"Dans un monde aussi conflictuel, où victimes et bourreaux s'affrontent, il est, comme le disait Albert Camus, du devoir des intellectuels de ne pas se ranger aux côtés des bourreaux." (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 15)
Quand on demande à un professeur lambda, comme cela m'est arrivé de
le faire, s'il a la moindre idée de ce que peut signifier le drapeau
tricolore, on peut s'entendre répondre qu'il n'en sait rien, et que, de
toute façon, c'est le travail des professeurs d'histoire. Il faut bien
avouer que l'aveu est amusant, car si les professeurs d'histoire avaient
fait ce travail, on n'en serait pas rendu à constater l'ignorance du corps enseignant censé être passé sur les
bancs d'école apprendre des cours d'histoire. De toute manière, c'est
une question trop importante pour être réservée à des
spécialistes, fussent-ils historiens. Ce qu'elle demande de savoir devrait être un élément
fondamental d'une culture politique dans les bagages de quiconque
à des prétentions à enseigner quelque chose dans un régime qui ose se revendiquer de l'héritage de la démocratie. Voilà qui en dit
assez long sur le degré de prolétarisation des milieux de l'enseignement. (1) A bien y réfléchir, ce n'est pas là un
échec de l'école, contrairement à ce que l'on pourrait croire; bien au contraire, c'est le gage de sa réussite en tant
qu'elle doit être "un enseignement de l'ignorance", pour reprendre le titre d'un ouvrage d'un collègue, professeur de philosophie, J.-C. Michéa, touchant
cette question là, sous un régime, qui n'est évidemment pas celui d'une vraie démocratie, mais d'un gouvernement représentatif, la véritable forme institutionnelle des Etats républicains modernes, telle qu'elle a été conçue et réalisée, à l'origine, par les bourgeoisies révolutionnaires des pays occidentaux (voir, la partie 2.c. du traitement de ce sujet pour des développements sur le concept de gouvernement représentatif, pour savoir au juste, dans quel type de régime politique nous vivons)
Cette transmission de l'ignorance, condition essentielle de la reproduction de l'ordre établi, implique, touchant la politique, pour reprendre la définition savoureuse qu'en donnait Paul Valéry, un "art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde". Nous nous autorisons à transgresser cet interdit de penser car il s'agit d'une démarche cruciale à entreprendre pour pouvoir s'orienter dans le champ politique et avoir une chance de saisir les enjeux fondamentaux qui s'y posent actuellement. Ce qu'est devenu ce champ, aujourd'hui structuré suivant un clivage droite-gauche, en état d'épuisement avancé, depuis déjà plusieurs décennies, est le fruit d'une histoire cristallisée dans le drapeau tricolore. Avant tout développement approfondi de la question, il faut exposer le cadre général à l'intérieur duquel nous situons notre analyse. Deux points préalables vont être rapidement introduits:
-un résumé rapide pour les Nuls de notre grille de lecture de l'évolution du champ politique depuis la révolution française de 1789 jusqu'à aujourd'hui, que nous reprendrons ensuite dans le détail pour l'étayer.
-deuxième point, qui tient à notre analyse de ce que nous entendrons par lutte des classes et le conflit social et politique qu'elle met en jeu. Il s'agira tout de suite de dissiper un malentendu inévitable lié à l'héritage d'un marxisme qui a caricaturé et défiguré l'oeuvre de Marx lui-même, et d'après lequel la lutte des classes actuelle se résumerait à un conflit mettant aux prises les intérêts économiques de la classe des prolétaires avec celle des capitalistes. Reprenons dans l'ordre.
(1) La notion de prolétarisation est à comprendre au sens d'un processus par lequel se perdent les savoirs, de tous ordres, savoirs-vivre, savoirs-faire et savoirs théoriques. Pour ces derniers, mon collègue professeur de philosophie Gilbert Molinier savait de quoi il parlait en matière de prolétarisation du métier d'enseignant dans son lycée Auguste Blanqui d'une banlieue populaire qui faisait autrefois partie de ce qu'on appelait la ceinture rouge de Paris, à une époque où cette symbolique politique de la couleur avait encore un sens vivant:"Question posée dans trois classes terminale [...]Vous connaissez au moins les grandes dates de la Révolution française ? » J’ai obtenu deux réponses :
a) " 1685-1714. "
b) "Mais ça, c’est le programme de collège ! On a tout oublié. C’est pas le programme pour le bac. On l’a appris au collège pour la leçon. La leçon, c’est pour apprendre pour le jour. Après, ça n’a plus d’importance… " ( G. Molinier, Lettre ouverte à la rédaction du bulletin municipal de Saint Ouen) Entre autres raisons, de cette misère intellectuelle qui règne aujourd'hui dans de tels établissements, il y a sûrement aussi celle-ci:"les élèves ont oublié les dates de la Révolution française, tout simplement parce que les professeurs [...] en ont oublié le sens." (ibid.)
Résumé de l'histoire politique moderne pour les Nuls: du champ politique tricolore rouge-blanc-bleu au régime bleu de l'Union Européenne
Commençons par une précision pour dissiper un premier malentendu. Nous ne parlons pas ici nécessairement de l'origine de la signification des couleurs du drapeau national mais de la façon dont les grands courants politiques de l'histoire française se les sont réappropriés: cela est surtout valable pour le bleu et le rouge, qui, à l'origine, constituaient les emblèmes de la ville de Paris. Autre précision importante, cette histoire sous la figure du bleu-blanc-rouge n'est pas quelque chose qui concernerait juste la France; elle possède une universalité concrète dans la mesure où la Révolution française a constitué la grande révolution politique de l'époque moderne dont les principes ont eu la plus large diffusion dans le monde, au-delà même du seul continent européen, "au point qu'un drapeau tricolore d'une couleur ou d'une autre est devenu l'emblème d'à peu près toutes les nations nouvelles..." (E. Hobsbawn, L'ère des révolutions, 1789-1848, p. 74) En ce sens, cette histoire se reproduira, suivant des modalités concrètes locales spécifiques, un peu partout dans le monde et devrait donc intéresser non les seuls français mais l'individu humain dans son universalité. L'Angleterre qui avait déjà accompli sa révolution politique auparavant, et les Etats-Unis, qui n'ont pas eu à s'affronter à un ordre féodal ancien pour s'instituer, contituant deux exceptions notables.
La trame de cette histoire n'a rien d'extraordinairement compliquée quand on veut aller à l'essentiel et il y a un raccourci simple à prendre pour le faire. Comprendre l'histoire politique dont nous avons hérité depuis la Révolution française de 1789, c'est saisir comment et pourquoi s'est fait le passage d'un drapeau tricolore, symbolisant un champ politique tripolarisé (ordonné suivant trois pôles),
à ce drapeau uniformément bleu symbolisant la situation présente dans laquelle il ne semble plus exister d'alternative à l'ordre existant:
La crise politique dans laquelle nous nous retrouvons aujourd'hui doit être saisie, comme n'importe quel autre fait de quelque importance, en la resituant dans une perspective historique de longue durée qui prend acte de (qu'on nous excuse ce néologisme) "l'unicolorisation" du drapeau national. S'il fallait le repeindre conformément à l'évolution du champ politique depuis la Révolution de 1789 jusqu'à nous jours, nous devrions avoir aujourd'hui un drapeau uniformément bleu et non plus tricolore: cela tombe bien, c'est ce qui s'est produit à l'échelle de la construction de l'Union Européenne. C'est un symbole d'une immense portée politique qui condense à lui seul le fait qu'il n'existe plus aujourd'hui d'alternative qui semble crédible, fédératrice, et politico-médiatiquement acceptable au projet politique qu'a symbolisé depuis la Révolution française de 1789, la couleur bleue du drapeau national.
Sa composition tricolore nous renvoie au fait, aujourd'hui massivement oublié, que, pendant tout le XIXème siècle, le champ politique n'était pas polarisé simplement entre une droite et une gauche mais qu'il était tripolarisé entre les divers courants de la droite (les blancs), ceux de la gauche bourgeoise-républicaine (les bleus) et ceux de ce qui se formulera, à partir des années 1820, dans le terme de "socialisme" (les rouges). Et ce qui s'est d'abord mis en place pendant la période révolutionnaire allant de 1789 à 1799, c'est ce jeu conflictuel à trois dans le quel l'ordre blanc de la monarchie s'est retrouvé pris en étau entre les forces rouges révolutionnaires issues du peuple (ceux qu'on appelait alors les "Sans-culottes"), et, de l'autre côté, celles bleues de la bourgeoisie républicaine, partagées entre Montagnards et Girondins. Le recours aujourd'hui exclusif à la métaphore spatiale de la droite et de la gauche a comme défaut majeur de neutraliser toute capacité à penser ce jeu politique à trois et donne dans cette mesure une représentation tout à fait faussée de l'histoire politique dont nous avons hérité.
Cette transmission de l'ignorance, condition essentielle de la reproduction de l'ordre établi, implique, touchant la politique, pour reprendre la définition savoureuse qu'en donnait Paul Valéry, un "art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde". Nous nous autorisons à transgresser cet interdit de penser car il s'agit d'une démarche cruciale à entreprendre pour pouvoir s'orienter dans le champ politique et avoir une chance de saisir les enjeux fondamentaux qui s'y posent actuellement. Ce qu'est devenu ce champ, aujourd'hui structuré suivant un clivage droite-gauche, en état d'épuisement avancé, depuis déjà plusieurs décennies, est le fruit d'une histoire cristallisée dans le drapeau tricolore. Avant tout développement approfondi de la question, il faut exposer le cadre général à l'intérieur duquel nous situons notre analyse. Deux points préalables vont être rapidement introduits:
-un résumé rapide pour les Nuls de notre grille de lecture de l'évolution du champ politique depuis la révolution française de 1789 jusqu'à aujourd'hui, que nous reprendrons ensuite dans le détail pour l'étayer.
-deuxième point, qui tient à notre analyse de ce que nous entendrons par lutte des classes et le conflit social et politique qu'elle met en jeu. Il s'agira tout de suite de dissiper un malentendu inévitable lié à l'héritage d'un marxisme qui a caricaturé et défiguré l'oeuvre de Marx lui-même, et d'après lequel la lutte des classes actuelle se résumerait à un conflit mettant aux prises les intérêts économiques de la classe des prolétaires avec celle des capitalistes. Reprenons dans l'ordre.
(1) La notion de prolétarisation est à comprendre au sens d'un processus par lequel se perdent les savoirs, de tous ordres, savoirs-vivre, savoirs-faire et savoirs théoriques. Pour ces derniers, mon collègue professeur de philosophie Gilbert Molinier savait de quoi il parlait en matière de prolétarisation du métier d'enseignant dans son lycée Auguste Blanqui d'une banlieue populaire qui faisait autrefois partie de ce qu'on appelait la ceinture rouge de Paris, à une époque où cette symbolique politique de la couleur avait encore un sens vivant:"Question posée dans trois classes terminale [...]Vous connaissez au moins les grandes dates de la Révolution française ? » J’ai obtenu deux réponses :
a) " 1685-1714. "
b) "Mais ça, c’est le programme de collège ! On a tout oublié. C’est pas le programme pour le bac. On l’a appris au collège pour la leçon. La leçon, c’est pour apprendre pour le jour. Après, ça n’a plus d’importance… " ( G. Molinier, Lettre ouverte à la rédaction du bulletin municipal de Saint Ouen) Entre autres raisons, de cette misère intellectuelle qui règne aujourd'hui dans de tels établissements, il y a sûrement aussi celle-ci:"les élèves ont oublié les dates de la Révolution française, tout simplement parce que les professeurs [...] en ont oublié le sens." (ibid.)
Résumé de l'histoire politique moderne pour les Nuls: du champ politique tricolore rouge-blanc-bleu au régime bleu de l'Union Européenne
Commençons par une précision pour dissiper un premier malentendu. Nous ne parlons pas ici nécessairement de l'origine de la signification des couleurs du drapeau national mais de la façon dont les grands courants politiques de l'histoire française se les sont réappropriés: cela est surtout valable pour le bleu et le rouge, qui, à l'origine, constituaient les emblèmes de la ville de Paris. Autre précision importante, cette histoire sous la figure du bleu-blanc-rouge n'est pas quelque chose qui concernerait juste la France; elle possède une universalité concrète dans la mesure où la Révolution française a constitué la grande révolution politique de l'époque moderne dont les principes ont eu la plus large diffusion dans le monde, au-delà même du seul continent européen, "au point qu'un drapeau tricolore d'une couleur ou d'une autre est devenu l'emblème d'à peu près toutes les nations nouvelles..." (E. Hobsbawn, L'ère des révolutions, 1789-1848, p. 74) En ce sens, cette histoire se reproduira, suivant des modalités concrètes locales spécifiques, un peu partout dans le monde et devrait donc intéresser non les seuls français mais l'individu humain dans son universalité. L'Angleterre qui avait déjà accompli sa révolution politique auparavant, et les Etats-Unis, qui n'ont pas eu à s'affronter à un ordre féodal ancien pour s'instituer, contituant deux exceptions notables.
La trame de cette histoire n'a rien d'extraordinairement compliquée quand on veut aller à l'essentiel et il y a un raccourci simple à prendre pour le faire. Comprendre l'histoire politique dont nous avons hérité depuis la Révolution française de 1789, c'est saisir comment et pourquoi s'est fait le passage d'un drapeau tricolore, symbolisant un champ politique tripolarisé (ordonné suivant trois pôles),
à ce drapeau uniformément bleu symbolisant la situation présente dans laquelle il ne semble plus exister d'alternative à l'ordre existant:
La crise politique dans laquelle nous nous retrouvons aujourd'hui doit être saisie, comme n'importe quel autre fait de quelque importance, en la resituant dans une perspective historique de longue durée qui prend acte de (qu'on nous excuse ce néologisme) "l'unicolorisation" du drapeau national. S'il fallait le repeindre conformément à l'évolution du champ politique depuis la Révolution de 1789 jusqu'à nous jours, nous devrions avoir aujourd'hui un drapeau uniformément bleu et non plus tricolore: cela tombe bien, c'est ce qui s'est produit à l'échelle de la construction de l'Union Européenne. C'est un symbole d'une immense portée politique qui condense à lui seul le fait qu'il n'existe plus aujourd'hui d'alternative qui semble crédible, fédératrice, et politico-médiatiquement acceptable au projet politique qu'a symbolisé depuis la Révolution française de 1789, la couleur bleue du drapeau national.
Sa composition tricolore nous renvoie au fait, aujourd'hui massivement oublié, que, pendant tout le XIXème siècle, le champ politique n'était pas polarisé simplement entre une droite et une gauche mais qu'il était tripolarisé entre les divers courants de la droite (les blancs), ceux de la gauche bourgeoise-républicaine (les bleus) et ceux de ce qui se formulera, à partir des années 1820, dans le terme de "socialisme" (les rouges). Et ce qui s'est d'abord mis en place pendant la période révolutionnaire allant de 1789 à 1799, c'est ce jeu conflictuel à trois dans le quel l'ordre blanc de la monarchie s'est retrouvé pris en étau entre les forces rouges révolutionnaires issues du peuple (ceux qu'on appelait alors les "Sans-culottes"), et, de l'autre côté, celles bleues de la bourgeoisie républicaine, partagées entre Montagnards et Girondins. Le recours aujourd'hui exclusif à la métaphore spatiale de la droite et de la gauche a comme défaut majeur de neutraliser toute capacité à penser ce jeu politique à trois et donne dans cette mesure une représentation tout à fait faussée de l'histoire politique dont nous avons hérité.
De fait, tout au long du XIXème
siècle, les gens, pour se situer politiquement, employaient au moins autant la symbolique chromatique
des couleurs du drapeau national que la métaphore spatiale de la droite
et de la gauche. Par exemple, comme le rappelle l'historien américain Eugen Weber (dans un livre clé pour comprendre comment s'est faite la modernisation de la France au XIXème siècle, et, avec elle, l'intégration culturelle des populations à la nation française),"pendant dix ans, après 1848, la
propagande du parti "rouge" dénonça ses ennemis comme étant des
"blancs". En 1858, le préfet de la Drôme expliquait que les "rouges"
trouvaient encore un soutien populaire quand ils dénonçaient le "parti
de l'ordre", des "nobles", des" royalistes" [...] en un mot, de la réaction de 1815..." (Eugen Weber, La fin des terroirs, p. 302)
Le drapeau uniformément bleu de l'Union européenne exprime donc le fait que les forces politiques symbolisées par la couleur bleue ont triomphé: ce sont eux les vainqueurs de l'histoire (du moins jusqu'ici), qui, de ce fait, seront en position de pouvoir imposer leur version du récit historique, reléguant dans les oubliettes, ce que pourrait être la version des victimes. Pour le dire tout de suite, c'est la gauche originelle qui est sortie vainqueur de cette histoire, ce qui rend compte du genre de boutade que lançait un résistant sous le régime de Vichy comme Maurice Druon:"En France, il existe deux partis de gauche dont l'un, par convention, s'appelle la droite." (cité par Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 177) L'essentiel à comprendre de cette formule de Druon qui résume tout de ce qu'est devenu aujourd'hui le champ politique, en une économie maximale de moyen (en France mais aussi ailleurs dans toutes les grandes puissances occidentales, en fait) peut être visualisé avec cette animation dans la tête: prenez un repère fixe qui va symboliser un parti politique de gauche au XIXème siècle; prenez maintenant un curseur situé à droite du repère que vous déplacez vers la gauche jusqu'à dépasser le repère; une fois fait, le parti de gauche sera désormais considéré comme un parti de droite; c'est ce que l'historien A. Thibaudet a appelé le mouvement sinistrogyre (rotation vers la gauche) qui a caractérisé pendant deux siècles l'évolution du champ politique, et dont on a aujourd'hui de bonnes raisons de penser qu'il est arrivé à son terme. A partir de là, on peut décrire le paysage contemporain du champ politique suivant le principe que toute droite actuelle peut toujours être comprise comme une ancienne gauche. Prenons par exemple un parti comme le RN (Rassemblement National) qu'on a l'habitude de situer à l'extrême droite. Si on le met dans le contexte du XIXème siècle, il faudrait le replacer quelque part au centre-gauche.
Une question décisive à se poser sera donc de savoir qu'elle a été exactement le sens du projet politique de cette gauche originelle symbolisée par la couleur bleue, qui aujourd'hui monopolise l'essentiel du champ politique? On a le point de départ (tricolore) et le point d'arrivée (bleu) où nous en sommes aujourd'hui qui explique que, quels que soient les gouvernements qui se succèdent, depuis les années 1980, qu' ils se présentent sous l'étiquette de droite ou de gauche, ils laissent aux gens l'impression, en réalité tout à fait justifiée, de mener, grosso modo, la même politique. En fait, si on y regarde de plus près, la gauche de gouvernement, depuis les années 1980, a mené la même politique de libéralisation de l'économie que la droite, mais de façon beaucoup plus efficace, déjà parce qu'elle a disposé des relais dans les syndicats de travailleurs, que n'avait pas traditionnellement la droite, pour faire avorter dans l'oeuf toute contestation sociale. Elle a, de cette façon, beaucoup mieux réussi à mener à bien le projet politique d'une radicalisation sans précédent de l'économie de marché, que n'aurait pu le faire la droite. Tout est résumé dans ce constat: en 1981, quand la gauche arrive au pouvoir, c'est la panique dans les milieux d'affaires et la propagande de droite la plus hystérique alerte même qu'il y la menace de voir débarquer les chars de la Russie communiste. En 1988, la bourse de Paris fête la réélection de Mitterrand par une hausse de son indice. Dans l'intervalle, ces milieux d'affaires avaient bien compris qu'ils n'avaient rien à redouter de cette gauche. Tout au contraire, elle a été une bénédiction pour eux. Etayons le à partir de deux tableaux. Le premier montre le poids prépondérant pris en France par la gauche dans la libéralisation des flux de capitaux qui a signé le triomphe du capitalisme, partout dans le monde, à partir de cette époque:
Le deuxième met en évidence l'inévitable corollaire de cette libéralisation, la chute de la part de la richesse produite revenant aux salaires au bénéfice du capital, ce qu'on appelle, en termes techniques, la chute de la part salariale:
Sources: Insee, Commission européenne, FMI (voir, M. Husson, la baisse tendancielle de la part salariale) La baisse vertigineuse de la part qui revient aux salaires dans la richesse produite au profit du capital intervient en plein coeur des années 1980, sous la présidence de gauche de Mitterrand. Cela représente 9,3 % du PIB, soit près de deux cents milliards, par an, qui vont désormais rémunérer le capital actionnarial au détriment du travail.
Partant de là, on peut deviner pourquoi, avec son humour coutumier et corrosif, Reiser, le dessinateur de B.D., pouvait faire dire à l'un de ses personnages, sans que l'on puisse lui donner tort au vu de ces données factuelles, que "c'est la haine du peuple qui me fera voter un jour à gauche." (cité par Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 252) Nul doute: la gauche de gouvernement, en France, a été de l'or en barre pour les classes privilégiées du capitalisme.
La teinture rouge de la gauche représentée dans le premier tableau ne semble donc plus être qu'un vestige fossilisé. Comme le relève Michéa, on retrouve la trace de cette évolution qui tend à faire du bleu la couleur exclusive, jusque dans le vocabulaire, en apparence le plus anodin, par exemple, dans les milieux du journalisme sportif. Dans les années 1970, les journalistes parlaient encore des "tricolores" quand il s'agissait d'encourager l'équipe nationale de football. Pourquoi ne s'exprime-t-on plus dans ces termes aujourd'hui? Et pourquoi dire "Allez les bleus", plutôt qu'"Allez les blancs" ou "Allez les rouges" ? Il va falloir parcourir plusieurs étapes conduisant d'un champ politique initialement tricolore au champ actuel qui fait du bleu la couleur ultra dominante, et, à partir de là, se confronter à la menace qui pèse, de plus en plus, d'une dérive des classes populaires vers un populisme d'extrême droite pour en appeler à une alternative. Voici donc les grandes étapes qui seront parcourues:
1-La tripolarisation bleu-blanc-rouge du champ politique à partir de la Révolution de 1789 et pendant tout le XIXème siècle.
2-Le grand tournant de l'affaire Dreyfus, à la charnière du XIXème et du XXème siècle, qui va finir par reconfigurer le champ politique en le bipolarisant, de plus en plus, entre la droite et une nouvelle gauche. C'est la naissance de la deuxième gauche telle que nous la connaîtrons au XXème siècle. Cette nouvelle gauche qui prend corps est le fruit d'une alliance entre les rouges (le socialisme) et les bleus (la gauche bourgeoise et républicaine) pour faire barrage à la menace d'un rétablissement de l'Ancien Régime, la droite originelle, les blancs.
3- L'effondrement des forces blanches de la nation en 1945, la droite originelle, avec la chute du gouvernement réactionnaire de Vichy, ultime tentative pour restaurer l'ordre de l'Ancien Régime. Le blanc est désormais complètement marginalisé.
4-Ne restent aux prises que le rouge et le bleu. L'alliance défensive bleu-rouge perd dès lors sa raison d'être première. Le rouge va progressivement se dissoudre et être absorbé par le bleu. Symboliquement, le rouge vire au rose pâle, couleur du parti "socialiste" mitterrandien qui a fait définitivement son deuil de l'héritage des premiers socialismes, et qui n'a plus, en réalité, de "socialiste" que le nom. Il est remarquable que le philosophe, justement socialiste, George Orwell, avait déjà décrit en ces termes le processus d'affaiblissement du socialisme dans la sombre décennie des années 1930, quand le fascisme faisait son lit un peu partout en Europe, et qu'il fallait expliquer cette étrange situation qui faisait que les classes populaires penchaient dangereusement à droite:"Le socialiste de l'espèce la plus intransigeante [...] décèle le danger très réel qu'il y a de diluer la couleur rouge du mouvement socialiste tout entier jusqu'à en faire une amusette rose pâle encore plus inoffensive que le parti travailliste (le principal parti de gauche en Angleterre, je précise) siégeant au parlement." (Orwell, Le quai de Wigan, p. 248)
L'histoire a de drôles de façons de bégayer. Durant les années 1980, la critique du capitalisme, à partir de laquelle les premiers socialismes s'étaient constitués au XIXème siècle, est abandonnée par la gauche de gouvernement en même temps que son électorat traditionnellement populaire, et remplacée par la lutte antiraciste avec le partenariat d'associations comme S.O.S. Racisme qui pourront jouer le rôle d'idiots utiles. Harlem Désir, à qui on offrira une place dorée dans la hiérarchie du parti socialiste, pour services rendus, remplace Leroux, Marx, Jaurès, Rosa Luxemburg et bien d'autres encore, dans le logiciel de pensée de cette gauche qui a liquidé l'héritage des premiers socialismes, raccourci saisissant qui, à lui seul, donne une idée de la vertigineuse plongée de son niveau intellectuel. A une France pensée dans les termes du conflit social et politique bleu-blanc-rouge se substitue désormais une France vue à travers les lunettes ethniques et raciales black-blanc-beur célébrée, en particulier, en 1998, lors de la coupe du monde de football. La problématique du brassage ethnique sous les auspices de la mondialisation néolibérale relègue dans les oubliettes le conflit politique et social autour de la question du capitalisme. Conséquence inéluctable, les forces de résistance au capitalisme s'effondrent, ce qui conduit à une radicalisation sans précédent de la marchandisation du monde et à une érosion de tous les droits sociaux jusque là durement conquis par les classes populaires.
5-la gauche de gouvernement, à partir de là, redevient ce qu'elle avait été au XIXème siècle, le parti de l'expansion du capitalisme moderne. La gauche se trouve désormais dans un divorce profond et durable avec les classes populaires qui avaient traditionnellement constituées son socle électoral durant le XXème siècle. Plus rien ne la sépare fondamentalement de la droite libérale. Les deux se réclament de la même matrice politique et intellectuelle qui est celle de la gauche du XIXème siècle. Le conflit droite-gauche perd l'essentiel de sa signification et une lecture assez attentive de l'évolution des classes populaires tend à montrer que ces déçus de la gauche sont, de plus en plus, confusément, à la recherche d'une troisième voie qu'ils sont tentés, pour un nombre non négligeable, de trouver dans un extrémisme de droite qui réactive certaines composantes typiques de la droite originelle, réactionnaire, nationaliste, autoritaire, patriarcale, antisémite et xénophobe, quand ils ne se réfugient pas plutôt, majoritairement, dans l'abstention pure et simple...
Reconceptualiser la notion de lutte des classes au-delà d'un marxisme vulgaire.
Cette histoire, telle que nous en avons amorcé le récit, dans ses grandes lignes, qui se veut donc, avant tout, une contre histoire, faite du point de vue des victimes, sera développée, de façon plus précise, dans le cadre d'une grille de lecture beaucoup plus fine du phénomène de lutte des classes et du conflit social que celle qu'on trouve dans les versions les plus courantes du marxisme recyclées, en particulier, dans l'industrie du bachotage. Celles-ci présentent le moteur de l'histoire humaine, dans la philosophie de Marx, comme un simple conflits de classes aux intérêts économiques opposés. Elles sont typiques de l'idéologie économiciste qui a colonisé tout l'imaginaire occidental, de telle sorte que tout nous apparaît d'abord sous un angle économique:"Une interprétation courante mais erronée de la théorie de la lutte des classes chez Marx est que l'intérêt économique des classes, est, en dernière instance, la force directrice de l'histoire..." (Polanyi, Essais, p. 462)
L'approche qu'on trouve chez Marx, et bien d'autres auteurs des premiers socialismes, est autrement plus fine. Elle donne à penser qu' une classe sociale n'est appelée à jouer un rôle révolutionnaire et moteur dans l'histoire que par sa capacité à intégrer dans son combat les intérêts d'autres classes sociales, et, au bout du compte, l'intérêt de la société toute entière. De cette capacité dépend son pouvoir de mobiliser à sa suite une fraction suffisamment importante de la population pour parvenir à renverser l'ordre existant:"Le secret de la réussite réside [...] dans la propension du groupe à représenter, en les incluant dans les siens, les intérêts d'autres groupes. ,Pour réussir cette inclusion, les groupes vont effectivement devoir adapter leurs propres "intérêts" à ceux des groupes plus nombreux qu'ils aspirent à mener." (Polanyi, Essais, p. 435) C'est un exercice hautement périlleux qui demande évidemment une grande habileté politique.
Voilà en tout cas qui oblige à repenser sérieusement quel est le moteur véritable de l'histoire sociale humaine:"l'agent ultime de l'histoire sociale n'est pas la classe, mais l'intérêt de la société dans son ensemble; la classe n'est efficace que quand elle représente l'avant-garde de l'évolution." (ibid., p. 462) C'est précisément ce que la bourgeoisie avait si bien réussi à faire en France, au moment de la Révolution de 1789. Elle était parvenue à réaliser ce tour de force d'intégrer dans ses propres intérêts de classe ceux des classes populaires, quitte à ce que cette intégration tourne au marché de dupes pour celles-ci et qu'elles finissent par se faire rouler dans la farine. Au-delà du cas particulier de la France, c'est le même processus que l'on a retrouvé un peu partout en Europe:"Depuis 1830, si ce n'est depuis 1789, il était de tradition en Europe que la classe ouvrière participât aux batailles de la bourgeoisie contre le féodalisme, quand ce ne serait - comme on a l'habitude de le dire - que pour être frustrée des fruits de la victoire par la bourgeoisie." (Polanyi, La grande transformation, p. 248) De ce point de vue, comme le formulait déjà Pierre Leroux, l'un des premiers théoriciens du socialisme, dans la première moitié du XIXème siècle, en France, le mouvement démocratique moderne porté par les classes populaires, et, ouvrière, en particulier, est resté inabouti: "Mais la Démocratie ressemble à ce guerrier de l'antiquité à qui l'on disait:"tu sais gagner des batailles, tu ne sais pas profiter de tes victoires." (Pierre Leroux, Discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain. Deuxième discours: aux politiques, p. 17) Les classes populaires, malgré certaines conquêtes non-négligeables, ont jusque là, échoué pour prendre le relais de la bourgeoisie et faire avancer plus loin les intérêts supérieurs de la société toute entière, ce qui aurait dû signifier de mener plus loin encore le mouvement démocratique moderne: le projet politique dont était porteuses les forces rouges de la nation était celui de la démocratie, conformément l'étymologie du terme (démos-kratos, le gouvernement du peuple), et non pas celui bleu du gouvernement représentatif dont nous nous avons hérité aujourd'hui. Chaque fois qu'elles ont tenté de le mener à bien, au XIXème siècle surtout, comme on le verra dans la suite, elles ont été impitoyablement massacrées...
Plan qui sera développé:
2) La tripartition du champ politique au XIXème siècle
3) Rouge-bleu vs blanc, le grand tournant de l'affaire Dreyfus
4) L' épuisement du clivage droite-gauche, sous l'emblème du drapeau bleu
5) Le cocktail actuel du populisme d'extrême droite.
6) Epilogue: que faire ?
Le drapeau uniformément bleu de l'Union européenne exprime donc le fait que les forces politiques symbolisées par la couleur bleue ont triomphé: ce sont eux les vainqueurs de l'histoire (du moins jusqu'ici), qui, de ce fait, seront en position de pouvoir imposer leur version du récit historique, reléguant dans les oubliettes, ce que pourrait être la version des victimes. Pour le dire tout de suite, c'est la gauche originelle qui est sortie vainqueur de cette histoire, ce qui rend compte du genre de boutade que lançait un résistant sous le régime de Vichy comme Maurice Druon:"En France, il existe deux partis de gauche dont l'un, par convention, s'appelle la droite." (cité par Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 177) L'essentiel à comprendre de cette formule de Druon qui résume tout de ce qu'est devenu aujourd'hui le champ politique, en une économie maximale de moyen (en France mais aussi ailleurs dans toutes les grandes puissances occidentales, en fait) peut être visualisé avec cette animation dans la tête: prenez un repère fixe qui va symboliser un parti politique de gauche au XIXème siècle; prenez maintenant un curseur situé à droite du repère que vous déplacez vers la gauche jusqu'à dépasser le repère; une fois fait, le parti de gauche sera désormais considéré comme un parti de droite; c'est ce que l'historien A. Thibaudet a appelé le mouvement sinistrogyre (rotation vers la gauche) qui a caractérisé pendant deux siècles l'évolution du champ politique, et dont on a aujourd'hui de bonnes raisons de penser qu'il est arrivé à son terme. A partir de là, on peut décrire le paysage contemporain du champ politique suivant le principe que toute droite actuelle peut toujours être comprise comme une ancienne gauche. Prenons par exemple un parti comme le RN (Rassemblement National) qu'on a l'habitude de situer à l'extrême droite. Si on le met dans le contexte du XIXème siècle, il faudrait le replacer quelque part au centre-gauche.
Une question décisive à se poser sera donc de savoir qu'elle a été exactement le sens du projet politique de cette gauche originelle symbolisée par la couleur bleue, qui aujourd'hui monopolise l'essentiel du champ politique? On a le point de départ (tricolore) et le point d'arrivée (bleu) où nous en sommes aujourd'hui qui explique que, quels que soient les gouvernements qui se succèdent, depuis les années 1980, qu' ils se présentent sous l'étiquette de droite ou de gauche, ils laissent aux gens l'impression, en réalité tout à fait justifiée, de mener, grosso modo, la même politique. En fait, si on y regarde de plus près, la gauche de gouvernement, depuis les années 1980, a mené la même politique de libéralisation de l'économie que la droite, mais de façon beaucoup plus efficace, déjà parce qu'elle a disposé des relais dans les syndicats de travailleurs, que n'avait pas traditionnellement la droite, pour faire avorter dans l'oeuf toute contestation sociale. Elle a, de cette façon, beaucoup mieux réussi à mener à bien le projet politique d'une radicalisation sans précédent de l'économie de marché, que n'aurait pu le faire la droite. Tout est résumé dans ce constat: en 1981, quand la gauche arrive au pouvoir, c'est la panique dans les milieux d'affaires et la propagande de droite la plus hystérique alerte même qu'il y la menace de voir débarquer les chars de la Russie communiste. En 1988, la bourse de Paris fête la réélection de Mitterrand par une hausse de son indice. Dans l'intervalle, ces milieux d'affaires avaient bien compris qu'ils n'avaient rien à redouter de cette gauche. Tout au contraire, elle a été une bénédiction pour eux. Etayons le à partir de deux tableaux. Le premier montre le poids prépondérant pris en France par la gauche dans la libéralisation des flux de capitaux qui a signé le triomphe du capitalisme, partout dans le monde, à partir de cette époque:
Le deuxième met en évidence l'inévitable corollaire de cette libéralisation, la chute de la part de la richesse produite revenant aux salaires au bénéfice du capital, ce qu'on appelle, en termes techniques, la chute de la part salariale:
Sources: Insee, Commission européenne, FMI (voir, M. Husson, la baisse tendancielle de la part salariale) La baisse vertigineuse de la part qui revient aux salaires dans la richesse produite au profit du capital intervient en plein coeur des années 1980, sous la présidence de gauche de Mitterrand. Cela représente 9,3 % du PIB, soit près de deux cents milliards, par an, qui vont désormais rémunérer le capital actionnarial au détriment du travail.
Partant de là, on peut deviner pourquoi, avec son humour coutumier et corrosif, Reiser, le dessinateur de B.D., pouvait faire dire à l'un de ses personnages, sans que l'on puisse lui donner tort au vu de ces données factuelles, que "c'est la haine du peuple qui me fera voter un jour à gauche." (cité par Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 252) Nul doute: la gauche de gouvernement, en France, a été de l'or en barre pour les classes privilégiées du capitalisme.
La teinture rouge de la gauche représentée dans le premier tableau ne semble donc plus être qu'un vestige fossilisé. Comme le relève Michéa, on retrouve la trace de cette évolution qui tend à faire du bleu la couleur exclusive, jusque dans le vocabulaire, en apparence le plus anodin, par exemple, dans les milieux du journalisme sportif. Dans les années 1970, les journalistes parlaient encore des "tricolores" quand il s'agissait d'encourager l'équipe nationale de football. Pourquoi ne s'exprime-t-on plus dans ces termes aujourd'hui? Et pourquoi dire "Allez les bleus", plutôt qu'"Allez les blancs" ou "Allez les rouges" ? Il va falloir parcourir plusieurs étapes conduisant d'un champ politique initialement tricolore au champ actuel qui fait du bleu la couleur ultra dominante, et, à partir de là, se confronter à la menace qui pèse, de plus en plus, d'une dérive des classes populaires vers un populisme d'extrême droite pour en appeler à une alternative. Voici donc les grandes étapes qui seront parcourues:
1-La tripolarisation bleu-blanc-rouge du champ politique à partir de la Révolution de 1789 et pendant tout le XIXème siècle.
2-Le grand tournant de l'affaire Dreyfus, à la charnière du XIXème et du XXème siècle, qui va finir par reconfigurer le champ politique en le bipolarisant, de plus en plus, entre la droite et une nouvelle gauche. C'est la naissance de la deuxième gauche telle que nous la connaîtrons au XXème siècle. Cette nouvelle gauche qui prend corps est le fruit d'une alliance entre les rouges (le socialisme) et les bleus (la gauche bourgeoise et républicaine) pour faire barrage à la menace d'un rétablissement de l'Ancien Régime, la droite originelle, les blancs.
3- L'effondrement des forces blanches de la nation en 1945, la droite originelle, avec la chute du gouvernement réactionnaire de Vichy, ultime tentative pour restaurer l'ordre de l'Ancien Régime. Le blanc est désormais complètement marginalisé.
4-Ne restent aux prises que le rouge et le bleu. L'alliance défensive bleu-rouge perd dès lors sa raison d'être première. Le rouge va progressivement se dissoudre et être absorbé par le bleu. Symboliquement, le rouge vire au rose pâle, couleur du parti "socialiste" mitterrandien qui a fait définitivement son deuil de l'héritage des premiers socialismes, et qui n'a plus, en réalité, de "socialiste" que le nom. Il est remarquable que le philosophe, justement socialiste, George Orwell, avait déjà décrit en ces termes le processus d'affaiblissement du socialisme dans la sombre décennie des années 1930, quand le fascisme faisait son lit un peu partout en Europe, et qu'il fallait expliquer cette étrange situation qui faisait que les classes populaires penchaient dangereusement à droite:"Le socialiste de l'espèce la plus intransigeante [...] décèle le danger très réel qu'il y a de diluer la couleur rouge du mouvement socialiste tout entier jusqu'à en faire une amusette rose pâle encore plus inoffensive que le parti travailliste (le principal parti de gauche en Angleterre, je précise) siégeant au parlement." (Orwell, Le quai de Wigan, p. 248)
L'histoire a de drôles de façons de bégayer. Durant les années 1980, la critique du capitalisme, à partir de laquelle les premiers socialismes s'étaient constitués au XIXème siècle, est abandonnée par la gauche de gouvernement en même temps que son électorat traditionnellement populaire, et remplacée par la lutte antiraciste avec le partenariat d'associations comme S.O.S. Racisme qui pourront jouer le rôle d'idiots utiles. Harlem Désir, à qui on offrira une place dorée dans la hiérarchie du parti socialiste, pour services rendus, remplace Leroux, Marx, Jaurès, Rosa Luxemburg et bien d'autres encore, dans le logiciel de pensée de cette gauche qui a liquidé l'héritage des premiers socialismes, raccourci saisissant qui, à lui seul, donne une idée de la vertigineuse plongée de son niveau intellectuel. A une France pensée dans les termes du conflit social et politique bleu-blanc-rouge se substitue désormais une France vue à travers les lunettes ethniques et raciales black-blanc-beur célébrée, en particulier, en 1998, lors de la coupe du monde de football. La problématique du brassage ethnique sous les auspices de la mondialisation néolibérale relègue dans les oubliettes le conflit politique et social autour de la question du capitalisme. Conséquence inéluctable, les forces de résistance au capitalisme s'effondrent, ce qui conduit à une radicalisation sans précédent de la marchandisation du monde et à une érosion de tous les droits sociaux jusque là durement conquis par les classes populaires.
5-la gauche de gouvernement, à partir de là, redevient ce qu'elle avait été au XIXème siècle, le parti de l'expansion du capitalisme moderne. La gauche se trouve désormais dans un divorce profond et durable avec les classes populaires qui avaient traditionnellement constituées son socle électoral durant le XXème siècle. Plus rien ne la sépare fondamentalement de la droite libérale. Les deux se réclament de la même matrice politique et intellectuelle qui est celle de la gauche du XIXème siècle. Le conflit droite-gauche perd l'essentiel de sa signification et une lecture assez attentive de l'évolution des classes populaires tend à montrer que ces déçus de la gauche sont, de plus en plus, confusément, à la recherche d'une troisième voie qu'ils sont tentés, pour un nombre non négligeable, de trouver dans un extrémisme de droite qui réactive certaines composantes typiques de la droite originelle, réactionnaire, nationaliste, autoritaire, patriarcale, antisémite et xénophobe, quand ils ne se réfugient pas plutôt, majoritairement, dans l'abstention pure et simple...
Reconceptualiser la notion de lutte des classes au-delà d'un marxisme vulgaire.
Cette histoire, telle que nous en avons amorcé le récit, dans ses grandes lignes, qui se veut donc, avant tout, une contre histoire, faite du point de vue des victimes, sera développée, de façon plus précise, dans le cadre d'une grille de lecture beaucoup plus fine du phénomène de lutte des classes et du conflit social que celle qu'on trouve dans les versions les plus courantes du marxisme recyclées, en particulier, dans l'industrie du bachotage. Celles-ci présentent le moteur de l'histoire humaine, dans la philosophie de Marx, comme un simple conflits de classes aux intérêts économiques opposés. Elles sont typiques de l'idéologie économiciste qui a colonisé tout l'imaginaire occidental, de telle sorte que tout nous apparaît d'abord sous un angle économique:"Une interprétation courante mais erronée de la théorie de la lutte des classes chez Marx est que l'intérêt économique des classes, est, en dernière instance, la force directrice de l'histoire..." (Polanyi, Essais, p. 462)
L'approche qu'on trouve chez Marx, et bien d'autres auteurs des premiers socialismes, est autrement plus fine. Elle donne à penser qu' une classe sociale n'est appelée à jouer un rôle révolutionnaire et moteur dans l'histoire que par sa capacité à intégrer dans son combat les intérêts d'autres classes sociales, et, au bout du compte, l'intérêt de la société toute entière. De cette capacité dépend son pouvoir de mobiliser à sa suite une fraction suffisamment importante de la population pour parvenir à renverser l'ordre existant:"Le secret de la réussite réside [...] dans la propension du groupe à représenter, en les incluant dans les siens, les intérêts d'autres groupes. ,Pour réussir cette inclusion, les groupes vont effectivement devoir adapter leurs propres "intérêts" à ceux des groupes plus nombreux qu'ils aspirent à mener." (Polanyi, Essais, p. 435) C'est un exercice hautement périlleux qui demande évidemment une grande habileté politique.
Voilà en tout cas qui oblige à repenser sérieusement quel est le moteur véritable de l'histoire sociale humaine:"l'agent ultime de l'histoire sociale n'est pas la classe, mais l'intérêt de la société dans son ensemble; la classe n'est efficace que quand elle représente l'avant-garde de l'évolution." (ibid., p. 462) C'est précisément ce que la bourgeoisie avait si bien réussi à faire en France, au moment de la Révolution de 1789. Elle était parvenue à réaliser ce tour de force d'intégrer dans ses propres intérêts de classe ceux des classes populaires, quitte à ce que cette intégration tourne au marché de dupes pour celles-ci et qu'elles finissent par se faire rouler dans la farine. Au-delà du cas particulier de la France, c'est le même processus que l'on a retrouvé un peu partout en Europe:"Depuis 1830, si ce n'est depuis 1789, il était de tradition en Europe que la classe ouvrière participât aux batailles de la bourgeoisie contre le féodalisme, quand ce ne serait - comme on a l'habitude de le dire - que pour être frustrée des fruits de la victoire par la bourgeoisie." (Polanyi, La grande transformation, p. 248) De ce point de vue, comme le formulait déjà Pierre Leroux, l'un des premiers théoriciens du socialisme, dans la première moitié du XIXème siècle, en France, le mouvement démocratique moderne porté par les classes populaires, et, ouvrière, en particulier, est resté inabouti: "Mais la Démocratie ressemble à ce guerrier de l'antiquité à qui l'on disait:"tu sais gagner des batailles, tu ne sais pas profiter de tes victoires." (Pierre Leroux, Discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain. Deuxième discours: aux politiques, p. 17) Les classes populaires, malgré certaines conquêtes non-négligeables, ont jusque là, échoué pour prendre le relais de la bourgeoisie et faire avancer plus loin les intérêts supérieurs de la société toute entière, ce qui aurait dû signifier de mener plus loin encore le mouvement démocratique moderne: le projet politique dont était porteuses les forces rouges de la nation était celui de la démocratie, conformément l'étymologie du terme (démos-kratos, le gouvernement du peuple), et non pas celui bleu du gouvernement représentatif dont nous nous avons hérité aujourd'hui. Chaque fois qu'elles ont tenté de le mener à bien, au XIXème siècle surtout, comme on le verra dans la suite, elles ont été impitoyablement massacrées...
Plan qui sera développé:
2) La tripartition du champ politique au XIXème siècle
3) Rouge-bleu vs blanc, le grand tournant de l'affaire Dreyfus
4) L' épuisement du clivage droite-gauche, sous l'emblème du drapeau bleu
5) Le cocktail actuel du populisme d'extrême droite.
6) Epilogue: que faire ?
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