dimanche 1 mai 2011

Aristote, de l'égoïsme

Mise à jour, 09-06-2019


« Les gens qui font du mot « égoïste » un terme de réprobation appellent égoïstes ceux qui, qu’il s’agisse de richesse, d’honneurs, de plaisirs corporels, prennent la part la plus grande; tels sont en effet, pour la plupart des hommes, les objets de leurs désirs et de leurs efforts, car ils pensent que ce sont les plus grands des biens; c’est pourquoi ce sont ceux qu’on se dispute le plus. Or, quand on place là son ambition, on s’abandonne à ses convoitises et, en général, à ses passions, et par conséquent à la partie irrationnelle de l’âme. Comme c’est là le cas de la plupart des hommes, la signification du mot vient de cet « égoïsme » de la masse, qui est vile. C’est donc avec justice qu’on méprise ceux qui sont égoïstes de cette manière. Que l’on appelle communément égoïstes ceux qui cherchent à se procurer ces sortes de biens, la chose est claire. Que, d'autre part, il se trouve un homme qui s’applique constamment à accomplir plus que tout autre des actes de justice, de tempérance, ou de toute autre vertu, qui, en un mot, se réserve toujours à lui-même le beau, personne ne qualifiera cet homme d’égoïste ni ne le blâmera. Et pourtant c’est celui-là qui semblerait plutôt être égoïste; il cherche, en tout cas, à s’assurer à lui-même les choses les plus belles, les biens suprêmes; il veut contenter la partie de lui-même qui a l’autorité souveraine, et il lui obéit en tout.»
Aristote, Ethique à Nicomaque, IX, 8, 1168-1169b

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Introduction
Le thème du texte consiste à se questionner sur ce qu’est véritablement l’égoïsme (question de définition/nature) et à se demander s’il est juste de le condamner (évaluation éthique). Le texte a donc une double dimension. Descriptive impliquant un travail de définition de ce qu’est l ‘égoïsme qui met en jeu une certaine anthropologie, c'est-à-dire une réflexion sur ce qui constitue notre identité d'humain; qu'est ce qui constitue l'ego = le moi, qui est pris pour objet du désir par l'égoïste? Et une dimension normative qui implique une certaine éthique ou morale, une évaluation de ce qui est bon et mauvaisl’égoïsme est-il bon ou mauvais? Spontanément, on aura tendance à répondre par la négative. Mais restons prudents. Le propos du texte est subtile et nuancée.
La thèse du texte aura donc cette double dimension. D'un point de vue descriptif, le véritable égoïsme n’est pas celui qu’entend le sens commun qui le place dans l'amour de la partie la plus inférieure de l'âme qui convoite pour elle-même, au détriment des autres, la plus grande part de la "richesse, d’honneurs, de plaisirs corporels". Le véritable égoïsme consiste à aimer en soi la partie la plus élevée de l'âme, celle "qui a l'autorité souveraine". D'où le deuxième aspect, normatif, de la thèse, qui en découle logiquement, très déconcertant pour nous qui sommes habitués à n'entendre l'égoïsme qu'au premier sens, vulgaire. Correctement compris, le véritable égoïsme n'a rien de condamnable moralement mais mérite, tout au contraire, d'être cultivé.
L'ordre logique du texte sur lequel je construis l’explication. La démarche est ici facile à comprendre; elle se fait en deux temps. Comme souvent chez Aristote, il s’agit de partir de l’opinion commune (1ère partie) pour ensuite la rectifier et aboutir à une thèse philosophiquement consistante (2ème partie) D’où ma problématique. Qu’est-ce que l’opinion commune entend par égoïsme? Pourquoi est-il une chose condamnable en ce sens? Mais s’agit-il ici du véritable égoïsme? Ne faut-il pas rectifier l’opinion commune pour aboutir à la compréhension du véritable égoïsme? Et si nous comprenons bien celui-ci mérite-t-il seulement encore d’être condamné? N’est-il pas, au contraire, le signe d’une âme noble et vertueuse? Il s'agira de parvenir à la pleine compréhension du propos du texte en relevant que s'il nous est si difficile à appréhender, ce n'est pas du tout pour sa complexité technique mais parce que nous avons hérité de deux mille ans de valeurs et de culture judéo chrétiennes réduisant purement et simplement l'égoïsme au mal, sans faire la moindre distinction entre sa forme vulgaire et noble. C'est pour cela que nous avons tellement de mal à saisir le concept d'un égoïsme vertueux élaboré par le texte sans commettre sur lui les contresens les plus complets, en particulier, celui qui consisterait à dire que l'auteur blâme (condamne) la deuxième forme d'égoïsme qu'il dégage. Même si ce texte a été écrit il y a plus de 2300 ans, il reste pleinement d'actualité. Nous sommes avec lui au coeur de choix fondamentaux à faire sur la voie de la vie bonne pour tout un chacun.  Si la vie peut être imagée par un seau qu'il nous faut remplir avec des galets, des cailloux et du sable, symbolisant la hiérarchie des biens, des plus fondamentaux (les galets) aux plus secondaires (le sable), aurons-nous raison de faire de la "richesse", "des honneurs","des plaisirs corporels" les galets de la vie, ou, comme le texte le pense, nous orienter vers d'autres sortes de biens? Car il est bien entendu qu'il n'y aura qu'une façon de faire pour avoir le seau plein, soit la vie la meilleure possible: s'occuper d'abord des galets, puis des cailloux et seulement à la fin du sable...


1)L’égoïsme vulgaire
a) Définition de l’égoïsme vulgaire
Il est absolument indispensable de commencer par remarquer qu’Aristote, dans cette première partie
ne fait qu’exposer ce qu’est l’égoïsme selon l’opinion commune, définition qu’il sera amené à rectifier dans un second temps. Ce que les gens entendent habituellement par "égoïsme", c’est le fait de vouloir s’approprier pour soi-même la plus grande part de certaines sortes de biens que le texte énumère: "richesse ", " honneurs ", " plaisirs corporels ". Par exemple, en ce sens vulgaire, est égoïste celui qui à un repas se servira la part la plus grande de gâteau sans se soucier des autres (" les plaisirs corporels" ); est égoïste le millionnaire qui cherchera à se faire défiscaliser pour échapper à l’impôt sans se soucier du fait que d’autres pendant ce temps manquent du strict nécessaire pour vivre ("la richesse "); est égoïste celui qui désirera posséder sa femme comme sa chose exclusive à lui et dont il peut disposer à son gré etc. Reste la question des "honneurs" qui est un cas à part et qui pour cette raison posera un problème sur lequel nous reviendrons plus loin. L’égoïsme, pris en ce sens, est source d’injustices dans la cité s’il est vrai que la justice consiste à donner à chacun la part qui lui revient de droit. L’égoïste est celui qui voudra prendre pour lui-même la part la plus grande quitte à laisser les autres dans le dénuement ou à les réduire au statut de moyens à sa disposition pour combler ses désirs.
L’égoïsme vulgaire que vise ici Aristote correspond à ce que Jean-Jacques Rousseau (XVIIIème siècle) appellera plus tard "l'amour propre" pour le distinguer de "l’amour de soi". L'amour de soi est un sentiment naturel en vertu duquel tout être vivant est attaché à sa propre conservation: il n'a rien de condamnable. L'amour propre, au contraire, est un sentiment d'origine sociale: il s'agit d'un amour transitif (indirect) de soi-même; en ce dernier sens, ce que l'égoïste aime ce n'est pas immédiatement soi-même, comme dans le cas de l'amour de soi, mais des biens ("richesse", "plaisirs corporels" etc.) à travers lesquels  il s'aime lui-même. Mais ces biens sont relatifs: être riche, c'est être plus riche qu'un autre: être riche, c'est d'abord un statut social dans les sociétés qui connaissent (ce qui n'est pas le cas de toutes) la répartition des classes entre riches et pauvres; je ne suis riche qu'en me comparant à d'autres qui n'ont rien ou moins que moi. Etre honoré, c'est vouloir  être reconnu plus que les autres ne le sont etc. Il y a, en ce sens, un paradoxe de l'égoïsme vulgaire: il ne pense qu'à lui-même, et, en même temps, il ne peut se passer des autres pour se sentir exister. Autrement dit, de par son origine sociale, le désir qui anime l'égoïste vulgaire est triangulaire et mimétique (de imiter), comme l'a montré le philosophe René Girard. Je désire un bien, non pas parce qu'il serait désirable en lui-même, mais parce que d'autres le désirent. Cela signifie aussi que le moi qu'aime l'égoïste est ici le résultat de ce que la psychanalyse a appelé "un processus d'introjection" par lequel l'individu  intériorise des modèles identificatoires qu'il tient de la société dans laquelle il a grandi et a été éduqué. Mais alors, ce que j'aime en moi de cette façon coïncide-t-il vraiment avec mon moi profond? Autrement dit nous en sommes à la question centrale du texte: tenons-nous là le véritable égoïsme?
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b) Condamnation morale de l'égoïsme vulgaire
Cet égoïsme est condamnable sans restriction et là dessus le texte donne raison à l’opinion commune ("C’est donc avec justice qu’on méprise ceux qui sont égoïstes de cette manière") Il valait quand même la peine de relever que cette opinion comporte une duplicité que Platon relevait déjà, avant Aristote, dans Le Gorgias: d’un côté elle condamne ce type d’égoïsme mais d’un autre côté c’est bien celui-ci qui semble être le plus communément répandu: "la plupart des hommes », nous dit le texte, considère que les biens les plus désirables sont ceux convoités par l'égoïsme vulgaire. On condamne en paroles ce qu'on pratique en actes. Cette duplicité semble, en réalité, dictée entièrement par l'intérêt égoïste. Il découle de celui-ci de paraître juste en public pour avoir une bonne réputation ("les honneurs") et de commettre l'injustice en secret pour accumuler les richesses.
Toutefois, il me semble important d'apporter ici une restriction au texte lorsqu'il parle de cet ""égoïsme " de la masse" en laissant entendre que l'écrasante majorité des gens se comporterait ainsi. Cela était sans doute devenu vrai à l'époque d'Aristote, au IVème siècle avant J.-C., On est alors en pleine décadence de la démocratie athénienne, déjà loin de son âge d'or. Un des signes les plus manifestes de cette déliquescence, ce sera justement la généralisation des comportements du type de l'égoïsme vulgaire. Mais, il n'en allait sûrement pas ainsi aux périodes antérieures. Il y a un indice très clair qui va dans ce sens. D'après l'historien de l'économie Jean-Michel Servet, les Grecs anciens avaient trente six mots différents pour signifier "donner"! Cela donne un bon ordre de grandeur de l'importance que les pratiques de don pouvaient avoir dans ces temps anciens aux antipodes de l'égoïsme vulgaire mu par l'appétit de posséder. C'est ici le lieu de démonter un des principaux mythes qu'a fabriqué la mentalité occidentale, et qui continue d'empoisonner son existence, en croyant voir, de façon parfaitement illusoire, dans l'égoïsme vulgaire un trait permanent de la nature humaine aussi loin que l'on remonterait dans le temps. Il est quand même important de savoir que ce mythe a été complètement démoli par la recherche en anthropologie conduite depuis les années 1860 et que résume très bien ces propos de l'anthropologue américain Marshall Sahlins:"la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l'homme est sans doute la plus grande illusion qu'on ait jamais connu en anthropologie." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 55) Parmi de nombreux exemples possibles, prenons le mode de vie de l'Arapesh de Nouvelle Guinée tel que le rapportait l'anthropologue américaine Margaret Mead:"S'il y a de la viande sur son fumoir au-dessus du feu, c'est ou bien la chair d'un animal tué par un autre, par un frère, un beau-frère, un fils de sa soeur etc., qui lui a été donnée [...], ou bien la chair d'un animal qu'il a tué lui-même et qu'il fume avant de la donner à quelqu'un d'autre, car manger le fruit de sa propre chasse [...] est un crime que commettent seuls les débiles mentaux (sic)..." ( Citée par Karl Polanyi, Essais, p. 87) Ce que nous prenons, nous Occidentaux, pour l'état naturel du genre humain, était considéré dans ces sociétés comme une forme extrême de pathologie mentale qui méritait de se faire sérieusement soigner. Le principe qui a structuré les premières sociétés humaines connues à ce jour est celui de la réciprocité qu'illustre parfaitement la description faite du paradis dans cette légende soufi (le soufisme est un courant spirituel ancien de l'Islam aujourd'hui persécuté par les fanatiques intégristes):

Pour un solide étayage de cette thèse qui soutient que les premières organisations humaines que nous pouvons connaître étaient bien structurées sur la base de ce principe de réciprocité, je renvoie à l'article que j' y ai consacré, Les sociétés primitives et la réciprocité.
 Ce qu'Aristote pouvait affirmer à son époque n'était donc sûrement pas valable dans des temps antérieurs. On retrouve chez Platon la même erreur qui l'a conduit à mépriser la démocratie sans avoir pu connaître les temps de sa splendeur quand les citoyens athéniens étaient encore fortement soudés entre eux suivant les liens de philia (amitié) naissant des pratiques du don réciproque.

c) La nature du moi en jeu dans la question de l'égoïsme
La réflexion sur l'égoïsme met fondamentalement, en jeu, comme cela apparaît clairement dans le texte d'Aristote, un questionnement sur ce qu'est la nature profonde du Moi qui constitue notre identité. Quel est exactement ce Moi qu’aime démesurément l’égoïste vulgaire? Si celui-ci mérite d’être condamné moralement, c’est d'abord parce qu’il identifie son Moi avec "la partie irrationnelle de l’âme", comme le dit le texte. Il sous-entend donc qu'il y a d'autres parties constitutives de l'âme humaine. Manifestement, à suivre Aristote, notre Moi véritable ne s'identifie pas avec cette partie. Il n'est pas difficile de déduire ici que cette "partie irrationnelle" est à opposer à la partie rationnelle de l'âme et c'est bien celle-ci qui constitue notre véritable Moi, et pas seulement pour Aristote, mais pour la plus grande partie de la tradition philosophique. La "partie irrationnelle" est celle, inférieure, constituée par nos désirs et pulsions. La partie supérieure qui élève l'humain au-dessus des bêtes est ce que la philosophie moderne a appelé la raison et que les Grecs anciens comme Aristote appelaient le Noûs, aussi bien traduit par "Intellect". Notre Moi véritable est celui-ci et non pas un sujet pulsionnel:"Or, il apparaîtra que l'intellect constitue l'être même de chaque homme, ou du moins sa partie principale" (Aristote, Ethique à Nicomaque IX)
Ce qui rend l'égoïste vulgaire méprisable, c'est qu'il identifie son Moi avec ce qui n'est pas véritablement lui, la force impersonnelle et bestiale des appétits/pulsions/désirs qui habitent les profondeurs inférieures de l'âme humaine. C'est tout à fait le genre de conception de l'âme que Platon avait déjà élaboré quelques temps plus tôt. Précisément, il distinguait trois parties de l'âme: la partie supérieure, le Noûs, la partie médiane, le Thumos, et la partie inférieure, l'Epithumia. Le Thumos, chez le sage, donne la force ou le courage au Noûs de gouverner et dominer l'Epithumia constitué des pulsions. C'est la même éthique que celle de ce texte, lorsqu'Aristote dit, dans la dernière phrase, qu'"il veut contenter la partie de lui-même qui a l’autorité souveraine, et il lui obéit en tout." Dans l'égoïsme vulgaire, la hiérarchie des composantes de l'âme s'inverse du tout au tout. C'est l'Epithumia qui prend le gouvernement de l'âme; celle-ci devient alors la proie des "factions", des pulsions qui luttent entre elles de façon anarchique pour prendre le commandement. L'égoïste vulgaire est d'abord  caractérisé par le désordre intérieur de son être pour son plus grand malheur. Pour nous reporter à notre époque, que la vie bonne implique nécessairement une éthique qui vise à dominer ses désirs, c'est ce que montre, avec toute la clarté possible, le Test de la guimauve, exposé à partir de 11'40 dans ce documentaire, Le cerveau et ses automatismes. Les enfants qui ont résisté à la tentation de manger immédiatement le bonbon sont ceux qui auront la meilleure vie une fois adulte et ce sur tous les plans, affectif, intellectuel, social, professionnel etc.:




En somme, il faut dire que ce que l'opinion commune entend par "égoïsme" n'est, en réalité, pas de l'égoïsme, rigoureusement parlant, comme le soutient ici Aristote. Car, ce que l'égoïste vulgaire aime en lui n'est pas véritablement son soi mais ce qui mérite en soi d'être maîtrisé, le réservoir pulsionnel de l'âme.

2) L’égoïsme véritable est vertueux
a) L'amour vertueux de soi
L'amour de soi, entendu en ce sens, est une vertu cardinale de toute vie bonne. Pour bien le comprendre, demandons nous déjà simplement comment quelqu'un pourrait être capable d'aimer autrui s'il n'était d'abord pas capable de s'aimer soi-même? Comme il est difficile de s'aimer soi-même, contrairement à ce que l'on croit, il en découle aussi qu'il est difficile d'aimer autrui. On peut le reformuler encore autrement: le plus dur apprentissage dans la vie, mais aussi le plus essentiel, c'est de parvenir à trouver la paix avec soi-même; une fois cela acquis, il n'y a plus qu'à demander des cailloux et du sable pour remplir le seau de la vie. La sagesse philosophique le sait depuis bien longtemps; c'est tout le sens de la devise socratique affirmant qu'il vaut mieux être en accord avec soi-même quitte à être en désaccord avec le monde entier plutôt que d'être en accord avec le monde et être en désaccord avec soi-même.
En apprenant à devenir vertueux, je finis par trouver en moi quelque chose qui est digne d'être aimé, entre autres, cette qualité fondamentale qui fait dire de quelqu'un que c'est "un juste". Nous pouvons alors "nous comporter en ami avec nous mêmes et devenir un ami pour un autre." (Aristote, Ethique à Nicomaque VII) Je peux alors être aimable pour moi-même et donc je peux être aimable pour les autres. L'égoïste vertueux se souhaite et se fait du bien; il se souhaite une longue vie; il aime vivre en sa propre compagnie. L'âme vicieuse, au contraire, se haït soi-même, raison pour laquelle elle sera incapable de se retirer dans la solitude et affronter ce qu'elle est; elle cherchera désespérément et en vain (car on ne peut jamais échapper à soi-même quoique l'on fasse) à se fuir dans la compagnie des autres: "les méchants recherchent la société d'autres personnes avec lesquelles ils passeront leurs journées, mais ils se fuient eux-mêmes, car seuls avec eux-mêmes ils se ressouviennent d'une foule d'actions qui les accablent... "(Aristote, Ethique à Nicomaque VII) Il y a ici une apparence de paradoxe digne d'être relevé: celui qui manifeste toutes les dehors de la sociabilité en passant son temps dans la compagnie des autres est en réalité quelqu'un qui a toutes les chances d'être profondément asocial. Au contraire, c'est celui qui supporte sa solitude, c'est-à-dire, celui qui se plaît dans la compagnie de soi, qui pourra aimer véritablement la compagnie des autres. Le méchant a besoin des autres pour se fuir lui-même; l'homme vertueux, au contraire, n'éprouve aucun besoin de se fuir lui-même et il ne fera pas des autres l'instrument de ce besoin. L'égoïsme vulgaire ou vertueux renvoient chacun à deux formes complètement opposées de ce qu'on appelle, à tort, indistinctement, l'amour qu'on peut porter à autrui. Pour bien les distinguer, on peut reprendre les racines grecques anciennes de l'eros ou de l'agapè. L'éthique aristotélicienne, comme ce texte en témoigne, avait clairement compris tout l'abîme qui sépare les deux. L'eros désigne un amour captatif d'autrui. Ce dernier n'est pour l'égoïste vulgaire qu'une chose à posséder pour lui de façon exclusive et un prétexte pour se fuir lui-même. C'est l'amour qui vampirise l'autre. C'est l'amour d'un être morcelé, déchiré intérieurement entre les différentes pulsions qui l'agitent, qui ne peut rien apporter d'autre que son désordre intérieur à l'être "aimé". En ce sens, comme le savait aussi le poète, édifier une véritable union entre deux êtres sur cette base est rigoureusement impossible: "Que serait, en effet, une union entre deux êtres indéfinis, inachevés, encore chaotiques?" (Rilke, Lettres à un jeune poète). L'égoïste vertueux, et lui seul, est, au contraire, capable d'un "amour oblatif", l'agapè."Oblatif" désigne, de façon générale, la capacité d'un être à s'engager dans les pratiques du don. Formulé dans les termes de l'amour, cela veut dire que je me réjouis de ton existence indépendamment du fait de savoir si je suis ou non avec toi et je t'en fais des offrandes pour t'en rendre grâce (les Grâces, dans la mythologie grecque, Euphrosyne, Thalis et Aglae, symbolisaient les trois séquences du cycle des dons: donner, recevoir, rendre). C'est en ce sens qu'il faut prendre la question que le poète mettait dans la bouche d'une de ses créations, Philine:"Si je t'aime, en quoi est-ce que cela te regarde?" (Goethe, Les années d'apprentissage de Wilhelm Meister, Livre IV, ch. 9)
Evidemment, entendu en ce sens, l'amour véritable n'a rien de spontané mais requiert nécessairement un art à apprendre qui est difficile, il ne faut pas se le cacher, et dont il n'est pas sûr qu'une vie suffise pour bien le maîtriser. L'eros, au contraire, est spontané et ne demande rigoureusement aucun effort. C'est tout le sens du texte du philosophe Erich Fromm, L'art d'aimer.
Il y a trois facteurs, à le suivre, qui nous empêchent d'apercevoir que l'amour requiert un apprentissage. Le premier tient à la fausse croyance que le problème est d'arriver à être aimé et non pas d'aimer. Autrement dit, nous mettons tout l'accent sur la forme passive, inférieure de l'amour, en oubliant sa forme active qui procure bien plus de joie en réalité. L'amour identifié au don donne cette formule:"Donner est source de plus de joie que recevoir." (Fromm, L'art d'aimer, p. 40) En cherchant uniquement à être aimé nous mettons tout l'accent sur les moyens de séduire l'autre en oubliant le plus essentiel, la forme active de l'amour. Ensuite, nous croyons, toujours à tort, que le problème de l'amour, serait de trouver le bon objet à aimer en oubliant là aussi que c'est d'abord la faculté d'aimer qui doit être cultivé. Il y a deux raisons qui nous ont rendu difficile d'apercevoir cela. La première tient au fait qu'autrefois ce sont les familles qui arrangeaient en général les mariages et donc que l'on était destiné à vivre avec quelqu'un que l'on n'avait pas choisi; ainsi, on était incité à apprendre à l'aimer malgré tout, ne serait-ce que pour se rendre la vie supportable. Il n'est bien entendu pas question de rêver retourner en arrière mais ce qu'il faut bien voir c'est que la liberté individuelle que nous avons désormais de choisir l'objet de notre amour a eu ce prix très élevé à payer que cela nous a fait perdre de vue l'apprentissage que requiert la faculté d'aimer. Il y a encore un facteur aggravant, c'est la société de consommation qui, de toutes parts, nous fait miroiter des objets à acheter censés faire notre bonheur. Enfin, le dernier facteur vient, toujours d'une illusion, celle qui consiste à croire que le problème de l'amour se limite à tomber amoureux en oubliant que le véritable amour s'inscrit dans la durée et que c'est bien là que réside toute la difficulté d'aimer qui, là encore, nécessite un apprentissage.
La confusion que nous faisons entre l'eros et  l'agapè, faute d'apercevoir la nécessité de cet apprentissage, devient particulièrement grave lorsqu'il faut parler de l'amour des enfants. Littéralement, s'il fallait traduire cette notion en repartant des racines grecques anciennes, on devrait l'appeler paîs (enfants)-philia (amour de). Le très gros hic, c'est que nous avons déjà, dans notre langue actuelle, le mot que cela donne: "pédophilie". On voit bien l'énorme problème devant nous: ce que nous appelons "pédophilie" n'a strictement rien à voir avec l'amour des enfants; c'est même aux antipodes les plus lointains qu'on puisse imaginer. Si nous avions une langue qui n'était pas corrompue, il faudrait complètement reformuler "pédophilie" par "pédophagie" (ce qui dévore les enfants) ou "pédocide" (ce qui détruit les enfants): on a ici à faire à l'eros sous sa forme la plus possessive et destructrice. Suivant une indication que donnait I. Reitzmann, la formation du mot "pédophile" dans notre langue remonterait à la période du XVI-XVIIème siècle. On peut facilement en déduire qu'elle a du être l'affaire de lettrés, amateurs de racines grecques, qui, pour parler de leurs turpitudes sexuelles, ont préféré choisir un terme savant qui les connotait de façon éminemment positive.
C'est donc vers l'agapè qu'il faut se diriger pour se sauver. Le sens précis de l'agapè et l'apprentissage qu'il demande, nous conduisent alors tout naturellement à nous questionner sur les sortes de biens qu'aime l'égoïste vertueux, ceux qui vont véritablement nous combler, et non pas les biens inférieurs de l'égoïste vulgaire.

b) Les biens de l'égoïsme vertueux
La possession de ces biens  qui nous rendent aimables pour nous -mêmes est entièrement en notre pouvoir. Je ne peux perdre la vertu que j'ai d'être juste comme je peux perdre ma beauté physique, mes richesses, ma femme ou la reconnaissance des autres. Il en va de même pour la connaissance que j'ai acquis ou de l'amour que je porte aux êtres une fois que j'ai appris son art. Seul l'égoïste vertueux dispose de ces biens dont il ne peut être dépossédé. Ces biens sont dits "suprêmes" car ils ne sont pas eux mêmes des moyens en vue de l'obtention d'autres biens.
La distinction clé qu'il faut faire ici pour comprendre la nature exacte des biens en question, est celle entre les biens immatériels qui sont ceux que cherche à obtenir l'égoïste vertueux et les biens matériels. Les premiers appartiennent intégralement au registre de l'abondance tandis que les seconds ressortent de la rareté. Précisons encore mieux. Les biens immatériels comme la connaissance, le véritable amour ou les vertus, sont non rivaux, non exclusifs et cumulatifs. On s'arrêtera ici à leur première propriété qui suffira déjà largement à apercevoir pourquoi Aristote et l'ensemble de la tradition philosophique avec lui les considèrent comme les "les choses les plus belles, les biens suprêmes."
(Pour comprendre dans toute leur extension la nature de ces biens immatériels, je renvoie à l'article que j'ai consacré au sujet, Critique du capitalisme cognitif, dans le contexte de la situation actuelle où  le capitalisme tente, de façon parfaitement illusoire, d'en faire des marchandises qui se vendent et s'achètent)
Le caractère non rival est très facile à voir: soit, la différence entre la possession d’une somme d’argent et la possession d’un savoir; je ne peux céder la première à un autre qu’à la condition que j’accepte de m’en déposséder moi-même. Il n’en va plus du tout de même pour un professeur qui transmet son savoir à ses élèves; il ne l’aura pas perdu en sortant de la salle de cours, et je peux imaginer qu'il la transmette un aussi grand nombre de fois que je veux, il la conservera toujours. Tout au contraire, les biens rivaux sont ceux que convoitent l'égoïste vulgaire. Dans cette mesure, ce sont les genres de biens qui sont à la source de la violence que génèrent les sociétés humaines. C'est la structure du désir triangulaire et mimétique que l'on a abordé plus haut. Ce type de désir est, par nature, conflictuel, l'autre étant à la fois le modèle que j'imite (mimétique) et rival qui me barre l'accès au bien que je convoite. Tout au contraire, les biens non rivaux immatériels peuvent être facilement donnés avec générosité, sans l’arrière pensée d’avoir à craindre de s’en priver soi-même pour le donner à d’autres.On commence à bien voir ici pourquoi l'égoïsme vertueux qui cherche à jouir de ce type de biens est intégralement compatible avec des vertus de sociabilité qui nous font aimer la compagnie des autres.
 Il n'est pas donc étonnant de trouver chez Descartes la générosité au fondement de son éthique, vertu qui était déjà cardinale dans les sociétés primitives, comme nous en avons donné un bref aperçu plus haut, puisque je peux partager ces biens autant de fois que je veux autour de moi sans jamais en manquer moi-même:"Mais la vertu, la science, la santé, et généralement tous les autres biens, étant considérés en eux-mêmes, sans être rapportés à la gloire, ne sont aucunement moindres en nous, de ce qu'ils se trouvent en beaucoup d'autres; c'est pourquoi nous n'avons aucun sujet d'être fâchés qu'ils soient en plusieurs." (Descartes, Lettre à Chanut) Il y a cependant dans ce extrait, comme dans celui d'Aristote, un type précis de biens qui pose problème, ceux qui renvoient à ce que Descartes appelle "la gloire" et que l'on retrouve sous la forme des "honneurs" dans le texte d'Aristote. En un sens, ces biens sont effectivement rivaux et je peux les perdre contrairement aux autres. C'était ce que les Grecs anciens appelaient les "agatha" qui étaient les plus hautes distinctions que pouvait recevoir un citoyen, du même ordre que les Prix Nobel de nos jours. Mais, en un autre sens, ce sont des biens appartenant au registre de l'abondance. Les ressources où l'on puise un titre de champion olympique, par exemple, ne s'épuiseront jamais au contraire d'un gisement d'or. Dans cette mesure on peut les donner aussi sans craindre d'en manquer un jour, aussi loin que l'on vise, même si il faut organiser artificiellement leur rareté pour qu'ils conservent leur prestige. C'est une dimension très importante de la vie bonne, celle au sein de laquelle je parviens à une forme ou une autre de reconnaissance sociale. Les philosophes ont eu tendance à souvent les négliger de par leur mode de vie plutôt solitaire. C'est ce qui explique qu'Aristote les range purement et simplement, dans ce texte, dans la catégorie des biens que convoite l'égoïste vulgaire. Leur nature précise, en réalité, fait que l'on ne peut se contenter de cette approche dévalorisante.
Allons encore plus loin si on veut apercevoir toute la plénitude que les biens non rivaux de l'égoïsme vertueux peut procurer. Non seulement quand je transmets une connaissance à autrui je ne la perds pas, mais c'est la meilleure façon pour parvenir à la conserver pour soi. Cela a été établi à partir de ce que l'on appelle la pyramide des apprentissages. Elle est à quatre étages, allant de l'étage où l'on apprend le moins à celui où l'on apprend le plus. Au premier, on note que seulement 5 % de ce qui est enseigné sous la forme d'une conférence orale est retenue par l'élève. Au second étage, on grimpe à 10 % quand l'élève lit lui-même le texte. Au troisième, on parvient à 50 % lorsque le sujet étudié donne lieu à une discussion au sein du groupe délèves. Et on finit par atteindre 90 % quand l'élève se retrouve dans la position du maître et qu'il lui faut enseigner à un autre élève ce qu'il a appris. On comprend bien, à partir de là, pourquoi on apprend si peu de choses dans les écoles de la République. On en reste, dans l'écrasante majorité des cas aux deux premiers étages seulement:"Cette pyramide démontre que les méthodes scolaires normales utilisent en majorité les deux procédures les moins efficaces pour la mémorisation." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: des voies vers une nouvelle prospérité, p. 223)

Ce ne sont, hélas, pas les seuls facteurs qui expliquent pourquoi ces écoles sont des lieux où se transmet massivement l'ignorance mais ce n'est pas le sujet à développer ici. Dans le contexte qui nous occupe, cela montre qu'un bien non rival comme la connaissance ne se perd pas du tout en se transmettant, mais bien au contraire, que c'est la meilleure façon, et de loin, de  l'acquérir pour soi-même. Si l'on reprend les termes du philosophe du XVIIème siècle Baruch Spinoza, on pourra dire qu'en même temps que j'augmente la puissance d'agir de l'autre en partageant avec lui ma connaissance, j'augmente  la mienne dans le même geste s'il est vrai que toute connaissance véritable procure toujours un pouvoir. On ne peut mieux observer ici combien cela n'a plus de sens d'opposer égoïsme et altruisme sur le plan de l'acquisition de ce genre de biens et comment, entendu en ce sens, ils se concilient le plus facilement du monde. Il faut déjà être atteint de sérieux troubles mentaux pour chercher à conserver pour soi la connaissance dont on dispose sans en faire profiter les autres.
Si nous reprenons l'image d'un seau qu'il nous faut remplir de galets, de cailloux  et de sable, nous voyons tous que pour qu'il soit plein, il faut commencer par  y mettre les galets, puis les cailloux et enfin le sable sans quoi il restera des poches non comblés. Ce seau symbolise, bien sûr, notre vie elle-même. Autrement dit, qu'est-ce que nous devons considérer comme faisant partie des galets de la vie dont il faut s'occuper en priorité, les "biens suprêmes" du texte d'Aristote? " La richesse", "les honneurs" et les plaisirs corporels" que l'égoïste vulgaire considère comme les galets ne sont pas, à vrai dire, sans importance, si on apprend à bien connaître la philosophie d'Aristote. Il les auraient plutôt rangé dans la catégorie des cailloux: des choses certes nécessaires et importantes mais qui ne sont pas les biens de plus haut rang. Hélas, trop souvent, nous mettons en premier, même pas les cailloux, mais le sable, c'est-à-dire les choses les plus accessoires et secondaires de la vie. Ici encore, la société de consommation actuelle est un puissant facteur qui contribue à cette méprise qui nous égare sur les chemins de la vie.

3) La condamnation sans discrimination de l'égoïsme dans le christianisme historique
a) La haine de soi dans le christianisme historique 
Si nous sommes si mal à l'aise avec ce texte et faisons sur lui des contresens complets, comme très souvent de dire qu'Aristote condamnerait l'égoïsme vertueux, c'est parce que nous le lisons à travers une grille de lecture qui hérite de deux mille ans de morale judéo-chrétienne qui  a condamné indifféremment toute forme d'égoïsme sans se donner la peine de faire la distinction du texte d'Aristote. Dans ce cadre de référence, il devient tout simplement psychiquement impossible de penser la notion aristotélicienne d'un "égoïsme vertueux". Cela ne serait pas encore très grave si cet héritage culturel ne continuait pas à empoisonner aujourd'hui notre vie. On ne se débarrasse pas comme cela de deux mille ans d'histoire en dépit de tout ce que la modernité a pu déchristianiser dans nos sociétés.
Le courant dominant du christianisme historique (ce qui sous-entend evidemment que l'on ne peut non plus le réduire à cela) a été incontestablement porteur d'une véritable culture de la haine de soi. Donnons en un aperçu. Saint Vincent de Paul dressait ainsi le bilan de sa vie à son terme: "Toutes les actions que j'ai faites ne sont que péchés. Je ne suis qu'un fumier."  Ou encore un dominicain comme Louis de Grenade professait textuellement "une sainte haine de soi-même". En découle toutes les pratiques qui visent à mortifier ce moi haïssable, témoignages de "sainteté"  qu'on rangerait aujourd'hui dans la catégorie des pratiques sado masochistes: se fouetter avec des chaînes à pointes comme Saint Ignace de Loyola, se graver au fer rouge sur la poitrine comme Sainte Jeanne de Chantal le nom du Christ, se faire couler de la bougie fondue sur le corps comme Mme Guyon, se couvrir le corps d'orties etc. Il  faut rabaisser et humilier le moi: ainsi, on interdisait aux moines le travail intellectuel comme l'abbé de Rancé au XVIIème car "il détruit l'humilité".
Quelques philosophes ont pu fort heureusement échapper à cela et ont soumis à une critique radicale cette éthique judéo-chrétienne morbide. Au XVIIème siècle, le juif Baruch Spinoza ne s'en privera pas ce qui lui valut toute sa vie d'être persécuté, excommunié par la Synagogue et interdit de publier des livres (il n'aura la vie sauve que parce qu'il vivait dans le pays sans doute le plus libéral et le moins haineux pour l'époque, la Hollande). Ce qui empoisonne la vie, comme il le formulait, c'est la haine de soi qui a pour soeur, nécessairement, un sentiment de culpabilité que rien ne peut atténuer: "la haine et le remords, les deux ennemis fondamentaux du genre humain" ( Spinoza, Court traité) La critique la plus élaborée de cet héritage judéo-chrétien se trouve dans l'oeuvre de Friedrich Nietzsche à la fin du XIXème siècle à une époque où le pouvoir de l'Eglise avait été déjà bien entamé. Il comprendra l'histoire de l'Occident chrétien comme une histoire du nihilisme (du latin nihil = le néant), soit l'histoire d'un extraordinaire renversement des valeurs qui doit finalement conduire à la dévaluation radicale de toutes celles qui ont prévalues durant des siècles d'histoire chrétienne. Ce qui était bon pour la vie a fini par être jugé mauvais et ce qui est mauvais a fini par être évalué bon. De valeurs affirmatives favorables au développement de la vie, comme on les trouvait dans la culture grecque de l'antiquité, ainsi qu'en témoigne ce texte d'Aristote, l'Occident est passé, avec le christianisme historique, à des valeurs totalement inversées symptomatiques d'une vie en voie d'épuisement qui s'est retournée contre elle-même et qui s'est mise à se haïr. "L'effondrement interne de l'Occident" comme l'appelait Cornelius Castoriadis, le nihilisme généralisé qui y règne aujourd'hui, qui fait que plus rien n'a de valeur (sauf l'argent qui a absorbé en lui toute la valeur), était programmé, comme le soutenait Nietzsche, dès ses origines chrétiennes en prenant sa source dans une forme de vie qui s'est retournée, de façon suicidaire, contre elle-même.
En réalité, l'analyse nietzschéenne est plus subtile que cela. La figure du prêtre ascétique qui incarne le christianisme historique et ses instincts supposés morbides, constitue encore, si l'on se place au niveau d'analyse le plus fondamental, une formation culturelle qu'une vie en voie d'épuisement a inventé pour s'affirmer, envers et contre tout. Il découle de cette façon de voir une métaphysique qui veut appréhender la vie comme une force indestructible, même sous ses espèces les plus chétives et rabougries, ce qui, evidemment, est une source d'espoir essentielle à apercevoir à une époque comme la notre où la vie, qu'elle soit humaine ou naturelle, est sérieusement menacée de toutes parts: "L'idéal ascétique a sa source dans l'instinct de défense et de salut d'une vie en voie de dégénération, qui cherche à subsister par tous les moyens et lutte pour son existence: il indique une inhibition et une fatigue physiologiques partielles contre quoi les instincts de vie les plus profonds, restés intacts, ne cessent de combattre par l'invention de nouveaux moyens[...] ce prêtre ascétique, cet ennemi apparent de la vie... il fait partie, lui précisément, des très grandes forces conservatrices et affirmatrices de la vie." (Nietzsche, La généalogie de la morale)

b) La monstruosité de la morale du christianisme historique
 En outre, Nietzsche prend  soin, et on l'oublie trop souvent, de bien distinguer entre le christianisme primitif,  tel que le Christ lui-même a pu l'enseigner, ou, tel qu'on le trouve formulé chez les premiers apôtres (voir, en particulier, L'acte des apôtres, de Luc), et le christianisme historique, à tel point que Nietzsche a pu définir ce dernier comme l'ensemble des contresens qui ont été faits sur le christianisme primitif:"Qu'est-ce que le Christ a nié? Tout ce qui porte à présent le nom de chrétien." (Nietzsche, La volonté de puissance) En réalité, mais cela demanderait un sujet à part entière qu'il est impensable d'ouvrir ici, une lecture plus serrée du Nouveau Testament conduirait à rectifier quelque peu la thèse de Nietzsche, pour aboutir à la conclusion faisant ressortir le caractère extraordinairement ambigu de son message, qui peut être tiré dans les sens les plus diamétralement opposés qui puissent se concevoir, sûrement pour le meilleur comme pour le pire, ce qui le rend, assez fascinant, à vrai dire. Il faudrait peut-être bien lire le Nouveau Testament, à la lumière de cette formule du poète R. Char:"Notre héritage n'est précédé d'aucun testament". Les choses se présentent comme si le Christ nous avait laissé entièrement libre de choisir les voies les plus diamétralement opposées, suivant la façon dont on veut bien entendre ses paroles, ce qui était déjà la morale qu'on pouvait retirer de ce fameux texte du christianisme historique, La légende du Grand Inquisiteur, qui se trouve dans le roman de F. Dostoïevski, Les frères Karamazov.
 Par un côté, il est clair que le texte du Nouveau Testament lui-même montre qu'existait déjà le ferment d'une éthique de la haine de soi dès les débuts; ainsi quand il est dit: "Vous avez appris qu'il a été dit: tu ne commettras pas d'adultère. Mais moi je vous dit: quiconque regarde une femme pour la désirer a déjà commis, dans son coeur, l'adultère avec elle." (Évangile de Matthieu). Une telle éthique est terriblement ambiguë, à n'en pas douter. En un sens, elle peut être comprise comme une forme  d'indulgence pour l'auteur d'actes délictueux et constitue une invitation au pardon:"Que celui qui n' a jamais péché lui jette la première pierre."(Evangile de Jean) Dans cette mesure, elle constituerait un assouplissement et une libération à l'égard de la loi du Talion de l'Ancien Testament qu'on trouve formulée dans le Lévitique:"Oeil pour oeil, dent pour dent." Mais, le passage de l'ancienne loi mosaïque (de Moïse qui apporte les tables de la Loi à son peuple) à la nouvelle loi christique dans la version qu'en donne ici Matthieu peut aussi conduire, en un tout autre sens, à une éthique proprement insupportable à l'égard de soi, et qui, pour cette raison, a toutes les chances de dégénérer dans une  haine implacable de soi. En effet, ce que peut exiger la nouvelle loi ici, c'est quelque chose qu'un philosophe et psychanalyste du XXème siècle comme Cornelius Castoriadis qualifiera tout à la fois "d'irréalisable et de monstrueux". Commander de ne pas passer à l'acte ce n'est pas du tout  la même chose que commander d'éliminer le désir lui-même; autant on peut attendre de l'individu qu'il fasse barrage au premier, et éviter, par exemple, de violer une femme, autant c'est exiger de lui quelque chose de strictement impossible dans le second cas. Ce qu'il faut bien comprendre, conformément à ce que nous ont appris les travaux dans le champ de la psychanalyse, c'est que toute notre vie prend sa source dans un désir premier, inéliminable, celui qui portait l'enfant à désirer l'objet interdit, par excellence, sa mère elle-même. D'où l'interdit universel de l'inceste qui se retrouve, comme les travaux de l'anthropologue Claude Lévi-Strauss l'ont bien montré, dans toutes les sociétés des plus anciennes aux plus actuelles. Sauf que cet interdit ne visait jamais à éradiquer le désir incestueux lui-même mais seulement sa transposition en acte, ce qui change tout. Vouloir éradiquer de l'âme ce désir, cela reviendrait à vouloir supprimer notre inconscient (qui ne se constitue qu'à partir de ce refoulement premier du désir incestueux), purement et simplement, c'est-à-dire le réservoir pulsionnel d'où nous tirons notre énergie pour vivre. Dès lors, en interprétant de cette façon la morale christique, le christianisme historique, en commandant d'éliminer le désir incestueux lui-même, était condamné à être tout simplement invivable et ne pouvait que dégénérer dans une haine implacable de soi:" Comment l’analyse pourrait-elle jamais oublier le fait cardinal qui la fonde, que nous commençons notre vie en regardant une femme pour la désirer (quel que soit notre sexe), que ce désir ne peut jamais être éliminé et, plus important encore, que sans désir nous ne deviendrons jamais des êtres humains et même, nous ne pourrions tout simplement pas survivre." (Cornelius Castoriadis, Le monde morcelé)
On peut ainsi se demander dans quelle mesure commander d'éliminer le désir lui-même ne s'apparente pas, par un renversement dialectique (une chose se transforme en son contraire), à un commandement proprement inhumain, et de ce fait, profondément immoral:" Enfin, on peut se demander si une éthique qui présente aux humains des injonctions irréalisables- pour parler brièvement, non pas le contrôle de leurs actes, mais en fait, l'élimination du désir, soit la suppression de leur inconscient- et, par là même, a nécessairement comme effet leur culpabilisation perpétuelle et insurmontable, si une telle éthique est acceptable et même si elle n'est pas positivement immorale..."(CastoriadisLe cache-misère de l'éthique, La montée de l'insignifiance)
 Une telle morale ne pouvait donc que dégénérer fatalement en une  haine implacable de soi puisqu'il est impossible qu'on ne puisse jamais devenir le soi qu'elle commande d'être. Nous sommes ainsi condamnés à porter le poids d'une culpabilité écrasante car elle ne porte pas sur ce que nous pouvons faire comme acte coupable mais sur ce que nous sommes au plus profond de nous-mêmes. L'insupportable et irréalisable  renoncement pulsionnel auquel une telle morale donne lieu se monnaiera alors par des "indulgences" ( procédure  accordant la rémission totale ou partielle de ses "péchés" en échange de dons faits à l'Eglise) lui conférant la forme de l'hypocrisie, de la tartufferie et de la duplicité. Le commandement impossible d'éliminer en nous le désir qui nous porte à l'adultère est complémentaire de cet autre commandement absurde, celui de supprimer en nous le désir du parricide (tuer son père) En effet, c'est la fonction paternelle qui pose toujours l'interdit de l'inceste. La figure du père sera alors nécessairement vécue par l'enfant comme ce qui lui barre l'accès à l'objet tant désiré. Le désir de tuer le père, comme le désir incestueux de fusionner à nouveau avec sa mère est donc inscrit dans les couches les plus profondes de notre inconscient. Et, de la même façon, dans les deux cas, commander d'éliminer purement et simplement ce désir relève de la même monstruosité. C'est toute la problématique de la fin du monumental roman du grand écrivain russe et chrétien Fedor Dostoïevski, Les frères Karamazov. Il s'avère finalement, au bout du chemin, que c'est un des trois fils qui a tué son père. Mais, au regard de cette morale chrétienne qui enjoint de supprimer le désir lui-même, tous sont coupables, en réalité, car tous ont fatalement éprouvé au fond d'eux le souhait du parricide, conformément à la phase oedipienne de l'enfance par laquelle chacun de nous doit passer, et nous marquer, d'une façon ou d'une autre, à vie. Il en découle ce questionnement du poète:"Si l’on traite chacun selon son mérite, qui pourra échapper au fouet?" (Shakespeare, Hamlet)

c) De la haine de soi à la haine de l'autre
Mais plus encore, s' il est impossible d'aimer autrui sans s'aimer soi-même, comme Aristote le savait fort bien ainsi que ce texte le laisse deviner, alors l'individu que produit ce type de morale sera très logiquement conduit à haïr l'autre. La femme, par excellence, paraîtra à l'homme comme une créature du diable venue le tenter, "la porte de l'Enfer", comme l'appelait Tertullien, un des pères fondateurs de l'Eglise. Evidemment, une morale qui enjoint d'éliminer le désir incestueux de la première femme sur laquelle tout enfant à commencer par poser son premier regard dans la vie pour la désirer, ne pouvait fatalement que dégénérer dans une haine implacable des femmes. Comment aimer celle qui est là pour vous perdre? L'infidèle (le Musulman en particulier) ou l'hérétique (les Cathares par exemple, mais loin d'être les seuls), quant à eux, seront combattu par le fer et le feu par quoi nous avons ici la longue litanie des massacres dont s'est rendu coupable l'Occident chrétien et les guerres de religion qui ont dévasté pendant deux siècles l'Europe. L'autre sera, d'une façon ou d'une autre, le support de la projection de la haine de soi-même. La haine de l'autre découle de la haine de soi. Le commandement "d'aimer son prochain comme soi-même" (Lévitique) revient alors à enjoindre de haïr l'autre comme on se haït soi-même.

Conclusion
a) Ce texte engageait donc une réflexion sur la nature véritable de l'égoïsme qui n'est pas du tout celle que lui prête l'opinion commune. Entendu philosophiquement, l'égoïsme est  vertueux et mérite d'être cultivé.
b) Si cette thèse est choquante et difficilement pensable pour nous, c'est parce que nous la lisons à travers une grille de lecture qui hérite de deux mille ans de christianisme historique et de valeurs qui ont fait la promotion d'une haine implacable et inextinguible (qui ne peut s'éteindre) de soi.
c) Nous avons beau nous prétendre "déchristianisé" et indifférent à la religion, il n'en reste pas moins qu'on ne passe pas par dessus bord aussi facilement un héritage lourd de tant de siècles. La philia, les liens d'amitié qui unissent les individus dans l'espace de la cité, comme on l'appelait du temps d'Aristote, ne peut exister que sur la base d'une éthique invitant à travailler à un amour vertueux de soi. En ce sens, ce texte peut être pris comme une invitation a nous libérer de tous les affects marqués par la haine de soi qui empoisonnent notre existence et notre rapport aux autres et à nous engager sur la voie d'un art d'aimer qui est celui qui mène le plus sûrement du monde à la vie bonne...

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