mercredi 2 octobre 2013

2) En quel sens la liberté et la connaissance de soi sont liées?

2) De la connaissance de l'humanité aux techniques de domination sur l'humanité
Comme le résumait le penseur américain Christopher Lasch,"l'étude de l'humanité s'est changée en technique de domination de l'humanité[...] Sur la foi de ses découvertes, la science construit un profil composites des besoins humains sur lequel elle pourra baser un système (envahissant bien que pas ouvertement oppressif) de régulations comportementales" (Le moi assiégé, p. 141) C'est ce que qui fait toute l'actualité  de la règle inscrite au fronton du temple de Delphes  à moins d'accepter de jouer le rôle de cobays de techniques de manipulation de plus en plus intrusives. Cela  suppose donc  déjà de rabaisser les prétentions de la conscience naïve et de reconnaître que "l' esprit a des caractères structurels et fonctionnels que sa zone consciente ignore et qui le rendent conditionnable de l'extérieur à son insu." ( Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 93) Dans la liste des techniques de manipulation de masse que donnait Chomsky ( en fait ce n'est pas un texte de Chomsky lui-même; voir à propos des dix-strategies de manipulation de masses attribuees à Noam Chomsky) c'est la dixième et dernière qui nous retiendra ici qui préconise de connaître l'individu mieux qu'il ne se connait lui-même:


C'est une variation autour de certains principes de l'art de la guerre que Sun Tszu énonçait il y a bien longtemps:"Connais ton ennemi et connais-toi toi-même ; eussiez-vous cent guerres `a soutenir,cent fois vous serez victorieux. Si tu ignores ton ennemi et que tu te connais toi-même, tes chances de perdre et de gagner seront égales. Si tu ignores à la fois ton ennemi et toi-même, tu ne compteras tes combats que par tes défaites."( L'art de la guerre article III)  Quand un pouvoir  en vient à me connaître beaucoup mieux que je ne me connais moi-même, ce qui tend à devenir la configuration des temps présents, le cas est le plus désespéré de tous et la défaite devient déroute. Examinons la chose sur trois registres.

a) Application à la publicité
On voit, par exemple, quels profits ont peut tirer des travaux de Kahneman et Tversky à la jonction de la psychologie et de l'économie évoqués plus hauts, en jouant sur des biais cognitifs inconscients et irrationnels, pour orienter le comportement d'agents économiques pour leur faire éventuellement acheter des titres financiers pourris. L'efficacité de la propagande publicitaire  vient du fait qu'elle s'appuie sur cette connaissance des biais cognitifs inconscients qui régulent à notre insu l'élaboration du processus de pensée. Nous rentrons dans l'univers de la neuro économie qui, comme tout produit techno scientifique ne fait que combiner des moyens existant: les neurosciences elles-mêmes issues de la combinaison de disciplines comme la psychologie, la neurologie, la physiologie, la génétique  et l'économie, afin d'orienter le comportement des individus et d'en faire, en particulier, des consommateurs compulsifs. Comme le montre l'étude Shapiro, ce n'est pas parce que nous ne faisons pas attention aux publicités que celles-ci n'affectent pas nos comportements. On constitue deux groupes qui devaient focaliser leur attention sur un texte présenté sur un écran. Pour l'un des groupes, on incrustait sur la marge de l'écran un petit bandeau publicitaire figurant une carotte et un ouvre-boîte tandis que l'autre groupe était confronté au texte seul. Malgré le fait que le bandeau était passé inaperçu, quand on demanda aux deux groupes de constituer une liste de commissions à partir d'une liste de produits alimentaires et d'ustensiles de cuisine, "les membres du groupe "publicité"  mentionnèrent les objets cibles (carotte et ouvre-boîte) deux fois plus souvent que ceux du groupe "texte seul". Conclusion des auteurs:"Les publicitaires devraient être fortement encouragés par les résultats de cette étude. nos résultats indiquent qu'une publicité est capable d'affecter les futures décisions d'achats même si les sujets, qui sont occupés à une autre tâche, ne traitent pas la publicité attentivement, et, ainsi, ne se rappelle pas avoir vu la publicité." (cité par Desmurget, p. 156) Ce procédé, voisin des messages subliminaux, est celui de l'incrustation (embed):"il n'est pas rare que dans les images publicitaires ou propagandistes soient insérés des embeds, c'est-à-dire des mots (ou d'autres images) suggestifs, cachés- donc non perçus par l'esprit conscient, mais que l'on pense captés et conservés par l'inconscient-, aptes à produire des associations ou des états d'âme voulus dans l'esprit des destinataires." (Della Luna et Cioni, p. 172)
La publicité réussit à altérer notre perception pour la remodeler suivant les intérêts des marques. Nous croyons faussement que nous sommes maîtres de nos goûts et de nos préférences personnelles. Dans le contexte d'une société où sévit à grande échelle le matraquage publicitaire dès le plus jeune âge, c'est faire preuve d'une sacrée naïveté et d'une surestimation folle de ses capacités que de faire valoir  la liberté de choix du consommateur. Gantz et son équipe ont fait des recherches récentes en ce sens aux Etats Unis qui donnent un ordre de grandeur:"Les enfants de 2-7 ans voient chaque année 4 400 spots de publicités alimentaires, les 8-12 ans sont à 7 600 et les 13-17 ans à 6 000." (Desmurget, p. 150) Il est difficile de ne pas soupçonner qu'un tel bombardement ne s'inscrive profondément  au niveau neuronal pour conditionner nos goûts pour le reste de notre vie comme le suggère la curieuse appétence que manifestait un petit segment de la population allemande pour le ketchup à la vanille. La cause de cette inclination, totalement inconsciente, venait de ce que les gens concernés avaient été nourris à du lait parfumé à la vanille quand ils étaient bébés. Le cerveau de l'enfant est particulièrement malléable d'où l'importance décisive pour les marques de le capter le plus tôt possible pour orienter les inclinations du consommateur qu'il est destiné à devenir. L'émancipation de l'enfant des cadres traditionnels de l'autorité (parent, instituteur) permet de mieux l'asservir aux intérêts commerciaux des grandes marques. Voyez à 1 heure 04 dans le documentaire inspiré de l'ouvrage de J. Bakan, The corporation the pathological pursuit of profit and power (aller sur youtube pour trouver une version sous titrée en français) :



Dans une expérience menée sur des enfants de 3 à 8 ans , le même produit était emballé dans un papier neutre et dans du papier étiqueté McDonalds. Le goût, majoritairement, était jugé meilleur dans le second cas:"Même les carottes furent jugées meilleures lorsqu'elles apparaissaient dans un papier de la marque à Ronald (54% contre 23%!). De manière intéressante, l'effet observé s'avéra d'autant plus important que le nombre de télévisions présentes dans le foyer était grand."(Desmurget, p. 152) Ici aussi les mécanismes à l'oeuvre échappent totalement à la conscience et ne peuvent être mis en évidence qu'au niveau neuro physiologique ce qui fut fait par une équipe de chercheurs de l'université de Baylor au Texas: on enregistra l'activité cérébrale d'un groupe de 67 adultes suivant un protocole expérimental en deux parties. Dans la première, en "aveugle", on faisait goûter au groupe sans aucun repère de marque du Coca et du Pepsi; les préférences, dans cette configuration étaient  également partagées:"Les enregistrements neurophysiologiques indiquèrent alors que la boisson préférée activait une petite zone liée au sentiment de plaisir en avant du cerveau." (ibid., p. 153) La deuxième partie de l'expérience se faisait en semi-aveugle: l'une des boissons était présentée avec son étiquette Coca et l'autre sans étiquette. Evidemment, les préférences, d'un coup, penchèrent nettement pour la boisson étiquetée Coca; mais le plus intéressant est que dans ce dernier cas les zones activées du cerveau n'étaient plus  les mêmes:""Au niveau neurophysiologique, cette préférence majoritaire ne se traduisait  plus par l'activation de la zone "du plaisir" précédemment identifiée, mais par le recrutement d'un large réseau d'aires connues pour être impliquées dans la régulation des fonctions mnésiques émotionnelles et affectives. Ainsi, la préférence gustative affirmée par les sujets lorsque la marque Coca-Cola était visible ne dépendait pas d'informations sensorielles pures, mais d'une combinaison de facteurs liés à la mémoire de la marque et à l'activation de sentiments positifs associés à cette mémoire. La publicité avait littéralement inscrit la marque dans les neurones des sujets." (ibid., p. 153) Encore un autre exemple:"Louis Cheskin, psychologue publicitaire, sachant statistiquement que les femmes préfèrent le cercle au triangle, a regroupé 200 femmes et donné à chacune d'elle deux pots de crème cosmétique à tester. Les pots portaient la même étiquette "Cold Cream de première qualité" tandis que deux cercles sur le couvercle  de l'un et deux triangles sur le couvercle de l'autre les différenciaient, le contenu étant identique." (Dellla Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 108) Ici encore la sensation est altérée montrant l'importance de l'emballage dans lequel le produit est vendu et "la préférence pour le cercle a été si forte que 80% des femmes ont déclaré préférer la crème de ce pot, de par sa densité." (ibid. p. 108) Ce qui veut dire que l'influence de la symbolique sur les préférences déclarées passe complètement inaperçue et se retrouve diluée dans l'altération de la sensation. Les applications de ce principe peuvent être multipliées à l'infini:"Un autre sondage qui portait sur une seule et même lessive en poudre mais confectionnée en boîtes de trois couleurs différentes - jaune, bleu et bleu avec des taches jaunes-, a démontré que les femmes trouvaient la lessive de la boîte jaune trop forte, que celle de la boîte bleue ne lavait pas bien du tout, tandis que celle de la boîte maculée était excellente." (Della Luna et Cioni, p. 346)
Voilà qui montre  encore combien le caractère rationnel du comportement humain est à relativiser: notre prétention à déterminer nos choix sur la base de considérations rationnelles n'est souvent qu'un leurre; nous rationalisons  après coup, a posteriori, nos choix, pour ne pas paraître idiot, en nous persuadant, par exemple, que la crème est de meilleure qualité dans tel pot,  la lessive dans tel boîte alors que le processus de décision s'est, en réalité déjà accompli, bien avant son élaboration à un niveau conscient, sur la base de motifs  ayant trait à une symbolique qui nous échappent complètement. Il faut quelque chose comme 200 millisecondes pour que notre cerveau prenne une décision alors qu'une élaboration consciente de l'information traitée par le cerveau suppose un intervalle de temps supérieur (cf. plus haut). Nous tendons ainsi à donner de nous-mêmes une représentation exagérant démesurément notre aptitude à nous déterminer sur la base de considérations rationnelles rendant d'autant périlleux les sondages d'entreprises publicitaires sondant les goûts de la population:"De grosses sommes sont dépensées pour effectuer des interviews à des milliers de consommateurs afin de réaliser des voitures ou des lits qui correspondent à leurs désirs, et en fin de compte, on découvre que ceux-là mêmes qui avaient déclaré les vouloir comme on les a réalisés, ne les apprécient pas, ne les achètent pas. Ce n'est pas qu'ils mentent dans les interviews. C'est qu'un côté ils ne savent pas ce qu'ils  veulent et que de l'autre ils s'efforcent de répondre pour se sentir intelligents, rationnels, en cohérence avec les valeurs dans lesquelles ils se reconnaissent." (Della Luna et Cioni, p. 346)  Pour être efficace, la propagande publicitaire doit passer outre cette fausse représentation que les gens tendent à donner d'eux-mêmes pour décrypter les processus inconscients à partir desquels les préférences se forment. Elle doit d'abord tenir compte du fait, comme le montre les exemples précédents, qu'il y a  chez l'être humain une prédominance du plaisir représentatif (les représentations mentales constituent des sources de plaisir) qui altère et modèle le plaisir d'organe. La biologie de l'être humain est déterminée par des symboles d'ordre culturel qui façonnent, par exemple, son goût, ou encore, l'effet physiologique des substances qu'il ingurgite, ainsi des drogues:"Amnon J. Suissa  (1997) a relevé comment les psychotropes engendrent des effets physiologiques différents suivant les cultures. Similairement Becker (1985) a montré dans Outsiders comment les effets de la marijuana et leur interprétation étaient construits." ( F. Gauthier, p. 219, Drogues santé et société, vol. 8 n° 1, juin 2009). La représentation prime sur l'organe, la culture sur la biologie. Nous appréhendons le monde en fonction d'un cadre symbolique qui modèle notre perception. On comprend alors pourquoi un marketing efficace doit commencer par tenir compte du cadre symbolique qui définit une culture donnée. C'est pour ne pas en avoir tenu compte, que des compagnies nord américaines ont essuyé un cuisant échec avec leurs calendriers publicitaires au Guatemala confectionnés sur la base de l'imaginaire de la culture occidentale affichant " de beaux chiens, de beaux paysages, de belles blondes à moitié nue. Mais les Indiens, mentalement très différents des Occidentaux, ne raffolent pas de ces choses: le chien est pour eux un simple animal utilitaire [...]; les paysages leur sont indifférents; les blondes à moitié nue, ils peuvent même les trouver désagréables." (ibid., p. 789) Bien plus avisé dans l'art de vendre, ce producteur allemand d'aspirines les commercialisa après avoir soigneusement étudié l'univers mental des consommateurs à conquérir :"[Il] élabora une image publicitaire gagnante associée à son produit: l'image de la Très Sainte Trinité, avec la Sainte Famille, remplie d'anges entourés de nuages, aux couleurs très vives, des choses susceptibles de stimuler fortement les Indiens." (ibid., p. 789)C'est cette compréhension fine de l'être humain conçu non comme un être rationnel mais comme un être chez qui l'imagination tient la part prépondérante, qu'exploite la publicité, et, de façon universelle, les manipulateurs de symboles dans une société:"Aucun singe ne peut faire la différence entre de l'eau bénite et de l'eau distillée [...] parce qu'il n'y a aucune différence d'un point de vue chimique. Pourtant la différence de signification fait toute la différence pour ceux qui donnent de la valeur et utilisent l'eau bénite." (Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 105) Ainsi encore le même vin dont le prix est fixé à 90 ou à 10 dollars ne nous procurera pas la même sensation. De la même façon, la structure matérielle du Coca avec ou sans le nom de la marque est strictement identique. Pour celui qui a été l'objet de la propagande publicitaire qui a imprimée la marque dans son inconscient, il y a un fossé entre les deux.  On comprend, partant de là, pourquoi l'actif immatériel de la marque constitue la nouvelle forme que prend le capital à l'ère du capitalisme cognitif; pourquoi aussi, c'est une véritable guerre des marques qui est engagé dont l'enjeu est la conquête des esprits par la manipulation de mécanismes inconscients que donne à connaître le développement de la recherche scientifique:"Les consommateurs sont conduits par des suggestions illogiques et non pas par la qualité ou l'efficacité d'un produit, et c'est sur cette évidence que se construit la logique des marques qui vendent des produits souvent médiocres à des prix élevés, mais que le public convoite en vertu d'une étiquette..." (ibid., p. 347). Evidence  qui peut aller jusqu'à de drôles d'applications relevant de ce genre d'escroquerie aux techniques de vente:"un grand magasin qui vendait un certain article au prix de 14 centimes la pièce proposa une offre spéciale à 29 centimes la pièce; les ventes grimpèrent en flèche avec une augmentation de 30%." (cf V. Packard, La persuasion clandestine, rapporté par Della Luna et Cioni, p. 347) La publicité, comme la définissait non sans humour S. Leacock est "la science de stopper l'intelligence humaine assez longtemps pour lui soutirer de l'argent." (cité par Della Luna et Cioni, p. 344)
Ce que la société de consommation stimule et renforce c'est l'état sous hypnotique qui est celui de la conscience de veille ordinaire (cf. 1ère partie) Une expérience  conduite par J. Vicary le met en évidence. Il s'agissait de mesurer grâce à des caméras "les variations de fréquence des battements de cils des clientes à l'intérieur des supermarchés, de leur entrée à leur sortie." (ibid., p. 351)On sait que le ralentissement de la fréquence est le signe du développement d'un état hypnoïde jusqu'à la cessation complète des battements dans l'hypnose profonde. Devant la télévision, par exemple, la fréquence descend très bas  comme le montre, par exemple, le documentaire de P. Entell ce qui en fait une véritable machine hypnotique. Pour son expérience, Vicary établit que "la fréquence de base est de 22 battements durant la première minute. [Il] releva qu'après l'entrée dans le supermarché, la fréquence descendait à un niveau anormal de 15 battements par minute, signe révélateur d'un état hypnoïde, donc d'une basse efficacité cognitive et de forte suggestibilité." (ibid., p. 351) Voilà qui explique , comme l'avait déjà mis en évidence une recherche commanditée par Du Pont Corporation en 1954, qu'"environ les deux tiers des achats effectués dans les supermarchés sont superflus et décidés sur place, sous l'effet de stimuli locaux, dans un état psychophysiologique altéré et de lucidité réduite." (ibid., p. 351) Une fois que la conscience est en alerte, au passage à la caisse, il est trop tard:"En arrivant à la caisse, la fréquence des battements ciliaires de ces femmes était monté jusqu'à 25- niveau indicatif d'une légère décontraction. Puis, au tintement de la caisse et à la vue du total à payer, la fréquence avait grimpé jusqu'à 45, démontrant un état de tension vigilante. Souvent, à ce moment-là, elles s'apercevaient avoir dépensé plus que ce qu'elles pouvaient payer. On comprend l'intérêt de la grande distribution à développer l'usage des cartes de crédit." (ibid., p. 352) Il suffit de suivre certaines règles élémentaires pour s'immuniser contre les effets hypnotiques du supermarché comme celles-ci:
- y aller l'estomac plein, la faim excitant l'appétit d'achat.
-ne jamais emmener les enfants  ( l’étude menée par Galst et White est révélatrice: «[ils] ont travaillé sur un protocole assez simple consistant à superviser une scéance de courses au supermarché, alors que les mères étaient accompagnées de leurs enfants (3-11 ans). En une demi-heure, ces derniers émirent en moyenne 15 requêtes, pour un taux de succès frisant les 50 %. Le nombre de sollicitations se révéla fortement corrélé au nombre d’heures passées devant la télévision. Sans surprise, les produits demandés étaient ceux qui faisaient l’objet du matraquage publicitaire le plus intense (céréales, bonbons, boissons sucrées, glaces, yogourts) » (Desmurget, TV Lobotomie, p. 151).
-faire au préalable une liste écrite des achats à effectuer.
-on peut renforcer cette dernière règle avec la suivante: venir avec l'argent en liquide en fonction de la somme que représente la liste et  laisser ainsi à la maison la carte de crédit qui tend à inhiber toute limite aux achats.

b)Application au management d'entreprise
Les expériences Hawthorne menées entre 1927 et 1932 aux Etats Unis annoncent une nouvelle ère dans les techniques de contrôle en entreprise des travailleurs. Le contrôle de type autoritaire, qui a fini par être contre productif, va progressivement laisser la place à des formes de contrôle psychologisant mobilisant l'appareil des sciences humaines au carrefour entre la sociologie et la psychologie. L'objet de l'étude mené dans une usine d'assemblage de circuits électriques  portait sur la question des facteurs déterminant  la productivité des ouvrières. Dans l'organisation capitaliste de la production, on sait que c'est là le nerf de la guerre, le point où se joue la grande ligne de partage entre temps de travail nécessaire (la part qui va au salaire) et surtravail (la part qui va au capital):"lorsque le capitaliste a acheté une tonne de charbon, il sait combien de calories il peut en extraire, l'affaire est pour lui terminée. Lorsqu'il a acheté une journée de travail, l'affaire ne fait que commencer. Ce qu'il va pouvoir en extraire comme rendement effectif sera l'enjeu d'une lutte qui ne s'arrêtera pas une seconde pendant la journée de travail." (Castoriadis). Le résultat le plus remarquable de l'étude dont allait pouvoir tirer parti les nouveaux managers d'entreprise pour maximiser le temps de surtravail et faire en sorte que le capital gagne la guerre de la productivité, montrait que le facteur déterminant l'augmentation de la productivité ne tenait pas à des questions d'augmentation de salaire ou d'amélioration des conditions de travail (l'allongement de la journée de travail, l'interdiction de parler pendant le travail ne faisaient pas baisser la productivité) mais, avant tout, à des facteurs psycho sociaux qu'on peut résumer en deux points. D'abord, le simple fait que quelqu'un s'intéresse à vous redouble la motivation pour donner le meilleur de soi. Nous avons de nous -mêmes une représentation plus valorisante quand quelqu'un s'intéresse à nous. D'autre part, les relations humaines au sein d'un groupe de travail constituent l'autre facteur décisif. Le point important pour les directions d'entreprise résidait dans le fait que ces découvertes permettaient d'envisager la possibilité de s'attaquer aux droits des salariés tout en obtenant d'eux un plus grand dévouement au service du capital actionnarial:"Les fameuses études Hawthorne révélèrent que l'on pouvait neutraliser, par le biais de conseils et de suivis psychologiques, les doléances relatives aux salaires et à l'excès de contrôles [...] Les travailleurs sous contrôle augmentaient leur rendement pour la simple raison qu'ils étaient devenus les objets d'une attention professionnelle, qu'ils avaient pour la première fois l'impression que quelqu'un s'intéressait à leur travail." (Lasch, Le moi assiégé, p. 42) La figure du cadre autoritaire de l'organisation fordiste cède alors la place au manager expert en psychologie comportementale et en gestion des relations humaines. Ce n'est plus un chef mais un coach; c'est ce que Lasch appelle "le passage d'un mode de contrôle autoritaire à un mode thérapeutique " qui rend la domination exercée d'autant plus efficace qu'elle ne se veut pas ouvertement oppressive, mais, au contraire, pleine d'attention et de sollicitude. Comme l'exprimait le directeur de l'étude, Mayo, à propos du nouveau sentiment de liberté exprimée par ces ouvriers testés:" Bien sûr, ils se trompent: on les contrôle plus que jamais, sauf que la qualité du contrôle n'est plus la même." (cité par Lasch, Le Moi assiégé, p. 42)
Il n'est pas non plus absurde d'imaginer qu'on puisse utiliser la technique des messages subliminaux pour stimuler la productivité  et le dévouement des salariés:"Paolo Baroni, dans son essai I principi del tramonto, fait savoir qu'une lettre avait été envoyée par Gianni Agnelli aux actionnaires FIAT dans laquelle on parlait de messages subliminaux utilisés pour "sonoriser" ses usines afin d'augmenter la productivité et d'améliorer le rapport (lire soumission) travailleur/entreprise, en réduisant la conflictualité au sein de l'entreprise" (c'est-à-dire les revendications salariales et d'autres encore)." (Della Luna et Cioni, p. 662)

c)Application à la politique
Les stratèges en matière de campagne électorale qui sont, désormais et avant tout, des experts en communication, ont de mieux en mieux intégrés les données des neuro sciences pour cibler un électeur qui n'est pas d'abord guidé par les lumières de la raison  mais, par des biais cognitifs inconscients qui le conduisent à se déterminer sur la base de motifs irrationnels  l'amenant, éventuellement, à voter contre ses propres intérêts. L'exploration de ce champ de recherches pourrait s'avérer fructueux pour comprendre ce fait apparemment déroutant qu'une fraction non négligeable des classes pauvres de la société en Occident votent à droite pour des politiques, par exemple, de réduction des budgets sociaux qui feront empirer leur sort. On tient ici une des façons possible d'interpréter ce que disait Brecht en exergue de cette réflexion:"Au moment d'avancer, nombreux sont ceux qui ne savent pas que l'ennemi marche à leur tête. La voix qui les commande est la voix de leur ennemi." Le cas des Etats Unis est emblématique. Comment se fait-il, par exemple, que les Etats les pauvres du pays, le Kansas ou la Virginie occidentale, traditionnellement ancrés à gauche, aient basculé pour se mettre à voter majoritairement pour la droite républicaine la plus dure, celle de G. Bush? Plus généralement, comment se fait-il que "les Démocrates perdaient presque toujours les élections présidentielles bien que leur programme recueillît un consensus supérieur à celui des Républicains"? (ibid., p. 271)  Une partie de la réponse tiendrait dans le fait que les Républicains ont mieux et plus rapidement intégré le fait que l'être humain ne se détermine pas sur la base de motifs rationnels:"[...] pour convaincre les gens, les Démocrates persistaient à utiliser des arguments logiques et des faits contrôlables, alors que les gens votent, non pas sur la base de faits, de programmes et de logique, mais selon des facteurs émotionnels et irrationnels que les Républicains avaient appris à manipuler depuis longtemps, en se servant des dernières découvertes des neurosciences et de la psychologie cognitive..." (ibid., p. 271) Le succès des campagnes électorales d'Obama tend à montrer que la leçon a été retenue:

 Il ne s'agit là que de procédés conventionnels utilisés par tout bon expert en communication de nos jours et dont Obama use en virtuose. On recycle à des fins politiques, les acquis de la psychothérapie tels que des médecins comme M. Erickson l'ont mis au point et théorisés. Si l'on peut, par suggestion hypnotique, soigner un malade, on peut aussi le faire à des fins manipulatrices dans le cadre d'une stratégie de conquête de l'électorat. Elle consiste, comme pour la propagande publicitaire en faveur des marchandises, à renforcer et intensifier l'état sous-hypnotique qui est celui de l'état de conscience ordinaire comme nous l'avons précédemment établi pour court circuiter l'analyse rationnelle de l'auditoire et s'adresser directement à l'inconscient. Au bout du compte, on a affaire à un discours scandé  par des formules inconsistantes logiquement mais suscitant une adhésion basée sur une émotion par sa répétition dans un discours soigneusement rythmé (on sait combien est important, le rythme, la tonalité, la vitesse d'élocution pour renforcer un état hypnotique:"Obama parle avec une lenteur anormale, affectée, il suit une cadence étudiée avec des pauses fréquentes tous les deux ou trois mots..." ibid., p. 272). Le schéma type est, après l'évocation d' un problème (chômage, crise économique, guerre), l'insertion  d'une formule incantatoire répétée à intervalles réguliers comme, "Nous avons besoin de changement et c'est pour cela ... que je serai votre prochain président." (ibid., p. 274) Du point de vue de l'analyse rationnelle, le raisonnement n'a aucune valeur; il n'y a aucune conséquence logique qui conduit de la prémisse à la conséquence. Reformulé pour le rendre rationnellement consistant, il faudrait dire:" Etant donné que je suis compétent dans ce domaine (économique, militaire, sociale), comme vous avez pu le constater à telle et telle occasion, je suis la personne capable de résoudre ce problème; donc vous avez intérêt à voter pour moi." (ibid., p. 274) L'anecdote est révélatrice: lors de la campagne électorale pour les présidentielles américaines de 2008, "le coiffeur de Sarah Palin a reçu un salaire deux fois plus élevé que le conseiller en politique extérieur de McCain, ce qui reflète sans doute bien l'esprit de cette campagne." (Chomsky, Futurs proches, p. 260) On ne gagne pas une élection sur la base d'un discours rationnel se fondant sur une expertise savante des affaires du monde mais sur la base de techniques similaires à celles qui sont appliquées pour vendre des marques de lessive. Comme le montre ce sondage Gallup publié fin 2004, cette année là pour les élections présidentielles américaines, "environ 10% des électeurs ont choisi les "programmes/idées/plates-formes/objectifs" des candidats comme une raison essentielle de leur vote (Bush: 6%; Kerry: 13 %)" (Chomsky, Les Etats manqués, p. 301)
L'accent est désormais mis "sur la pulsion  plutôt que sur le calcul, en tant que déterminant de la conduite humaine." (Lasch, La culture du narcissisme, p. 288) La propagande publicitaire avait anticipé dès les années 1920, avec des experts comme Bernays, ce passage d'une politique de l'intérêt (la vieille réclame désuète qui détaille les caractéristiques techniques d'un produit pour convaincre le consommateur) à une politique de la pulsion:"Les publicitaires s'appuyaient sur des slogans plutôt que sur la description de leurs produits. ils auraient tourné en ridicule la suggestion suivant laquelle la meilleure manière de vendre des biens de consommation consiste à élaborer un appel rationnel." (Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 534). Comme le souligne bien le documentaire,  The corporation, portant sur le caractère psychotique (la folie dangereuse et asociale) de ces monstres du capitalisme actuel, "comparer le marketing d'hier et d'aujourd'hui, revient à comparer une carabine à air comprimé à une bombe guidée.". Il découle de cette approche de l'être humain centrée sur la pulsion des implications politiques de première importance touchant le bien fondé  de la démocratie:"si les gens sont incapables de formuler une pensée rationnelle, la véritable démocratie est dangereuse." (Della Luna et Cioni, p. 292) En conséquence, ce danger, dans les sociétés qui se revendiquent de la démocratie, doit être neutralisé par des techniques d'ingénierie sociale qui visent à fabriquer le consentement des populations conformément à ce que l'élite éclairée capable d'accéder à une élaboration rationnelle des processus de pensée, basée sur la logique et les faits, est capable de décider ce qui est la version contemporaine de la politique du noble mensonge que défendait déjà Platon, au IVème siècle av. J-C. dans son combat contre la démocratie: la raison, pour s'imposer, doit user de ruse et jouer sur les  ressorts irrationnels qui motivent le comportement humain. Correspond à cette évolution, le nouvel administrateur idéal des affaires humaines qui combine "les talents diagnostiques d'un psychiatre et l'art de la persuasion perfectionné par l'industrie de la publicité." (Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 534)
Un des biais de la construction de l'opinion publique procède de l'application à l'art du gouvernement des  recherches en psychiatrie avec ce que N. Klein a appelé "la stratégie du choc":


 C'est la caractère inattendu du choc encore d'avantage que son intensité qui désarme nos mécanismes de défense. Dans ce cas ils n'ont pas le temps de s'élaborer au niveau inconscient:"Même un événement de moindre gravité peut détenir des potentialités traumatiques s'il prend le cerveau à l'improviste." (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 165) A son modeste niveau, un marchand ambulant peut déjà mettre en oeuvre ce genre de stratégie:"[Il] se place soudain devant la personne à laquelle il veut refiler un livre en la saluant à haute voix; la personne se met sur la défensive et se bloque; le vendeur lui met le livre entre les mains; automatiquement, la personne le serre pour ne pas le laisser tomber; le vendeur énonce le prix; la personne paye..." (ibid., p. 313)

d)Principes de reconditionnement de l'esprit
 La stratégie du choc n'est que l'application dans le domaine de l'ingénierie sociale de principes psychiatriques portant sur la façon dont on peut reconditionner un sujet. Il faut ici repartir des travaux fondateurs de Pavlov pour avoir le panorama complet des méthodes employables pour provoquer, ce qu'on appelle dans le jargon scientifique l'état de "crise transmarginale" qui constitue ce processus de  désagrégation de la personnalité et de sa régression à un stade où elle devient une sorte de page vierge sur laquelle on peut reconstruire ses credos (les croyances centrales dans la vie d'un individu comme croire en Dieu), et, plus important encore, ses schémas de comportement, ses aversions et inclinations. Pavlov en avait définit  4, et, ici encore, ce qui s'applique aux  chiens peut s'appliquer à l'homme:
- On augmente l'intensité des stimuli; par exemple, celle des électro chocs. Passé un certain seuil, l'homme comme le chien rentre en crise.
- On diffère de plus en plus l'intervalle de temps entre la stimulation (la cloche) et la récompense (la nourriture) Le stress de l'attente finit par épuiser le sujet et rend ses défenses de plus en plus vulnérables.
-On administre de façon aléatoire et imprévisible, des stimulations positives et négatives créant un état de désorientation complet chez le sujet. L'art de la torture en fait un usage abondant:"K. Taylor rapporte le cas d'un prisonnier américain de la guerre contre la Corée qui fut conquis mentalement par ses bourreaux chinois de la manière suivante: ils le torturaient jusqu'à ce qu'il atteigne un état proche de la mort, pour le soigner ensuite avec empressement [...] A la fin, ce prisonnier a éprouvé une sincère gratitude envers ses gardiens de prison." (Della Luna et Cioni, p. 238) C'est une manifestation du syndrome de Stockholm qui a souvent été constaté sur les rescapés de camps de concentration et d'extermination qui étaient tombés amoureux de leur bourreau. L'art de la torture, en se raffinant, gagne donc considérablement en efficacité. Les formes rustiques de torture qui se contentent d'administrer des stimulations négatives peuvent, au contraire, être contre productives et renforcer les conditionnements déjà acquis du sujet. La même méthode se retrouve dans les pratiques des sectes. On administre aux membres "des renforcements tour à tour négatifs et positifs, sans cohérence, sans rapport compréhensible avec leur comportement. Les disciples sont constamment sur des charbons ardents, ne savent jamais s'ils agissent comme le maître le désire, s'ils vont tomber en disgrâce." (ibid., p. 437)
- On suscite un état de fatigue préalable chez le sujet qui affaiblit son organisme et  va le rendre plus perméable pour l'utilisation des trois premières méthodes:"Pavlov affaiblissait les chiens en les fatiguant, en provoquant des fièvres prolongées, des troubles gastro-intestinaux prolongés, des désordres hormonaux." (ibid., p. 428) C'est ce qu'on pratique aussi sur le disciple d'une secte en le soumettant, par exemple, à un régime alimentaire très pauvre et en réduisant ses plages de sommeil;
L'ensemble de ces méthodes permet de faire passer le sujet par les trois phases de l'état de "crise transmarginale":
"-une phase équivalente (dans laquelle le sujet répond à des stimulations de différentes intensités par une intensité identique);" (ibid., p; 426)
"-une phase paradoxale" dans laquelle la réponse aux stimulations fortes -excessives- est inhibée par protection." (ibid., p. 426) Le sujet ne réagit plus aux stimulations. C'est l'état, par exemple, du soldat à la guerre, qui se mure dans sa tranchée paralysée par le stress.
-"une phase ultra paradoxale" dans lequel le sujet inverse ses modèles de comportement jusque là acquis:"Par exemple,  dans la phase ultra paradoxale du stress de combat, le fantassin s'élance hors de la tranchée et se met à courir vers le feu ennemi (inversion de la réponse à la stimulation de menace." (ibid., p. 431) A une phase paradoxale de paralysie du comportement succède ainsi une phase d'inversion des schémas comportementaux  :"ainsi, au cours d'une bataille, on observe chez un même sujet une alternance d'excès contraires: de la paralysie à une hyperactivité téméraire et maniaque comme celle d'un soldat qui tente d'attaquer un char ennemi tout seul." (ibid. p. 429)
 Le syndrome de Stockholm est une autre des manifestations de cet état extrême qui s'accompagne, le plus souvent, d'un intense sentiment d'auto accusation: le modèle de comportement nous portant à  nous aimer nous-mêmes s'inverse en haine soi comme on peut le voir dans le cas de détenus politiques qui finissent par s'auto accuser lors de leur procès comme cela a pu être le cas lors de purges dans les anciens pays communistes. L'enfant y est particulièrement vulnérable ce qui se manifeste chez lui, par exemple, quand il est soumis à des pratiques incestueuses, dans son milieu familial, sous la forme du syndrome du "just world":"le monde ne peut pas être dans son tort, donc c'est mois qui suis fautif." (ibid., p. 486) La naissance prématurée et la dépendance prolongée, traits caractéristiques de la psychologie humaine s'enracinant au niveau biologique dans la néoténie particulièrement marquée dans l'espèce humaine (le bébé naît inachevé ou prématuré à la différence d'un poulain par exemple) le rendent particulièrement sujet à être victime de ce syndrome:"[...] Il ne réussit pas à prendre conscience de la culpabilité des parents qui ont abusé de lui, de la gravité de leur conduite. Il ne peut pas se permettre de les condamner ni de s'éloigner d'eux (il n' a personne d'autre qu'eux, c'est son monde). Il s'ensuit que le conflit offense subie/dépendance à l'égard des offenseurs se convertit en un sentiment de culpabilité intérieure. Dans le cas d'inceste avec le parent du sexe opposé , une jouissance réelle du désir sexuel-le plaisir oedipien- peut ajouter un sentiment de honte:"ce n'est pas papa qui me fait des choses laides et mauvaises, c'est moi qui suis laide et mauvaise, je devrais me cacher."" (ibid., p. 486) (à suivre...)

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