'à multiplier les réseaux de transport collectif qui ne règleront de toute façon rien et ne feront qu'ajouter au processus de désintégration de la vie sociale urbaine déjà bien avancé. Dans des cas de genre, ce à quoi on assiste toujours c'est à un phénomène d'empilement qui fait qu'une chose n'en remplace pas une autre mais s'ajoute à elle. On l'observe pour l'exploitation des énergies: quand une nouvelle est exploitée, elle s'ajoute aux autres, sans les remplacer. Pour l'observer sur un temps long, entre 1860 et 2018, voir, à 47', la conférence de J.-M. Jancovici faite à l'Ecole centrale de Nantes:
C'est le même phénomène qui se reproduit pour les dispositifs de moyen de communication de masse: le temps passé devant les écrans de portable s'empile sur celui passé à regarder les émissions télévisées, alors que d'aucuns croyaient naïvement qu'il allait s'y substituer. De façon beaucoup plus réaliste, le Syndicat national de la publicité télévisée voit les choses tout autrement, bien entendu pour s'en réjouir:"Partout à tout instant, sur tous les écrans!" (Cité par M. Desmurget, TV lobotomie, p. 44) Dans le cas qui nous occupe, les transports collectifs sont destinés, suivant la même logique, à s'empiler sur l'usage des bagnoles individuelles, le tout alimenté par l'empilement des énergies exploitées, bien entendu. L'essentiel est là quand on appréhende le monde en capitaliste suivant la logique AMA' soumettant la valeur d'usage à la valeur d'échange: avec de tels empilements, c'est la richesse nationale qui augmente d'autant, le PIB, c'est-à-dire la sacro-sainte croissante qui fournit l'indicateur fondamental de la bonne santé d'une économie.
Au bout du compte, le phénomène de boucle amplificatrice tel que nous en avons détaillé la logique ici, amenant la circulation à augmenter la circulation conduit à penser le processus de destruction des villes en temps de paix qui en résulte conformément à l'antique symbole de l'Ourouboros, le serpent qui se mange la queue, parfois repris dans des rituels sataniques:
Ce symbole traduit au mieux le processus par lequel la ville en vient à se dévorer elle-même, soit, ce à quoi revient, en fin de compte, une conurbation,"la dissolution générale qui a conduit ainsi la ville à se consommer elle-même." (G. Debord, La société du spectacle, 175) Cette autophagie fait d'une conurbation un gigantesque chantier en perpétuel réaménagement à mesure qu'elle doit s'étendre toujours plus, stimulant par là l'activité économique qui est devenue à elle-même son propre but:"La cité elle-même dévore sa propre substance, car le réceptacle doit se renouveler aussi rapidement que son contenu." (L. Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 759) (à suivre...)
(1) Quand on parle de "classes dangereuses" une
précision s'impose. On ne fait évidemment que reprendre le vocabulaire
qui est celui des classes dominantes. Et, il faut bien prendre garde de
ne pas le faire en amalgamant des choses très différentes, comme elles
procèdent le plus facilement du monde. Il y a au sein de ces classes
dites "dangereuses" deux sous classes complètement opposées l'une
à l'autre. Celle qui est, au sens strict du terme, véritablement
dangereuse pour les pouvoirs établis car elle porte en elle un projet
politique de liberté, tel qu'on en a décrit les grands linéaments dans
la partie précédente. Et d'autre part, la sous-classe du lumpenprolétariat,
qui est pour le coup un repère de criminels potentiels ayant
parfaitement intégrés à leur niveau les valeurs fondamentales de la
bourgeoisie: l'appât du gain et l'égoïsme (voir, pour des précisions, ce
qui en a été dit de cette sous-classe à la fin de la partie précédente). Elle est du coup nettement moins "dangereuse" et
peut beaucoup plus facilement être assimilée par le haut de la pyramide
sociale, qui se retrouve au fond bien en elle. Ainsi se brouille aussi
drôlement la distinction que la bourgeoisie avait cru bon de faire
depuis le XIXème siècle entre la "canaille", terme qu'elle
employait pour désigner indistinctement ces classes dangereuses
menaçant sa domination et le qualificatif par lequel elle
s'auto-désignait comme composant la classe des "honnêtes gens".
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