Le but du jeu dans ce qui reste ici à traiter du problème sera de remonter aux racines théoriques du projet politique d'une société de marché pour élucider du mieux possible les raisons de son caractère d'utopie destructrice. D'abord, il faut noter que nous avons un précédent historique pour nous donner une idée de la ruine à laquelle peut aboutir l'échec programmé d'une telle entreprise. La mondialisation actuelle n'est qu'une sorte de répétition de la première extension planétaire de l'économie de marché au XIXème siècle qui a tragiquement pris fin au XXème siècle, avec le déferlement du fascisme et deux guerres mondiales à la clé.
C'est donc de celle-ci que nous allons repartir pour mieux rebondir jusqu'aux temps actuels. C'est toujours elle qui a fourni le sujet central de la réflexion de Polanyi dans La grande transformation et il y avait bien circonscrit la nature du défi qui était celui d'un monde devant faire face à l'effondrement de l'économie mondiale de marché, défi qui pourrait donc probablement se reposer à plus ou moins brève échéance pour nous-mêmes:"Nous devons essayer de conserver par tous les moyens à notre portée ces hautes valeurs héritées de l'économie de marché qui s'est effondrée." (Polanyi, La grande transformation, p. 344) Polanyi avait en vue précisément la liberté et la paix en parlant de ces "hautes valeurs". Si le projet d'une société de marché est bien celui d'une utopie destructrice, il n'en reste pas moins que l'économie de marché elle-même n'est pas à rejeter en bloc dans le négatif. Elle a pu véhiculer et réaliser, au moins jusqu'à un certain point, ce genre d'idéaux; tout le problème sera de savoir ce qu'ils deviennent une fois disparues les conditions qui ont favorisé leur émergence. Nous laisserons la liberté pour plus tard pour nous concentrer ici sur la question de la paix.
"La Paix de cent ans"
Cela a été un thème constant de la philosophie des Lumières, dés le XVIIIème siècle, de faire valoir la fonction pacificatrice d'une économie de marché monétarisée à une époque où les conflits religieux ravageaient l'Europe. Comme le disait Voltaire, "quand il s'agit d'argent tout le monde est de la même religion." C'est le célèbre thème, général à cette époque, chez les libéraux, du "doux commerce". Plus tard, G. Simmel, en pleine apogée de la première mondialisation (fin du XIX-début du XXème siècle) avait encore attiré l'attention sur cette vertu pacificatrice de l'argent à travers la monétarisation des dons de charité faits par des individus appartenant à des sectes religieuses qui n'avaient cessé de se combattre les unes et les autres:"mais en rendant ainsi possible cette oeuvre commune des Luthériens, des Réformés et de fidèles de l'Eglise unie, l'argent a fait office de lien idéal et n'a pu que fortifier parmi tous ces donateurs le sentiment de former malgré tout un groupe." (Simmel, Sur la psychologie de l'argent, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie") L'argent a cette propriété de permettre à des gens que par ailleurs tout oppose de s'entendre pour commercer ensemble. Comme on l'avait déjà expliqué, l'argent a cette propriété de neutraliser toutes les qualités personnelles des protagonistes d'une transaction (ici l'appartenance à telle ou telle secte religieuse) et de leur permettre ainsi de s'accorder ensemble, malgré tout ce qui peut les opposer par ailleurs: c'est le sens positif de la célèbre formule attribuée, à l'origine, à l'empereur romain Vespasien, qui veut que l'argent est non olet (sans odeur) formule qu'on emploie aujourd'hui plutôt pour marquer le revers de la médaille de cette neutralisation des qualités personnelles de son détenteur: l'argent ne dit rien de la façon dont il a été acquis par son détenteur: que ce soit par le crime ou par un dur labeur, l'argent reste le même; il n'a ni l'odeur du crime, ni celle du travail, ni d'aucune autre.
Mais, c'est d'abord sur ce qu'on voit aujourd'hui le moins, l'idéal de paix que peut positivement véhiculé l'argent, qu'il faut insister. C'est dans la droite ligne de ce thème que se situent les analyses de K. Polanyi, qu'on peut aujourd'hui solidement étayer grâce aux recherches plus récentes en économie politique. Polanyi n'avait rien d'un libéral, économiquement parlant, du moins, et se rangeait sans ambiguïté dans la tradition des socialismes de liberté. Pourtant, ces analyses de l'histoire économique moderne vont à contre sens des critiques courantes, dans les milieux socialistes, du capitalisme qui l'associent intimement au développement d'une logique de guerre. En fait, le problème se résoud assez facilement. Pour s' y retrouver et accorder ensemble ces approches qui semblent totalement contradictoires entre elles, il faut distinguer différents niveaux d'analyse. D'ailleurs, les premiers libéraux eux-mêmes, comme Montesquieu, en avaient déjà conscience lorsqu'ils attiraient autant l'attention sur les vertus pacificatrices du "doux commerce", à l'échelle internationale, que sur certains de ses effets pervers sur un autre plan, intérieur aux sociétés soumis à l'ordre marchand. On distinguera ici, encore plus précisément, trois niveaux d'analyse. C'est au niveau des relations internationales entre grandes puissances qu'il est légitime de soutenir que l'économie de marché mondialisée a eu une vertu pacificatrice. Factuellement, ce qui va tout à fait dans ce sens, c'est cette période qui a duré très exactement un siècle, allant de la fin des guerres napoléoniennes en 1815 jusqu'en 1914, pendant laquelle s'est mise en place, pour la première fois, l'économie de marché à l'échelle mondiale (la première mondialisation) et qui a coïncidé avec une ère de paix exceptionnelle:"Au XIXème siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815, à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les uns aux autres que dix-huit mois au total." (Polanyi, La grande transformation, p. 39) C'est cela que l'on appelle la "Paix de Cent Ans." Polanyi pense trouver le facteur décisif expliquant ce fait dans le rôle joué par la haute finance internationale:"le secret du maintien de la paix générale résidait sans aucun doute dans la position, l'organisation et les techniques de la finance internationale." (ibid., p. 46) En effet, avec la première construction d'une économie mondiale de marché au XIXème siècle, le maintien de la paix, entre grandes puissances était devenue la condition essentielle de la bonne marche des affaires du monde économique. Plus précisément encore,"le commerce dépendait dorénavant d'un système monétaire international qui ne pouvait fonctionner lors d'une guerre générale."(Polanyi, La grande transformation, p. 52) Ce système était celui de l'étalon-or à la base de la construction d'un marché mondialisé et censé garantir son fonctionnement autorégulateur:"Le commerce mondial, c'était la vie sur la planète désormais organisée comme un marché autorégulateur comprenant le travail, la terre et la monnaie, avec l'étalon-or comme gardien de cet automate gargantuesque." (ibid., p. 300) La question de l'intégration, dans le marché mondial du travail et de la terre peut être laissée de côté ici (leur traitement est déjà, par ailleurs, assez largement entamé sur ce chantier) pour se concentrer sur la question monétaire qui constitue donc la clé de voûte de toute l'architecture de l'économie de marché mondialisée. L'étalon-or est un système dans lequel l'étalon monétaire correspond à un poids fixe d'or. Toute émission de monnaie se fait avec une contrepartie et une garantie sur un stock d'or en réserve. C'est donc une monnaie adossée à l'or qui est censé lui garantir sa valeur: "as good as gold" (aussi bon que de l'or), comme le résumaient bien les capitalistes anglais, qui ont été les promoteurs de ce système à cette époque où ils dominaient encore le monde. Cela signifie que ce qui garantit la confiance qu'on a dans la monnaie, c'est de pouvoir la convertir, à tout moment, en or. Si ce métal a pu ainsi faire converger tous les appétits financiers vers lui pour servir d'étalon universel de mesure de la valeur des biens, c'est dû d'abord à l'attrait qu'il a exercé durant des siècles, voir des millénaires, en tant que symbole du divin. Ainsi, il était encore considéré au Moyen âge comme un don car il symbolisait pour le monde religieux de cette époque le corps du Chist, de la même façon que dans l'Egypte antique on le prenait pour la chair des dieux. Plus généralement, on a de nombreux exemples, dans l'histoire monétaire de l'humanité, d'objets religieux qui ont pu se transformer, le plus facilement du monde, en monnaies, en vertu de l'attrait collectif qui se concentrait autour d'eux.(1) Le système monétaire de l'étalon-or est donc ce qui a pu faire tenir debout, pendant exactement un siècle, tout le reste de l'économie mondiale de marché. C'est à ce niveau d'analyse qu'on peut comprendre pourquoi l'économie de marché a pu véhiculer et concrétiser un idéal de paix entre grandes puissances, inédit dans les annales de la civilisation occidentale.
Mais, à un deuxième niveau, le maintien de la paix entre grandes puissances n'était nullement incompatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. C'est bien ce qui s'est passé durant la Paix de cent ans. Dans un autre de ses textes, plus tardif, daté de 1957, La liberté dans une société complexe, Polanyi soulignait bien lui-même cette restriction de taille, qui explique pourquoi on a pu souvent associer étroitement et trop hâtivement le capitalisme au développement d'une pure et simple logique de guerre:"Le système de marché a assuré un siècle de paix entre les grandes puissances, mais a infesté les continents non peuplés de Blancs avec des guerres cruelles de conquête et de soumission." (Polanyi, Essais, p. 553) C'est en cela que la thèse polanyienne d'une pacification des relations internationales via la construction d'un marché mondial sur la base du système financier de l'étalon-or est tout à fait compatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. De ce point de vue, on peut déjà facilement faire un premier parallèle entre "la Paix de Cent Ans" qu'a connu le XIXème siècle et celle que nous connaissons depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui a accompagné la deuxième mondialisation; dans ce dernier cas non plus, elle n'a pas empêché, au plan régional, la multiplication de guerres concentrées, pour l'essentiel, comme la fois précédente, dans les régions du Sud. Sous l'égide de la Pax americana, à l'échelle mondiale (on peut situer la grande ligne de partage des eaux qui fait passer d'un ordre mondial dominé par l'empire britannique à l'émergence de la suprématie américaine, à dater de la Première guerre mondiale. Sur ce point, comme sur d'autres, cette première grande boucherie industrielle marque une césure fondamentale qui inaugure une ère nouvelle dans notre histoire récente), et pour ne prendre que les guerres qui ont eu l'impact médiatique le plus important, on a eu le Koweit (1991), le Kosovo (1999), l'Afghanistan (2001), l'Irak (2003), la Libye (2011), avec, à chaque fois, la super-puissance américaine jouant le rôle de gendarme du monde pour faire respecter la loi du marché. Mais, si la haute finance internationale a pu avoir des intérêts dans des guerres coloniales, comme cela peut être encore le cas aujourd'hui, sous des formes néocoloniales déguisées, c'est tant qu'elles restent isolées et ne dégénérent pas en une conflagration mondiale entre grandes puissances.
Enfin, le troisième niveau d'analyse à prendre en compte est celui qui concerne la structure interne des sociétés soumises à l'ordre marchand. Sur ce plan là, les libéraux comme Montesquieu, à la grande différence de nos présumés "libéraux" actuels, avaient pleinement conscience des effets indésirables de la généralisation des rapports des marchands. Pour en apercevoir les implications touchant la question de la guerre et de la paix qui nous occupent ici, il faut repartir de l'aube du capitalisme moderne.
L'argent et la poudre à canon: du citoyen en arme aux armées professionnelles
On a pu soutenir, non sans quelques bonnes raisons, que la dynamique du capitalisme moderne s'est véritablement enclenchée à partir de l'utilisation de la poudre à canon dans les guerres (nous parlons de l'utilisation et non de l'invention car, en réalité, la Chine l'avait déjà inventé bien avant mais sans que cela entraîne les bouleversements sociaux-politiques que nous connaîtrons en Occident). C'est à partir de là que commencerait à se faire la bascule qui va nous plonger dans une nouvelle ère, la nôtre. Il faudrait sûrement nuancer ce diagnostic: l'avènement du capitalisme moderne est le fruit d'une série de facteurs qui fait qu'il serait très périlleux de vouloir en isoler un pour en faire l'élément décisif. Il faudrait plutôt reprendre l'image que C. Castoriadis donnait d'un magma de facteurs qui vont s'agréger ensemble pour faire émerger cette nouveauté inouïe dans l'histoire humaine. Mais, parmi ceux-ci, la poudre à canon n'est effectivement pas des moindres pour comprendre le processus de restructuration des sociétés qui va faire voler en éclats l'âge de la féodalité et laisser place nette à une toute nouvelle ère.
Ce qu'il importe en premier d'observer c'est que l'usage de la poudre à canon est inséparable de l'extension de l'économie fondée sur l'argent qui a lieu vers la fin du Moyen âge, au XIVème siècle, le pire avec le XXème siècle, dans l'histoire de la civilisation occidentale en production d'horreurs de toute sorte, comme certains éminents historiens ont pu le soutenir, avec de bonnes raisons:"A l'époque de l'apparition des armes à feu, pecunia [l'argent] devint le nervus belli [nerf de la guerre], la poudre priva le chevalier et le citoyen de leur arme pour la placer dans la main du mercenaire, faisant ainsi de sa possession et de son usage le privilège du détenteur d'argent." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 225) Ce que l'usage de la poudre à canon induit immédiatement, c'est donc une professionnalisation du service des armes. Avant cela, les armes de guerre comme l'épée pouvaient être la propriété de n'importe quel citoyen, même peu fortuné: vous pouvez sans problème garder une arme blanche comme une épée et la transporter sur vous; un canon à trimballer, c'est autre chose... La logistique et les infrastructures matérielles qu'implique l'usage de la poudre à canon ne pouvaient donc être pris en charge que par une lourde organisation centralisée entre les mains de l'Etat. La force armée qui était autrefois, d'une ampleur modeste et surtout non spécialisée en un corps de professionnels devint, à partir de là, une affaire de spécialistes dont c'est le gagne-pain. On passe ainsi d'une problématique de la sûreté où ce sont les citoyens qui assuraient eux-mêmes la défense du territoire à une problématique de la sécurité où elle est assurée par un corps de professionnels. C'est à partir de là que naît la figure du soldat: au sens étymologique, le soldat est celui qui touche la solde en échange de son travail; en ce sens, on peut rejoindre R. Kurz pour en faire le prototype du salarié moderne. Conséquence directe, la structure militaire s'est séparée de la société pour se concentrer dans l'Etat :"D’une société sans structure militaire ou presque, avec un impact « superficiel », où chaque sujet avait ses propres armes (« La guerre pouvait s’appuyer sur une logistique décentralisée ») ; on passe à un « appareil militaire commença[nt] à se détacher de l’organisation sociale », où l’armée devient une institution permanente et dominante." (A. Campagne, La guerre moderne comme origine du capitalisme - Robert Kurz) C'est à ce point précis qu'armées de métier et économie fondée sur l'argent se donnent la main, pour se co-développer. Les gouvernements vont voir leurs besoins monétaires croître dans des proportions considérables pour financer ces armées professionnelles toujours plus importantes, ce qui va impulser logiquement l'extension de l'économie basée sur l'utilisation de l'argent en même temps qu'une augmentation considérable de la pression fiscale sur les populations. Si l'on retient l'exemple de la France, c'est une gloire qu'il faut rendre au roi soleil Louis XIV d'avoir fait passer cette professionnalisation du service des armes sur une toute nouvelle échelle permettant désormais de parler d'armée moderne:"A sa mort (1715), l'armée royale comptait 500 000 hommes contre 20 000 en 1630!" (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 119)
Parmi les grands bouversements sociaux et politiques que ce nouveau régime de la guerre va engendrer, on en retiendra deux particulièrement problématiques pour le destin de nos sociétés qui ont hérité de cette révolution. D'abord, il faut bien se rendre compte que pour les fondateurs des doctrines libérales au XVII et XVIIIème siècles, la formation d'armées de métier constituait une menace tout à fait inédite pour la liberté des individus désormais désarmés et sans défense face à un pouvoir d'Etat devenu exorbitant. C'est un point particulièrement important à partir duquel les idéaux d'origine du libéralisme classique (qui sont, comme le laisse penser le terme lui-même, d'abord des idéaux de liberté individuelle) vont être amenés à diverger de plus en plus avec la réalité du développement des sociétés dites "libérales" qui seront, en réalité, de moins en moins libérales s'il fallait les juger à l'aune des critères des premiers libéralismes. C'est un point que N. Chomsky, un des derniers vrais libéraux actuels se réclamant des origines du mouvement, a bien mis en évidence. C'est dans la même veine de cette tradition libérale originelle que le président D. Eisenhower, en personne, dans les années 1950, mettait en garde, en pleine Guerre froide:"La conjonction d’une armée massive et d’une vaste industrie de l’armement est inédite chez nous. Nous devons nous protéger d’une trop grande et injustifiée influence, voulue ou non, du complexe militaro-industriel. Ne laissons jamais cette combinaison menacer notre liberté et notre démocratie."
De surcroît, la deuxième tare majeure que suscite un tel bouleversement, aux yeux des promoteurs de l'idéal républicain (vs la monarchie), résidait dans le fait d'introduire par ce biais le virus de la corruption en permettant aux citoyens d'abandonner un idéal de vertu civique au profit de leurs intérêts purement privés; on tient là un ferment de décomposition de la société qui s'introduit par ce biais et dont nous avons aujourd'hui sous les yeux les ultimes développements. A partir de là, le fondement de la citoyenneté ne réside plus dans le droit de porter des armes pour défendre le territoire commun mais dans la propriété privée, et d'abord, la plus importante de toutes à cette époque, celle de la terre. Pour C. Lasch, c'est même la transformation la plus importante que l'idéal républicain va avoir à subir au cours de son histoire. La question de l'institution du suffrage universel lors de la Révolution de 1848, en France, est très significative de ce point de vue. On la présente presque toujours comme une grande conquête populaire pour la démocratie. Mais c'est oublié le fait qu'il n'était pas considéré comme la priorité par les ouvriers qui étaient sur les barricades. En fait, ce sont deux conceptions de ce que devait être une République qui s'opposaient. Pour les partisans d'un système représentatif, essentiellement issus de la classe moyenne, la petite bourgeoisie, c'était effectivement le suffrage universel qui constituait la première des revendications; mais pour les ouvriers insurgés, il s'agissait de faire valoir une véritable participation de tous aux affaires politiques, soit une démocratie, au sens propre du terme; dans ce cadre, le fondement de la citoyenneté était tout autre:"Comme l'a montré Louis Hincker dans sa thèse, les acteurs de la révolution de 1848 se considéraient comme des "citoyens-combattants". A leurs yeux, ce n'est pas le bulletin de vote qui définissait la citoyenneté, mais le fusil."(G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 321) Par conséquent, l'une des premières mesures prises fût d'ouvrir la Garde nationale, chargée du maintien de l'ordre, à la classe ouvrière, alors qu'elle avait été, depuis la Révolution de 1789, le monopole de la bourgeoisie.
L'utopie destructrice de la société de marché et l'effondrement du système de l'étalon-or
Au bout du compte, les grandes calamités du XXème siècle ont formé le prix extrêmement salé à payer une fois l'économie mondiale de marché effondrée. Pour comprendre comment ce cataclysme a pu se produire, il faut repartir du système financier international de l'étalon-or car il a été la clé de voûte de la première mondialisation, dont l'effondrement devait nécessairement entraîné à sa suite tout le reste de l'édifice. Dans cette grille de lecture, la chute du système de l'étalon-or entraîna donc la désintégration de l'économie mondiale:"l'étalon-or est [l'institution] dont l'importance a été reconnue comme décisive; sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe." (Polanyi, La grande transformation, p. 37) A partir de là, ce qui s'écroule ce sont les conditions qui avaient garanti, pendant un siècle, la paix mondiale entre les grandes puissances et s'ouvrent alors devant nous les horreurs inédites, sur une telle échelle, du XXème siècle, le fascisme et ses deux guerres mondiales. L'effondrement du système international de l'étalon-or devait donc saper pour de bon les bases sur lesquelles avait reposé la paix mondiale au XIXème siècle:"Le succès du Concert européen, né des besoins de la nouvelle organisation internationale de l'économie, devait inévitablement prendre fin avec la dissolution de celle-ci." (ibid., p. 56) "Le Concert européen" était donc cette entente pacifique entre les grandes puissances pour commercer entre elles sur la base du système de l'étalon-or. Nombreux étaient alors les discours, dans les années 1900-1910, jusqu'à la veille de la Première guerre mondiale, reprenant le thème du "doux commerce" cher aux libéraux du XVIIIème siècle comme Montesquieu, affirmant que le monde ne connaîtrait plus de guerre du fait de l'interdépendance économique entre les grandes puissances. On sait aujourd'hui ce qu'il advint; c'est le même genre de discours qui a pu être recyclé pour faire valoir la seconde mondialisation sous l'empire de la Pax americana.
Maintenant le point clé consiste à soutenir que cet effondrement n'avait rien d'accidentel mais qu'il est pour ainsi dire programmé dans un système qui prétend vouloir faire de la monnaie une marchandise comme une autre, soit quelque chose qui se vend et s'achète sur un marché à un certain prix, fixé par l'intérêt et censé s'autoréguler suivant la loi de l'offre et de la demande. Ce projet est, dira Polanyi, celui d'"un système de monnaie-marchandise internationale". (ibid., p. 271) Il est tout ce qu'il y a de plus problématique. On pourra même aller jusqu'à soutenir, dans le prolongement des analyses polanyiennes, qu'il relève d'une impossibilité qu'on ne pourrait s'entêter à vouloir réaliser qu'au prix de la désintégration de la société elle-même.
Pour montrer pourquoi un tel système est voué à demeurer structurellement instable, deux voies différentes, qui rejoignent la même conclusion, sont explorées ici. La première a déjà été abordé dans la partie 2 de cette philosophie de la monnaie. On en résume juste l'essentiel ici. Un système financier construit sur la base d'un monopole monétaire, comme le dollar aujourd'hui, est du même ordre que la monoculture de l'agriculture industrielle: leur résilience (capacité à absorber un choc) est très faible puisqu'il n'y a pas de soupape de sécurité si l'élément de base du système vient à avoir une défaillance. C'est un fait qui est aujourd'hui solidement établi: la diversité (que ce soit la biodiversité pour l'agriculture ou un pluralité de monnaies pour le système financier) est un des deux facteurs clés de la résilience de n'importe quel système, artificiel aussi bien que naturel (l'autre étant l'inter-connectivité: pour reprendre l'exemple basique mais éclairant que donne Lietaer, un écureuil qui se nourrit de tout est beaucoup plus résilient qu'un panda qui ne mange qu'une seule sorte de bambou)
Le deuxième biais pour rendre compte de cette instabilité systémique consiste à reprendre une approche de type polanyienne en exhibant les limites insurmontables du projet libéral de construire un marché pour la monnaie obéissant aux mécanismes de l'offre et de la demande et capable de s'autoréguler par ce biais. C'est cette voie qu'on va explorer ici, qui permettra, en passant, d'égratigner, une fois encore, deux mythes centraux de l'utopie libérale, celui de l'efficience et celui de l'autorégulation du marché. C'est ici le lieu de refaire l'analyse du caractère d'utopie destructrice de la société de marché rêvée par les libéraux, cette fois du point de vue de la monnaie. Comme la terre et le travail, elle ne peut devenir réellement une marchandise dont le prix varierait en fonction de la loi de l'offre et de la demande, alors même qu'elle est censée jouer ce rôle dans le monde idéal rêvé par les économistes libéraux. Elle est pour cette raison ce que Polanyi appelle une "marchandise fictive". Pourquoi? C'est une question simple et essentielle à traiter mais qui demande un développement un peu long. On peut déjà commencer par donner deux raisons préliminaires pour approcher le coeur du problème. D'abord, du point de vue de l'usage fondamental de la monnaie comme étalon de la valeur des choses. A ce titre, elle est comme le mètre pour les longueurs ou le kilo pour les poids. Imaginez simplement un monde où le kilo et le mètre varieraient en fonction de l'offre et de la demande... L'usage comme étalon de ces instruments de mesure serait rendu très problématique. C'est pourtant bien ainsi que la "monnaie-marchandise" est censée fonctionner dans les économies libérales, dans la mesure où elle est utilisée dans le cadre des marchés financiers comme un instrument de spéculation pour faire du profit qui fait que son prix variera suivant l'offre et la demande; c'est ce qui est dit par l'économiste B. Lietaer dans ce documentaire pour s'initier à la question de la monnaie en général, et des monnaies non officielles actuelles, en particulier, La double face de la monnaie, à partir de 6'30:
A travers la monnaie, ce qui est donc attaqué ici, c'est un des trois piliers fondamentaux porteurs de la vie sociale, à savoir, notre unité de mesure de ce à quoi nous donnons une valeur: nous n'avons plus d'étalon fiable pour en juger à partir du moment où l'unité de mesure de la valeur est sujette à des variations suivant les aléas du marché.
Il en découle directement la deuxième raison: une monnaie laissée aux soins du marché produirait, suivant ses variations de prix, une "alternance de la pénurie et de la surabondance de la monnaie [qui] se révélerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour les sociétés primitives." (Polanyi, La grande transformation, p. 123-124) En lieu et place de catastrophes naturelles, ce sont désormais d'abord et avant tout des crises monétaires qui menacent l'intégrité des sociétés de marché. Cette instabilité chronique se manifeste donc d'une double façon. Soit par un trop plein de monnaie, l'inflation, qui fait que l'argent perd sa valeur, comme le montre le cas extrême de ce billet du Zimbabwe, ce pays où tous les habitants sont "milliardaires", comme on s'est plu à le caractériser ironiquement:
On parle alors de "monnaie de singe", de la monnaie qui ne vaut plus à peu près plus rien. Soit, la crise se produit par un manque de monnaie qui assèche l'économie, la déflation. Dans ce cas, c'est tout le circuit économique des échanges qui est paralysé, faute d'argent.
La période actuelle donne une bonne illustration de cette alternance de surabondance et de pénurie d'argent. D'abord, avec l'abandon de l'étalon-or en 1971, suite à la décision américaine de supprimer la convertibilité du dollar en or, la tendance à l'inflation s'est considérablement accrue puisque, désormais, l'émission monétaire n'est plus limitée par une certaine quantité d'or en couverture:"Après l'abandon de l'étalon-or, l'inflation est en effet devenue la caractéristique principale des monnaies nationales du XXe siècle. Même les monnaies les plus stables de la période d'après guerre - comme le mark allemand et le franc suisse - ont perdu entre 1970 et 2000 pas moins de 60% de leur valeur. Dans le même temps, le dollar perdait 75 % de sa valeur et la livre sterling 90 %." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 56) A cette période d'"inondation" a succédé une période de"sécheresse", suite au grand krach financier de 2008:"Une des conséquences immédiates sera que la disponibilité des finances provenant du système bancaire va se rétrécir pendant une période plus longue que quiconque le désire, ce qui posera des problèmes de croissance..." (ibid. p. 73) Or, comme c'est abordé dans une autre partie, la croissance est une nécessité absolue pour permettre à l'économie capitaliste de se reproduire: une société de croissance sans croissance est vouée aussi sûrement à la panne qu'une voiture à essence sans essence. Croître ou mourir, telle est la devise de tout capitaliste et de tout nation capitaliste, comme aurait pu le dire Marx, qui lui avait préféré la formule, qui revient au fond, au même:"Après moi le déluge!"
De ce point de vue, on peut dire que le danger le plus proche pour nos sociétés, ne renvoie pas aux sujets les plus médiatisés: la menace la plus immédiate, ce n'est pas la crise écologique (épuisement des sols, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité) qui devrait encore laisser quelque temps avant de produire ses effets les plus critiques, qui feront, entre autres, que l'alternance de "la pénurie et de la surabondance" d'eau se manifestera, à nouveau, de façon de plus en plus catastrophique. Ce n'est pas non plus la crise énergétique avec l'épuisement des ressources non-renouvelables, ni même la crise sociale dont la manifestation la plus significative est constituée par l'émergence un peu partout dans le monde de ces mouvements qu'il est convenu d'appeler "populistes". Ce qui fait peser la menace la plus immédiate pour notre avenir à tous, c'est d'abord l'instabilité systémique du système financier international, qui, lui, peut très bien s'effondrer du jour au lendemain sans crier gare. En polarisant l'attention sur d'autres sujets occupant le devant de la scène médiatique, nous en oublions que ce qui risque de nous tomber sur la tête le plus rapidement vient du côté monétaire. Ce qu'il faut bien voir, c'est que, de la première à la seconde mondialisation, nous avons voulu reconstruire le même type de système financier international basé sur le projet de faire de la monnaie une marchandise prise en charge par les mécanismes de marché: que nous n'ayons plus l'étalon-or mais le dollar comme monnaie internationale de référence ne change pas fondamentalement la donne. Si nous tenons compte du précédent de la première mondialisation, il n'y a pas lieu de se montrer particulièrement optimiste quant au destin d'une telle entreprise et des conséquences que son échec pourrait avoir pour la paix mondiale. La nouvelle configuration, c'est que relativement à la guerre mondiale de 1939-1945, ce n'est plus du tout le même arsenal d'armes de destruction de masse qu'ont entre leurs mains les grandes puissances: le fait est que nous ne pouvons plus nous payer le "luxe" d'une troisième guerre mondiale sans poser la question radicale de la survie de l'humanité.
Le risque systémique qui plane au-dessus de nos têtes, c'est donc bien d'abord celui d'un effondrement du système monétaire internationale, du même ordre que celui de 1929; nous n'en sommes déjà pas passés loin en 2008 et il a fallu, pour l'éviter in extremis, que les Etats les plus puissants réinjectent quelques 700 milliards de dollars pour sauver le système bancaire mondial d'une faillite généralisée certaine.
Monsieur le perroquet, ça marche vraiment la loi de l'offre et de la demande?
A ce point, un bon libéral pur sucre sera certainement tenté de convoquer le perroquet d'I. Fisher pour faire droit, malgré tout, au projet d'intégrer la monnaie dans les circuits de l'économie de marché. On sait que cet économiste, professeur d'université aux Etats-Unis (un gage de sérieux), avait imaginé pouvoir dresser un perroquet pour répondre inlassablement à toutes les questions de ses étudiants:"C'est la loi de l'offre et de la demande, c'est la loi de l'offre et de la demande, etc."
En effet, ce qu'il importe d'intégrer d'essentiel dans l'analyse, ici, c'est que la loi de l'offre et de la demande est censée garantir le fonctionnement autorégulateur du marché (de la monnaie comme des autres biens), ce qui fait que, pour les théories libérales, il doit atteindre de cette façon l'équilibre général qui garantit son efficience (l'efficience est la capacité d'un système d'allouer de façon optimale, entre tous, une ressource rare comme la monnaie, l'eau, la terre ou toute autre bien en quantité limitée). Ici, pour l'aspect des choses qui nous occupe, quand la demande en monnaie croît relativement à l'offre, son prix doit augmenter ce qui entraînerait automatiquement une baisse de la demande, ramenant le prix de marché à son équilibre; et inversement, si la demande décroît trop, le prix va redevenir attractif stimulant à nouveau la demande. Les mécanismes de la loi de l'offre et de la demande sont ainsi censés fonctionner comme une force de rappel qui évite au marché un emballement excessif du prix de la monnaie, ou, à l'inverse, son effondrement. Voilà pour la théorie. Dans la pratique du fonctionnement des marchés financiers, c'est une toute autre mayonnaise. Partons des faits eux-mêmes. Selon l'économiste belge Bernard Lietaer, un des architectes de la mise au point technique de l'euro, le FMI (Fonds Monétaire International) avait recensé dans le monde, depuis 1970, sur une période 25 ans, 145 crises bancaires, 208 crises monétaires et 72 crises de dettes publiques. Cette instabilité chronique d'un système de "monnaie-marchandise" se manifestant par des emballements, à la hausse comme à la baisse, des valeurs monétaires, n'est évidemment pas du tout conforme à ce qu'enseignent et prévoient les théories du libéralisme économique. Pourquoi la loi de l'offre et de la demande a tellement de mal à jouer ici sa fonction de rappel à l'ordre? Telle est la question simple mais essentielle à poser et traiter pour mieux voir la nature de la menace qui plane sur nos têtes d'un effondrement du système monétaire international (à suivre...)
(1) Une éude a pu montrer que les grandes familles fortunées, qui ont réussi à traverser les siècles en se mettant suffisamment à l'abri des grands krachs économiques jalonnant l'histoire moderne, investissaient, en priorité, dans trois valeurs-refuge, celles dont on est sûr qu'elles conserveront toujours leur attrait, quelque soient les viscissitudes du marché: la terre, les oeuvres d'art...et l'or.
C'est donc de celle-ci que nous allons repartir pour mieux rebondir jusqu'aux temps actuels. C'est toujours elle qui a fourni le sujet central de la réflexion de Polanyi dans La grande transformation et il y avait bien circonscrit la nature du défi qui était celui d'un monde devant faire face à l'effondrement de l'économie mondiale de marché, défi qui pourrait donc probablement se reposer à plus ou moins brève échéance pour nous-mêmes:"Nous devons essayer de conserver par tous les moyens à notre portée ces hautes valeurs héritées de l'économie de marché qui s'est effondrée." (Polanyi, La grande transformation, p. 344) Polanyi avait en vue précisément la liberté et la paix en parlant de ces "hautes valeurs". Si le projet d'une société de marché est bien celui d'une utopie destructrice, il n'en reste pas moins que l'économie de marché elle-même n'est pas à rejeter en bloc dans le négatif. Elle a pu véhiculer et réaliser, au moins jusqu'à un certain point, ce genre d'idéaux; tout le problème sera de savoir ce qu'ils deviennent une fois disparues les conditions qui ont favorisé leur émergence. Nous laisserons la liberté pour plus tard pour nous concentrer ici sur la question de la paix.
"La Paix de cent ans"
Cela a été un thème constant de la philosophie des Lumières, dés le XVIIIème siècle, de faire valoir la fonction pacificatrice d'une économie de marché monétarisée à une époque où les conflits religieux ravageaient l'Europe. Comme le disait Voltaire, "quand il s'agit d'argent tout le monde est de la même religion." C'est le célèbre thème, général à cette époque, chez les libéraux, du "doux commerce". Plus tard, G. Simmel, en pleine apogée de la première mondialisation (fin du XIX-début du XXème siècle) avait encore attiré l'attention sur cette vertu pacificatrice de l'argent à travers la monétarisation des dons de charité faits par des individus appartenant à des sectes religieuses qui n'avaient cessé de se combattre les unes et les autres:"mais en rendant ainsi possible cette oeuvre commune des Luthériens, des Réformés et de fidèles de l'Eglise unie, l'argent a fait office de lien idéal et n'a pu que fortifier parmi tous ces donateurs le sentiment de former malgré tout un groupe." (Simmel, Sur la psychologie de l'argent, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie") L'argent a cette propriété de permettre à des gens que par ailleurs tout oppose de s'entendre pour commercer ensemble. Comme on l'avait déjà expliqué, l'argent a cette propriété de neutraliser toutes les qualités personnelles des protagonistes d'une transaction (ici l'appartenance à telle ou telle secte religieuse) et de leur permettre ainsi de s'accorder ensemble, malgré tout ce qui peut les opposer par ailleurs: c'est le sens positif de la célèbre formule attribuée, à l'origine, à l'empereur romain Vespasien, qui veut que l'argent est non olet (sans odeur) formule qu'on emploie aujourd'hui plutôt pour marquer le revers de la médaille de cette neutralisation des qualités personnelles de son détenteur: l'argent ne dit rien de la façon dont il a été acquis par son détenteur: que ce soit par le crime ou par un dur labeur, l'argent reste le même; il n'a ni l'odeur du crime, ni celle du travail, ni d'aucune autre.
Mais, c'est d'abord sur ce qu'on voit aujourd'hui le moins, l'idéal de paix que peut positivement véhiculé l'argent, qu'il faut insister. C'est dans la droite ligne de ce thème que se situent les analyses de K. Polanyi, qu'on peut aujourd'hui solidement étayer grâce aux recherches plus récentes en économie politique. Polanyi n'avait rien d'un libéral, économiquement parlant, du moins, et se rangeait sans ambiguïté dans la tradition des socialismes de liberté. Pourtant, ces analyses de l'histoire économique moderne vont à contre sens des critiques courantes, dans les milieux socialistes, du capitalisme qui l'associent intimement au développement d'une logique de guerre. En fait, le problème se résoud assez facilement. Pour s' y retrouver et accorder ensemble ces approches qui semblent totalement contradictoires entre elles, il faut distinguer différents niveaux d'analyse. D'ailleurs, les premiers libéraux eux-mêmes, comme Montesquieu, en avaient déjà conscience lorsqu'ils attiraient autant l'attention sur les vertus pacificatrices du "doux commerce", à l'échelle internationale, que sur certains de ses effets pervers sur un autre plan, intérieur aux sociétés soumis à l'ordre marchand. On distinguera ici, encore plus précisément, trois niveaux d'analyse. C'est au niveau des relations internationales entre grandes puissances qu'il est légitime de soutenir que l'économie de marché mondialisée a eu une vertu pacificatrice. Factuellement, ce qui va tout à fait dans ce sens, c'est cette période qui a duré très exactement un siècle, allant de la fin des guerres napoléoniennes en 1815 jusqu'en 1914, pendant laquelle s'est mise en place, pour la première fois, l'économie de marché à l'échelle mondiale (la première mondialisation) et qui a coïncidé avec une ère de paix exceptionnelle:"Au XIXème siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815, à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les uns aux autres que dix-huit mois au total." (Polanyi, La grande transformation, p. 39) C'est cela que l'on appelle la "Paix de Cent Ans." Polanyi pense trouver le facteur décisif expliquant ce fait dans le rôle joué par la haute finance internationale:"le secret du maintien de la paix générale résidait sans aucun doute dans la position, l'organisation et les techniques de la finance internationale." (ibid., p. 46) En effet, avec la première construction d'une économie mondiale de marché au XIXème siècle, le maintien de la paix, entre grandes puissances était devenue la condition essentielle de la bonne marche des affaires du monde économique. Plus précisément encore,"le commerce dépendait dorénavant d'un système monétaire international qui ne pouvait fonctionner lors d'une guerre générale."(Polanyi, La grande transformation, p. 52) Ce système était celui de l'étalon-or à la base de la construction d'un marché mondialisé et censé garantir son fonctionnement autorégulateur:"Le commerce mondial, c'était la vie sur la planète désormais organisée comme un marché autorégulateur comprenant le travail, la terre et la monnaie, avec l'étalon-or comme gardien de cet automate gargantuesque." (ibid., p. 300) La question de l'intégration, dans le marché mondial du travail et de la terre peut être laissée de côté ici (leur traitement est déjà, par ailleurs, assez largement entamé sur ce chantier) pour se concentrer sur la question monétaire qui constitue donc la clé de voûte de toute l'architecture de l'économie de marché mondialisée. L'étalon-or est un système dans lequel l'étalon monétaire correspond à un poids fixe d'or. Toute émission de monnaie se fait avec une contrepartie et une garantie sur un stock d'or en réserve. C'est donc une monnaie adossée à l'or qui est censé lui garantir sa valeur: "as good as gold" (aussi bon que de l'or), comme le résumaient bien les capitalistes anglais, qui ont été les promoteurs de ce système à cette époque où ils dominaient encore le monde. Cela signifie que ce qui garantit la confiance qu'on a dans la monnaie, c'est de pouvoir la convertir, à tout moment, en or. Si ce métal a pu ainsi faire converger tous les appétits financiers vers lui pour servir d'étalon universel de mesure de la valeur des biens, c'est dû d'abord à l'attrait qu'il a exercé durant des siècles, voir des millénaires, en tant que symbole du divin. Ainsi, il était encore considéré au Moyen âge comme un don car il symbolisait pour le monde religieux de cette époque le corps du Chist, de la même façon que dans l'Egypte antique on le prenait pour la chair des dieux. Plus généralement, on a de nombreux exemples, dans l'histoire monétaire de l'humanité, d'objets religieux qui ont pu se transformer, le plus facilement du monde, en monnaies, en vertu de l'attrait collectif qui se concentrait autour d'eux.(1) Le système monétaire de l'étalon-or est donc ce qui a pu faire tenir debout, pendant exactement un siècle, tout le reste de l'économie mondiale de marché. C'est à ce niveau d'analyse qu'on peut comprendre pourquoi l'économie de marché a pu véhiculer et concrétiser un idéal de paix entre grandes puissances, inédit dans les annales de la civilisation occidentale.
Mais, à un deuxième niveau, le maintien de la paix entre grandes puissances n'était nullement incompatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. C'est bien ce qui s'est passé durant la Paix de cent ans. Dans un autre de ses textes, plus tardif, daté de 1957, La liberté dans une société complexe, Polanyi soulignait bien lui-même cette restriction de taille, qui explique pourquoi on a pu souvent associer étroitement et trop hâtivement le capitalisme au développement d'une pure et simple logique de guerre:"Le système de marché a assuré un siècle de paix entre les grandes puissances, mais a infesté les continents non peuplés de Blancs avec des guerres cruelles de conquête et de soumission." (Polanyi, Essais, p. 553) C'est en cela que la thèse polanyienne d'une pacification des relations internationales via la construction d'un marché mondial sur la base du système financier de l'étalon-or est tout à fait compatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. De ce point de vue, on peut déjà facilement faire un premier parallèle entre "la Paix de Cent Ans" qu'a connu le XIXème siècle et celle que nous connaissons depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui a accompagné la deuxième mondialisation; dans ce dernier cas non plus, elle n'a pas empêché, au plan régional, la multiplication de guerres concentrées, pour l'essentiel, comme la fois précédente, dans les régions du Sud. Sous l'égide de la Pax americana, à l'échelle mondiale (on peut situer la grande ligne de partage des eaux qui fait passer d'un ordre mondial dominé par l'empire britannique à l'émergence de la suprématie américaine, à dater de la Première guerre mondiale. Sur ce point, comme sur d'autres, cette première grande boucherie industrielle marque une césure fondamentale qui inaugure une ère nouvelle dans notre histoire récente), et pour ne prendre que les guerres qui ont eu l'impact médiatique le plus important, on a eu le Koweit (1991), le Kosovo (1999), l'Afghanistan (2001), l'Irak (2003), la Libye (2011), avec, à chaque fois, la super-puissance américaine jouant le rôle de gendarme du monde pour faire respecter la loi du marché. Mais, si la haute finance internationale a pu avoir des intérêts dans des guerres coloniales, comme cela peut être encore le cas aujourd'hui, sous des formes néocoloniales déguisées, c'est tant qu'elles restent isolées et ne dégénérent pas en une conflagration mondiale entre grandes puissances.
Enfin, le troisième niveau d'analyse à prendre en compte est celui qui concerne la structure interne des sociétés soumises à l'ordre marchand. Sur ce plan là, les libéraux comme Montesquieu, à la grande différence de nos présumés "libéraux" actuels, avaient pleinement conscience des effets indésirables de la généralisation des rapports des marchands. Pour en apercevoir les implications touchant la question de la guerre et de la paix qui nous occupent ici, il faut repartir de l'aube du capitalisme moderne.
L'argent et la poudre à canon: du citoyen en arme aux armées professionnelles
On a pu soutenir, non sans quelques bonnes raisons, que la dynamique du capitalisme moderne s'est véritablement enclenchée à partir de l'utilisation de la poudre à canon dans les guerres (nous parlons de l'utilisation et non de l'invention car, en réalité, la Chine l'avait déjà inventé bien avant mais sans que cela entraîne les bouleversements sociaux-politiques que nous connaîtrons en Occident). C'est à partir de là que commencerait à se faire la bascule qui va nous plonger dans une nouvelle ère, la nôtre. Il faudrait sûrement nuancer ce diagnostic: l'avènement du capitalisme moderne est le fruit d'une série de facteurs qui fait qu'il serait très périlleux de vouloir en isoler un pour en faire l'élément décisif. Il faudrait plutôt reprendre l'image que C. Castoriadis donnait d'un magma de facteurs qui vont s'agréger ensemble pour faire émerger cette nouveauté inouïe dans l'histoire humaine. Mais, parmi ceux-ci, la poudre à canon n'est effectivement pas des moindres pour comprendre le processus de restructuration des sociétés qui va faire voler en éclats l'âge de la féodalité et laisser place nette à une toute nouvelle ère.
Ce qu'il importe en premier d'observer c'est que l'usage de la poudre à canon est inséparable de l'extension de l'économie fondée sur l'argent qui a lieu vers la fin du Moyen âge, au XIVème siècle, le pire avec le XXème siècle, dans l'histoire de la civilisation occidentale en production d'horreurs de toute sorte, comme certains éminents historiens ont pu le soutenir, avec de bonnes raisons:"A l'époque de l'apparition des armes à feu, pecunia [l'argent] devint le nervus belli [nerf de la guerre], la poudre priva le chevalier et le citoyen de leur arme pour la placer dans la main du mercenaire, faisant ainsi de sa possession et de son usage le privilège du détenteur d'argent." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 225) Ce que l'usage de la poudre à canon induit immédiatement, c'est donc une professionnalisation du service des armes. Avant cela, les armes de guerre comme l'épée pouvaient être la propriété de n'importe quel citoyen, même peu fortuné: vous pouvez sans problème garder une arme blanche comme une épée et la transporter sur vous; un canon à trimballer, c'est autre chose... La logistique et les infrastructures matérielles qu'implique l'usage de la poudre à canon ne pouvaient donc être pris en charge que par une lourde organisation centralisée entre les mains de l'Etat. La force armée qui était autrefois, d'une ampleur modeste et surtout non spécialisée en un corps de professionnels devint, à partir de là, une affaire de spécialistes dont c'est le gagne-pain. On passe ainsi d'une problématique de la sûreté où ce sont les citoyens qui assuraient eux-mêmes la défense du territoire à une problématique de la sécurité où elle est assurée par un corps de professionnels. C'est à partir de là que naît la figure du soldat: au sens étymologique, le soldat est celui qui touche la solde en échange de son travail; en ce sens, on peut rejoindre R. Kurz pour en faire le prototype du salarié moderne. Conséquence directe, la structure militaire s'est séparée de la société pour se concentrer dans l'Etat :"D’une société sans structure militaire ou presque, avec un impact « superficiel », où chaque sujet avait ses propres armes (« La guerre pouvait s’appuyer sur une logistique décentralisée ») ; on passe à un « appareil militaire commença[nt] à se détacher de l’organisation sociale », où l’armée devient une institution permanente et dominante." (A. Campagne, La guerre moderne comme origine du capitalisme - Robert Kurz) C'est à ce point précis qu'armées de métier et économie fondée sur l'argent se donnent la main, pour se co-développer. Les gouvernements vont voir leurs besoins monétaires croître dans des proportions considérables pour financer ces armées professionnelles toujours plus importantes, ce qui va impulser logiquement l'extension de l'économie basée sur l'utilisation de l'argent en même temps qu'une augmentation considérable de la pression fiscale sur les populations. Si l'on retient l'exemple de la France, c'est une gloire qu'il faut rendre au roi soleil Louis XIV d'avoir fait passer cette professionnalisation du service des armes sur une toute nouvelle échelle permettant désormais de parler d'armée moderne:"A sa mort (1715), l'armée royale comptait 500 000 hommes contre 20 000 en 1630!" (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 119)
Parmi les grands bouversements sociaux et politiques que ce nouveau régime de la guerre va engendrer, on en retiendra deux particulièrement problématiques pour le destin de nos sociétés qui ont hérité de cette révolution. D'abord, il faut bien se rendre compte que pour les fondateurs des doctrines libérales au XVII et XVIIIème siècles, la formation d'armées de métier constituait une menace tout à fait inédite pour la liberté des individus désormais désarmés et sans défense face à un pouvoir d'Etat devenu exorbitant. C'est un point particulièrement important à partir duquel les idéaux d'origine du libéralisme classique (qui sont, comme le laisse penser le terme lui-même, d'abord des idéaux de liberté individuelle) vont être amenés à diverger de plus en plus avec la réalité du développement des sociétés dites "libérales" qui seront, en réalité, de moins en moins libérales s'il fallait les juger à l'aune des critères des premiers libéralismes. C'est un point que N. Chomsky, un des derniers vrais libéraux actuels se réclamant des origines du mouvement, a bien mis en évidence. C'est dans la même veine de cette tradition libérale originelle que le président D. Eisenhower, en personne, dans les années 1950, mettait en garde, en pleine Guerre froide:"La conjonction d’une armée massive et d’une vaste industrie de l’armement est inédite chez nous. Nous devons nous protéger d’une trop grande et injustifiée influence, voulue ou non, du complexe militaro-industriel. Ne laissons jamais cette combinaison menacer notre liberté et notre démocratie."
De surcroît, la deuxième tare majeure que suscite un tel bouleversement, aux yeux des promoteurs de l'idéal républicain (vs la monarchie), résidait dans le fait d'introduire par ce biais le virus de la corruption en permettant aux citoyens d'abandonner un idéal de vertu civique au profit de leurs intérêts purement privés; on tient là un ferment de décomposition de la société qui s'introduit par ce biais et dont nous avons aujourd'hui sous les yeux les ultimes développements. A partir de là, le fondement de la citoyenneté ne réside plus dans le droit de porter des armes pour défendre le territoire commun mais dans la propriété privée, et d'abord, la plus importante de toutes à cette époque, celle de la terre. Pour C. Lasch, c'est même la transformation la plus importante que l'idéal républicain va avoir à subir au cours de son histoire. La question de l'institution du suffrage universel lors de la Révolution de 1848, en France, est très significative de ce point de vue. On la présente presque toujours comme une grande conquête populaire pour la démocratie. Mais c'est oublié le fait qu'il n'était pas considéré comme la priorité par les ouvriers qui étaient sur les barricades. En fait, ce sont deux conceptions de ce que devait être une République qui s'opposaient. Pour les partisans d'un système représentatif, essentiellement issus de la classe moyenne, la petite bourgeoisie, c'était effectivement le suffrage universel qui constituait la première des revendications; mais pour les ouvriers insurgés, il s'agissait de faire valoir une véritable participation de tous aux affaires politiques, soit une démocratie, au sens propre du terme; dans ce cadre, le fondement de la citoyenneté était tout autre:"Comme l'a montré Louis Hincker dans sa thèse, les acteurs de la révolution de 1848 se considéraient comme des "citoyens-combattants". A leurs yeux, ce n'est pas le bulletin de vote qui définissait la citoyenneté, mais le fusil."(G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 321) Par conséquent, l'une des premières mesures prises fût d'ouvrir la Garde nationale, chargée du maintien de l'ordre, à la classe ouvrière, alors qu'elle avait été, depuis la Révolution de 1789, le monopole de la bourgeoisie.
L'utopie destructrice de la société de marché et l'effondrement du système de l'étalon-or
Au bout du compte, les grandes calamités du XXème siècle ont formé le prix extrêmement salé à payer une fois l'économie mondiale de marché effondrée. Pour comprendre comment ce cataclysme a pu se produire, il faut repartir du système financier international de l'étalon-or car il a été la clé de voûte de la première mondialisation, dont l'effondrement devait nécessairement entraîné à sa suite tout le reste de l'édifice. Dans cette grille de lecture, la chute du système de l'étalon-or entraîna donc la désintégration de l'économie mondiale:"l'étalon-or est [l'institution] dont l'importance a été reconnue comme décisive; sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe." (Polanyi, La grande transformation, p. 37) A partir de là, ce qui s'écroule ce sont les conditions qui avaient garanti, pendant un siècle, la paix mondiale entre les grandes puissances et s'ouvrent alors devant nous les horreurs inédites, sur une telle échelle, du XXème siècle, le fascisme et ses deux guerres mondiales. L'effondrement du système international de l'étalon-or devait donc saper pour de bon les bases sur lesquelles avait reposé la paix mondiale au XIXème siècle:"Le succès du Concert européen, né des besoins de la nouvelle organisation internationale de l'économie, devait inévitablement prendre fin avec la dissolution de celle-ci." (ibid., p. 56) "Le Concert européen" était donc cette entente pacifique entre les grandes puissances pour commercer entre elles sur la base du système de l'étalon-or. Nombreux étaient alors les discours, dans les années 1900-1910, jusqu'à la veille de la Première guerre mondiale, reprenant le thème du "doux commerce" cher aux libéraux du XVIIIème siècle comme Montesquieu, affirmant que le monde ne connaîtrait plus de guerre du fait de l'interdépendance économique entre les grandes puissances. On sait aujourd'hui ce qu'il advint; c'est le même genre de discours qui a pu être recyclé pour faire valoir la seconde mondialisation sous l'empire de la Pax americana.
Maintenant le point clé consiste à soutenir que cet effondrement n'avait rien d'accidentel mais qu'il est pour ainsi dire programmé dans un système qui prétend vouloir faire de la monnaie une marchandise comme une autre, soit quelque chose qui se vend et s'achète sur un marché à un certain prix, fixé par l'intérêt et censé s'autoréguler suivant la loi de l'offre et de la demande. Ce projet est, dira Polanyi, celui d'"un système de monnaie-marchandise internationale". (ibid., p. 271) Il est tout ce qu'il y a de plus problématique. On pourra même aller jusqu'à soutenir, dans le prolongement des analyses polanyiennes, qu'il relève d'une impossibilité qu'on ne pourrait s'entêter à vouloir réaliser qu'au prix de la désintégration de la société elle-même.
Pour montrer pourquoi un tel système est voué à demeurer structurellement instable, deux voies différentes, qui rejoignent la même conclusion, sont explorées ici. La première a déjà été abordé dans la partie 2 de cette philosophie de la monnaie. On en résume juste l'essentiel ici. Un système financier construit sur la base d'un monopole monétaire, comme le dollar aujourd'hui, est du même ordre que la monoculture de l'agriculture industrielle: leur résilience (capacité à absorber un choc) est très faible puisqu'il n'y a pas de soupape de sécurité si l'élément de base du système vient à avoir une défaillance. C'est un fait qui est aujourd'hui solidement établi: la diversité (que ce soit la biodiversité pour l'agriculture ou un pluralité de monnaies pour le système financier) est un des deux facteurs clés de la résilience de n'importe quel système, artificiel aussi bien que naturel (l'autre étant l'inter-connectivité: pour reprendre l'exemple basique mais éclairant que donne Lietaer, un écureuil qui se nourrit de tout est beaucoup plus résilient qu'un panda qui ne mange qu'une seule sorte de bambou)
Le deuxième biais pour rendre compte de cette instabilité systémique consiste à reprendre une approche de type polanyienne en exhibant les limites insurmontables du projet libéral de construire un marché pour la monnaie obéissant aux mécanismes de l'offre et de la demande et capable de s'autoréguler par ce biais. C'est cette voie qu'on va explorer ici, qui permettra, en passant, d'égratigner, une fois encore, deux mythes centraux de l'utopie libérale, celui de l'efficience et celui de l'autorégulation du marché. C'est ici le lieu de refaire l'analyse du caractère d'utopie destructrice de la société de marché rêvée par les libéraux, cette fois du point de vue de la monnaie. Comme la terre et le travail, elle ne peut devenir réellement une marchandise dont le prix varierait en fonction de la loi de l'offre et de la demande, alors même qu'elle est censée jouer ce rôle dans le monde idéal rêvé par les économistes libéraux. Elle est pour cette raison ce que Polanyi appelle une "marchandise fictive". Pourquoi? C'est une question simple et essentielle à traiter mais qui demande un développement un peu long. On peut déjà commencer par donner deux raisons préliminaires pour approcher le coeur du problème. D'abord, du point de vue de l'usage fondamental de la monnaie comme étalon de la valeur des choses. A ce titre, elle est comme le mètre pour les longueurs ou le kilo pour les poids. Imaginez simplement un monde où le kilo et le mètre varieraient en fonction de l'offre et de la demande... L'usage comme étalon de ces instruments de mesure serait rendu très problématique. C'est pourtant bien ainsi que la "monnaie-marchandise" est censée fonctionner dans les économies libérales, dans la mesure où elle est utilisée dans le cadre des marchés financiers comme un instrument de spéculation pour faire du profit qui fait que son prix variera suivant l'offre et la demande; c'est ce qui est dit par l'économiste B. Lietaer dans ce documentaire pour s'initier à la question de la monnaie en général, et des monnaies non officielles actuelles, en particulier, La double face de la monnaie, à partir de 6'30:
A travers la monnaie, ce qui est donc attaqué ici, c'est un des trois piliers fondamentaux porteurs de la vie sociale, à savoir, notre unité de mesure de ce à quoi nous donnons une valeur: nous n'avons plus d'étalon fiable pour en juger à partir du moment où l'unité de mesure de la valeur est sujette à des variations suivant les aléas du marché.
Il en découle directement la deuxième raison: une monnaie laissée aux soins du marché produirait, suivant ses variations de prix, une "alternance de la pénurie et de la surabondance de la monnaie [qui] se révélerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour les sociétés primitives." (Polanyi, La grande transformation, p. 123-124) En lieu et place de catastrophes naturelles, ce sont désormais d'abord et avant tout des crises monétaires qui menacent l'intégrité des sociétés de marché. Cette instabilité chronique se manifeste donc d'une double façon. Soit par un trop plein de monnaie, l'inflation, qui fait que l'argent perd sa valeur, comme le montre le cas extrême de ce billet du Zimbabwe, ce pays où tous les habitants sont "milliardaires", comme on s'est plu à le caractériser ironiquement:
On parle alors de "monnaie de singe", de la monnaie qui ne vaut plus à peu près plus rien. Soit, la crise se produit par un manque de monnaie qui assèche l'économie, la déflation. Dans ce cas, c'est tout le circuit économique des échanges qui est paralysé, faute d'argent.
La période actuelle donne une bonne illustration de cette alternance de surabondance et de pénurie d'argent. D'abord, avec l'abandon de l'étalon-or en 1971, suite à la décision américaine de supprimer la convertibilité du dollar en or, la tendance à l'inflation s'est considérablement accrue puisque, désormais, l'émission monétaire n'est plus limitée par une certaine quantité d'or en couverture:"Après l'abandon de l'étalon-or, l'inflation est en effet devenue la caractéristique principale des monnaies nationales du XXe siècle. Même les monnaies les plus stables de la période d'après guerre - comme le mark allemand et le franc suisse - ont perdu entre 1970 et 2000 pas moins de 60% de leur valeur. Dans le même temps, le dollar perdait 75 % de sa valeur et la livre sterling 90 %." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 56) A cette période d'"inondation" a succédé une période de"sécheresse", suite au grand krach financier de 2008:"Une des conséquences immédiates sera que la disponibilité des finances provenant du système bancaire va se rétrécir pendant une période plus longue que quiconque le désire, ce qui posera des problèmes de croissance..." (ibid. p. 73) Or, comme c'est abordé dans une autre partie, la croissance est une nécessité absolue pour permettre à l'économie capitaliste de se reproduire: une société de croissance sans croissance est vouée aussi sûrement à la panne qu'une voiture à essence sans essence. Croître ou mourir, telle est la devise de tout capitaliste et de tout nation capitaliste, comme aurait pu le dire Marx, qui lui avait préféré la formule, qui revient au fond, au même:"Après moi le déluge!"
De ce point de vue, on peut dire que le danger le plus proche pour nos sociétés, ne renvoie pas aux sujets les plus médiatisés: la menace la plus immédiate, ce n'est pas la crise écologique (épuisement des sols, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité) qui devrait encore laisser quelque temps avant de produire ses effets les plus critiques, qui feront, entre autres, que l'alternance de "la pénurie et de la surabondance" d'eau se manifestera, à nouveau, de façon de plus en plus catastrophique. Ce n'est pas non plus la crise énergétique avec l'épuisement des ressources non-renouvelables, ni même la crise sociale dont la manifestation la plus significative est constituée par l'émergence un peu partout dans le monde de ces mouvements qu'il est convenu d'appeler "populistes". Ce qui fait peser la menace la plus immédiate pour notre avenir à tous, c'est d'abord l'instabilité systémique du système financier international, qui, lui, peut très bien s'effondrer du jour au lendemain sans crier gare. En polarisant l'attention sur d'autres sujets occupant le devant de la scène médiatique, nous en oublions que ce qui risque de nous tomber sur la tête le plus rapidement vient du côté monétaire. Ce qu'il faut bien voir, c'est que, de la première à la seconde mondialisation, nous avons voulu reconstruire le même type de système financier international basé sur le projet de faire de la monnaie une marchandise prise en charge par les mécanismes de marché: que nous n'ayons plus l'étalon-or mais le dollar comme monnaie internationale de référence ne change pas fondamentalement la donne. Si nous tenons compte du précédent de la première mondialisation, il n'y a pas lieu de se montrer particulièrement optimiste quant au destin d'une telle entreprise et des conséquences que son échec pourrait avoir pour la paix mondiale. La nouvelle configuration, c'est que relativement à la guerre mondiale de 1939-1945, ce n'est plus du tout le même arsenal d'armes de destruction de masse qu'ont entre leurs mains les grandes puissances: le fait est que nous ne pouvons plus nous payer le "luxe" d'une troisième guerre mondiale sans poser la question radicale de la survie de l'humanité.
Le risque systémique qui plane au-dessus de nos têtes, c'est donc bien d'abord celui d'un effondrement du système monétaire internationale, du même ordre que celui de 1929; nous n'en sommes déjà pas passés loin en 2008 et il a fallu, pour l'éviter in extremis, que les Etats les plus puissants réinjectent quelques 700 milliards de dollars pour sauver le système bancaire mondial d'une faillite généralisée certaine.
Monsieur le perroquet, ça marche vraiment la loi de l'offre et de la demande?
A ce point, un bon libéral pur sucre sera certainement tenté de convoquer le perroquet d'I. Fisher pour faire droit, malgré tout, au projet d'intégrer la monnaie dans les circuits de l'économie de marché. On sait que cet économiste, professeur d'université aux Etats-Unis (un gage de sérieux), avait imaginé pouvoir dresser un perroquet pour répondre inlassablement à toutes les questions de ses étudiants:"C'est la loi de l'offre et de la demande, c'est la loi de l'offre et de la demande, etc."
En effet, ce qu'il importe d'intégrer d'essentiel dans l'analyse, ici, c'est que la loi de l'offre et de la demande est censée garantir le fonctionnement autorégulateur du marché (de la monnaie comme des autres biens), ce qui fait que, pour les théories libérales, il doit atteindre de cette façon l'équilibre général qui garantit son efficience (l'efficience est la capacité d'un système d'allouer de façon optimale, entre tous, une ressource rare comme la monnaie, l'eau, la terre ou toute autre bien en quantité limitée). Ici, pour l'aspect des choses qui nous occupe, quand la demande en monnaie croît relativement à l'offre, son prix doit augmenter ce qui entraînerait automatiquement une baisse de la demande, ramenant le prix de marché à son équilibre; et inversement, si la demande décroît trop, le prix va redevenir attractif stimulant à nouveau la demande. Les mécanismes de la loi de l'offre et de la demande sont ainsi censés fonctionner comme une force de rappel qui évite au marché un emballement excessif du prix de la monnaie, ou, à l'inverse, son effondrement. Voilà pour la théorie. Dans la pratique du fonctionnement des marchés financiers, c'est une toute autre mayonnaise. Partons des faits eux-mêmes. Selon l'économiste belge Bernard Lietaer, un des architectes de la mise au point technique de l'euro, le FMI (Fonds Monétaire International) avait recensé dans le monde, depuis 1970, sur une période 25 ans, 145 crises bancaires, 208 crises monétaires et 72 crises de dettes publiques. Cette instabilité chronique d'un système de "monnaie-marchandise" se manifestant par des emballements, à la hausse comme à la baisse, des valeurs monétaires, n'est évidemment pas du tout conforme à ce qu'enseignent et prévoient les théories du libéralisme économique. Pourquoi la loi de l'offre et de la demande a tellement de mal à jouer ici sa fonction de rappel à l'ordre? Telle est la question simple mais essentielle à poser et traiter pour mieux voir la nature de la menace qui plane sur nos têtes d'un effondrement du système monétaire international (à suivre...)
(1) Une éude a pu montrer que les grandes familles fortunées, qui ont réussi à traverser les siècles en se mettant suffisamment à l'abri des grands krachs économiques jalonnant l'histoire moderne, investissaient, en priorité, dans trois valeurs-refuge, celles dont on est sûr qu'elles conserveront toujours leur attrait, quelque soient les viscissitudes du marché: la terre, les oeuvres d'art...et l'or.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire