samedi 8 août 2020

2c) Qu'est-ce que l'humain: bonobos de la rive gauche et chimpanzés de la rive droite

Mise à jour, 12-08-20

Bonobo                                                      Chimpanzé                      
Société relativement égalitaire                   Société très hiérarchisée                           
Structure sociale rassemblée                      Structure sociale dispersée                                           
Priorité à la communication vocale            Priorité à la communication visuelle         
Tempérament plutôt pacifique                   Niveau d’agressivité assez élevé                           
Habileté à la coopération                           Habileté  technicienne                        
Questions de pouvoir résolues                   Questions de sexe résolues par
par le sexe                                                   le  pouvoir
Domination/influence                               Domination des mâles
supérieure des femelles                                                                                         

          
                                Bonobos de la rive gauche et chimpanzés de la rive droite
Attaquons nous maintenant aux détails de ce tableau fort contrasté, comme on peut facilement le constater. Pour aborder les structures sociales fondamentalement différentes des chimpanzés et des bonobos, il est assez amusant de partir d'une curieuse coïncidence qui fait que les bonobos vivent, au Congo, à l'ouest du fleuve Zaïre, tandis que les chimpanzés vivent à l'est dans un type d'habitat bien différent, le fleuve constituant une barrière infranchissable puisque les grands singes ne savent pas nager.
Fleuve Zaïre
 De cette partition géographique a découlé l'appellation, qu'ont eu l'idée d'inventer les français, paraît-il (on sait que la Seine marque à Paris une partition politique de la ville entre rive droite et gauche, plus ou moins discutable d'ailleurs), de "singes de la rive gauche" pour les bonobos, et de "singes de la rive droite" pour les chimpanzés, clivage qui semble parfaitement reproduire celui qui a eu traditionnellement cours dans le champ politique des sociétés occidentales modernes; il reflète deux tempéraments bien différents, le type de gauche qui se reconnaîtra plus facilement dans le bonobo porté sur la coopération, et le type de droite dans le chimpanzé beaucoup plus investi dans la compétition et individualiste. Les éthologues comme S. Savage-Rumbaugh qui ont fait des études comparatives n'ont en tout cas aucun doute sur cette différence bien marquée entre les deux espèces:"Les bonobos sont plus portés à réfléchir en groupe, ils veulent se réunir et coordonner leurs activités. Quand ils sont ensemble et que nous voulons les séparer, il nous faut toujours en discuter avec eux! Ce n'est pas vrai des chimpanzés, qui sont d'esprit plus indépendant."(Cité par F. de Waal, Bonobo, the forgotten ape, p. 39) Donnons une simple illustration expérimentale de cette différence saillante. On présente, comme B. Hare et son équipe, la même plateforme garnie de nourriture à un groupe de chimpanzés et de bonobos qu'ils ne peuvent rapprocher d'eux que par un travail d'équipe; comme on pouvait s'y attendre, ces derniers y arriveront plus facilement.
 Maintenant, il faut bien voir que cette partition gauche/droite situant les deux espèces n'est pas une simple imagerie pour amuser la galerie puisque la découverte du bonobo est au coeur d'enjeux politiques forts, tout spécialement aux Etats-Unis, où des conservateurs de droite comme D. D'Souza, sûrement aujourd'hui un fervent soutien de D. Trump, quelqu'un qui n'est vraiment pas typé bonobo (1), a pu accuser ses adversaires de gauche "d'avoir façonné le bonobo à seule fin d'en faire leur mascotte et leur a conseillé de s'en tenir à l'âne." (Cité par F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 92. L'âne symbolise effectivement le parti démocrate contre l'éléphant pour le parti de droite républicain) Ces reproches sont assez ridicules, puisque, comme on va le montrer, on a de quoi aujourd'hui solidement étayer les différents traits caractéristiques des bonobos, listés ici, suivant la rigueur de la méthode scientifique hors de toute influence idéologique relevant de l'appartenance à un clan politique. Il s'agira ici de sortir de ces querelles de clochers pour tâcher de considérer l'intrication du bonobo et du chimpanzé dans les sociétés humaines, suivant la figure du canard-lapin. En fonction des bords politiques de la droite et de la gauche, il faudra alors plutôt les appréhender comme les deux pièces d'un puzzle dont nous avons toutes les peines du monde à rassembler les morceaux. Aussi bien, cela veut dire que la question de savoir si c'est à droite ou à gauche qu'on aurait raison ou tort passerait tout simplement à côté du sujet qui doit nous occuper ici (même si l'auteur de ces lignes reconnaîtra sans difficulté qu'il s'affiche, à titre personnel, plutôt dans le type bonobo). Dans cette perspective, voilà qui éclaire sous un nouveau jour, toute la difficulté qu'il y a de tenir ensemble sous notre regard, le canard et le lapin, ces deux grands courants politiques ne cessant de s'entre-déchirer depuis des lustres, en dépit de l'érosion considérable qu'a subi le clivage droite-gauche, pour des raisons qu'on a développé ailleurs.(2)
Faisons un pas de plus en précisant mieux pourquoi la structure sociale très différente des uns et des autres est liée à des conditions écologiques bien spécifiques. Sur la gauche du fleuve Zaïre, on trouve l'immense forêt vierge du Congo, tandis que sur la droite les zones forestières deviennent beaucoup plus clairsemées. Ces données, comme le soutiennent les éthologues, ont pu largement contribuer à favoriser une structure sociale rassemblée chez les bonobos et beaucoup plus dispersée en petits groupes chez les chimpanzés; de telles conditions écologiques peuvent ainsi avoir induites des rapports plus coopératifs chez les bonobos et plus concurrentiels chez les chimpanzés:"La solidarité bonobo est rendue possible par un habitat qui permet plus de cohésion sociale que celui des chimpanzés. Dans leur quête d'aliments dispersés, ces derniers sont obligés de se diviser en petits groupes, ou d'effectuer seuls de longs parcours. Les bonobos sont différents. Ils restent ensemble, attendent ceux qui ont ralenti et participent à un choeur d'"appels crépusculaires" pour rassembler la communauté quand ils construisent leurs nids nocturnes au plus haut des arbres." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 112) Ce n'est pas du tout ce qu'on observe chez les chimpanzés qui restent pour la nuit dans des petits groupes de la même taille que ceux qu'ils occupent pendant la journée. C'est une différence qui induit un problème pour la question de la sélection naturelle, qu'on ne peut faire ici que formuler, sans avoir les moyens d'y répondre. On a formulé l'hypothèse que, dans le cas de l'espèce humaine, comme abordé à la toute fin des implications anthropologiques de la néoténie, un des facteurs clé qui a pu jouer dans la réussite d'homo sapiens (au moins jusqu'à présent, pour rester prudent), tient dans le fait qu'il a incontestablement su développer des formes plus élargies de société que les autres espèces d'humanité, comme le néanderthal, qui se sont finalement éteintes. Or, voilà qui ne colle pas avec ce qu'on constate aujourd'hui chez nos cousins primates. Comme on l'a signalé à la fin de la partie précédente, c'est bien le bonobo qui est actuellement dangereusement menacé d'extinction, et non le chimpanzé vivant en groupes plus restreints. Il y aurait donc probablement d'autres facteurs à prendre en compte que la seule capacité d'une espèce à constituer des groupes élargis, pour rendre compte de son aptitude à passer le test de la sélection naturelle. Pourquoi les bonobos en sont aujourd'hui à ce point où ils sont menacés de disparition pure et simple, c'est là, en tout cas, une question qu'il serait sans doute important de pouvoir éclarcir. Il y a probablement ce fait qu'ils semblent être restés, depuis leurs plus lointaines origines, dans la même niche écologique de la forêt vierge d'Afrique, sans avoir rayonnés, comme les ancêtres de notre espèce sapiens, vers les milieux les plus variés qui soient, jusqu'à coloniser d'autres continents, l'Europe et l'Asie en premiers.
Quoiqu'il en soit, ces niches écologiques spécifiques à chaque espèce peuvent assez bien rendre compte de cette autre différence saillante qui fait qu'on constate chez les bonobos une priorité donnée à la communication vocale tandis que les chimpanzés en passent plutôt par un canal visuel. Dans un milieu aussi dense que la forêt vierge du Congo, il est clair qu'il sera plus facile de communiquer par des vocalises que dans un milieu ouvert où le rayonnement visuel a un champ beaucoup plus étendu devant lui. Et les études faites à ce sujet indiquent bien que le bonobo dispose d'un répertoire vocal extrêmement riche qui joue certainement un rôle essentiel dans la régulation des rapports sociaux. C'est d'ailleurs à l'oreille encore plus qu'à la vue qu'on arrive le mieux à faire la différence entre un chimpanzé et un bonobo.
Cependant, on aurait tort de conclure de toutes ces remarques que le milieu écologique commande suivant un déterminisme strict les caractéristiques d'une espèce. La vie se manifeste au travers de ses créations d'une façon manifestement bien plus souple. On le voit déjà au fait que les gorilles et les bonobos vivent dans le même type de milieu de forêts tropicales, et pourtant ils ont suivi un chemin évolutionniste inverse sur certains points précis et non des moindres: chez les gorilles, comme chez les chimpanzés, les mâles sont en rivalité pour la possession de femelles qu'ils dominent, chose totalement inconnue chez les bonobos, comme on aura l'occasion d'y venir.
Ce sur quoi il faut encore un peu s'attarder, c'est qu'il est impossible de ne pas mettre en relation cette tendance centrifuge des chimpanzés à vivre en groupes dispersés avec ce qu'on retrouvera dans l'histoire humaine en suivant l'émergence du principe de l'administration domestique qui va aussi conduire à une dispersion des communautés primitives dans des milieux nettement moins abondants et concentrés en sources de subsistance. Avec l'affirmation du principe de l'administration domestique, qu'on pourra situer avec Polanyi autour de 1000 avant J. C., et le début des civilisations de l'âge de fer, on pourrait proposer comme hypothèse que c'est le tempérament chimpanzé qui va avoir tendance à prévaloir de plus en plus, ou, suivant une autre hypothèse qu'il faudra formuler dans la partie suivante, à reprendre du poil de la bête (c'est le cas de le dire!). Et le parallèle devrait pouvoir être poursuivi encore plus loin puisqu'il est bien établi que l'exploitation de ce nouveau métal a fait passer sur une toute nouvelle échelle les conflits meurtriers dans l'histoire humaine, les armes en fer étant bien plus létales que celles dont l'humanité disposait jusque là: la pulsion d'agression, prégnante dans le type chimpanzé, a pu s'en donner à coeur joie à partir de là. Et ce qu'on observera encore, c'est que la tendance symétrique centripète des sociétés humaines les conduisant à se hiérarchiser autour d'un pouvoir central peut être dérivée tout autant d'une voie typiquement chimpanzé. C'est donc entre ces deux tendances, centrifuge et centripète qu'il faudrait chercher ce qui rapproche le plus les sociétés humaines du type bonobo. Ici, il faudra évidemment évoquer les sociétés dites "primitives" qui sont celles qui se placent idéalement dans cette zone médiane, en équilibre entre les tendances centrifuges menant à la dispersion de la communauté et les tendances centripètes menant à la centralisation du pouvoir. Voilà qui amène tout naturellement au problème de déterminer précisément ce qu'il faut entendre par "politique".

Trois sens fondamentaux de la politique
Ces trois sens seront symbolisés par les étages d'une pyramide dont le sens intermédiaire se dédouble:

Tout ce qui suit est l'explicitation de ces quatres étages de la pyramide des sens de la politique.
F. de Waal emploie l'expression évocatrice de "Machiavel du monde des primates" (du nom du philosophe du XV-XVIème siècle resté célèbre pour son ouvrage, Le Prince, dans lequel il détaille les meilleures stratégies que doit suivre un prince pour faire valoir ses intérêts de pouvoir) pour parler des chimpanzés, en l'occurrence, essentiellement les mâles, au sujet de leur rouerie particulièrement développée pour élaborer des stratégies de conquête et de conservation du pouvoir. Il faut considérer la chose de deux façons complémentaires: d'une part, les dominés vont chercher à nouer des alliances dans leur clan pour renverser le dominant, tandis que le dominant mettra tout en oeuvre pour les défaire suivant diverses modalités. Détaillons un peu la chose sous les deux angles. Ceux qui sont en lutte pour la conquête du pouvoir vont chercher à trouver des appuis dans la société pour favoriser leur ascension; ici les femelles ont un rôle certain à jouer en dépit de leur position d'infériorité; un mâle rusé cherchera à obtenir leur soutien, et il visera particulièrement une femelle influente, en la flattant, comme ce qu'on peut observer dans une course à une élection dans nos propres sociétés:"un peu comme nos candidats à la présidentielle, qui prennent des bébés dans leurs bras dès qu'ils sont face aux caméras, les chimpanzés mâles en lutte pour le pouvoir développent un intérêt soudain pour les tout-petits, qu'ils soulèvent et chatouillent pour se faire bien voir des femelles." (F. de Waal, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux?, p. 211) Voyons maintenant la chose sous l'angle des dominants. Trois stratégies jouent pour eux un rôle central en vue de conserver leur pouvoir et ce n'est évidemment pas un hasard si, là aussi, on les retrouvera tout au long de l'histoire humaine, partout où un pouvoir cherche à se maintenir. Une première trouvera sa formulation restée célèbre dans la politique humaine, donnant la ligne directrice à la Cité de Rome pour dominer son empire,"Divide et impera" (Diviser et régner). En montant les dominés les uns contre les autres, le pouvoir établi met en place une stratégie idéale pour prévenir les risques d'alliance entre eux visant à le renverser. C'est tout à fait ce qu'on retrouve chez nos cousins chimpanzés:"Les mâles alpha régnants [...] détestent particulièrement voir un de leurs rivaux faire ami-ami avec un de leurs partisans. Ils essaient d'empêcher la formation de collusions hostiles." (ibid., p. 211). Une façon habile de s'y prendre consistera à alimenter des formes de clientélisme qui se répliqueront, là encore, du temps de l'antiquité romaine, et beaucoup plus généralement, jusqu'aux nôtres, dans toutes les sociétés humaines hiérarchisées suivant des rapports de pouvoir. Le principe est ici aussi assez simple, la difficulté résidant toujours dans l'art de le mettre en pratique: le dominant accorde toute sorte de gratifications à une clientèle, qui, en retour, défendra la position du dominant contre ceux qui seraient tentés d'en vouloir à son pouvoir. Certaines expériences faites sur les primates, dont les chimpanzés, semblent bien aller dans ce sens. Quand on veut évaluer le degré de générosité du singe, on lui fait choisir entre un jeton égoïste qui n'accorde une récompense qu'à lui, ou un jeton altruiste qui en accorde aussi une à un de ses congénères; et à ce petit jeu, ce qu'on observe, c'est que ce sont les dominants qui se montrent généralement les plus généreux; il est difficile, dans une société strictement hiérarchisée suivant des rapports de pouvoir, de croire que ce comportement serait désintéressé et que le mâle alpha n'attend pas en retour quelque avantage pour soutenir son statut de chef. C'est bien ainsi que fonctionne pour une grande part la chefferie chimpanzé:"les mâles dominants partagent nourriture et privilèges sexuels avec des alliés choisis, à qui ils doivent la position qu'ils occupent."(F. de Waal, Bonobo, the forgotten ape, p. 142; l'auteur parle bien ici des chimpanzés, contrairement à ce que laisse croire le titre de l'ouvrage; pour des exemples variés de clientélisme dans les sociétés humaines, voir dans la partie 3c du traitement de ce sujet) Il y a ainsi dans la politique des mâles une tension constante entre alliance et compétition, un jeu d'attraction-répulsion, qu'on retrouvera aussi bien dans la sphère masculine humaine des rapports de pouvoir. Les uns ont besoin des autres tout en sachant bien qu'ils restent, en dernière analyse, des rivaux:"Cette tension entre association et rivalité est tout à fait familière dans les équipes sportives et les entreprises. Les hommes se concurrencent avec acharnement, tout en comprenant qu'ils ont besoin les uns des autres pour que leur équipe de ne sombre pas." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 114)
En fait, les moins doués dans l'art politique de la conservation du pouvoir sont ceux n'intégrant pas bien la tension suivant ces deux pôles entre lesquels il faut savoir manoeuvrer et pratiquent systématiquement l'usage de la force en se comportant comme des tyrans: c'est la troisième voie; en s'entêtant à ne recourir qu'à elle, le dominant est condamné à se faire renverser par les alliances qui vont se nouer contre lui qu'il sera incapable de déjouer. On pourrait en tirer, là encore, quelques réflexions intéressantes pour savoir à quoi s'en tenir sur la viabilité de régimes qu'on appelle habituellement "des dictatures" dans les sociétés humaines, appellation du reste trop floue qu'il vaudrait mieux remplacer par le vieux terme platonicien de "tyrannie" (le règne du tyran) pour préciser au mieux de quoi on parle (en fait, dans "dictature" on englobe dans un fourre-tout des régimes qu'il faudrait différencier suivant leur habileté ou non à savoir jouer du clientélisme et de la division) Ce n'est pas pour autant que le recours à la force doit être systématiquement négligé par le dominant, loin s'en faut. Machiavel lui-même le conseillait au Prince: il faut savoir parcourir toute la gamme des stratégies de conservation du pouvoir, suivant les circonstances, et jouer aussi bien, à l'occasion, du renard qui sait ruser, que du lion quand le moment est venu de taper du poing sur la table.
Pourtant, il ne faudrait pas en tirer, avec trop de précipation, que le chimpanzé indique la voie par où s'est développée la politique chez l'humain, en laissant entendre que le bonobo ne serait guère doué dans ce domaine. En faisant du chimpanzé l'animal politique par excellence, un  primatologue comme F. de Waal est victime de ce fait que l'activité politique a été très largement dévalorisée dans nos sociétés actuelles, pour être prise dans une acception terriblement restrictive du terme, la moins engageante de toutes, ce qui, soit dit en passant, donne un bon indice supplémentaire de la prégnance du type chimpanzé par rapport au bonobo dans notre civilisation. Or, il faudrait bien distinguer trois sens différents de ce que nous entendons par "politique". Au sens de ce qui relève effectivement de l'ordre de jeux de pouvoir, pour le conquérir et le conserver: c'est ce sens auquel on a réduit massivement le terme "politique" de nos jours et dont on vient de détailler différentes stratégies qui se répliqueront donc des sociétés de chimpanzés aux sociétés humaines. Mais, l'intelligence politique peut aussi s'entendre au sens de la capacité qu'a un groupe de faire régner des rapports pacifiés en son sein, sans que cela implique nécessairement la formation de rapports hiérarchiques de dominants à dominés. C'est cette signification là qui intervient manifestement dans le Mythe du Protagoras de Platon, au moment où Hermès, le messager des dieux, apporte aux hommes l'art politique pour leur permettre de mettre fin à la situation de guerre de tous contre tous qui les mènerait autrement vers l'extinction de l'espèce (pour la présentation du Mythe du Protagoras de Platon, voir, dans la première partie de ce chapitre d'anthropologie philosophique, La théorie de l'humain néoténique dans la tradition philosophique). Une des grandes tares dont souffre la pensée occidentale est sans aucun doute d'avoir amalgamé ces deux sens suivant l'idée qu'il n'y aurait eu que par la constitution d'un pouvoir fort, hiérarchisé (premier sens de la politique), que les humains auraient pu établir la paix entre eux (second sens). Or, et c'est une chose déjà très largement développée sur ce chantier sans qu'il soit besoin d'y insister ici, la recherche en anthropologie a complètement démenti cette idée; d'ailleurs, dans le mythe platonicien, nulle part il n'est fait allusion, quand il est question de l'art politique, à la nécessité de constituer un pouvoir, mais, fondamentalement, aux vertus de la justice et de la vergogne. Et c'est là ce qu'on trouve déjà amorcé dans le règne animal spécialement concernant le sens de la justice, contrairement à ce que laisse penser le mythe platonicien, qui en fait un don spécial du dieu à l'homme; très généralement l'écrasante majorité de la tradition philosophique a abondé dans ce sens. Pourtant, les expériences faites sur les primates sont sans équivoque à ce sujet; quand, on leur donne à tous des tranches de concombre en échange de tâches à accomplir, ils s'exécutent sans problème; mais, pour peu qu'on se mette à donner à certains une gourmandise encore plus alléchante comme des raisins, là les choses n'iront plus du tout:"Les mangeurs de concombre s'agitent, jettent leurs rondelles et font la grève." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 30) Et c'est un phénomène qu'on observera beaucoup plus largement dans le règne animal, chez les chiens entre autres: il se pliera de bonne grâce à un exercice qu'on lui demande de faire, même sans récompense alimentaire, mais s'il constate qu'un autre chien, pour la même chose, reçoit une friandise, lui aussi "plantera le piquet de grève". Là où la chose devient vraiment remarquable, c'est que les primates comme les chimpanzés sont manifestement capables de s'élever à une équité de second niveau qui montre qu'il ne s'agit pas nécessairement d'une simple préoccupation motivée par des raisons égoïstes. C'est en tout cas ce qui ressort des expériences menées par S. Brosnan, qui fait que ce sont aussi ceux qui recoivent une récompense estimée supérieure à celle des autres qui auront tendance à la refuser:"Nous avons fait une découverte inattendue: un chimpanzé est plus enclin à refuser de précieux raisins quand l'autre reçoit une carotte sans grande valeur que quand il reçoit aussi du raisin." (Cité par F. de Waal, ibid., p. 318) Voilà qui montre bien, au passage, qu'on aurait grand tort de diaboliser le chimpanzé.
Le sens de la justice se manifeste donc déjà, très généralement, dans le règne animal, et d'abord sous sa forme négative, comme une sensibilité contre l'iniquité, le traitement estimé injuste qu'on reçoit, qu'il soit à notre désavantage (premier niveau d'équité), et même, dans le cas des grands singes, à notre avantage (second niveau d'équité). C'est évidemment là une source potentielle de conflit majeure chez tous les animaux sociaux contre laquelle il est donc de première importance pour n'importe quelle société, humaine ou animale, de savoir se prémunir:"La motivation sous-jacente n'est pas si différente des manifestations humaines contre le chômage ou les bas salaires. Tout "Occupy Wall Street est là: certains nagent dans les raisins quand nous vivons tous au pays des concombres." (ibid., p. 316) On peut aussi prendre les choses par l'autre bout de la pyramide sociale, ce qui a des implications peut-être encore plus intéressantes. De deux choses l'une alors. Soit, on peut raisonnablement espérer que des multimilliardaires comme B. Gates devront un jour pouvoir être capables de s'élever à une équité de second niveau pour finir par être eux-mêmes troublés des quantités astronomiques de raisins qu'ils accumulent pendant que d'autres n'ont même pas des concombres pour trouver de quoi se nourrir. Ou bien, si cet espoir devait être déçu, il faudrait en conclure qu'ils sont condamnés à rester à une équité d'un niveau qui les place en-deçà de ce dont sont capables nos cousins primates...
Les bonobos apportent un démenti supplémentaire, du point de vue de l'éthologie cette fois, à cet amalgame entre les deux sens de la politique que nous prenons bien soin de distinguer ici. Si on prend la politique dans sa finalité qu'on qualifiera dorénavant d'"hermèssienne" d'établir la paix, tiré du Mythe du Protagoras, il est incontestable que le bonobo est bien plus doué que le chimpanzé, et même largement plus que notre propre espèce, n'ayons pas peur de le dire, pour constituer des sociétés pacifiées, aussi bien dans le versant intérieur de la politique que dans son versant extérieur, dans la façon dont les groupes peuvent entrer en relation avec d'autres groupes étrangers; et pourtant, leurs sociétés  sont bien moins hiérarchisées que celles qu'on trouve dans une vaste aire civilisationnelle de l'humanité dont la nôtre, évidemment, mais non pas toutes, précisons le bien:"On sait que que chez les chimpanzés, les mâles s'entretuent pour des questions de territoire, que chez les gorilles ils se lancent dans des luttes à mort pour la possession des femelles: notre propre espèce a une longue histoire de champs de bataille parsemés de milliers de morts. Les bonobos, quant à eux, semblent simplement "rendre visite" à leurs voisins, sans intentions meurtrières, même si cela ne va pas sans tensions ni hostilité." (F. de Waal, Bonobo the forgotten ape, p. 88. Ne nous y trompons pas pour les gorilles: en dehors de cette rivalité entre mâle pour la conquête des femelles, ils ont un tempérament paisible malgré ce que ferait craindre leur physique impressionnant) Un cas typique pour illustrer cette singularité des bonobos quant à la façon de nouer les contacts avec un étranger, c'est, en milieu captif, deux mâles adultes qui ont été réintroduits dans le même enclos après avoir été longtemps séparés. La règle qui prévaut dans le monde animal, quand deux étrangers sont ainsi réunis, fait qu'il y a en général toutes les chances pour que la rencontre dégènère en un affrontement plus ou moins violent, pour des raisons de territoire d'abord; ce n'est pas du tout ce qu'on observe dans le cas des bonobos; il y a bien sûr de la méfiance au départ et des stratégies prudentes d'approche sont déployées par le recours à toute une gestuelle connotée à caractère sexuel pour une grande part:"La manière dont se déroula cette rencontre, brève mais tendue, est typique de l'espèce: rôle du contact génital, échange intense de signaux, conclusion pacifique. Le bonobo n'ignore pas les comportements agressifs, en liberté comme en captivité, mais ceux-ci demeurent généralement de peu d'ampleur en comparaison des impressionnantes démonstrations de force des chimpanzés." (ibid., p. 29) Et, il ne s'agit là que d'une rencontre inter-individuelle. En milieu sauvage, on a pu observer le même type de rencontre sur un nombre important de cas (l'éthologue Idani en a filmé 32 sur le seul site de Wamba), mais cette fois-çi entre groupes, dont le déroulement est tout à fait semblable et le dénouement de la même façon pacifique. Il y a manifestement là une grande source d'inspiration à tirer pour les sociétés humaines car on sait bien, par l'histoire aussi bien que par l'anthropologie, que le problème de la violence dans notre espèce se pose, de la façon la plus critique, au niveau , (même si ce n'est évidemment pas le seul) des relations entre sociétés ou groupes ethniques différents pour tout un ensemble de raisons dont une des premières est d'affirmer son identité en marquant son territoire. C'est bien simple: en l'état actuel des connaissances, il n'y a rigoureusement aucun cas d'agression mortelle attesté entre bonobos tandis que les exemples de ce genre sont légion pour le chimpanzé, aussi bien entre mâles adultes, que des mâles ou des femelles adultes liquidant des bébés. Et l'agressivité des chimpanzés peut s'avérer d'autant plus redoutable qu'on serait facilement tenté de sous-estimer sa force. Il faut bien se rendre compte ici que la néoténie humaine a eu pour contre-partie un affaiblissement considérable des capacités physiques de l'espèce, qui fait que face à un chimpanzé, à peu près aucun humain ne pourrait faire le poids. Grâce elle, l'humain a pu considérablement augmenter le volume de son activité cérébrale, mais en le monnayant par une diminution importante de ses capacités physiques:"A lui tout seul, un chimpanzé mâle adulte a une telle puissance musculaire (sans parler de ses canines-poignards et de ses quatre "mains") que même une équipe de cinq hommes très forts ne pourra jamais le maîtriser." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 26)
Le troisième sens du terme "politique", lui, n'apparaît clairement que chez l'humain, et encore, de façon plutôt rare dans son histoire, comme le faisait bien remarquer Castoriadis: est alors politique l'activité par laquelle une collectivité délibère sur le bien fondé de ses lois, et plus généralement de ses institutions; c'est la politique  entendue au sens de l'autonomie collective pour décider ce qu'il en est du juste et de l'injuste. C'est ici qu'il faut bien préciser que ce qu'on trouve déjà amorcé dans le règne animal, comme évoqué à propos du deuxième sens, ne semble pas aller aussi loin. Déjà, les cas dont nous avons parlé de chiens ou de primates ne mettent en jeu que la situation immédiate et personnelle d'individus qui sentent une injustice les concernant, ce qui reste le cas, même en se plaçant sur une équité de second niveau. Rien ne laisse à penser que les animaux, jusqu'aux grands singes, pourraient s'élever à un niveau beaucoup plus général, voir universel, pour aborder de façon réflexive la question du juste et de l'injuste, sans lien avec leur situation immédiate, pour décider par exemple, s'il est juste ou non d'abolir la peine de mort: manifestement, les personnes humaines sont capables de réfléchir à ce genre de question, même si elles ne sont pas directement concernées. On peut prendre un autre exemple d'une portée historique encore plus importante. Quand un des Pères fondateurs des Etats-Unis d'Amérique, T. Jefferson proclame avec d'autres de ses collègues la Déclaration d'indépendance des Etats-Unis le 4 juillet 1776 en affirmant, en préambule que "tous les hommes sont créés égaux" alors même qu'il a pendant ce temps des esclaves travaillant dans ses plantations de coton, on pourrait l'interpréter de deux manières. Soit, d'une façon certainement trop rustique, en prétendant simplement que c'est un gros hypocrite. Ici, on aimerait plutôt suggérer que c'est typique du quatrième niveau de la politique, le plus élevé: manifestement, ce grand homme est capable de formuler des principes politiques sans rapport avec sa situation personnelle. Ce dernier étage de la politique correspond à ce qu'un philosophe, présenté habituellement, comme un des principaux pères fondateurs du libéralisme au XVIIIème siècle, A. Smith, avait présenté comme la position du spectateur impartial, cette troisième personne en nous qui rend capable d'examiner les choses sans rapport immédiat avec sa propre situation, l'illustration qu'il donnait alors étant celle d'un tremblement de terre en Chine qui pourra affecter le spectateur anglais comme si la chose avait eu lieu chez lui; cet exemple tombe bien puisque la philosophie chinoise de l'antiquité, à travers un penseur comme Mo Zi, du Vème siècle avant J.-C. avait fait ressortir cette capacité humaine à s'élever à ce plus haut niveau d'examen des réalités sociales pour avoir une chance de résoudre les problèmes les plus sérieux qui se posaient déjà en son temps, celui en particulier de mettre fin aux terribles ravages des guerres. Il s'agissait bien de s'élever au niveau du spectateur impartial d'A. Smith:"En considérant le pays des autres peuples comme le nôtre." (Cité par F. de Waal, Primates et philosophes, p. 186)
Et on peut ici en revenir fructueusement à la situation actuelle. Ce qu'on attendrait de multimilliardaires comme B. Gates, une fois qu'ils seraient parvenus à se hisser à une équité de second niveau, ce n'est pas tellement de redistribuer leurs raisins dont ils ne savent pas quoi faire tellement ils en ont. A ce compte, rien ne changerait fondamentalement: les mêmes causes reproduisant les mêmes effets, d'autres multimilliardaires s'accapareraient les fruits de cette redistribution. Non! On attendrait plutôt qu'ils en profitent pour rebondir au niveau le plus élevé de l'activité politique, qu'on peut alors qualifier à bon droit d'équité de troisième niveau, pour réfléchir, sans aucun rapport avec leur situation personnelle, à une refonte des structures sociales de telle sorte qu'elles n'induisent plus une distribution de concombres pour l'immense majorité et de raisins pour une toute petite minorité, étant entendu qu'aujourd'hui 0,1 % de la population mondiale accapare 50 % de la richesse (3).
Dans le prolongement aussi des analyses de l'anthropologue E. Westermarck, on peut raisonnablement soutenir que c'est ce qui spécifierait l'activité politique, au sens proprement humain du terme; et, encore une fois, il faut bien souligner ce fait essentiel que même les sociétés humaines ont toutes les peines du monde pour s'élever et se maintenir à ce niveau. Pour ne prendre que notre propre société, le plus souvent, un individu, face à un projet de loi quelconque, aura bien du mal à aller plus loin que de savoir s'il le lèse ou non à titre personnel. Les Grecs anciens, eux, qui ont inventé la démocratie dans notre aire civilisationnelle, avaient défini certaines procédures pour favoriser l'accès à ce troisième niveau: par exemple, quand il fallait voter si on devait aller faire la guerre, on excluait les citoyens frontaliers avec l'ennemi potentiel, car on estimait qu'ils étaient trop immédiatement impliqués dans le sujet; et il faut bien préciser ici, pour dissiper tout malentendu, que le citoyen qui votait pour la guerre était le même qui allait ensuite au champ de bataille risquer sa peau, à la grande différence des procédures en vigueur dans les Etats modernes.

Le chimpanzé prométhéen vs le bonobo hermèssien
 Si on devait chercher dans le Mythe du Protagoras de Platon, les types d'humanité qui se sont formés suivant la tendance dominante du chimpanzé ou du bonobo, on pourrait alors parler, d'une part, suivant la tendance chimpanzé, d'une humanité prométhéenne, typiquement celle qui s'est développée dans notre civilisation suivant un projet technicien de conquête du monde pour le refaçonner à son image, et d'une humanité hermèssienne qu'on retrouverait dans des formes de société peut-être plus attardées techniquement (encore que nous avons tendance à les sous-estimer, de ce point de vue comme sur d'autres; l'anthropologue M. Sahlins indiquait que les musées occidentaux avaient dû mettre dans leurs caves des pièges de bochimans africains, une société exemplaire du type hermèssien, en attendant en vain que quelqu'un comprenne comment les remonter), mais nettement plus portées à se développer suivant des rapports coopératifs. Lesquelles peuvent être estimées les meilleures? C'est une question qu'on va instruire ici, d'une façon qui amènera à faire pencher le plateau de la balance pas nécessairement du côté où on s'y attendrait le plus (ce doit être notre côté bonobo qui ressort).
Partons de là: l'habileté technicienne supérieure des chimpanzés est aujourd'hui bien établie. Une expérience parmi d'autres, comme celle de W. Köhler, montre bien de quoi ils sont capables dans le type prométhéen. Le problème qu'on leur posait était le suivant: une banane était accrochée à un plafond et on leur laissait à disposition des caisses dispersées pêle-mêle et une perche. Tout se passe alors comme si la lumière qu'on devine s'allumer chez l'australopithèque, dans la scène inaugurale du film de S. Kubrick, 2001 Odyssée de l'espace (voir la partie précédente), lorsqu'il comprend enfin qu'il peut se servir de l'os comme d'un outil, peut tout aussi bien illuminer le cerveau des chimpanzés. C'est l'intelligence typiquement prométhéenne à l'oeuvre; après avoir mûrement réfléchi au problème, les chimpanzés trouvent la solution et définissent à partir de là leur plan d'action, comme nous l'aurions fait nous-mêmes: empiler les caisses les unes sur les autres pour attraper la banane à l'aide de la perche. Ce genre d'expériences en milieu artificiel a trouvé ses répliques sur un nombre imposant d'observations faites en milieu sauvage, dont une des plus célèbres, est l'utilisation de pierres comme de marteaux et d'enclumes pour briser les noix. Ce qui est fort curieux, c'est de constater qu'en milieu sauvage, ce sont les femelles qui témoignent d'une habileté supérieure, alors que la manipulation prométhéenne des outils est généralement associée au côté viril des mâles:"Chez les chimpanzés en liberté, les femelles se servent d'outils plus fréquemment et plus adroitement que les mâles." (F. de Waal, Bonobo, the forgotten ape, p. 193) Et pourtant, il est incontestable que cette supériorité technicienne ne remet pas du tout en cause la domination que les mâles leur font subir. Il y a donc à chercher d'autres facteurs que la maîtrise technique pour rendre compte de la société de type patriarcal des chimpanzés. Quoiqu'il en soit, quand Marx prétendait, et il était loin d'être le seul à le faire, que l'homme à la différence de l'animal, construit d'abord l'objet dans sa tête avant de le réaliser, on peut l'excuser parce qu'en son temps (le XIXème siècle), l'éthologie (l'étude du comportement animal) en était encore à ses balbutiements.
Un point particulièrement intriguant à aborder que ne pouvait justement soupçonner les penseurs de cette époque, tient dans le fait qu'en partant de cette masse de données nouvelles, on peut en tirer que les chimpanzés, comme d'autres grands singes, sont entrés, probablement depuis fort longtemps, dans l'âge de pierre que notre propre lignée d'homos a traversé très lentement sur près de trois millions d'années. La question qui se pose tout naturellement à partir de là, c'est de comprendre pourquoi ils en sont restés là et n'en sont pas sortis ainsi que des civilisations comme la nôtre pour entrer dans un développement technique cumulatif suivant un effet boule de neige? C'est une autre énigme qui se pose à la recherche préhistorique. L'hypothèse qu'on peut suggérer, c'est que les grands singes, d'où descendent les espèces comme le chimpanzé, auraient pu, dans la très lointaine préhistoire, s'aventurer dans les milieux de la savane, comme les ancêtres de notre lignée d'homos, à la grande différence qu'ils auraient été amenés, pour des raisons qui doivent forcément rester mystérieuses, à refluer finalement vers leur milieu arboricole d'origine:"Si le chimpanzé descend effectivement des grands singes ayant tenté, sans y parvenir, de s'adapter à la savane, alors on peut dire qu'il est une conséquence de la dé-humanisation." (F. de Waal, Bonobo, the forgotten ape, p. 192) Ainsi, ce genre de lignée pourrait avoir été sur la voie d'un processus d'hominisation qui aurait avorté pour des raisons condamnées à rester obscures en l'état.
Qu'en est-il alors du bonobo? Notre tableau invite à penser qu'il serait moins doué en savoir-faire prométhéen. S. Savage-Rumbaugh, par exemple, a pris soin de faire des études comparatives à ce sujet et ses conclusions sont sans ambiguité:"Dans tout ce qui est extérieur au domaine de la communication sociale et implique une manipulation d'objets ou une orientation spatiale, le chimpanzé était constamment en tête. Le bonobo l'emportait en revanche dans tout ce qui était capacités de communication et de perception, comme la combinaison d'images télévisées avec une narration. Cognitivement, les deux espèces ont des points forts différents." (Cité par F. de Waal, ibid., p. 40) A ce sujet, une précision importante mérite d'être soulignée. Nous réduisons trop facilement l'intelligence à un type bien précis correspondant à la capacité prométhéenne de manipulation des objets, ce qui fait qu'on risque de sous-estimer d'autres types d'intelligence, dont celle que le bonobo a particulièrement développé. C'est dans le domaine de la coopération sociale qu'il se manifeste, qui fait qu'avec F. de Waal, on peut raisonnablement se poser la question de savoir si ce n'est pas chez le bonobo que les capacités d'empathie sont poussées le plus loin dans l'ensemble de la famille des grands singes. Il y a déjà là une base génétique à partir de laquelle les bonobos ont été d'avantage poussés à développer une forme d'intelligence portée sur les capacités coopératives qui les rapproche ici aussi de notre propre espèce:"De récentes comparaisons d'ADN montrent que bonobos et humains ont en commun un microsatellite en lien avec la vie sociale que ne possède pas le chimpanzé." (F. de Waal, Primates et philosophes, p. 105)
D'un point de vue psychologique, la base élémentaire pour coopérer, dans l'ordre des mammifères sociaux, c'est de pouvoir se mettre à la place d'un autre que soi et être ainsi en mesure de répondre au mieux à ses besoins. Le cas de Kuni, une femelle bonobo du zoo de Twycross, en Angleterre, fournit une illustration très significative de ces capacités d'empathie imaginative qu'on trouve dans l'espèce; un étourneau s'était malencontreusement échoué dans son enclos. Après l'un ou l'autre essai infructueux, elle finit par lui apporter l'aide dont il avait besoin qui montre bien qu'elle savait se mettre à la place du volatile pour envisager les choses à partir de sa perspective:"Elle le reprit donc d'une main, puis grimpa au sommet de l'arbre le plus haut des environs, enserrant le tronc de ses jambes pour avoir les deux mains libres. Ensuite, elle déplia soigneusement les ailes de l'oiseau, les ouvrit toutes grandes, avant de le projeter aussi fort qu'elle put au-delà des limites de l'enclos." (B. Walsh cité par F. de Waal, ibid., p. 156) Si Kuni est capable de se mettre en imagination à la place du membre d'une espèce bien éloignée de la sienne pour lui apporter l'aide ciblée qui convient, à beaucoup plus forte raison, on peut en déduire qu'elle sera capable de le faire à l'égard des représentants de la sienne. Sur ce point les chercheurs sont unanimes. L'éthologue japonais Kurado a insisté très justement sur les types bien différents d'intelligence qui caractérisent bonobo et chimpanzé qui fait que la question de savoir lequel est plus intelligent que l'autre a tout du casse-tête; et c'est une problématique, notons le bien, qu'on pourra tout autant appliquer à la variété des types d'intelligence qu'on retrouve au sein de notre propre espèce. Quand, par exemple, on  mesure le QI de quelqu'un, c'est un type bien déterminé d'intelligence qu'on cherche à déterminer; et il est douteux, comme on s'y autorise le plus souvent, d'en tirer des conclusions générales sur le degré d'intelligence d'une personne. C'est un principe élémentaire de précaution qui a une portée très générale; dès qu'on prétend mesurer quelque chose, il faut bien prendre garde à la façon dont est mis au point l'instrument dont on va se servir pour mesurer quoi précisément; sans cela, on aura toutes les chances d'aboutir à des conclusions qui donneront une vision totalement déformée des choses. Un cas parmi tant d'autres que donnait le psychiatre R. Gori, c'est le fait d'avoir vu subitement multiplié par sept le taux de dépressifs simplement parce qu'on avait élargi les critères de sélection pour les détecter. Ici, il s'agit d'un cas d'école sur un tout autre sujet qui illustre la nécessité de cette règle élémentaire de prudence:"Si on compare la capacité à utiliser des outils, ou à exploiter des partenaires à des fins stratégiques, les bonobos ne sont pas très futés. Mais si on s'intéresse aux relations intimes, ils témoignent de capacités très développées, en raison de la longue dépendance à la mère qu'ils ont connue étant petits. Et dans le domaine de l'attachement, de l'affection, du refus des conflits, ils sont très intelligents. Par exemple, les chimpanzés sont incapables d'avoir des relations pacifiques avec d'autres groupes. Leur organisation sociale repose sur la manière de prendre l'avantage, de combattre les autres." (Kurado cité par F. de Waal, ibid., p. 61) Cette synthèse comparative des traits distinctifs de l'intelligence bonobo et chimpanzé appelle de notre part cinq précisions qui en terminerons avec cette partie.
1-C'est un japonais qui nous parle ainsi et c'est tout à fait typique de sa culture qui fait que l'éthologie de ce pays est très réceptive et réputée mondialement pour décrypter au mieux cette forme d'intelligence spécifique aux bonobos. L'occidental, lui, sera généralement plus sensible aux capacités prométhéennes et machiavéliques du chimpanzé:"au lieu de se concentrer sur la compétition, la lutte darwinienne pour la vie, les spécialistes nippons s'intéressent au tissu social." (ibid., p. 62) C'est grâce à cette sensibilité particulière que l'éthologie japonaise a pu démontrer la première la permanence de liens de parenté tout au long de la vie chez les singes, caractéristique qu'on pensait, en Occident, propre aux civilisations humaines. La méthode nippone, à la différence de celle des occidentaux d'avantage basée sur le calcul et les statistiques, a d'abord mis en avant la capacité de l'observateur à s'identifier avec son "objet" d'étude. Typique de cette différence, les chercheurs occidentaux préféraient plutôt attribuer des numéros aux animaux qu'ils étudiaient alors que les nippons leur donnaient un nom propre, non sans qu'on ait pu les taxer d'anthropomorphisme avec cette façon de procéder (attribuer à un non-humain des traits propres à l'humain). Un grand progrès accompli par l'éthologie a été de faire une synthèse de ces deux méthodes. Aussi bien, on peut dire que cette discipline nous offre aujourd'hui, dans ce qu'elle a de meilleur, un bon modèle montrant comment on peut tenir ensemble la forme typée bonobo inspirée de la méthode japonaise et celle chimpanzé héritée de la tradition occidentale. Intéressons-nous donc plutôt ici aux bases de l'approche nippone qui nous est, par la force des choses, moins familière. S'identifier avec l'animal qu'on étudie, comme se sont accoutumés à le faire de longue date les éthologues japonais, présuppose le développement de capacités d'empathie. Voilà qui conduit droit à se questionner de plus près sur la signification de ce concept.
2- Partons de ceci: quand on parle d'empathie supérieure chez le bonobo, il faut bien préciser de quoi on parle. Et là c'est une question suffisamment complexe et importante pour mériter un développement un peu soutenu. Le chimpanzé peut s'avérer extrêmement empathique, manifestement même plus que l'humain, mais en un sens bien déterminé. Il est essentiel, pour la compréhension de ce concept, de distinguer trois niveaux d'empathie qui peuvent être symbolisés par des poupées russes qui s'emboîtent les unes dans les autres:

La petite poupée la plus intérieure symbolise la contagion émotionnelle qui fait, par exemple, que quand un bébé pleure dans une maternité les autres bébés vont aussi fortement avoir tendance à se mettre à pleurer à leur tour; à ce niveau, l'empathie signifie donc notre perméabilité aux émotions d'autrui et rend possible l'harmonisation des humeurs, ce qui est la base fondamentale rendant possible une vie en bonne entente pour les animaux sociaux: ainsi, nous pouvons être touchés par ce que l'autre éprouve, joie ou peine. Le niveau médian symbolisé par la poupée intermédiaire nous élève à ce degré où nous commençons à nous soucier de l'état affectif d'autrui et plus seulement du nôtre; il se manifeste typiquement dans les comportements visant à consoler celui qui est en peine: le bébé qui pleure par contagion émotionnelle n'est pas encore en mesure d'accéder à ce niveau. C'est par contre tout à fait ce qu'on observe déjà chez de jeunes bonobos:

Le souci des autres est encore particulièrement frappant quand un membre du groupe a une blessure fût-elle tout à fait bénigne:"Dès qu'un bonobo a une blessure, même infime, les autres l'entourent: ils viennent inspecter, lécher, faire une petite toilette." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 116) C'est ce que nous appelons, à ce niveau d'empathie, du soin porté aux autres. Et il importe de bien relever qu'il ne relève pas seulement d'un travail d'infirmière ou d'aide-soignante, mais qu'il possède une dimension plus largement sociale qui implique un souci de la communauté porté par le soin que chacun porte à entretenir et rétablir le lien là où il pourrait menacer de se disloquer. En ce sens, on a pu observer chez les chimpanzés des individus, femelles aussi bien que mâles, ayant un statut élevé prendre soin de raccommoder entre eux d'autres membres du groupe qui se querellaient. L'empathie, à ce niveau intermédiaire signifie que les individus, humains ou animaux, ne peuvent se contenter de vivre en société comme si celle-ci n'était qu'un sac dans lequel sont entassés des pommes de terre. Bien d'avantage, ils doivent pouvoir faire-société, ce qui suppose un souci portant à prendre soin des liens qui unissent ses membres, en les nourrissant en permanence par des pratiques théorisées aussi bien dans l'anthropologie du don que la philosophie du care.
Enfin, le niveau supérieur symbolisé par la poupée la plus enveloppante nous rend capable d'adopter le point de vue de l'autre et de se mettre en imagination à sa place: c'est l'empathie imaginative. C'est à ce degré là que Kuni se situe quand elle apporte son aide à l'étourneau; c'est donc ce qui rend possible l'aide ciblée qu'on peut apporter à un autre dans le besoin. Sauf que cet altruisme ne peut se déclencher qu'en s'appuyant sur les deux échelons précédents. On peut parfaitement concevoir le cas de quelqu'un qui aurait la forme d'empathie la plus enveloppante mais qui serait dépourvu des deux noyaux les plus intérieurs: ce sont tous les cas cliniques qui rélèvent du type psychopathe, expert pour manipuler les autres mais dénué de toute empathie émotionnelle et du sens du souci des autres. Pour manipuler quelqu'un, il faut pouvoir se mettre à sa place; on parvient alors à anticiper au mieux ce qu'il va faire et se jouer ainsi de lui: le docteur H. Lecter dans le célèbre film, Le silence des agneaux, fournit le prototype de ce fou parmi les plus dangereux. Or, il est établi que les chimpanzés sont très forts à ce petit jeu de la forme d'empathie la plus enveloppante, conformément à leur réputation bien justifiée de "Machiavel du monde des primates"; il le semblerait donc même d'avantage que les humains, comme invite à le penser l'expérience mise au point par le primatologue C. Martin:"En utilisant des écrans d'ordinateur séparés, il avait fait jouer ses grands singes à un jeu de compétition où ils devaient anticiper mutuellement leurs mouvements [...] Martin a fait jouer des humains au même jeu. Les chimpanzés ont été beaucoup plus doués que les hommes [...] Selon les scientifiques, les chimpanzés sont meilleurs, parce qu'ils prédisent plus rapidement les mouvements et les réactions de leurs rivaux." (F. de Waal, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux?, p. 210-211) C'est typiquement une manifestation d'un haut degré d'empathie imaginative que le chimpanzé exploite tout particulièrement en vue d'élaborer ses stratégies politiques dans des jeux de pouvoir, pour anticiper les alliances que certains peuvent nouer contre lui, pour comploter contre le mâle dominant, pour gagner les faveurs de femelles, etc. Il ne faudrait pourtant pas en conclure trop hâtivement que le chimpanzé est une espèce psychopathe, ce qui serait une caricature; on y reviendra plus généralement à la fin de ce chapitre pour prévenir le risque de le diaboliser: il sait aussi avoir ses bons côtés. Ce qu'il faut par contre en tirer, c'est que lorsqu'on veut évaluer le degré d'empathie d'un individu le portant à coopérer, il faut prendre en compte l'ensemble des poupées russes qui donne l'édifice complet de l'empathie. C'est suivant cette perspective qui n'est pas tronquée qu'il est juste de dire que le bonobo est bien plus doué que le chimpanzé. Et cette idée est aujourd'hui confirmée par les études neurologiques comparatives qui ont été faites du cerveau chimpanzé et bonobo, ainsi que le résumait J. Rilling:"Nous suggérons que ce système neuronal soutient non seulement une sensibilité empathique plus vive chez les bonobos, mais aussi des comportements comme la sexualité et le jeu qui servent à dissiper les tensions, et limitent ainsi la détresse et l'angoisse à des niveaux propices à la sociabilité." (Cité par F. de Waal, Le bonobos, Dieu et nous, p. 116) Nous avions déjà souligné l'esprit ludique du bonobo dans la première partie, un trait qu'on retrouve donc aussi typiquement dans l'espèce humaine. Il faudra réserver à la sexualité une place à part, dans la partie suivante, tant le sujet est riche.
Et on ajoutera, pour finir sur ce point, quelque chose qui nous ramènera de nouveau au coeur de la sphère d'existence humaine: le courant féministe de la philosophie du care, fondé au XXème siècle par Carol Gilligan, évoqué dans la première partie, peut être justement compris comme une tentative pour développer des formes de pratique et de pensée émanant de l'édifice complet de l'empathie, ce qui en fait très certainement un de ses intérêts majeurs parmi les courants de la philosophie occidentale ayant émergé au siècle précédent. C'en est typiquement un qui fait ressortir les traits bonobos de l'espèce humaine; et aimerait-on ajouter, il était temps que la pensée occidentale en développe de cette sorte (voir les parties 3 b et c du traitement de ce sujet pour une introduction plus précise à la philosophie du care). En sens inverse, on peut aussi bien s'amuser à faire ressortir chez le bonobo un trait typiquement humain. Une des bases fondamentales qui lui a permis de développer l'empathie à tous les échelons pour nouer des relations sociales solides, bien mieux que le chimpanzé, réside, comme le souligne Kurado, dans "la longue dépendance à la mère qu'ils ont connue étant petits", un trait typiquement humain lié à notre néoténie, comme on l'a déjà assez largement développé, et qui avait été relevé de longue date, par exemple par le poète anglais A. Pope, en 1735:"Mais plus longtemps le soin des parents aux hommes est nécessaire, et ce soin prolongé crée des compagnies durables." (Cité par S. J. Gould, Darwin et les grandes énigmes de la vie, p. 71) Le chimpanzé, lui, donc la durée de dépendance à la mère est plus courte, aura plutôt tendance à nouer et dénouer ses relations au gré de ses intérêts de pouvoir. Il pourra tout aussi bien décider de cajoler le petit d'une mère pour gagner un appui féminin que le liquider physiquement pour faire place nette à sa propre descendance.
3- Voyons, au contraire, plus brièvement sur un troisième point, une illustration significative de l'intelligence sociale du bonobo pour désamorcer les situations conflictuelles: le tabou du nid qu'on a pu assez bien observer en milieu sauvage. On sait que les bonobos se construisent des nids dans les arbres pour la nuit à partir de branches; mais il leur arrive aussi de le faire pendant la journée dès lors qu'ils veulent se constituer une niche inviolable qui leur garantira qu'aucun autre ne viendra les déranger; et, il n'y a visiblement aucun cas observé à ce jour où le tabou du nid aurait été transgressé. De cette façon, un bonobo qui est poursuivi par un autre, pour le dépouiller de sa nourriture, par exemple, aura vite fait d'en construire un qui stoppera net son assaillant; une mère qui voudra se réserver un espace de tranquillité à l'écart de ses enfants agira de la même façon et pourra par ce biais d'autant mieux amorcer le sevrage le moment venu. Cette règle laisse ainsi toujours ouverte une porte de secours à celui ou celle qui voudrait se préserver du comportement trop invasif des autres.
4- Voilà qui amène à la quatrième précision qu'on voulait tirer de la synthèse comparative chimpanzé/bonobo de Kurado en reposant la question de savoir de quel côté la balance pencherait s'il fallait déterminer quelle intelligence vaut le mieux entre celle que développe de préférence la société des chimpanzés et celle indiquée par la voie des bonobos. En fait, il serait fructueux de revenir ici à nouveau au Mythe du Protagoras de Platon. On se rappellera alors qu'il avait clairement fait pencher le plateau de la balance du côté de l'intelligence hermèssienne en le symbolisant par cet élément du récit qui la faisait remonter au dieu de plus haut rang, Zeus. Et notons bien que cette reconnaissance de la supériorité des vertus pacificatrices de cette forme d'intelligence politique n'empêchait nullement la cité athénienne de l'antiquité d'être dans un état de guerre endémique avec ses voisins, ce qui a d'ailleurs fini par la conduire à  sa perte; ces deux aspects ne sont nullement contradictoires, bien au contraire: il n'y aurait pas lieu de vanter tellement la sagesse pratique herméssienne si on n'était tenté constamment de l'oublier. Et, il semble effectivement plus crucial dans la lutte pour la vie qui s'impose à tout individu vivant en groupe, humain ou non, d'être en mesure de développer des formes d'intelligence sociale, avant même la capacité à manipuler des objets:"On considère par exemple comme des marques d'intelligence l'utilisation d'outils ou l'aptitude à compter, mais pas la capacité à s'ajuster aux comportements des autres. Il est pourtant évident que bien souvent, la survie dépend de la façon dont l'individu se débrouille au sein du groupe, tant sur le plan de la coopération (par exemple: action concertée, transmission d'information) que sur celui de la compétition (par exemple: stratégies de dominance, tromperie). C'est donc dans le domaine social qu'on peut attendre le plus grand accomplissement cognitif." (F. de Waal, Primates et philosophes, p. 53) On en aura repéré ici que F. de Waal parle de l'intelligence sociale en un sens plus large que strictement hermessien, englobant le rez-de-chaussée de la pyramide des sens de la politique, celui mettant aux prises des enjeux de pouvoir.
5-Reste, pour finir, que cette déficience des bonobos dans la manipulation technicienne des objets est tout de même curieuse, car, d'un strict point de vue anatomique, le bonobo devrait avoir de meilleures dispositions dans ce domaine. Puisqu'il a plus d'aptitudes à la bipédie, comme on l'a vu dans la première partie consacrée à ce triptyque bonobo-humain-chimpanzé, on pourrait en déduire logiquement qu'il devrait aussi avoir une plus grande facilité à libérer ses mains pour la préhension et le maniement des outils. Et, ce qui vient confirmer ces remarques, c'est qu'en milieu artificiel, on dispose maintenant de suffisamment d'expériences pour appuyer la thèse voulant que les bonobos sont parfaitement capables d'être habiles dans le savoir-faire prométhéen, comme Kanzi qui comprit bien l'utilité que pouvaient avoir les pierres taillées dont se sont servis nos plus lointains ancêtres de la lignée des homos. Le problème, c'est qu'en milieu sauvage, on n'a jusqu'à présent aucune observation de ce genre:"les bonobos sauvages semblent totalement ignorer l'usage d'outils!" (F. de Waal, Bonobo, the forgotten ape, p. 42) De deux choses l'une. Ou bien, nous les connaissons encore trop mal dans leur milieu d'origine pour avoir pu observer leur savoir-faire. Ou bien, si les capacités pour accéder à l'intelligence prométhéenne sont bel et bien présentes chez eux, leur mode de vie fait qu'ils n'ont tout simplement pas éprouver le besoin de les développer: disposant d'un milieu riche en nourriture, facilement accessible, les outils leur seraient tout simplement superflus. Le cas de l'orang-outan, un autre membre de la famille des grands singes, invite en tout cas à la prudence. En milieu artificiel, on sait bien aujourd'hui que c'est incontestablement le plus doué des grands singes pour l'utilisation d'outils, "et aussi un véritable artiste de l'évasion! Il utilise ses instruments de manière plus lente et plus réfléchie que le chimpanzé..."(ibid., p. 42) On a longtemps cru ici à un phénomène d'acculturation dû aux contacts avec les humains car en milieu sauvage on ne retrouvait pas cette dextérité. Pourtant, des observations récentes sur leurs territoires asiatiques sont venues apporter des doutes sérieux, en montrant l'étendue d'une gamme d'utilisations d'outils les plaçant au moins au niveau des chimpanzés.
Orang-outan à la pêche
 Répétons le: nous connaissons encore beaucoup trop mal le bonobo dans son milieu sauvage pour se risquer à des conclusions hâtives, sur ce point en particulier, comme sur d'autres. Et, pour ne rien arranger à l'affaire, la République démocratique du Congo, comme malheureusement d'autres Etats africains, est instable politiquement, et pas qu'un peu; elle a ainsi été l'objet d'épouvantables guerres civiles récemment (F. de Waal donne une estimation de 5 millions de morts, rien que ça...) qui font que les recherches sur les bonobos sont quasiment au point mort depuis des années, un facteur de plus qui n'est guère rassurant pour la pérennité de l'espèce, ajoutons le. En attendant et en espérant que les choses finissent par aller mieux de ce côté (on aimerait d'ailleurs suggérer aux congolais de s'inspirer au moins un peu de l'exemple qu'ils ont sur place...), il reste maintenant à se concentrer sur les deux dernières lignes de notre tableau comparatif, bonobo de la rive gauche/chimpanzé de la rive droite, qui ne sont pas les moins intriguantes...



(1) Mais, fort logiquement, c'est un trait très général des gens de pouvoir, de droite comme de gauche, faut-il le préciser, qui ressortira de façon plus ou moins caricaturale: voilà une première remarque d'une série d'autres à suivre qui invite à penser que notre aire civilisationnelle penche nettement plus du côté droit du chimpanzé que du côté gauche du "singe oublié", si même les gens influents à gauche empruntent plutôt au premier.

(2) Il faut quand même apporter une précision importante à ce sujet ici. De la façon dont nous avons invité à penser l'intrication en nous de caractères chimpanzé aussi bien que bonobo, on sera tout de suite tenté d'en tirer comme implication politique qu'il faudrait pouvoir se situer ni à droite, ni à gauche, ou alors, emprunter un peu à chacun des deux bords. Redonnons encore une fois, s'il en était besoin, la figure du canard-lapin pour imager cette intrication:

 Or, une chose que l'histoire politique moderne enseigne, c'est qu'il faut être extrêmement méfiant à l'égard de ce genre de synthèses qui surviennent trop facilement. Le slogan,"Ni droite, ni gauche" a pour lui une assez longue histoire qui invite à la prudence. C'était déjà celui du Second Empire de Louis-Napoléon Bonaparte au XIXème siècle, un régime franchement situé à droite, comme son nom l'indique bien, et il a été ensuite repris de façon récurrente par les courants de l'extrême-droite, entre autres, par le régime pétainiste de Vichy. Le philosophe Alain avait lancé un jour cette boutade: quand quelqu'un prétendait qu'il n'était ni de droite, ni de gauche, il en concluait qu'il avait affaire à quelqu'un de droite. Encore un indice de plus que la balance penche plutôt du côté droit des chimpanzés! Quoiqu'il en soit, s'il doit exister une synthèse entre ces deux bords, il est certain qu'on ne peut prétendre la réaliser à peu de frais et que c'est là un travail qui requiert beaucoup de soin et d'intelligence (pas au sens machiavélique, bien entendu).

(3) Prêtons nous un moment au Jeu de l'ultimatum, mis au point pour évaluer le degré d'inégalité que les gens seraient prêts à tolérer, pour voir qu'il y a dans l'acceptation générale de cet extraordinaire déséquilibre dans la répartition mondiale des richesses quelque chose d'assez mystérieux qui méritera d'être creusé. On donne à un individu x une mise de départ, mettons dix euros, qu'il devra répartir entre lui et un autre individu y, le problème étant que si ce dernier refuse la répartition proposée, l'argent sera perdu pour tout le monde. On pourrait se dire que du strict point de vue d'une évaluation objective s'en tenant au bien considéré, l'individu aurait tout intérêt à accepter, même des miettes, si l'individu x proposait par exemple 9 pour lui-même et 1 pour l'autre. Et pourtant, 9 fois sur 10, ce partage inégalitaire est refusé quitte à ne devoir rien avoir au bout du compte. Ce qui est tout aussi intéressant de constater, c'est que le niveau de répartition à partir duquel la distribution est acceptée variera d'une culture à l'autre, comme a pu le constater l'anthropologue J. Henrich et son équipe, à partir d'une comparaison entre une quinzaine de sociétés différentes. Les offres faites par l'individu chargé de la redistribution pouvaient ainsi varier de 8 pour lui à 2 pour l'autre jusqu'à 6 pour 4. Et, dans certaines de ces sociétés traditionnelles les plus attachées à l'égalité, même cette dernière proposition était généralement refusée, alors que c'est la proportion à partir de laquelle le partage est généralement accepté chez les individus des sociétés occidentales.

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