dimanche 16 août 2020

1a) Questionnement sur les origines de la civilisation: remise en question du récit traditionnel

Quelque chose cloche décidément
Présentons vite, tellement il est familier en étant ressassé un peu partout comme une évidence allant de soi, le récit traditionnel qui donne à narrer les principales séquences du processus civilisationnel qui aurait conduit jusqu'à nos sociétés actuelles:

D'après ce récit, pendant très longtemps, les humains auraient vécus en petits groupes isolés de chasseurs-collecteurs nomades dans des formes d'organisation relativement égalitaires. Puis, autour de - 10 000 ans, ils se seraient progressivement convertis à l'agriculture et à l'élevage en abandonnant leur mode de vie nomade pour une existence sédentaire. A partir de là, la vie civilisée pourra faire son entrée en scène avec la naissance des villes et toutes les institutions qui vont avec: l'Etat et les temples pour commencer, c'est-à-dire, la naissance d'un pouvoir politico-religieux devant prendre en charge la direction de la civilisation. Sur cette base, l'organisation de la vie sociale permettra de dégager assez de temps libre pour fonder les grandes religions, développer les arts et les techniques, la science et la philosophie. Le prix à payer, ce seront, en contrepartie, la naissance et le développement des inégalités en lien avec la formation des classes sociales, l'institution de la propriété, l'esclavage et l'affirmation du patriarcat. Si on reprend les structures sociales respectives des bonobos et des chimpanzés détaillées dans la deuxième partie de ce chapitre d'anthropologie philosophique, la civilisation en aurait ainsi fait une synthèse, empruntant aux premiers leur forme rassemblée, et aux seconds, leur organisation rigoureusement hiérarchisée, dominée par les mâles. Tout semble ainsi fort bien huilé. L'implication politique très pratique qui en découle immédiatement, c'est que quiconque rêverait d'une société allant vers une voie égalitaire n'aurait qu'à retourner vivre dans une petite bande sous des conditions similaires à celles de l'âge des cavernes: c'est effectivement ce genre d'objections qu'on se voit quasi-systématiquement renvoyé à la figure pour peu qu'on ait l'idée d'émettre des doutes sur le bien fondé des hiérarchies sociales existantes. On se doute bien qu'un tel retour en arrière ne séduira pas grand monde et qu'il faudra donc bien accepter les inégalités comme la rançon inévitable du Progrès et du développement de la vie civilisée. Que voulez-vous, mes pauvres mangeurs de concombres, si vous voulez continuer à bénéficier de leurs fruits, il faudra bien vous résigner à ce qu'il y en ait d'autres pendant ce temps qui nagent en plein dans les raisins, comme B. Gates, M. Zuckerberg, F. Pinault et compagnie (pour des précisions sur l'origine de la métaphore des concombres et des raisins, venant du l'étude du comportement des primates, on renverra  au deuxième sens du terme "politique" abordé dans la partie 2c de ce chapitre d'anthropologie philosophique).
Comme le résumait avec concision l'archéologue S. MacNeish, quand on lui demandait comment faire pour réduire les inégalités socio-économiques dans un contexte actuel où 0,1 % de la population mondiale accapare 50 % de la richesse:"Mettez les chasseurs et les cueilleurs aux commandes." (Cité par D. Graeber et D. Wengrow, How to change the course of human history) L'archéologue D. Wengrow et l'anthropologue D. Graeber précisent bien qu'un tel scénario serait envisageable à une condition: que 99 % de la population humaine actuelle disparaisse de la surface de la terre pour que le petit nombre restant ait tout le loisir de se disséminer en de petits groupes nomades sans être constamment sous la menace d'empiéter sur les plante-bandes de voisins. On se doute bien, là encore, qu'une telle perspective n'attirera pas grand monde. Pour prendre une référence plus ancienne, Voltaire, au XVIIIème siècle, dans une veine bien plus cynique, se permettait de ridiculiser les récits de Rousseau quand il évoquait la nostalgie qu'ils suscitaient d'un âge d'or de l'humanité en l'état de nature: il lui rétorquait ainsi, en s'imaginant sans doute être fort spirituel, qu'il avait passé l'âge de se déplacer à quatre pattes. (1)
Voilà donc un tableau convenu qui ne laisse guère d'espoir aux amis de l'égalité et autres doux rêveurs phantasmant sur un monde qui aurait aboli les rapports de domination de l'humain sur l'humain. Reste malgré tout à y regarder d'un peu plus près. Le gros problème, avec ce récit des origines de la civilisation, par-delà sa séduisante simplicité, c'est qu'il ne colle tout simplement pas avec un nombre imposant de données, dont on dispose aujourd'hui, tirées des fouilles archéologiques.  
Et celles qui donnent à penser que le récit traditionnel relève plus du conte que de l'enquête raisonnée se concentrent essentiellement dans la phase du paléolithique supérieur, donc dans une fourchette comprise entre -40 000 et -10 000 ans. Au-delà, nous nous retrouvons dans un épais brouillard qui rend très compliqué de reconstituer ce à quoi aurait pu ressembler la vie sociale préhistorique.
Présentons en une première série qui indiqueront déjà que la vie humaine en ces temps là devait être assez éloignée de celle imaginée par le récit conventionnel de petits groupes de chasseurs-collecteurs nomades vivant tout à la fois dans la pénurie et l'égalité: le partage de la misère, pour reprendre une formule qu'on appliquera tout aussi bien pour la critique des régimes communistes du XXème siècle. Pour commencer, nous avons aujourd'hui à disposition 
 un nombre conséquent de sépultures exhumées sur une vaste aire géographique de l'Eurasie, s'étendant donc sur des milliers de kilomètres, qui montrent bien que ce récit ne colle pas. Parmi les plus anciennes mises à jour, il y a celles du site de Sungir, 300 kilomètres à l'est de Moscou, que la plus récente estimation basée sur l'ADN fait remonter à 34 000 ans, donc bien avant que soit censée s'être faite la grande bascule conduisant à l'avènement de la civilisation. Elles laissent des preuves attestant que ces sociétés du paléolithique supérieure connaissaient dès le début de cette période l'institution de la richesse et peut-être bien aussi le principe de sa transmission à sa descendance. L'une de ces tombes, celle d'un homme d'âge moyen contenait ainsi, comme le relève l'historien J. Fernández-Armesto "d'étonnants signes d'honneur: des bracelets en ivoire de mammouth poli, un diadème ou une coiffe de dents de renard, et près de 3 000 perles d'ivoire laborieusement sculptées et polies". (Cité par D. Graeber et D. Wengrow, How to change the course of human history) Et à quelques mètres de là, se trouvaient les tombes de deux enfants d'une dizaine années, elles aussi, richement pourvues, en particulier celle de l'aîné contenant "quelques 5 000 perles aussi fines que celles de l'adulte (bien que légèrement plus petites) et une lance massive sculptée dans l'ivoire." (ibid.) En tout, ce sont environs quinze mille perles de cette sorte qui ont été retrouvées sur le site des tombes.
Sépulture de l'adulte (Sungir)
Et on ne peut mettre ces découvertes sur le compte de singularités qu'il serait loisible d'écarter, puisqu'on en a retrouvé de semblables jusque dans l'ouest de la France, en Dordogne, et celles en Italie datées de la même période que Sungir. Manifestement, nous sommes en présence de groupements humains qui étaient capables d'absorber une quantité impressionnante de travail pour la production de biens de prestige qui n'avaient aucune utilité immédiate pour les impératifs de la survie, et d'autant moins qu'on ne trouvait rien de mieux à faire que de finir par les enterrer avec les morts. Voilà déjà qui permet de dire que ces sociétés n'ont pas attendu l'avènement du néolithique pour dégager suffisamment de temps libre à consacrer une part importante de leur vie sociale à des activités ne relevant pas des nécessités immédiates de la vie comme la chasse ou la cueillette: voir ce que dit à ce sujet le préhistorien M. Otte, en particulier de 21'15 à 25', dans cet entretien donné à France Culture, Les hommes modernes de Sungir. Une interprétation vers laquelle incline manifestement son propos, et qui ne fera que renforcer le fatalisme ambiant pour ne surtout rien changer aux hiérarchies sociales actuelles, tirera de ces données l'idée que les inégalités auraient finalement des racines qui plongent encore bien plus loins dans le temps que ce qu'on pouvait soupçonner et que l'appétit du pouvoir et l'accumulation de richesse s'affirmaient au moins déjà dès cette époque reculée. Pour renforcer cette ligne d'interprétation, on sait maintenant, d'après tout ce qui a été développé dans la partie précédente de ce chapitre d'anthropologie philosophique, que l'humanité a dû hériter d'un legs primordial la rapprochant du type chimpanzé, fortement marqué par l'appétit du pouvoir induisant de fortes hiérarchies sociales dominées par les mâles. Mais, on sait aussi, par la même occasion, que son évolution l'a amené à faire ressortir des traits typés bonobo aux antipodes de cette caractéristique, et lui faisant ainsi contre-poids.
Même en admettant l'hypothèse de sociétés déjà très hiérarchisées dès les débuts du paléolithique supérieur, il n'en reste pas moins que ces résultats des fouilles archéologiques conduisent à dire qu'on ne peut faire l'économie de revisiter de fond en comble le scénario traditionnel des séquences de l'émergence de la civilisation. Sans compter qu'une telle interprétation reste très hasardeuse car on ne dispose de rien d'autre de bien consistant pour valider la compréhension du statut de ces individus richement pourvus dans leur tombe sur le modèle, par exemple, d'un pharaon de l'Egypte antique, en l'absence d'autres signes tangibles tirés des fouilles archéologiques, de l'émergence, dès cette époque, de sociétés à Etat rigoureusement hiérarchisées en classes. Et ce qui ne fait qu'ajouter des points d'interrogation vient de ce que ces individus honorés ainsi présentaient le plus souvent les marques d'une anomalie physique d'ordre génétique qui devait en faire des êtres qu'on considèrerait aujourd'hui comme difformes (nains, géants, bossus, etc.) 
Ce qu'on a trouvé par ailleurs ne fera qu'ajouter à la perplexité et finira de ruiner le scénario traditionnel de l'émergence de la civilisation à partir du néolithique.

L'architecture monumentale de l'ancien âge de pierre 
Il y a d'abord les fameuses maisons de mammouths construites sur la base de structures de défenses récupérées sur ces grosses bêbêtes et recouvertes de peaux tendues. 
Reconstitution d'une maison de mammouth
 Dans la série de ces restes d'édifices exhumés, la dernière mise à jour, en 2014, en Russie, et datée d'il y a 25 000 ans, est celle qui suscite le plus de perplexité pour les archéologues, de par ses dimensions supérieures aux autres et son ancienneté: faites des os d'une soixantaine de mammouths, elle peut être qualifiée sans problème de monumentale, si on la replace dans le contexte de cette lointaine époque. Précisons bien ici, comme le souligne D. Graeber et D. Wengrow eux-mêmes, que le concept de monumentalité est à relativiser suivant un contexte social-historique déterminé: relativement aux gratte-ciels construits aujourd'hui, ces édifices n'auront évidemment rien de "monumentaux". Mais replacés dans une époque où n'étaient censés vivre que de petits groupes de chasseurs-collecteurs, ils le deviennent incontestablement, devant alors être envisagés comme des travaux publics de grande ampleur, impliquant une organisation de la production sur une échelle impressionnante pour ces temps là. Il faut bien intégrer le fait que des os de mammouth ne sont pas ceux de petits rongeurs: leur poids, pour les plus gros, est considérable et supposent donc, pour être exploités en vue de la construction de ce genre d'édifices, un haut niveau d'organisation sociale, de compétences techniques et une quantité impressionnante de travail disponible. En l'état, après six ans de recherches, les archéologues ne sont toujours pas en mesure de lever le voile sur le mystère de la signification des restes exhumés de ce dernier édifice, d'autant plus qu'aucune trace n'a été retrouvée qui donnerait à penser qu'il pouvait servir pour y habiter durablement (voir, pour un complément d'informations, cet article, Une structure glaciaire mystérieuse...)
Vue du site de la maison monumentale de mammouth (Russie)

Parmi de plus récentes de ces architectures monumentales, la plus imposante de toutes, en l'état actuel des recherches, est celle du site de fouilles archéologiques de Göbekli Tepe (littéralement, "La colline avec un ventre"), situé en Turquie, qui sera, elle aussi, un véritable casse-tête quand il faudra chercher à l'accorder avec le récit traditionnel des séquences du processus civilisationnel: découvert en 1963, il n'a toujours pas dévoilé l'essentiel de ses mystères. Sa construction s'est déroulée sur une longue période de temps qui aurait pu aller de -15 000 ans à -10 000 ans environs, pour finir par être abandonné, pour des raisons en l'état obscures. Ses parties les plus imposantes datées autour de - 12 000 ans, sont ainsi plus anciennes de 7 000 ans avant les premières pyramides de l'Egypte pharaonique. Les dimensions du site sont considérables et s'étendent sur un diamètre de 300 mètres, avec, en leur centre, d'énormes monolithes en formes de T, dont les plus impressionnants mesurent jusqu'à 5 mètres 50 de haut, pesant une quinzaine de tonnes; et tous sont ornementés de scupltures de type anthropomorphe (à forme humaine: une grande nouveauté, semble-t-il, relativement aux peintures rupestres de la période qui précède immédiatement que d'aucuns interpréteront comme l'indice d'un changement fondamental marquant les débuts de l'affirmation par l'humanité de son identité singulière) aussi bien que d'animaux sauvages, témoignant d'un haut niveau de maîtrise de l'art figuratif:
Vue aérienne du site

Monolithes en forme de T

Vue rapprochée du site
Figures anthropomorphes

Sculpture animale

Dans le cadre donné par le récit traditionnel des séquences du processus civilisationnel, il est tout à fait inconcevable que de petites bandes de chasseurs-collecteurs nomades ne disposant que d'outils rudimentaires en pierre taillée et ne connaissant pas encore l'élevage d'animaux de traits aient pu édifier des structures aussi monumentales. C'est un peu comme si un groupe d'enfants s'amusait à vouloir construire un gratte-ciel. Et, à mesure que les fouilles progressent, les choses semblent aller en empirant pour le récit traditionnel des origines de la civilisation: les dernières découvertes en date, suivant une étude menée par l'université de Cambridge, et publiée le 27 avril 2020, témoignent du fait que ces groupements humains avaient développé un savoir le situant à un assez haut niveau d'abstraction dans un domaine comme celui de la géométrie. On sait aujourd'hui que les bâtisseurs ont dû construire au moins une quinzaine de cercles concentriques en murs de pierre autour des monolithes centraux, dont seulement quatre ont fait l'objet de fouilles jusqu'à présent. Les résultats de cette dernière étude laissent à penser qu'ils ont été construits suivant un ordre géométrique rigoureux à partir de la figure d'un triangle équilatéral presque parfait, à 25 centimètres près, dont chaque côté mesure 19, 25 mètres (2)
Plan géométrique suivant un triangle équilatéral
 La maîtrise technique, artistique et les formes d'organisation sociale que suppose une telle construction ne collent pas du tout avec l'idée qu'à cette époque n'existaient que de petits groupes de chasseurs-collecteurs nomades, vivant en autarcie. Seuls des groupes rassemblés en nombre conséquent disposant d'un savoir-faire et même théorique déjà bien développés et installées assez durablement sur le site ont pu oeuvrer à un tel chantier. Pourtant, on peut affirmer sans grande crainte de se tromper qu'il s'agissait bien de collectivités ne connaissant pas encore l'élevage et l'agriculture: de nombreux ossements d'animaux sauvages ont par exemple été retrouvés sur le site dont tout laisse à penser qu'ils procuraient une nourriture abondante pour entretenir l'importante quantité de main d'oeuvre qui devait se trouver sur place; et aucune trace témoignant d'une activité domestique permanente, comme des restes d'habitation, n'a pu être retrouvée: les bâtisseurs étaient donc bien, selon toute vraisemblance, des chasseurs-cueilleurs.
Autre point du récit traditionnel de séquençage du processus civilisationnel sérieusement ébranlé: d'après lui, la civilisation et le développement des formes supérieures de la culture (religion, art, science, philosophie) qui l'accompagnent n'auraient été rendus possibles que par la fixation dans un mode de vie sédentaire avec l'émergence de formes complexes d'organisation sociale permettant de dégager suffisamment de temps libre pour s'y consacrer. Là encore cela ne colle pas du tout avec ce que montre Göbekli Tepe, et voilà ce qu'il convient de relever à ce sujet. Tout laisse à penser que l'architecture monumentale du site avait une vocation foncièrement anti-utilitaire et ne servait pas pour l'habitation. Elle devait avoir une dimension d'ordre religieux qui fait que les archéologues travaillant sur le site la présentent plutôt comme un temple dont la signification précise ne peut faire en l'état que l'objet de spéculations plus ou moins hasardeuses. On ne se risquera donc pas trop à s'aventurer sur ce terrain. Ce qu'on peut simplement noter à ce sujet, c'est que là aussi les séquences du processus civilisationnel doivent être mises sens dessus dessous puisque dans la version conventionnelle, la construction des édifices religieux, et a fortiori ceux de cette dimension, ne sont censés devoir trouver leur place qu'assez tardivement dans le néolithique, une fois atteint un certain degré de développement technique d'abord frayé dans des dimensions utilitaires de la vie, comme la construction d'habitations. En fait, il semblerait que le récit du Mythe du Protagoras de Platon, déjà largement abordé tout au long de ce chapitre d'anthropologie philosophique, soit plus proche de la séquence des faits que donne à penser une architecture monumentale comme celle de Göbekli Tepe: dans le récit du mythe, les humains, une fois en possession du savoir-faire prométhéen, ne songent pas d'abord prioritairement, comme on aurait pu s'y attendre, à fabriquer des objets utilitaires, mais plutôt à "ériger des autels et des statues de dieux." (Platon, Protagoras, 321c) Voilà qui met tout à fait la tête à l'envers de l'utilitarisme dominant notre époque.
 Ce qu'on peut aussi avancer, sans gros risque de se fourvoyer, tient dans l'affirmation qu'il est inconcevable qu'une humanité n'ayant pas encore su dégager assez de temps libre à l'égard des nécessités vitales de l'existence ait pu dépenser une aussi impressionnante quantité d'énergie pour bâtir une architecture de cette sorte. Mieux encore, les archéologues ont constaté, à leur grande stupéfaction, que les groupes travaillant à ces ouvrages n'avaient rien trouvé de mieux à faire que de finir par les enterrer pour en reconstruire par dessus de nouveaux en format réduit, sur près de 5000 ans, jusqu'à finir par édifier une colline artificielle de 765 mètres de haut! Se crever à la tâche, tout ça pour finir par enterrer l'ouvrage, avec l'énorme travail de remblayage que cela suppose, voilà qui ajoute à la perplexité, un peu comme ce qu'on constate avec les sépultures richement pourvues abordées précédemment, mais cette fois-çi dans des proportions bien plus vertigineuses. Mon dieu, n'avaient-ils que cela à fiche, s'exclamera-t-on peut-être!

Animation en 3 D de la reconstitution du site de Göbekli Tepe
 

Des prétendus bienfaits de la révolution du néolithique
Il faut encore mobiliser d'autres données complémentaires issues des fouilles préhistoriques, aussi bien que de l'anthropologie, qui finiront de démolir ce mythe que la conversion au mode de vie sédentaire aurait enfin permis aux sociétés humaines de dégager suffisamment de temps libre pour ouvrir l'ère de la vie civilisée et de toutes les formes d'activités supérieures de la culture n'étant plus liées immédiatement aux impératifs de la simple survie.
En premier lieu, les fouilles préhistoriques ne laissent guère de place au doute sur ce point: contrairement au cliché un peu partout répandu, l'entrée de l'humanité dans le néolithique avec la sédentarisation, autour de - 10 000 ans, a dû sensiblement contracter l'approvisionnement alimentaire; ce qui le montre clairement, c'est la diminution importante de la taille que l'on a pu mesurer sur la base de nombreux squelettes exhumés: alors que les premiers hommes de Cro-Magnon ayant peuplé le territoire qui correspond aujourd'hui à la France, autour de - 50 000 ans, mesuraient environ 1 m 79 pour un poids de 67 kg (la femme 1 m 58 pour 54 à 56 kgs), moyennes qui semblent être restées stables tout au long du paléolithique supérieur, au néolithique, l'homme ne mesurait plus que 1 m 66, en moyenne, pour 1 m 50 pour les femmes, taille qui est restée la même pour l'homme jusqu'au début du XXème siècle, en ce qui concerne le français du moins (voir, le préhistorien P. Depaepe qui détaille ces données, à partir de 54'50, dans cette conférence, La modernité de l'homme préhistorique) Il est aisé d'en déduire que l'homme du paléolithique supérieur devait être gaillard et assez solidement charpenté, sans aucun doute bien plus que nous, un facteur à prendre en compte, incontestablement, lorsqu'il faut rendre compte de ses capacités à édifier des structures aussi monumentales que celles qu'on a présenté ici.
 Et, ce qui va tout à fait dans le même sens que ces données de la préhistoire, c'est ce que les anthropologues ont pu recueillir comme témoignages d'individus appartenant à des sociétés de chasseurs-collecteurs, vivant encore au XXème siècle, qui leur expliquaient pourquoi ils s'obstinaient à ne pas vouloir se convertir à la révolution néolithique, comme le faisaient la plupart de leurs voisins. Par exemple, les Hadzas d'Afrique noire arguaient du fait que cela entraînerait trop de travail et par voie de conséquence une vie bien plus pénible. Dans le même sens et venant de la même aire géographique, les Bochimans étaient tout à fait explicites à ce sujet:"Pourqioi planterions-nous, lorsqu'il y a tellement de noix de mongo-mongo dans le monde?" (Cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 67)
 Ici, il faut bien relever le fait que les calculs qui ont pu être faits pour évaluer le niveau de vie de nos ancêtres du paléolithique supérieur sont passablement sujets à caution, comme ceux de l'historien I. Morris: d'après les estimations qu'il a proposé, dans un article livré au New York Times, To each age its inequality, il évaluait, en équivalent monétaire actuel, ce niveau de vie à 1,10 dollars/jour, ce qui correspondrait aujourd'hui à un niveau de grande pauvreté; en contre-partie, il indiquait un coefficient Gini, celui qui mesure le degré d'inégalités, parmi les plus bas qu'on puisse concevoir de 0,25: fort logiquement, dans ce cadre traditionnel de représentations des choses, les groupements préhistoriques n'étant pas censés avoir dégagés de surplus dont quelqu'un aurait été tenté de s'emparer à son profit, ils devaient être les plus égalitaires qui soient. La conclusion qui s'impose en revient toujours au même point, finalement: si vous voulez l'égalité, retourner vivre dans la misère des conditions primitives d'existence. Cependant, il y a de bonnes raisons de penser que ce niveau de vie estimé à 1, 10 dollars/jour sous-estime grandement son objet, conformément à la conception misérabiliste qu'on s'est largement faite de la vie de l'humain préhistorique. Ici, il faut le faire ressortir à deux niveaux:
-sur le plan du niveau de vie lui-même, I. Morris semble calculer son équivalent monétaire d'après l'approvisionnement énergétique moyen dont pouvait disposer l'humain préhistorique pour se nourrir. Mais, il faudrait intégrer bien d'autres facteurs qui relèveraient très sensiblement le niveau de vie, à savoir une très large gamme de services qui étaient alors gratuits: la sécurité sociale qu'apporte le groupe, les procédures de règlement des litiges, l'éducation des enfants, les soins médicaux, l'accès à la culture comme les contes, la musique, les danses, les rituels religieux, etc.:"Même lorsqu'il s'agit de nourriture, il faut tenir compte de la qualité: après tout, nous parlons ici de produits 100% bio en plein air, arrosés avec de l'eau de source naturelle la plus pure. Une grande partie des revenus contemporains va aux hypothèques et aux loyers.Mais pensez aux frais de camping pour les sites paléolithiques de premier choix le long de la Dordogne ou de la Vézère, sans oublier les cours du soir haut de gamme de peinture rupestre naturaliste et de sculpture sur ivoire - et tous ces manteaux de fourrure. Tout cela doit sûrement coûter énormément plus de 1,10 $ / jour, même en dollars de 1990." D. Graeber et D. Wengrow, How to change the course of human history)  C'est en intégrant tous ces facteurs supplémentaires qu'on pourra se faire une idée plus juste du niveau de vie moyen d'un humain préhistorique et comprendre mieux la pertinence de la thèse provocatrice de l'anthropologue M. Sahlins qui faisait des sociétés de l'ancien âge de pierre les premières sociétés d'abondance de l'histoire humaine.
-sur le plan du mode vie ensuite. C'est l'autre aspect des choses sans doute encore plus important, que l'historien E. P. Thomson avait bien relevé. Les calculs économiques ne prennent en compte que le niveau de vie (standard of life) en laissant complètement de côté la qualité induite par la façon de vivre ou mode de vie (way of life). Or, comme il l'a bien montré pour la Révolution industrielle du XIXème siècle, sur le cas de l'Angleterre en particulier, une élévation du standard of life peut très bien s'accompagner qualitativement d'une dégradation du way of life; ainsi qu'il l'avait donc fait ressortir pour l'histoire anglaise, les gens semblaient avoir perdu massivement de leur bonne humeur et de leur disposition festive au cours de la Révolution industrielle alors même qu'on assistait à une fantastique élévation du niveau de production, tout à fait dans le même sens que les riches analyses développées par E. Weber pour étudier les transformations de la société française à la même époque dans son ouvrage, La fin des terroirs:"On entend dire dès le début du [XXème siècle] que les gens chantaient moins que naguère." (E. Weber, La fin des terroirs, p. 527) Et c'est là quelque chose qu'une comptabilité économique n'a jamais pris en compte:" Il est tout à fait possible que les moyennes statistiques et les expériences humaines suivent des directions opposées. Un accroissement des facteurs quantitatifs par habitant (standard of life) peut fort bien s'accompagner d'une détérioration qualitative du mode de vie (way of life) des gens [...] Les gens peuvent fort bien consommer d'avantage et, dans le même temps, se trouver moins heureux et moins libres." ( E.P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise, p. 271) Parlons d'un peu plus près de la liberté en lien étroit avec la joie de vivre, et pour cela, prenons un témoignage bien concret, pour être plus parlant et qui aura une valeur paradigmatique, celui d'un ouvrier tisseur de laine, des débuts de la Révolution industrielle en Angleterre, daté de 1806, William Child. Nous sommes alors entrain de passer du système reposant sur le travail à domicile à celui de la fabrique désormais équipée de métiers à tisser mécaniques:"Un homme peu résistant qui avait son travail chez lui pouvait le faire quand bon lui plaisait; ici, vous devez arriver à l'heure: la cloche sonne à cinq heures et demie et de nouveau à six heures, et alors la porte est ouverte pendant dix minutes. Au bout de onze minutes, elle était de nouveau fermée pour toute personne, homme, femme ou enfant; vous deviez alors rester  dehors ou rentrer chez vous jusqu'à huit heures." (W. Child cité par E. P. Thomson, ibid., p. 403) Il est clair que, du strict point de vue de la comptabilité économique, le système de la fabrique va permettre de considérablement élever le niveau de la production, et donc, pourra induire une augmentation du standard of life. Mais, du point de vue du way of life, c'est une dégradation terrible de la qualité de vie de l'ouvrier, désormais astreint à une discipline de fer et dont le travail sera minuté par les horloges mécaniques de précision.
L'élévation du niveau de vie est simple à évaluer et nous croulons sous ses mesures qu'on trouve partout dans les ouvrages savants d'économie. La question de la qualité du mode de vie est autrement plus problématique à traiter et le sera bien d'avantage dans les oeuvres marginales de la littérature pouvant être écartées assez facilement au motif qu'elles ne se conformeraient pas aux canons de la méthode scientifique. On a mis au point aujourd'hui, il est vrai, des indicateurs pour évaluer le sentiment de bien-être des populations. Et deux choses doivent être notées à ce propos. La première est qu'il est très difficile d'évaluer quantitativement quelque chose d'aussi subjectif que le sentiment de bien-être. Même à supposer qu'un tel indicateur nous donne au moins un ordre de grandeur approximatif, alors, ce qu'on constate, c'est quelque chose qui confirmera ce qu'avancait déjà E. P. Thomson, à savoir qu'on peut très bien assister à un décrochage entre l'élévation du niveau de vie et la qualité du mode de vie:" [en] France entre 1973 et 2005, alors que l’abondance matérielle (le PIB/habitant) a progressé de 75 %, le bien-être subjectif a stagné à un niveau assez bas, autour de 6,6 sur 10." (J. Gadrey, Le bonheur est-il dans le PIB?)
En tout et pour tout, standard of life et way of life compris, si on en revient aux calculs byzantins de I. Morris, on peut fortement s'interroger sur la pertinence de ces évaluations monétaires qui s'appliquent désormais pour absolument tout et n'importe quoi, comme si on n'était plus capable de déterminer la valeur de n'importe quelle chose sans devoir lui trouver immédiatement une traduction en espèces sonnantes et trébuchantes (estimer, par exemple, la valeur monétaire de la fonction de pesticide des chauves-souris ou de la biosphère pour absorber le gaz carbonique, etc.): vouloir calculer avec les dollars actuels le niveau de vie des humains du paléolithique supérieur, c'est du même ordre que prétendre évaluer la monumentalité de leur architecture à l'aune de l'Empire state building: c'est hors de tout contexte.
Une question lancinante demeure cependant: pourquoi un nombre suffisamment conséquent de groupements humains ont-ils décidé, à un moment, autour de -10 000 ans, de se fixer dans un mode de vie sédentaire, s'il devait leur apporter plutôt des désavantages, et dans l'ensemble, une vie plus pénible? A ce point, nous ne pouvons faire que poser la question. On tâchera, dans la partie suivante, autant que faire se peut, de clarifier les termes de ce mystère. Dans cette perspective, il faudra évidemment s'efforcer d'ouvrir d'autres pistes pour reconstruire un scénario plus plausible des transformations socio-historiques depuis le paléolithique supérieur, maintenant que le récit conventionnel paraît bel et bien tombé en ruines...



(1) Précisons quand même que Rousseau n'a jamais prétendu dépeindre les origines de l'humanité avec sa fiction d'un état de nature. Mais, Voltaire, sur ce cas comme sur d'autres, n'était pas d'une très grande finesse pour comprendre les philosophes de son temps; il l'était bien d'avantage pour les mondanités et faire prospérer son commerce par des moyens pour le moins douteux: en particulier, par la traite des esclaves et la vente frauduleuse de fournitures à l'armée française. Lui-même nageait bien sûr en plein dans les raisins, grâce à ces sortes de procédé. Il suffisait pourtant de se donner la peine de lire un peu sérieusement Rousseau pour éviter de fâcheux contresens de ce genre:"(...) les recherches, dans lesquelles nous pouvons nous engager dans cette occasion, ne doivent pas être prises pour des vérités historiques, mais simplement comme des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus aptes à illustrer la nature des choses, que pour montrer leur véritable origine."  (Rousseau, Discours sur l'origine et le fondement de l'inégalité entre les hommes)

(2) Une mise en garde s'impose ici. La remise en question radicale qu'induit une découverte comme Göbekli Tepe est en même temps la porte laissée grande ouverte à des hurluberlus de toute sorte pour échafauder et alimenter les scénarii les plus abracadabrantesques sur les origines de la civilisation. On en trouvera ainsi qui ne manqueront pas  d'invoquer l'intervention d'extra-terrestres venus dont ne sais où, on ne sait comment. Tout cela ne repose évidemment sur rien de sérieux et s'alimente essentiellement à l'imagination la plus débridée dont notre espèce a su faire preuve depuis fort longtemps. Il est par exemple beaucoup plus imaginatif et séduisant de croire que le déplacement des énormes blocs de pierre doit venir de l'intervention de soucoupes volantes que d'un système de glissement sur des troncs d'arbres, une version sans doute bien trop prosaïque pour les amateurs de science-fiction.


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