Dernière mise à jour, le 01-04-2018
La neutralité initiale des socialistes
L'affaire Dreyfus n'est, en elle-même, qu'un banal fait divers qui tiendra en haleine l'opinion publique de 1894 à son épilogue en 1906. Un officier juif de l'armée française est accusé à tort d'avoir livré des secrets militaires aux Allemands. L'importance de cette affaire vient du fait qu'elle va cristalliser autour d'elle le conflit politique bleu-blanc-rouge et conduire à une reconfiguration bipolaire du paysage politique annonçant ce qu'il deviendra au XXème siècle. En ce sens,"l'affaire Dreyfus peut être comparée fort bien à une révolution politique..." (G. Sorel, La décomposition du marxisme, p. 43) Au point de départ, la position des socialistes consiste à adopter très généralement une attitude de neutralité conforme à la tripolarisation du champ politique qui prévalait jusque là: cette affaire a d'abord été perçue, par eux, comme un conflit opposant deux fractions des classes possédantes de la société qu'ils renvoyaient dos-à-dos: les réactionnaires anti-dreyfusards de droite (les blancs), et les dreyfusards de la bonne bourgeoisie libérale et républicaine de gauche (les bleus)
Encore, le 18 janvier 1898, "le groupe parlementaire socialiste publiera un manifeste [...] se terminant par l'appel célèbre:"Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun clan de cette guerre civile bourgeoise!"" (cité par Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 187) La même année, Pouget, l'un des fondateurs du syndicalisme rouge en France pouvait écrire dans le journal du Père Peinard au mois de janvier que "la question Dreyfus [le] laissait froid, et dans le numéro, suivant il s'adressait ainsi aux libertaires:"Soyons nous-mêmes! Ni dreyfusiens ni esterhaziens [les antidreyfusiens]."" (Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 22) Voilà, par exemple, comment un socialiste comme J. Guesde percevait encore Dreyfus en 1900, juste après qu'une partie des socialistes se soient rangés de son côté, et qui montre une autre constante des premiers socialismes, l'antimilitarisme:" il y a une victime particulière qui a droit à une campagne spéciale et à une délivrance isolée ; cette victime-là, c'est un des membres de la classe dirigeante, c'est un capitaine d'état-major - c'est l'homme qui, en pleine jeunesse, fort d'une richesse produit du vol opéré sur les ouvriers exploités par sa famille et libre de devenir un homme utile, libre de faire servir la science qu'il doit à ses millions au bénéfice de l'humanité, a choisi ce qu'il appelle la carrière militaire. Il s'est dit : “ Le développement intellectuel que j'ai reçu, les connaissances multiples que j'ai incarnées, je vais les employer à l'égorgement de mes semblables.” Elle était bien intéressante, cette victime-là." (Guesde, Les deux méthodes) On voit bien aussi qu'il n'y a pas la moindre trace d'antisémitisme dans l'argumentaire de Guesde pour envoyer paître Dreyfus alors qu'il est de coutume, dans la version habituellement véhiculée autour de cette affaire, d'attribuer cette tare à ceux qui ne se sont pas rangés du côté de l'officier juif. Dans le fond, on déforme énormément cette affaire, en ne pouvant comprendre tout ce qu'elle met en jeu, quand on la présente simplement comme un affrontement entre deux blocs, le camp du Bien, les gentils républicains de gauche, contre le camp du Mal, les infâmes fascistes de droite.
La neutralité initiale des socialistes
L'affaire Dreyfus n'est, en elle-même, qu'un banal fait divers qui tiendra en haleine l'opinion publique de 1894 à son épilogue en 1906. Un officier juif de l'armée française est accusé à tort d'avoir livré des secrets militaires aux Allemands. L'importance de cette affaire vient du fait qu'elle va cristalliser autour d'elle le conflit politique bleu-blanc-rouge et conduire à une reconfiguration bipolaire du paysage politique annonçant ce qu'il deviendra au XXème siècle. En ce sens,"l'affaire Dreyfus peut être comparée fort bien à une révolution politique..." (G. Sorel, La décomposition du marxisme, p. 43) Au point de départ, la position des socialistes consiste à adopter très généralement une attitude de neutralité conforme à la tripolarisation du champ politique qui prévalait jusque là: cette affaire a d'abord été perçue, par eux, comme un conflit opposant deux fractions des classes possédantes de la société qu'ils renvoyaient dos-à-dos: les réactionnaires anti-dreyfusards de droite (les blancs), et les dreyfusards de la bonne bourgeoisie libérale et républicaine de gauche (les bleus)
Encore, le 18 janvier 1898, "le groupe parlementaire socialiste publiera un manifeste [...] se terminant par l'appel célèbre:"Prolétaires, ne vous enrôlez dans aucun clan de cette guerre civile bourgeoise!"" (cité par Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 187) La même année, Pouget, l'un des fondateurs du syndicalisme rouge en France pouvait écrire dans le journal du Père Peinard au mois de janvier que "la question Dreyfus [le] laissait froid, et dans le numéro, suivant il s'adressait ainsi aux libertaires:"Soyons nous-mêmes! Ni dreyfusiens ni esterhaziens [les antidreyfusiens]."" (Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 22) Voilà, par exemple, comment un socialiste comme J. Guesde percevait encore Dreyfus en 1900, juste après qu'une partie des socialistes se soient rangés de son côté, et qui montre une autre constante des premiers socialismes, l'antimilitarisme:" il y a une victime particulière qui a droit à une campagne spéciale et à une délivrance isolée ; cette victime-là, c'est un des membres de la classe dirigeante, c'est un capitaine d'état-major - c'est l'homme qui, en pleine jeunesse, fort d'une richesse produit du vol opéré sur les ouvriers exploités par sa famille et libre de devenir un homme utile, libre de faire servir la science qu'il doit à ses millions au bénéfice de l'humanité, a choisi ce qu'il appelle la carrière militaire. Il s'est dit : “ Le développement intellectuel que j'ai reçu, les connaissances multiples que j'ai incarnées, je vais les employer à l'égorgement de mes semblables.” Elle était bien intéressante, cette victime-là." (Guesde, Les deux méthodes) On voit bien aussi qu'il n'y a pas la moindre trace d'antisémitisme dans l'argumentaire de Guesde pour envoyer paître Dreyfus alors qu'il est de coutume, dans la version habituellement véhiculée autour de cette affaire, d'attribuer cette tare à ceux qui ne se sont pas rangés du côté de l'officier juif. Dans le fond, on déforme énormément cette affaire, en ne pouvant comprendre tout ce qu'elle met en jeu, quand on la présente simplement comme un affrontement entre deux blocs, le camp du Bien, les gentils républicains de gauche, contre le camp du Mal, les infâmes fascistes de droite.
Ce
n'est que tardivement, pas avant 1899, à mesure que va grandir la
menace d'un coup d'Etat venant de la droite réactionnaire, que la
question d'une coalition interclassiste avec les bleus va se poser dans
les rangs socialistes. Et même là, cette question sera loin de faire l'unanimité chez eux.
Les deux fleuves divergeants du socialisme
De la même façon que les composantes blanche et bleu du drapeau national, la composante rouge n'a jamais été un bloc homogène, mais a été agitée par divers courants qui ont pu s'opposer les uns aux autres, et particulièrement concernant l'attitude à adopter à propos de l'affaire Dreyfus, C'est l'enjeu fondamental et âprement discuté au Congrès de la IIème Internationale qui se tient en 1904 à Amsterdam.
Avant toute chose, ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il y avait une première grande division entre deux versions antagonistes du socialisme à cette époque (dont on peut retrouver la trace dès l'origine du mouvement: voir la dialectique rouge-blanc dans la poartie précédente), ce qui a évidemment contribué, de façon décisive, à affaiblir le mouvement par cette division en son sein. D'une part, ce que l'on a pu appeler un socialisme autoritaire d'Etat, animé par l'idée que les masses ont besoin d'une avant-garde de chefs pour les guider et les organiser afin d'instaurer le socialisme. C'est une forme du socialisme qui cherche à s'instituer par le haut, de façon hiérarchique dont le léninisme fournira le modèle au XXème siècle. A cela il faut opposer un socialisme de liberté, qui, tout au contraire, vise à l'abolition des hiérarchies. Il cherchera à s'instituer par le bas, à partir de l'action en commun des gens ordinaires. Nous sommes ici au coeur de la grande tension qui fera éclater les forces rouges du socialisme en deux fleuves divergeants et qui finiront par s'opposer en un conflit mortel, dont l'illustration historique la plus importante et dramatique a été la Révolution russe de 1917. Au tout début de l'affaire Dreyfus, un socialiste hollandais comme Nieuwenhuis pouvait encore résumer la situation ainsi:" Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise profonde. Dans tous les pays se révèle la même divergence de conception; dans tous les pays deux courants se manifestent : on pourrait les intituler parlementaire et antiparlementaire, ou parlementaire et révolutionnaire, ou encore autoritaire et libertaire." ( Nieuwenhuis, Le socialisme en danger?, 1894) Le premier est donc de type parlementaire, c'est-à-dire qu'il s'inscrit dans le système de la représentation incarné dans les partis politiques. On voit tout de suite, si l'on se rappelle de la partie précédente, qu'en réalité, le système de la représentation n'est pas démocratique. Choisir d'inscrire son action dans ce cadre, c'est donc tacitement admettre qu'on accepte les règles du jeu politique fixées par la bourgeoisie républicaine. Conséquence: le socialisme ainsi pratiqué sera sur la voie de son absorption progressive par les institutions que cette bourgeoisie a forgé dans le cadre d'un projet alternatif à la démocratie. A l'opposé, le courant libertaire authentiquement révolutionnaire constituera la voie y menant, en créant ses propres formes institutionnelles, comme les coopératives ou les conseils.
L'importance de l'affaire Dreyfus ici est qu'elle va donc contribuer a faire éclater ces courants divergents du socialisme par l'adoption de positions opposées les unes aux autres sur l'attitude à adopter.
Les trois factions socialistes pendant l'affaire Dreyfus
La position des socialistes libertaires
Commençons donc par le courant du socialisme de liberté. Massivement, celui-ci conservera son attitude de neutralité au nom du principe, bonnet-blanc blanc-bonnet, renvoyant dos-à-dos, les partisans de Dreyfus de gauche et ses ennemis de droite comme appartenant, dans le fond, à la même classe sociale exploiteuse. C'est pourquoi, Pouget, l'une des figures emblématiques, en France, de ce courant, conservera jusqu'au bout son attitude de neutralité que nous avons commencé par évoquer au début.
De façon beaucoup plus générale, ce courant refusera, par principe, au nom de son idéal révolutionnaire de liberté, toute participation active au système de la représentation politique instituée par la bourgeoisie révolutionnaire. Ce n'est pas sur le terrain politique du jeu des partis et des élections que l'on peut travailler à l'avènement du socialisme, mais sur le terrain quotidien de la lutte sociale. Pouget s'en tenait toujours fermement à ce principe:"C'est une révolution sociale et non une révolution politique que nous devons faire. Ce sont là deux phénomènes distincts et les tactiques qui conduisent à l'une détournent de l'autre. Pour le but que nous poursuivons, toute dispersion sur le terrain politique est un élément de propagande détourné de son but utile." (Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 109) Le mouvement socialiste révolutionnaire s'engagerait dans une impasse fatale en prétendant mener son action sur le plan de la représentation politique, qui, par principe, dépossède de tout pouvoir effectif les classes laborieuses. C'était aussi la position de Proudhon, partisan d'organisations ouvrières indépendantes fondées sur la mutualité et la coopération, refusant toute participation au jeu de la représentation politique dans les parlements. S'il reconnaissait, malgré tout, au mouvement ouvrier la possibilité éventuelle de déposer ses propres candidatures aux élections, il n'en recommandait pas moins l'abstention devant ce qu'il appelait "l'illusion du parlementarisme ouvrier."(voir 3.a. La carrière politique, Marx, de l'ascenseur social, pour des développements sur l'embourgeoisement inéluctable auquel devait donner lieu le développement de ce type de parlementarisme, désamorçant par là même tout le potentiel révolutionnaire du socialisme)
Ce qui est aussi en jeu ici, fondamentalement, c'est la question de la prise de pouvoir de l'appareil d'Etat pour instaurer le socialisme. Contre tous ceux qui préconisaient ce moyen, Nieuwenhuis objectait déjà de façon convaincante au français Guesde la chose suivante:"[Il] compare l'État à un canon qui est aux mains de l'ennemi et dont on doit s'emparer pour le diriger contre lui. Mais il oublie qu'un canon est inutile sans les munitions nécessaires et l'adversaire détient celles-ci en réglant en sa faveur les conditions économiques." (Nieuwenhuis, Le socialisme en danger?, 1894) Les munitions symbolisent évidemment ici les capitaux qui s'évaderont à l'étranger sous la menace d'une prise de pouvoir socialiste de l'appareil d'Etat. Non seulement, cette voie est stérile mais elle mènera vers des formes de socialisme autoritaire aux antipodes de l'idéal de liberté à la source des toutes premières formes pratiques de socialisme inventées par le mouvement ouvrier. On peut très bien comprendre, partant de là, pourquoi toutes les tentatives de mener à bien le projet du socialisme au XXème siècle, par la prise de contrôle de l'Etat, ont systématiquement et lamentablement échoué.
Il en découle que le mouvement révolutionnaire socialiste doit pouvoir créer lui-même ses propres institutions indépendantes de celles de la bourgeoisie républicaine. A cette époque, c'est essentiellement à partir de l'anarcho- syndicalisme que les modalités pratiques d'action de cette révolution sociale ont été développées. Elles se rangeaient toutes sous la catégorie de l'action directe, par opposition à la voie représentative des partis politiques. Les formes concrètes qu'elles ont prises renvoyaient à la double dimension du travail et de la consommation, s'attaquant de cette façon à l'ensemble de l'économie capitaliste. Pour la sphère du travail, c'est le recourt aux grèves, aux sabotages de la production, au perruquage qui détourne la production réglementaire. Pour la sphère de la consommation, ce sont les formes de boycottage d'entreprises qui bafouent impunément les droits des travailleurs, ou, au contraire, le label pour promouvoir la consommation de produits fabriqués par celles qui respectent les droits syndicaux:"selon les cas [on use] de la grève, du sabotage, du boycottage, du label." (Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 107)
La symbolique des couleurs sous laquelle se range ce courant du socialisme finira par devenir un mixte de rouge (le socialisme) et de noir (l'anarchisme), tel qu'on le trouve sur le drapeau de la CNT, le syndicat fondé par les anarchistes espagnols, qui sera à la pointe du combat contre le fascisme en 1936, lors de la guerre civile espagnole.
C'est le 9 mars 1883 qu'une grande figure du socialisme de liberté de cette époque, Louise Michel, lors d'un "meeting d'affamés" dans un quartier chic de Paris,"arbore pour la première fois le drapeau noir improvisé avec un manche à balai et vieux jupon qui fera bientôt concurrence au drapeau rouge au sein des groupes anarchistes." (M. Chueca, Introduction à, Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, pp. 11-12) Le noir de l'anarchisme s'est développé pour beaucoup en réaction à la dérive autoritaire au sein du socialisme.
Les deux positions opposées du socialisme des partis
L'opposition systématique aux bleus et aux blancs
Le bloc du socialisme des partis politiques était lui-même très divisé sur l'attitude à adopter concernant l'affaire Dreyfus. D'un côté, il y avait ceux qui conserveront jusqu'au bout une attitude intransigeante de neutralité. Comme pour le courant du socialisme de liberté, il s'agira de renvoyer les blancs antidreyfusards de droite et les bleus partisans de Dreyfus suivant le même principe bonnet blanc-blanc bonnet. C'était la position, par exemple, de l'allemand Bebel qui se rangera derrière la résolution de Dresde refusant toute forme de coalition avec les républicains de gauche. Il condamnait fermement ce que l'on appelait alors péjorativement "le ministérialisme", la participation de socialistes à un gouvernement bourgeois qui devait leur faire perdre leur engagement révolutionnaire. Il précisait qu’une telle participation ne pouvait être envisagée que dans des circonstances exceptionnelles et de toute façon provisoire. Et même dans ce cas, " un socialiste doit quitter le ministère lorsque le parti organisé reconnait que ce dernier donne des preuves évidentes de partialité dans la lutte entre le Capital et le Travail."Ainsi Bebel pouvait attaquer en 1904 la position de Jaurès et des socialistes, qui, à sa suite, se rallieront à un gouvernement de coalition avec la classe bourgeoise républicaine de gauche:"Si fort que nous vous envions, à vous Français, votre République et que nous la désirions pour nous, nous ne nous ferons pas cependant casser la tête pour elle : elle n'en vaut pas la peine. Monarchie bourgeoise, République bourgeoise, l'une et l'autre sont des Etats de classe; l'une et l'autre sont nécessairement, par leur nature, faites pour le maintien de l'ordre social capitaliste. " (Bebel, discours au congrès socialiste international d'Amsterdam, 1904) C'était la même position que soutenait Lafargue en France, et qui l'amenait à adopter une attitude d'opposition systématique au pouvoir en place, qu'il soit de droite ou de gauche:"Dès l'instant que le PS (Parti Socialiste) a cessé d'être un parti d'opposition irréductible, il déserte le terrain de la lutte des classes pour devenir un parti parlementaire: son rôle révolutionnaire est fini." (Lafargue, Le socialisme et la conquête des pouvoirs publics, 1899) Ce sera encore la position du Parti Communiste durant le premier tiers du XXème siècle. Ainsi, un de ses membres comme Jules Guesde pouvait justifier son refus de principe de toute participation à un gouvernement de coalition avec la gauche républicaine, au moment où le courant incarné par Jaurès faisait rentrer un socialiste dans le gouvernement bourgeois de gauche. Une telle manoeuvre devait signifier, pour lui aussi, l'abandon de la question centrale de la lutte des classes entre capitalistes et prolétaires:"il a fallu l'abandon de son terrain de classe par une partie du prolétariat pour qu'à un moment donné on ait pu présenter comme une victoire la pénétration dans, un ministère d'un socialiste qui ne pouvait pas y faire la loi, d'un socialiste qui devait y être prisonnier, d'un socialiste qui n'était qu'un otage, d'un socialiste que M. Waldeck-Rousseau, très bon tacticien, a été prendre dans les rangs de l'opposition, pour s'en faire une couverture, un bouclier, de façon à désarmer l'opposition socialiste..." (Guesde. 1900. Les deux méthodes. Contre Jaurès) Il était inconcevable, selon lui, que les socialistes s'associent avec une gauche qui les avait depuis longtemps persécuté, avec le souvenir encore vivace et douloureux de la Commune de 1871 qui avait vu le drapeau rouge flotté sur Paris et qui s'était terminée en un massacre épouvantable, la Semaine sanglante, l'écrasement du prolétariat parisien par les forces bleues de la bourgeoisie républicaine (au bas mot, 17000 victimes de la répression selon Guillemin, La commune, part. 11, la victoire des "honnêtes gens" à partir de 25'15"), dont nous avons déjà assez largement parlé dans la partie précédente: "il aurait fallu, et on aurait pu - tout en maintenant la lutte de classe - coudre le prolétariat à cette queue de la bourgeoisie emprisonneuse qui avait derrière elle la bourgeoisie fusilleuse de 1871." (Guesde. 1900. Les deux méthodes. Contre Jaurès)
Pourtant, ce courant du socialisme, en dépit de sa prétendue pureté révolutionnaire, s'enfermait dans une impasse en croyant pouvoir instaurer le socialisme grâce à un appareil de Parti prenant le contrôle de l'Etat, comme nous en avons donné les raisons plus haut. Et l'histoire du XXème siècle a effectivement montré quel rôle funeste jouera, en réalité, le Parti, avec les désastreuses expériences des communismes d'Etat en Europe de l'Est. En France, ce sont bien les guesdistes qui ont été les précurseurs, au XIXème siècle, de cette ligne politique, que poursuivrons les bolchéviques du Parti communiste au XXème siècle, en prenant le pouvoir d'Etat en Russie lors du putsch de 1917. Dans cette voie, il s'agit de s'en remettre à la hiérarchie des chefs du parti pour planifier, organiser la prise de pouvoir de l'appareil d'Etat et prétendre le mettre ainsi au service de la réalisation du socialisme:"En France, le guesdisme en a été la première forme, anticipant la bolchevisation du Parti communiste." (Dardot et Laval, Commun, p. 367)
La coalition interclassiste rouge-bleu
Guesde, partisan d'une opposition systématique renvoyant dos-à-dos bleus et blancs, pouvait ainsi s'adresser en ces termes à Jaurès qui se ralliera, lui et le courant du socialisme qu'il représente, au principe d'une collaboration entre socialistes et républicains de gauche:"Jaurès a dit la vérité, au point de vue historique de nos divergences lorsque, allant au delà de la participation d'un socialiste à un gouvernement bourgeois, il est remonté jusqu'à ce qu'on a appelé l'affaire Dreyfus. Oui, là est le principe, le commencement, la racine d'une divergence qui n'a fait depuis que s'aggraver et que s'étendre."(Guesde. 1900. Les deux méthodes. Contre Jaurès) C'est pourtant bien ce courant qui va finir par triompher massivement dans les grands pays européens, et qui donnera, en se liguant avec la bourgeoisie républicaine, les diverses formes de la social-démocratie au XXème siècle. C'est ainsi qu'un socialiste va accepter de rentrer dans le gouvernement républicain de Waldeck-Rousseau en 1899 et l'on assistera à cette situation surréaliste, pour quiconque a quelques connaissances élémentaires de son histoire politique, de voir cohabiter dans un même cabinet ministériel un socialiste de la bannière rouge avec des hommes de gauche comme le général Galliffet, qui, en 1871, avait été à la tête du massacre des socialistes de la Commune de Paris: "la participation - du reste très contestée- du socialiste A. Millerand à un gouvernement de gauche- aux côtés, par conséquent, du général de Galliffet, le féroce massacreur des communards- sera, dès le 26 juin [1899], le symbole le plus spectaculaire de cette recomposition du champ politique." (Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 189) Guillemin dans la partie 13 de son histoire consacrée à la Commune de Paris, à 3'20 donne un bon aperçu de la boucherie dont ce général s'était rendu coupable en 1871. On comprend donc bien les raisons de la violence avec laquelle la position de Jaurès et les siens a pu être contesté dans les rangs socialistes à cette époque.
Cependant, pour essayer, malgré tout, de s'en faire l'avocat, il faut souligner que la priorité, pour Jaurès, était d'abord de conjurer la menace d'un rétablissement des structures oppressives de l'Ancien Régime. Au congrès de 1904 à Amsterdam, il pouvait ainsi justifier le ralliement des socialistes au gouvernement bourgeois de la République:"Les deux périls qui, en France, la menacent le plus profondément sont le cléricalisme et le césarisme [...]Et nous avons cru servir non seulement la démocratie française, mais la démocratie universelle en empêchant le cléricalisme et le militarisme de détruire en France cette République qui est l'aspiration logique de la démocratie. " ( Jaurès, premier discours au congrès socialiste international d'Amsterdam, 1904) Tels étaient les ennemis prioritaires à combattre, qui justifiait une collaboration de classes avec la bourgeoisie républicaine. Le "cléricalisme" constituait la menace de voir se rétablir le pouvoir de l'Eglise et sa réunification avec l'Etat. Le principe de leur séparation avait été défendu et réalisé par la Commune socialiste de Paris dès 1871, avant la IIIème République bourgeoise de Jules Ferry. Le "césarisme" constituait alors ce courant bonapartiste de la droite réactionnaire qui menaçait de fomenter un coup d'Etat pour établir une dictature militaire.
En outre, il est important de préciser que pour Jaurès, les courants du socialisme syndicaliste révolutionnaire et celui des partis politiques n'étaient nullement incompatibles. Bien au contraire, ils devaient pouvoir se compléter. C'est sur tous les fronts que devait se mener la bataille du socialisme contre le capitalisme, aussi bien sur le plan social, avec les multiples modalités de l'action directe et les formes d'associations ouvrières des coopératives, que sur le plan politique avec l'accès au pouvoir d'Etat.
.Enfin, Jaurès était bien conscient des limites d'une coalition bleu-rouge pour faire barrage aux forces blanches de la réaction et du fait qu'elle ne suffirait pas, à elle seule, pour instaurer le socialisme:"Je sais bien que la République ne contient pas, en substance, la justice sociale. " (ibid.) Mais il pensait, en dépit de cela, que s'engager dans une collaboration de classe était la meilleure façon de faire avancer la cause du socialisme dans un contexte de menace extrême de prise de pouvoir de la droite réactionnaire, militariste et clérical. Les acquis sociaux et politiques des classes populaires, durement conquis, devaient être, à tout prix protégés de ce péril:" Eh bien ! nous ne nous confondons pas avec cette démocratie bourgeoise, parce qu'elle n'est pas communiste, collectiviste, prolétarienne comme nous. Mais lorsque, avec son concours, nous pouvons refouler la réaction, obtenir des réformes, développer la législation ouvrière, nous serions des fous, des criminels, de rejeter ce concours. " (Jaurès, deuxième discours au congrès socialiste international d'Amsterdam, 1904) Les attitudes intransigeantes d'opposition systématique des autres courants du socialisme était pour lui autant d'impasses reposant sur le mythe du Grand soir, l'idée que le socialisme pourrait être institué d'un seul coup, sans un travail, pas-à-pas, de réformes:"les socialistes ont nourri cette illusion ; ils ont cru qu'ils pourraient, en un jour de crise suprême, conquérir tout le pouvoir, sans avoir coopéré à l'œuvre de réforme." (ibid.)
C'est donc de là que naît la deuxième gauche, résultat d'un compromis historique entre rouges et bleus qui deviendra finalement, et de plus en plus, la norme pendant le XXème siècle: l'approche réformiste prendra toujours plus le pas sur la perspective révolutionnaire, au point de finir par la perdre de vue.
Le destin historique de la coalition bleu-rouge
Rétrospectivement, toute la question est de savoir s'il fallait bien s'engager dans une coalition durable avec la gauche bourgeoise, ou, si cette alliance n'aurait dû rester que provisoire le temps de liquider les forces réactionnaires de l'Ancien Régime, comme semblait déjà en tracer le chemin, la pensée de Leroux au XIXème siècle ( voir la partie précédente, la dialectique du bleu et du rouge). C'est la question que pose Michéa:"Doit-on conclure, au vu de l'histoire du XXème siècle, que le mouvement socialiste aurait dû éviter de négocier un tel compromis historique et maintenir jusqu'au bout son orgueilleuse autonomie politique initiale?" (Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 189) Il n'y a pas de réponse simple à une telle question. Pour commencer, il faut au moins reconnaître deux grands mérites à cette deuxième gauche. En plus d'avoir permis de liquider définitivement l'ordre féodal ancien, elle a reconstitué, tant bien que mal, les éléments d'un toit protecteur pour les classes populaires, contre la violence imposée par l'économie de marché. Il s'agit de ces conquêtes sociales dont les grandes dates au XXème siècle sont 1936 avec la semaine de 40 heures de travail et les congés payés, 1945 et la naissance de la sécurité sociale, et, dernier grand mouvement d'ampleur nationale, mai 1968, qui a permis de renforcer ces droits.
Cela étant admis, il faut, malgré tout, convenir que cette coalition interclassiste entre bourgeois de gauche et socialistes était, dès l'origine, construite sur la base d'un compromis beaucoup trop précaire et bancal, entre deux projets de société antagonistes, et qui finira par perdre sa raison d'être une fois liquidées pour de bon, en 1945, les forces réactionnaires de l'Ancien Régime. Cette nouvelle gauche, "cette nouvelle forme de coopérative réunissant dans le même gouvernement un homme qui, s'il est socialiste, doit poursuivre le renversement de la société capitaliste, et d'autres hommes, en majorité, dont le seul but est la conservation de la même société ", (Guesde. 1900. Les deux méthodes, contre Jaurès), était, dès sa conception, construite sur des bases qui devaient forcément mener à sa dissolution. On sait aujourd'hui en quel sens cela s'est fait par le triomphe complet de la composante capitaliste bleue et il est difficile, dès lors et rétrospectivement, de ne pas donner raison à Guesde lorsqu'il entrevoyait que la participation de socialistes à un gouvernement de la gauche républicaine "n'est pas la conquête des pouvoirs publics par le socialisme, c'est la conquête d'un socialiste et de ses suivants par les pouvoirs publics de la bourgeoisie." (ibid) C'est exactement dans les mêmes termes que Rosa Luxemburg, une grande figure du socialisme de liberté, en Allemagne, prévenait d'emblée, au moment de l'affaire Dreyfus que,"l'entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n'est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l'Etat bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l'Etat bourgeois." (Rosa Luxemburg, Affaire Dreyfus et cas Millerand) Et Guesde d'en conclure:"le jour où le Parti socialiste, le jour où le prolétariat organisé comprendrait et pratiquerait la lutte de classe sous la forme du partage du pouvoir politique avec la classe capitaliste, ce jour-là il n'y aurait plus de socialisme." (Guesde. 1900. Les deux méthodes, contre Jaurès) Un siècle plus tard, nous en sommes effectivement là. Il faut prendre acte de la liquidation à peu près complète de l'héritage du socialisme par la gauche de gouvernement, qui fait que l'on peut comprendre pourquoi, à partir de là, toute forme d'opposition au capitalisme s'est retrouvée laminée dans le dernier tiers du XXème siècle, pour aboutir au point où nous en sommes aujourd'hui: une radicalisation sans précédent de la marchandisation du monde...
Les deux fleuves divergeants du socialisme
De la même façon que les composantes blanche et bleu du drapeau national, la composante rouge n'a jamais été un bloc homogène, mais a été agitée par divers courants qui ont pu s'opposer les uns aux autres, et particulièrement concernant l'attitude à adopter à propos de l'affaire Dreyfus, C'est l'enjeu fondamental et âprement discuté au Congrès de la IIème Internationale qui se tient en 1904 à Amsterdam.
Avant toute chose, ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il y avait une première grande division entre deux versions antagonistes du socialisme à cette époque (dont on peut retrouver la trace dès l'origine du mouvement: voir la dialectique rouge-blanc dans la poartie précédente), ce qui a évidemment contribué, de façon décisive, à affaiblir le mouvement par cette division en son sein. D'une part, ce que l'on a pu appeler un socialisme autoritaire d'Etat, animé par l'idée que les masses ont besoin d'une avant-garde de chefs pour les guider et les organiser afin d'instaurer le socialisme. C'est une forme du socialisme qui cherche à s'instituer par le haut, de façon hiérarchique dont le léninisme fournira le modèle au XXème siècle. A cela il faut opposer un socialisme de liberté, qui, tout au contraire, vise à l'abolition des hiérarchies. Il cherchera à s'instituer par le bas, à partir de l'action en commun des gens ordinaires. Nous sommes ici au coeur de la grande tension qui fera éclater les forces rouges du socialisme en deux fleuves divergeants et qui finiront par s'opposer en un conflit mortel, dont l'illustration historique la plus importante et dramatique a été la Révolution russe de 1917. Au tout début de l'affaire Dreyfus, un socialiste hollandais comme Nieuwenhuis pouvait encore résumer la situation ainsi:" Le socialisme international traverse, en ce moment, une crise profonde. Dans tous les pays se révèle la même divergence de conception; dans tous les pays deux courants se manifestent : on pourrait les intituler parlementaire et antiparlementaire, ou parlementaire et révolutionnaire, ou encore autoritaire et libertaire." ( Nieuwenhuis, Le socialisme en danger?, 1894) Le premier est donc de type parlementaire, c'est-à-dire qu'il s'inscrit dans le système de la représentation incarné dans les partis politiques. On voit tout de suite, si l'on se rappelle de la partie précédente, qu'en réalité, le système de la représentation n'est pas démocratique. Choisir d'inscrire son action dans ce cadre, c'est donc tacitement admettre qu'on accepte les règles du jeu politique fixées par la bourgeoisie républicaine. Conséquence: le socialisme ainsi pratiqué sera sur la voie de son absorption progressive par les institutions que cette bourgeoisie a forgé dans le cadre d'un projet alternatif à la démocratie. A l'opposé, le courant libertaire authentiquement révolutionnaire constituera la voie y menant, en créant ses propres formes institutionnelles, comme les coopératives ou les conseils.
L'importance de l'affaire Dreyfus ici est qu'elle va donc contribuer a faire éclater ces courants divergents du socialisme par l'adoption de positions opposées les unes aux autres sur l'attitude à adopter.
Les trois factions socialistes pendant l'affaire Dreyfus
La position des socialistes libertaires
Commençons donc par le courant du socialisme de liberté. Massivement, celui-ci conservera son attitude de neutralité au nom du principe, bonnet-blanc blanc-bonnet, renvoyant dos-à-dos, les partisans de Dreyfus de gauche et ses ennemis de droite comme appartenant, dans le fond, à la même classe sociale exploiteuse. C'est pourquoi, Pouget, l'une des figures emblématiques, en France, de ce courant, conservera jusqu'au bout son attitude de neutralité que nous avons commencé par évoquer au début.
De façon beaucoup plus générale, ce courant refusera, par principe, au nom de son idéal révolutionnaire de liberté, toute participation active au système de la représentation politique instituée par la bourgeoisie révolutionnaire. Ce n'est pas sur le terrain politique du jeu des partis et des élections que l'on peut travailler à l'avènement du socialisme, mais sur le terrain quotidien de la lutte sociale. Pouget s'en tenait toujours fermement à ce principe:"C'est une révolution sociale et non une révolution politique que nous devons faire. Ce sont là deux phénomènes distincts et les tactiques qui conduisent à l'une détournent de l'autre. Pour le but que nous poursuivons, toute dispersion sur le terrain politique est un élément de propagande détourné de son but utile." (Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 109) Le mouvement socialiste révolutionnaire s'engagerait dans une impasse fatale en prétendant mener son action sur le plan de la représentation politique, qui, par principe, dépossède de tout pouvoir effectif les classes laborieuses. C'était aussi la position de Proudhon, partisan d'organisations ouvrières indépendantes fondées sur la mutualité et la coopération, refusant toute participation au jeu de la représentation politique dans les parlements. S'il reconnaissait, malgré tout, au mouvement ouvrier la possibilité éventuelle de déposer ses propres candidatures aux élections, il n'en recommandait pas moins l'abstention devant ce qu'il appelait "l'illusion du parlementarisme ouvrier."(voir 3.a. La carrière politique, Marx, de l'ascenseur social, pour des développements sur l'embourgeoisement inéluctable auquel devait donner lieu le développement de ce type de parlementarisme, désamorçant par là même tout le potentiel révolutionnaire du socialisme)
Ce qui est aussi en jeu ici, fondamentalement, c'est la question de la prise de pouvoir de l'appareil d'Etat pour instaurer le socialisme. Contre tous ceux qui préconisaient ce moyen, Nieuwenhuis objectait déjà de façon convaincante au français Guesde la chose suivante:"[Il] compare l'État à un canon qui est aux mains de l'ennemi et dont on doit s'emparer pour le diriger contre lui. Mais il oublie qu'un canon est inutile sans les munitions nécessaires et l'adversaire détient celles-ci en réglant en sa faveur les conditions économiques." (Nieuwenhuis, Le socialisme en danger?, 1894) Les munitions symbolisent évidemment ici les capitaux qui s'évaderont à l'étranger sous la menace d'une prise de pouvoir socialiste de l'appareil d'Etat. Non seulement, cette voie est stérile mais elle mènera vers des formes de socialisme autoritaire aux antipodes de l'idéal de liberté à la source des toutes premières formes pratiques de socialisme inventées par le mouvement ouvrier. On peut très bien comprendre, partant de là, pourquoi toutes les tentatives de mener à bien le projet du socialisme au XXème siècle, par la prise de contrôle de l'Etat, ont systématiquement et lamentablement échoué.
Il en découle que le mouvement révolutionnaire socialiste doit pouvoir créer lui-même ses propres institutions indépendantes de celles de la bourgeoisie républicaine. A cette époque, c'est essentiellement à partir de l'anarcho- syndicalisme que les modalités pratiques d'action de cette révolution sociale ont été développées. Elles se rangeaient toutes sous la catégorie de l'action directe, par opposition à la voie représentative des partis politiques. Les formes concrètes qu'elles ont prises renvoyaient à la double dimension du travail et de la consommation, s'attaquant de cette façon à l'ensemble de l'économie capitaliste. Pour la sphère du travail, c'est le recourt aux grèves, aux sabotages de la production, au perruquage qui détourne la production réglementaire. Pour la sphère de la consommation, ce sont les formes de boycottage d'entreprises qui bafouent impunément les droits des travailleurs, ou, au contraire, le label pour promouvoir la consommation de produits fabriqués par celles qui respectent les droits syndicaux:"selon les cas [on use] de la grève, du sabotage, du boycottage, du label." (Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 107)
La symbolique des couleurs sous laquelle se range ce courant du socialisme finira par devenir un mixte de rouge (le socialisme) et de noir (l'anarchisme), tel qu'on le trouve sur le drapeau de la CNT, le syndicat fondé par les anarchistes espagnols, qui sera à la pointe du combat contre le fascisme en 1936, lors de la guerre civile espagnole.
Les deux positions opposées du socialisme des partis
L'opposition systématique aux bleus et aux blancs
Le bloc du socialisme des partis politiques était lui-même très divisé sur l'attitude à adopter concernant l'affaire Dreyfus. D'un côté, il y avait ceux qui conserveront jusqu'au bout une attitude intransigeante de neutralité. Comme pour le courant du socialisme de liberté, il s'agira de renvoyer les blancs antidreyfusards de droite et les bleus partisans de Dreyfus suivant le même principe bonnet blanc-blanc bonnet. C'était la position, par exemple, de l'allemand Bebel qui se rangera derrière la résolution de Dresde refusant toute forme de coalition avec les républicains de gauche. Il condamnait fermement ce que l'on appelait alors péjorativement "le ministérialisme", la participation de socialistes à un gouvernement bourgeois qui devait leur faire perdre leur engagement révolutionnaire. Il précisait qu’une telle participation ne pouvait être envisagée que dans des circonstances exceptionnelles et de toute façon provisoire. Et même dans ce cas, " un socialiste doit quitter le ministère lorsque le parti organisé reconnait que ce dernier donne des preuves évidentes de partialité dans la lutte entre le Capital et le Travail."Ainsi Bebel pouvait attaquer en 1904 la position de Jaurès et des socialistes, qui, à sa suite, se rallieront à un gouvernement de coalition avec la classe bourgeoise républicaine de gauche:"Si fort que nous vous envions, à vous Français, votre République et que nous la désirions pour nous, nous ne nous ferons pas cependant casser la tête pour elle : elle n'en vaut pas la peine. Monarchie bourgeoise, République bourgeoise, l'une et l'autre sont des Etats de classe; l'une et l'autre sont nécessairement, par leur nature, faites pour le maintien de l'ordre social capitaliste. " (Bebel, discours au congrès socialiste international d'Amsterdam, 1904) C'était la même position que soutenait Lafargue en France, et qui l'amenait à adopter une attitude d'opposition systématique au pouvoir en place, qu'il soit de droite ou de gauche:"Dès l'instant que le PS (Parti Socialiste) a cessé d'être un parti d'opposition irréductible, il déserte le terrain de la lutte des classes pour devenir un parti parlementaire: son rôle révolutionnaire est fini." (Lafargue, Le socialisme et la conquête des pouvoirs publics, 1899) Ce sera encore la position du Parti Communiste durant le premier tiers du XXème siècle. Ainsi, un de ses membres comme Jules Guesde pouvait justifier son refus de principe de toute participation à un gouvernement de coalition avec la gauche républicaine, au moment où le courant incarné par Jaurès faisait rentrer un socialiste dans le gouvernement bourgeois de gauche. Une telle manoeuvre devait signifier, pour lui aussi, l'abandon de la question centrale de la lutte des classes entre capitalistes et prolétaires:"il a fallu l'abandon de son terrain de classe par une partie du prolétariat pour qu'à un moment donné on ait pu présenter comme une victoire la pénétration dans, un ministère d'un socialiste qui ne pouvait pas y faire la loi, d'un socialiste qui devait y être prisonnier, d'un socialiste qui n'était qu'un otage, d'un socialiste que M. Waldeck-Rousseau, très bon tacticien, a été prendre dans les rangs de l'opposition, pour s'en faire une couverture, un bouclier, de façon à désarmer l'opposition socialiste..." (Guesde. 1900. Les deux méthodes. Contre Jaurès) Il était inconcevable, selon lui, que les socialistes s'associent avec une gauche qui les avait depuis longtemps persécuté, avec le souvenir encore vivace et douloureux de la Commune de 1871 qui avait vu le drapeau rouge flotté sur Paris et qui s'était terminée en un massacre épouvantable, la Semaine sanglante, l'écrasement du prolétariat parisien par les forces bleues de la bourgeoisie républicaine (au bas mot, 17000 victimes de la répression selon Guillemin, La commune, part. 11, la victoire des "honnêtes gens" à partir de 25'15"), dont nous avons déjà assez largement parlé dans la partie précédente: "il aurait fallu, et on aurait pu - tout en maintenant la lutte de classe - coudre le prolétariat à cette queue de la bourgeoisie emprisonneuse qui avait derrière elle la bourgeoisie fusilleuse de 1871." (Guesde. 1900. Les deux méthodes. Contre Jaurès)
Pourtant, ce courant du socialisme, en dépit de sa prétendue pureté révolutionnaire, s'enfermait dans une impasse en croyant pouvoir instaurer le socialisme grâce à un appareil de Parti prenant le contrôle de l'Etat, comme nous en avons donné les raisons plus haut. Et l'histoire du XXème siècle a effectivement montré quel rôle funeste jouera, en réalité, le Parti, avec les désastreuses expériences des communismes d'Etat en Europe de l'Est. En France, ce sont bien les guesdistes qui ont été les précurseurs, au XIXème siècle, de cette ligne politique, que poursuivrons les bolchéviques du Parti communiste au XXème siècle, en prenant le pouvoir d'Etat en Russie lors du putsch de 1917. Dans cette voie, il s'agit de s'en remettre à la hiérarchie des chefs du parti pour planifier, organiser la prise de pouvoir de l'appareil d'Etat et prétendre le mettre ainsi au service de la réalisation du socialisme:"En France, le guesdisme en a été la première forme, anticipant la bolchevisation du Parti communiste." (Dardot et Laval, Commun, p. 367)
La coalition interclassiste rouge-bleu
Guesde, partisan d'une opposition systématique renvoyant dos-à-dos bleus et blancs, pouvait ainsi s'adresser en ces termes à Jaurès qui se ralliera, lui et le courant du socialisme qu'il représente, au principe d'une collaboration entre socialistes et républicains de gauche:"Jaurès a dit la vérité, au point de vue historique de nos divergences lorsque, allant au delà de la participation d'un socialiste à un gouvernement bourgeois, il est remonté jusqu'à ce qu'on a appelé l'affaire Dreyfus. Oui, là est le principe, le commencement, la racine d'une divergence qui n'a fait depuis que s'aggraver et que s'étendre."(Guesde. 1900. Les deux méthodes. Contre Jaurès) C'est pourtant bien ce courant qui va finir par triompher massivement dans les grands pays européens, et qui donnera, en se liguant avec la bourgeoisie républicaine, les diverses formes de la social-démocratie au XXème siècle. C'est ainsi qu'un socialiste va accepter de rentrer dans le gouvernement républicain de Waldeck-Rousseau en 1899 et l'on assistera à cette situation surréaliste, pour quiconque a quelques connaissances élémentaires de son histoire politique, de voir cohabiter dans un même cabinet ministériel un socialiste de la bannière rouge avec des hommes de gauche comme le général Galliffet, qui, en 1871, avait été à la tête du massacre des socialistes de la Commune de Paris: "la participation - du reste très contestée- du socialiste A. Millerand à un gouvernement de gauche- aux côtés, par conséquent, du général de Galliffet, le féroce massacreur des communards- sera, dès le 26 juin [1899], le symbole le plus spectaculaire de cette recomposition du champ politique." (Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 189) Guillemin dans la partie 13 de son histoire consacrée à la Commune de Paris, à 3'20 donne un bon aperçu de la boucherie dont ce général s'était rendu coupable en 1871. On comprend donc bien les raisons de la violence avec laquelle la position de Jaurès et les siens a pu être contesté dans les rangs socialistes à cette époque.
Cependant, pour essayer, malgré tout, de s'en faire l'avocat, il faut souligner que la priorité, pour Jaurès, était d'abord de conjurer la menace d'un rétablissement des structures oppressives de l'Ancien Régime. Au congrès de 1904 à Amsterdam, il pouvait ainsi justifier le ralliement des socialistes au gouvernement bourgeois de la République:"Les deux périls qui, en France, la menacent le plus profondément sont le cléricalisme et le césarisme [...]Et nous avons cru servir non seulement la démocratie française, mais la démocratie universelle en empêchant le cléricalisme et le militarisme de détruire en France cette République qui est l'aspiration logique de la démocratie. " ( Jaurès, premier discours au congrès socialiste international d'Amsterdam, 1904) Tels étaient les ennemis prioritaires à combattre, qui justifiait une collaboration de classes avec la bourgeoisie républicaine. Le "cléricalisme" constituait la menace de voir se rétablir le pouvoir de l'Eglise et sa réunification avec l'Etat. Le principe de leur séparation avait été défendu et réalisé par la Commune socialiste de Paris dès 1871, avant la IIIème République bourgeoise de Jules Ferry. Le "césarisme" constituait alors ce courant bonapartiste de la droite réactionnaire qui menaçait de fomenter un coup d'Etat pour établir une dictature militaire.
En outre, il est important de préciser que pour Jaurès, les courants du socialisme syndicaliste révolutionnaire et celui des partis politiques n'étaient nullement incompatibles. Bien au contraire, ils devaient pouvoir se compléter. C'est sur tous les fronts que devait se mener la bataille du socialisme contre le capitalisme, aussi bien sur le plan social, avec les multiples modalités de l'action directe et les formes d'associations ouvrières des coopératives, que sur le plan politique avec l'accès au pouvoir d'Etat.
.Enfin, Jaurès était bien conscient des limites d'une coalition bleu-rouge pour faire barrage aux forces blanches de la réaction et du fait qu'elle ne suffirait pas, à elle seule, pour instaurer le socialisme:"Je sais bien que la République ne contient pas, en substance, la justice sociale. " (ibid.) Mais il pensait, en dépit de cela, que s'engager dans une collaboration de classe était la meilleure façon de faire avancer la cause du socialisme dans un contexte de menace extrême de prise de pouvoir de la droite réactionnaire, militariste et clérical. Les acquis sociaux et politiques des classes populaires, durement conquis, devaient être, à tout prix protégés de ce péril:" Eh bien ! nous ne nous confondons pas avec cette démocratie bourgeoise, parce qu'elle n'est pas communiste, collectiviste, prolétarienne comme nous. Mais lorsque, avec son concours, nous pouvons refouler la réaction, obtenir des réformes, développer la législation ouvrière, nous serions des fous, des criminels, de rejeter ce concours. " (Jaurès, deuxième discours au congrès socialiste international d'Amsterdam, 1904) Les attitudes intransigeantes d'opposition systématique des autres courants du socialisme était pour lui autant d'impasses reposant sur le mythe du Grand soir, l'idée que le socialisme pourrait être institué d'un seul coup, sans un travail, pas-à-pas, de réformes:"les socialistes ont nourri cette illusion ; ils ont cru qu'ils pourraient, en un jour de crise suprême, conquérir tout le pouvoir, sans avoir coopéré à l'œuvre de réforme." (ibid.)
C'est donc de là que naît la deuxième gauche, résultat d'un compromis historique entre rouges et bleus qui deviendra finalement, et de plus en plus, la norme pendant le XXème siècle: l'approche réformiste prendra toujours plus le pas sur la perspective révolutionnaire, au point de finir par la perdre de vue.
Le destin historique de la coalition bleu-rouge
Rétrospectivement, toute la question est de savoir s'il fallait bien s'engager dans une coalition durable avec la gauche bourgeoise, ou, si cette alliance n'aurait dû rester que provisoire le temps de liquider les forces réactionnaires de l'Ancien Régime, comme semblait déjà en tracer le chemin, la pensée de Leroux au XIXème siècle ( voir la partie précédente, la dialectique du bleu et du rouge). C'est la question que pose Michéa:"Doit-on conclure, au vu de l'histoire du XXème siècle, que le mouvement socialiste aurait dû éviter de négocier un tel compromis historique et maintenir jusqu'au bout son orgueilleuse autonomie politique initiale?" (Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 189) Il n'y a pas de réponse simple à une telle question. Pour commencer, il faut au moins reconnaître deux grands mérites à cette deuxième gauche. En plus d'avoir permis de liquider définitivement l'ordre féodal ancien, elle a reconstitué, tant bien que mal, les éléments d'un toit protecteur pour les classes populaires, contre la violence imposée par l'économie de marché. Il s'agit de ces conquêtes sociales dont les grandes dates au XXème siècle sont 1936 avec la semaine de 40 heures de travail et les congés payés, 1945 et la naissance de la sécurité sociale, et, dernier grand mouvement d'ampleur nationale, mai 1968, qui a permis de renforcer ces droits.
Cela étant admis, il faut, malgré tout, convenir que cette coalition interclassiste entre bourgeois de gauche et socialistes était, dès l'origine, construite sur la base d'un compromis beaucoup trop précaire et bancal, entre deux projets de société antagonistes, et qui finira par perdre sa raison d'être une fois liquidées pour de bon, en 1945, les forces réactionnaires de l'Ancien Régime. Cette nouvelle gauche, "cette nouvelle forme de coopérative réunissant dans le même gouvernement un homme qui, s'il est socialiste, doit poursuivre le renversement de la société capitaliste, et d'autres hommes, en majorité, dont le seul but est la conservation de la même société ", (Guesde. 1900. Les deux méthodes, contre Jaurès), était, dès sa conception, construite sur des bases qui devaient forcément mener à sa dissolution. On sait aujourd'hui en quel sens cela s'est fait par le triomphe complet de la composante capitaliste bleue et il est difficile, dès lors et rétrospectivement, de ne pas donner raison à Guesde lorsqu'il entrevoyait que la participation de socialistes à un gouvernement de la gauche républicaine "n'est pas la conquête des pouvoirs publics par le socialisme, c'est la conquête d'un socialiste et de ses suivants par les pouvoirs publics de la bourgeoisie." (ibid) C'est exactement dans les mêmes termes que Rosa Luxemburg, une grande figure du socialisme de liberté, en Allemagne, prévenait d'emblée, au moment de l'affaire Dreyfus que,"l'entrée des socialistes dans un gouvernement bourgeois n'est donc pas, comme on le croit, une conquête partielle de l'Etat bourgeois par les socialistes, mais une conquête partielle du parti socialiste par l'Etat bourgeois." (Rosa Luxemburg, Affaire Dreyfus et cas Millerand) Et Guesde d'en conclure:"le jour où le Parti socialiste, le jour où le prolétariat organisé comprendrait et pratiquerait la lutte de classe sous la forme du partage du pouvoir politique avec la classe capitaliste, ce jour-là il n'y aurait plus de socialisme." (Guesde. 1900. Les deux méthodes, contre Jaurès) Un siècle plus tard, nous en sommes effectivement là. Il faut prendre acte de la liquidation à peu près complète de l'héritage du socialisme par la gauche de gouvernement, qui fait que l'on peut comprendre pourquoi, à partir de là, toute forme d'opposition au capitalisme s'est retrouvée laminée dans le dernier tiers du XXème siècle, pour aboutir au point où nous en sommes aujourd'hui: une radicalisation sans précédent de la marchandisation du monde...
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