Mise à jour, 27-05-20
"L'effet naturel du commerce est de porter la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l'une a intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. Mais, si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, celles que l'humanité demande, s'y font, ou s'y donnent pour de l'argent. L'esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu'on peut les négliger pour ceux des autres. La privation totale du commerce produit, au contraire, le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales: par exemple, l'hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands."
Montesquieu 1748
Introduction
Thème: quels sont les effets du commerce dans les sociétés où il se développe? Montesquieu travaille la question en préfigurant les analyses de la sociologie (étude des sociétés modernes) et de l'anthropologie (étude des sociétés indigènes dites "brigandes" par le texte), qui ne verront vraiment le jour qu'au XIXème siècle: comprendre le type anthropologique (humain) que produisent les institutions d'une société , ici celle du commerce par opposition avec celles des sociétés non marchandes. Il était judicieux ici de partir du contexte historique dans lequel s'inscrit ce texte, en plein XVIIIème siècle (ce qui supposait évidemment de pouvoir situer historiquement Montesquieu) qui est celui des débuts de l'expansion du capitalisme en Europe et qui esquisse les contours d'un nouveau monde que s'efforce de dépeindre Montesquieu et qui voit la promotion par les Lumières du thème du "doux commerce".
La thèse du texte: Montesquieu donne une double réponse. A l'échelle des relations internationales entre les nations, le commerce serait source de paix en créant des liens d'interdépendance entre elles. Mais au niveau individuel ("les particuliers") et dans les rapports sociaux que les individus entretiennent entre eux, les effets du commerce sont très ambigus car il tend à produire un type de société à l'intérieur de laquelle tout tend à se "marchandiser", c'est-à-dire, à se transformer en une marchandise, soit quelque chose qui s'achète ou se vend. Il en découle une érosion de certaines vertus morales dont disposaient les cultures non commerciales des temps passés et qui semblent pourtant indispensables à n'importe quelle société aussi bien du passé, du présent que du futur.
Ordre logique du texte
Le texte s'articule en trois moments bien distincts:
- l'analyse des effets du commerce à l'échelle des relations internationales entre les nations semblent incontestablement bénéfiques en produisant des rapports plus civilisés et pacifiés.
- mais, le type d'individus et de rapports sociaux qu'ils entretiennent entre eux que produit une société gagnée par le commerce génère des effets fortement indésirables. C'est le deuxième moment du texte.
- la spécificité du type anthropologique que produit le commerce sera d'autant mieux définie si on le compare au type anthropologique que produit une société où le commerce n'est encore qu'embryonnaire, soit une société caractérisée par le brigandage; c'est l'objet de la dernière partie du texte.
Ce que décrit ici Montesquieu comme le type anthropologique d'une société gagnée par le commerce, c'est ce que Marx appellera un siècle plus tard "le bourgeois"; un individu qui vit replié sur sa sphère privée d'intérêts et pour lequel tout tend à se transformer en une marchandise. Cette transformation du monde en marchandise et les effets pervers qu'elle peut engendrer à une époque qui voit les débuts de l'expansion du capitalisme en Europe conduit alors à relativiser considérablement la portée de la thèse de départ du texte:"L'effet naturel du commerce est de porter la paix." On verra, finalement, sur le plan international, que la thèse même de Montesquieu de la paix mondiale censée garantie par le commerce entre les nations pose un énorme problème qui met en jeu, ni plus ni moins, que l'avenir du monde, sous l'égide de la "Pax americana" (paix américaine)...
1)Les effets paradoxaux du commerce
a)La pacification des relations internationales
Les effets du commerce sont paradoxaux au plus haut point si on suit le propos de Montesquieu.
Sur le plan international des relations entre les nations, il serait source de paix et donc connoté positivement. A mesure que se développent les échanges économiques entre deux nations, celles-ci deviennent dépendantes l'une de l'autre de sorte qu'il n'est plus dans leur intérêt bien compris de se chercher querelle: "si l'une a intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre." Le thème du "doux commerce " censé pacifier les mœurs est commun à tous les libéraux du XVIIIème siècle. Nous sommes alors dans le contexte d’une Europe qui hérite de deux siècles de conflits religieux meurtriers. Le développement du commerce est censé apporter une base sur laquelle s’entendre conformément à la devise voltairienne, typique de l'esprit des Lumières: "Quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion." Ou, de façon plus développée encore: "Dans les bourses d’Amsterdam, Londres, Surat ou Bassora, les Guèbres, les Juifs, les Mahométans, les Chinois déistes, les Brahmanes, les Chrétiens grecs, les Chrétiens romains, les Chrétiens protestants, les Chrétiens quakers, commercent entre eux; ils ne menacent pas les autres avec leurs poignards pour les gagner à leurs religions." (Voltaire cité par Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 146) Ce qui tendrait à confirmer ces propos tient dans le fait qu'un pays comme la Hollande, qui, à l'époque de Montesquieu, était l'un de ceux qui étaient ( si ce n'est le moins) gangréné par les haines entre sectes religieuses, était aussi celui où le commerce et l'esprit du capitalisme étaient le plus développé.
C’est un des facteurs qui peut expliquer le triomphe en Occident d’une activité, le commerce, qui avait été jusque là toujours plus ou moins été méprisé et contenu dans des limites étroites.
L'exemple qu'on donne habituellement, à l'époque actuelle à l'appui de la thèse du "doux commerce" est celui de la construction européenne au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Le motif invoqué était de rendre impossible une nouvelle guerre entre les grandes puissances européennes en créant des liens d'interdépendances économiques; ainsi Robert Schuman dans sa déclaration de 1950:" le gouvernement français propose immédiatement (…) de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d'Europe. (…) La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. " Le but affiché est clairement politique et porté par des valeurs pacifiques: instituer un état de paix durable entre les peuples européens. Le moyen sera économique, d'abord en organisant en commun la production de charbon et d'acier. Effectivement, force est de constater que, depuis 1945, les grandes puissances européennes ne se sont plus fait la guerre, ce qui va tout à fait dans le sens de la thèse du texte. Cependant, cette idée d'une construction européenne pour établir la paix a pu être vivement critiquée. Pour le philosophe Marcel Gauchet, c'est là de la pure propagande car, en réalité, c'est l'inverse qui est vrai: c'est la paix établie par la Guerre froide entre les deux grandes puissances russe et américaine qui a permis de faire la construction européenne. Au, lendemain de la Deuxième guerre mondiale, les principales puissances européennes, dévastées, auraient, de toute façon, été bien incapables de se faire la guerre: "Cette idée est une vulgate propagandiste d’une telle absurdité historique que sa longévité me stupéfie. Soyons sérieux : une possible guerre européenne aurait concerné trois pays: la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Or de 1945 à 1948, aucune de ces trois nations n’était en mesure de mener une guerre quelconque, avec une armée américaine omniprésente et une armée rouge stationnant à trois cents kilomètres de Strasbourg." (Nous avons rencontré Marcel Gauchet)
En outre, c'est un fait essentiel pour comprendre la nature exacte et le destin éventuel de la construction européenne de voir qu'elle a été conçue dès ses origines, dans les années 1930, bien avant donc qu'elle devienne une réalité, à partir du Traité de Rome de 1957. Il s'agit, à la base, d'un projet d'économie politique pensée dans le cadre de l'ordolibéralisme. C'est donc un certain courant du libéralisme qui diverge du courant qui avait été jusque là dominant, en ce sens qu'il ne conçoit pas le marché économique comme un ordre spontané qui émergerait simplement de la libre entreprise et du "laisser-faire". Fondamentalement, pour l'ordolibéralisme, le marché doit être une construction juridico-politique des Etats membres qui organise la concurrence généralisée: on est donc très loin d'une forme de coopération et de solidarité entre les nations européennes, tel que le présentait R. Schuman en 1950. Au contraire, l'ordolibéralisme radicalise le libéralisme classique. Il ne s'agit plus seulement de faire rentrer en compétition des entreprises privées mais aussi des systèmes sociaux, fiscaux, des systèmes éducatifs, de santé, etc. Le problème c'est qu'une telle construction, mécaniquement, va tirer vers le bas ces différents systèmes. Au sein de cette concurrence généralisée, comment va être sélectionné le meilleur système? C'est le capital (financier et industriel) qui ira là où les conditions sont les plus avantageuses pour lui, donc, là où les coûts sont les moins élevés. On voit donc que les vertus de cette construction européenne sont à relativiser fortement et que les arguments avancés en son nom relèvent plus de la propagande que d'un discours fondé en raison.
Dans certaines limites étroites, je donnerai pourtant raison à cette conception ordolibérale. Il est aujourd'hui solidement établi, surtout grâce aux travaux d'un des grands historiens et théoriciens de l'économie, au XXème siècle, Karl Polanyi, que déjà, au XIXème siècle, l'apparition des marchés et leur unification à l'échelle mondiale n'a rien eu d'un ordre spontané. Tout au contraire, cela s'est accompagné d'une véritable explosion des règlements administratifs des Etats et de leur bureaucratie. Sauf que, pour les ordolibéraux, une fois le marché construit par les Etats, il est censé se réguler de lui-même. C'est là où les analyses de quelqu'un comme Polanyi divergent fondamentalement. Pour ce dernier, il s'agit là d'un mythe ou de ce qu'il appelle une "utopie". Le marché serait parfaitement incapable de s'autoréguler. On verra dans la dernière partie qu'en creusant cette question, on sera amené au coeur du problème évoqué à la fin de l'introduction. Pour un exposé clair et concis de la doctrine ordolibérale à la base de la construction européenne, on peut écouter le sociologue Christian Laval, L'UE, une construction ordolibérale.
b) La marchandisation des rapports humains
Autant sur le plan des relations entre nations, le texte prétendait faire ressortir les effets positifs et pacificateurs du commerce, autant sur le plan des relations sociales entre individus, son analyse est très nuancée: "Mais, si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers."
Montesquieu, comme presque tous les libéraux de son époque, à la différence des libéraux actuels qui l'on très largement perdu de vue, savaient encore que le commerce avait aussi ses effets indésirables, les empêchant d’en faire une apologie sans restriction: "les partisans du commerce, à ce premier stade de son développement, avaient tout autant conscience de ses nombreux effets indésirables que de ses apports." (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 237)
Le texte attire notre attention sur deux points en particulier. D'abord l'individu d'une société marchande tendra à tout transformer en quelque chose qui peut s'acheter et se vendre. Or, il est certain que des limites devront être posées à un tel processus de marchandisation. Il est tout à fait utopique de croire que tout pourrait se transformer en une simple marchandise sans saper par là même les bases de toute morale humaine possible. Si on peut acheter les vertus morales elles-mêmes, par exemple, on ne voit pas comment on ne pourrait pas, en même temps, les détruire. Par exemple, si un juge était d'abord motivé par l'appât du gain, au nom de quoi il résisterait à la tentation de vendre son jugement au plus offrant? Et une justice complètement corrompue pourrait-elle simplement encore fonctionner? Aux Etats Unis, un libéral comme Richard Jackson, au XVIIIème siècle, admettait que " le luxe et la corruption (…] semblent les compagnons inséparables du commerce et des arts [Si le commerce] encourageait l‘esprit entreprenant, il libérait aussi des forces incontrôlables et conduisait les hommes à penser que "chaque chose devrait avoir son prix" […] La ferme vertu, et l‘intransigeante intégrité se trouvent rarement là où une mentalité commerciale pervertit chaque chose." (ibid., pp. 237-238) Ce que nous avons dit du juge peut, en réalité, s'étendre à un très large éventail d'activités humaines. Par exemple, une société aura besoin de politiciens intègres, d'enseignants dévoués à leur tâche; de fonctionnaires soucieux du bien public; d'ouvriers qui aiment leur travail, de paysans attachés à leur terre, etc. En réalité, l'essentiel des activités humaines, pour s'accomplir, et permettre à la société de se reproduire, auront besoin d'autres motivations que l'argent. Par ailleurs, dans une société où tout pourrait s'acheter, le pouvoir des riches deviendraient sans limite, comme Marx l'avait bien mis en évidence au XIXème siècle, l'avoir donnant l'apparence contraire à ce qui constitue l'être d'un individu:"Je suis laid, mais je puis m'acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l'argent. Personnellement je suis paralytique mais l'argent me procure vingt quatre pattes; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur." (Manuscrits de 1844)
L'esprit marchand fait disparaître le brigandage et lui substitue l'ordre juridique du droit, ce qui produit dit le texte, "un certain sentiment de justice exacte" qui semble aller dans le sens de moeurs plus civilisées. L'acquisition par la force du bien d'autrui est remplacé par l'échange marchand. Ordre du droit et ordre marchand vont toujours de pair. Mais, on voit en même temps que vont se perdre des choses tout à fait essentielles à la vie humaine en contrepartie, et, en particulier une sur laquelle le texte attire l'attention, l'hospitalité. Au contraire, elle constitue une valeur centrale des sociétés brigandes. Cela peut sembler paradoxale dans une société où est répandue le brigandage comme mode d'acquisition des biens. Examinons donc de près comment les choses se passent dans les sociétés brigandes et voir comment se résout ce paradoxe.
2) Les sociétés brigandes
a) La Terre-Mère
Le propos du texte a bien été confirmé ultérieurement et massivement par la connaissance en anthropologie (qui se constitue vraiment à partir des années 1860). Prenons un exemple parmi des dizaines possibles. Les sociétés des bédouins des steppes en Afrique du nord présentent typiquement ce double caractère qu'indique le texte de Montesquieu. D'un côté un mode d'acquisition de la richesse qui peut se faire par le pillage mais qui néanmoins obéit à des codes bien définis, qui fait que l'on ne peut pas se permettre n'importe quoi, par exemple, le khawa (impôt de fraternité): une tribu bédouine impose sa protection à un village et lui garantit qu'elle ne pillera pas ses biens et qu'elle récupérera ceux volés par d'autres; en retour, le village paie un impôt en nature. En outre, la nature des rapports sociaux dans une telle société fait qu'on ne fera pas valoir de façon rigide ses propres intérêts contrairement au sentiment de justice exacte que produit le droit et le marché. Ce sentiment a été produit par l'extension de l'économie de l'argent et la diffusion de pièces de monnaie de plus en plus petites. Par exemple, jusqu'en 1759, la banque d'Angleterre n'émettait aucun billet en deçà d'une valeur de 20 livres sterling, date à laquelle elle a abaissé ce seuil à 5. Toujours dans le même pays, jusqu'en 1843, la plus petite pièce était le farthing; à partir de là, on a commencé à frapper des demi-farthings. La même évolution s'est faite dans toutes les sociétés modernes gagnées par la culture de l'argent. Ce qu'il faut voir, ce sont les effets sociaux induits de cette façon:"Naturellement, la miniaturisation de la monnaie a pour conséquence qu'il ne se fait plus autant de choses gratuitement; prêter et venir en aide, qui sont de règle dans les conditions primitives, disparaissent dès que pour le service le plus minime on dispose d'un équivalent monétaire, lequel est donc exigé." (Georg Simmel, Philosophie de l'argent, p. 221) Cette monétarisation des rapports humains a été préparé par ce que le sociologue M. Weber a repéré comme un moment essentiel dans l'instauration des bases morales de ce qu'on appellera plus tard "le capitalisme": c'est à partir du moment, dans les communautés villageoises traditionnelles, fondées alors largement sur la parenté, que l'on a commencé à vouloir comptabiliser l'effort productif de chacun que s'est introduit en elles le ferment de leur future dissolution. On est conduit d'une économie de don à une économie marchande dominée par la logique de l'intérêt personnel où chacun voudra recevoir le strict équivalent de ce qu'il donne. La traduction sur le plan juridique de cette nouvelle anthropologie, c'est le type du crétin procédurier dont on trouve la forme la plus avancée aux Etats-Unis, qui prendra prétexte du plus petit différent avec autrui pour recourir aux tribunaux et faire valoir ses droits.
Au contraire, dans les sociétés brigandes, fonctionnant encore suivant une économie de don, on y trouvera "ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu'on peut les négliger pour ceux des autres." Les ressources naturelles essentielles à la vie ( eau, pâturages, gibiers, fruits de la cueillette, etc.) d'un territoire occupé par une tribu reste en accès libre pour d'autres tribus qui en auraient besoin régulièrement ou à certains moments de l'année. La notion de propriété privée de la terre est étrangère à une telle société. C'est un point absolument fondamental car la terre est la première de toutes les richesses, celle qui assure la couverture de l'ensemble des besoins nécessaire à toute vie humaine. Elle ne peut jamais devenir une marchandise que certains pourraient s'approprier pour eux-mêmes au détriment des autres. Qu'il n'y a pas de miséreux sans terre est une loi économique fondamentale de toutes ces sociétés. Dans la culture des indiens du Chiapas au Mexque, par exemple, la terre est et ne peut être autre chose qu'un commun qui échoit à tous en partage et qui ne peut être la propriété que d'un être surnaturel. Elle n'est susceptible d'aucune manière d'être transformée en une marchandise que les uns pourraient s'approprier au détriment des autres. Laissons parler les Indiens chiapaneques eux-mêmes pour comprendre ce qu'est la Terre pour eux:" La Terre est notre Mère, c'est elle qui nous abrite, qui nous donne à manger[...]la Terre ce n'est pas un commerce. La Terre ne se vend pas. nous en prenons soin et nous l'aimons. Qui la vend, vend sa mère." (Comité de soutien aux peuples du Chiapas en lutte) La Terre pour l'Indien c'est la "Terre-Mère" et ceci n'est pas une simple figure de style. la Terre, c'est la mère nourricière, la source de la vie, qui est le bien le plus précieux. Et ceci vaut aussi bien pour toutes les sociétés où l'esprit du commerce ne s'est pas encore développé. Dans la Russie paysanne, on appelait cela la Matoushka Zemlya, ou, dans la Grèce antique, Déméter (Gê-Meter = la Terre-Mère) Elle était la déesse des moissons et de l'agriculture à laquelle un culte était rendu.
Allons plus loin encore. La relation des êtres humains à la Terre est totalement inversée par rapport à ce qu'elle est dans une société marchande: les êtres humains ne possèdent pas la Terre; ils lui appartiennent, comme l'avait déjà conclut de ses études l'anthropologue M. Mead, en son temps. La légende que narre le Popol Vuh, le livre sacré des Mayas Quiché, chez les Indiens d'Amérique du sud, exprime parfaitement cette appartenance de l'être humain à la Terre-Nourricière. Il nous rapporte que "les dieux, après avoir tenté de créer les premiers hommes avec de la glaise (rapidement dissoute sous les averses tropicales), puis avec du bois (beaucoup plus résistant, mais pas vraiment idéal sur le plan de la sensibilité ou de l’intelligence), ont fini par pétrir les ancêtres des Quiché dans une pâte faite de trois variétés de maïs." (Maíz santo ou Monsanto par J-P. Petit-Gras) L'homme Quiché est issu du maïs; cette plante est infiniment plus qu'un simple bien économique dans la vie de l'Indien. Elle constitue la substance même de son être et de toute la culture dont il est porteur. Soit dit en passant, c'est la raison pour laquelle la production actuelle de maïs génétiquement modifié que les firmes capitalistes veulent imposer à ces sociétés fait peser une menace d'une radicalité absolument nouvelle pour leur survie car on s'attaque ainsi au coeur même de toute leur culture.
La commercialisation de la terre dans les sociétés modernes représente un bouleversement radical de la vie humaine. A partir de là, en particulier, ont été engendré des masses d'êtres humains qui se sont retrouvées sans terre. C'est ce que l'on a appelé le mouvement des enclosures qui constitue un énorme angle mort dans le récit historique officiel raconté dans nos sociétés, et, à l'école en particulier, qui fait que manque une pièce essentielle pour arriver à comprendre les origines de notre temps.
b) L'hospitalité
Dans les formes prémarchandes de société, l'hospitalité exprime ce fait que chacun est le bienvenu sur la terre. Si cette vertu est si importante, pour toutes les sociétés humaines, et pas seulement brigandes, c'est parce qu'elle est une des trois formes que prend le don dans toutes les sociétés étudiées par l'anthropologie. Il est l'antithèse de ce qui est marchand. Un don s'offre, une marchandise s'achète. Outre l'hospitalité, les cadeaux offerts et les services rendus sont ses deux autres formes. Ce que ne dit pas le texte, c'est que ces deux dernières sont tout aussi répandues dans ces sociétés brigandes que celle l'hospitalité. Elles formes toujours une tri-unité, un tout indissociable. Les deux autres seront donc tout autant affectées que l'hospitalité par la généralisation des rapports marchands. Les gens auront de moins en moins à offrir de biens, de services et d'hospitalité. Mais, de cette façon, ce sont les bases d'une vie commune qui sont gravement atteintes.
Voyons les choses sous l'angle de l'hospitalité, comme nous y invite le texte. Un étranger qui vient chez nous devra, s'il veut avoir le couvert et le gîte, trouver un hôtel ou une location, dans tous les cas, quelque chose qui sera payant. Le riche étranger est le bienvenu. Le pauvre sans argent est sans valeur et n'est donc pas le bienvenu. En règle générale, il est envoyé dans un camp de rétention qui n'a rien d'hospitalier avant d' être expulsé (dans la langue de bois officielle on dira, par euphémisme "reconduit à la frontière" gentiment) Pire encore, il existe dans notre société ce que le droit appelle un "délit d'hospitalité", à savoir que ceux qui hébergent des étrangers en situation illégale sont passibles de poursuite judiciaire comme c'est la cas aujourd'hui de quelqu'un comme Cédric Hérrou. Dans les sociétés brigandes l'accueil de l'étranger n'est pas transformé en une marchandise; il est bienveillant et foncièrement hospitalier.
L'ensemble de ces analyses conduit à conclure que l'effet du commerce est fondamentalement équivoque (à double sens): il élimine certes le brigandage et toutes les formes ancestrales de pillage, mais il développe en même temps un type de société gangréné par la corruption la menaçant de décomposition pure et simple. Le tissu social dont le don est l'opérateur, par excellence, tendra à se détricoter. Chacun vivra replié sur sa sphère d'intérêts privés; les notions de gratuité, d'entraide et de solidarité subiront une érosion considérable. Mais, il faut alors aller encore un peu plus loin et se demander s'il est si évident que cela que le commerce soit une source de paix, et ce même à l'échelle internationale, comme l'indiquait le début du texte?
3) Problématisation de la thèse du texte: le commerce est-il source de paix?
Les critiques du capitalisme ont généralement voulu mettre en évidence, au contraire de ce qu'avancent les libéraux comme Montesquieu, le lien intrinsèque (intérieur) qui existerait entre lui et la guerre. Il y a certainement une part de vérité là-dedans comme on va d'abord essayer de le montrer. Cependant, dans un deuxième temps, il faudra faire une critique de la critique elle-même pour la nuancer, car la thèse de Montesquieu conserve bien une certaine validité mais dans certaines limites seulement qui vont nous amener au coeur d'un des problèmes majeurs des temps actuels, celui que nous évoquions à la fin de l'introduction.
a) Critique classique du capitalisme: le lien supposé intrinsèque entre le capitalisme et les guerres
Le grand poète et tragédien anglais Shakespeare, un siècle avant Montesquieu, apportait déjà un tout autre son de cloche en parlant de l'or, qui a été la forme qu'a pris la marchandisation de la monnaie dans le capitalisme moderne:"Allons, métal maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations..."(Timon d'Athènes) A la suite de la terre, c'est un deuxième constituant essentiel des sociétés humaines qui a été marchandisé: la monnaie. Là encore, c'est un autre énorme point aveugle des doctrines officielles qui font la loi dans nos sociétés. Il existaient bien des monnaies primitives, mais celles-ci n'étaient pas traitées comme des marchandises, là aussi, mais comme des biens précieux. Rien à peu près n'est enseigné sur la monnaie, de toute façon, dans nos écoles. Ce qui saute tout de suite aux yeux, dans le propos de Shakespeare, c'est qu'il contredit frontalement ce qu'affirmait Montesquieu, en se plaçant à l'échelle des relations internationales: "la monnaie-marchandise or" serait source de conflits entre les nations. Il existerait donc une forme de violence inhérente au commerce mondial que ne prend pas en compte le texte. L'or est de la "monnaie-marchandise": ses stocks sont en quantité limitée et ses gisements tendront à s'épuiser. Dans cette mesure, c'est typiquement ce qu'on appelle un bien rival qui doit mettre en compétition les nations pour son acquisition. Il est vrai, comme on le verra dans la suite, que l'or ne joue plus désormais le rôle d'étalon dans le commerce international comme cela a été le cas jusqu'en 1971, même s'il reste une des meilleures valeurs refuge pour les capitalistes les plus avisés.
Mais l'or n'est qu'un cas particulier d'une économie matérielle qui repose toujours sur des biens rivaux qu'on ne peut posséder pour soi, par définition, qu'à la condition d'en priver les autres. Je ne peux donner à autrui un baril de pétrole qu'à la condition d'accepter de m'en déposséder moi-même. Au contraire, un enseignant qui transmet son savoir à des élèves ne le perd pas: on rentre ici dans l'ordre des biens immatériels non rivaux. C'est ce qui définit une économie d'abondance par opposition à l'économie de la rareté des biens matériels. Celle-ci stimulera la possessivité et la compétition entre les nations. Un des enjeux cruciaux aujourd'hui, de ce point de vue, c'est le pétrole qui a été le sang de toute l'économie mondiale depuis le début du XXème siècle. Il n'y en a désormais plus assez dans les sous sols de la Terre pour continuer à soutenir une croissance constante de la production mondiale. En se raréfiant, non seulement il va mettre fin à ce qui a rendu possible la croissance économique mondiale, l'énergie à très bon marché, mais il va, de plus en plus, aiguiser l'appétit de conquête à mesure qu'il se raréfiera toujours plus (1). Nous sommes situés aujourd'hui quelque part sur un plateau annonçant le pic pétrolier, ce point de bascule où il n'y aura plus assez d'offre de pétrole pour satisfaire la demande croissante dans le monde.
Mais, ce n'est pas la seule chose à prendre en compte. Comme Marx l'avait bien souligné dès le XIXème siècle, si on veut apercevoir la violence que le capitalisme génère dans le monde, il faut aussi se donner la peine de quitter la sphère bruyante du marché économique et des échanges marchands qui donnent l'apparence de l'égalité juridique entre partenaires commerciaux et de rapports civilisés et pacifiés. C'est au niveau du mode production que se révèle la vérité brutale des rapports d'exploitation et de domination qui sont au coeur des sociétés marchandes.
Comment soutenir que le commerce international est source de paix quand l'enrichissement des uns se fait grâce à la prédation, l'exploitation et la domination intensives que subissent les pays les plus "pauvres" de la planète? Des exemples: l'extraction du coltan, minerai rare qui rentre dans la fabrication des puces électroniques qui équipent tous nos gadgets électroniques comme les portables; les deux grandes mines de coltan dans le monde se trouvent, l'une en Australie, l'autre au Congo où la situation sociale des individus est misérable. L'ouvrier congolais est payé un dollar par jour pour convoyer sur son dos une trentaine de kilos de minerai sur des kilomètres pendant qu'à l'autre bout de la chaîne, les actionnaires des multinationales toucheront de juteux dividendes et le consommateur occidental bénéficiera d'une marchandise bon marché avec laquelle faire joujou. La spoliation (le vol) peut se faire par la violence des armes, mais aussi par des moyens détournés qui ont toutes les apparences du droit et de la légalité, soit les moyens "pacifiques" du commerce qui, en réalité, on l'aura compris, sont tout sauf non violents et d'autant moins qu'ils se dissimulent mieux derrière l'apparence du droit. La circulation des marchandises dans une économie mondialisée permet facilement de masquer la violence impliquée dans leur mode de production: "Et alors les marchandises s’achètent et se vendent dans un marché, et il se trouve que ce marché ne sert pas seulement pour acheter et pour vendre, mais aussi pour dissimuler l’exploitation des travailleurs. Par exemple, sur le marché, on voit le café déjà joliment empaqueté dans sa boîte ou dans son paquet, mais on ne voit pas le paysan qui a souffert pour récolter ce café et on ne voit pas non plus le coyote qui lui a payé à un prix ridicule son travail et on ne voit pas non plus les travailleurs dans les grands ateliers qui passent leur vie à empaqueter ce café. Ou alors on voit un appareil pour écouter de la musique[...] et on trouve que c’est un très bon appareil parce que le son est très bon, mais on ne voit pas l’ouvrière de l’atelier qui a passé un nombre incroyable d’heures à fixer des câbles et à monter cet appareil et qui a touché un salaire de misère pour le faire, on ne voit pas qu’elle vit loin de son travail et tout ce qu’elle doit dépenser pour le transport, sans compter qu’elle risque en plus de se faire enlever, d’être violée ou assassinée..."(Armée zapatiste de libération nationale. Mexique. Extrait de la Sixième déclaration de la forêt de Lacandone)
Développons l'exemple du commerce mondial du café comme nous invite à le faire les Zapatistes du Chiapas au Mexique, héritiers d'une lutte contre le capitalisme vieille de plus de 500 ans. La situation des petits producteurs de café partout dans le monde est tellement misérable que beaucoup n'arrivent même plus à rentrer dans leur frais de production pendant que les entreprises comme Nestlé qui leur achètent leur production à des prix dérisoirement bas, dégagent des bénéfices record.(c'est un exemple comme un autre; on pourrait faire la même analyse pour la production de bananes, de coton, de cacao etc.). Cette situation actuelle a une histoire qu'il faut connaître: sous l'effet de la mondialisation néo libérale qui a conduit à supprimer dans les années 1990 toutes les protections sur les prix qui constituaient un filet de sécurité pour les petits producteurs alors que, dans le même temps, le FMI (Fonds Monétaire International) incitait certains pays à se lancer dans la production de café (pour développer une culture destinée à l'exportation et avoir les devises nécessaires pour rembourser les dettes au détriment de la production pour la population locale qui se retrouve, très souvent, en situation de famine pure et simple), ces petits producteurs se retrouvent aujourd'hui asphyxiés économiquement du fait de la chute du cours du café avec sa surproduction mondiale. Cette situation n'a donc rien d'une "catastrophe naturelle " pas plus qu'elle n'est le produit des "lois de l'économie" contre lesquelles on ne pourrait rien. Elle est le résultat d'une politique qui a été délibérément conduite à l'échelle internationale par les grandes puissances politiques et économiques. Que peut alors faire un petit producteur de café qui ne parvient plus à vivre de sa production? Deux choses: soit abandonner sa terre en la vendant pour une bouchée de pain à des grands propriétaires fonciers et aller louer sa force de travail pour un salaire de misère aux grandes industries capitalistes qui s'implantent dans les mégapoles: le processus de spoliation de la terre est alors accompli derrière le masque du "droit". Soit, se recycler dans une production lucrative mais interdite comme la coca (d'où on extrait la drogue qui est, avec les armes et la publicité, un des trois plus gros morceaux du commerce mondial actuel) ce qui donnera alors un alibi au pouvoir étatique pour lui déclarer la guerre avec l'appui bienveillant des entreprises transnationales et des grandes puissances étatiques comme les Etats-Unis.
La situation d'une région comme celle du Chiapas au Mexique illustre jusqu'à la caricature ce processus odieux de spoliation: il s'agit de la région du Mexique la plus riche en ressources naturelles ( entre autres, du pétrole et du gaz) et pourtant c'est la région la plus pauvre du Mexique. Un tel paradoxe ne s'explique là aussi que par la spoliation et l'expropriation dont ont été victime ces gens. Là -bas comme chez nous en Europe à la sortie du Moyen-Âge, le capitalisme n'a pu trouver le terreau sur lequel il allait pouvoir se développer que par le démantèlement de l'institution communale de la terre et l'expulsion des petits paysans qui constitueront le bataillon dans lequel il pourra puiser pour développer le salariat et avoir à disposition un "stock" de main d'oeuvre bon marché. Voilà ce qu'est le commerce que les premiers colons européens sont venus leur apporter il y a déjà plus de cinq cents ans pour les indiens Yaqui: "un chariot de l'argent dont les quatre roues sont: la spoliation, l'exploitation, la répression et le mépris." (ibid.)
On pourrait s'autoriser à conclure de ces analyses que l’utopie d’une pacification des relations internationales sous l’effet du développement des échanges commerciaux n’a pas résisté à l’épreuve du XXème siècle et a rejoint le cimetière des idées mortes: "Notre expérience au XXème siècle des conflits impérialistes, de la compétition économique internationale, et des guerres mondiales nous interdit de partager la conviction du Siècle des Lumières, persuadé que le capitalisme promouvrait la paix mondiale." (Christopher Lasch, ibid. Le seul et vrai paradis, p. 146) Néanmoins, cette critique classique du capitalisme ne saurait constituer le fin mot de l'histoire. Elle néglige le fait que, par un certain côté, l'expansion du capitalisme à l'échelle mondiale a bien eu une dynamique pacificatrice. Il conviendra cependant d'en préciser les limites, que n'a pu apercevoir Montesquieu à son époque, ce qui nous conduira à un problème crucial concernant l'avenir du monde actuel, celui que nous avions évoqué à la fin de l'introduction.
b) La Paix de cent ans et la seconde mondialisation: de la Pax britannica à la Pax americana
Il faut distinguer ici trois niveaux d'analyse pour accorder la thèse voulant que le commerce a bien pu véhiculer un idéal de paix avec les développements précédents qui l'associent au développement d'une logique de guerre. C'est seulement au niveau des relations internationales entre grandes puissances qu'il est légitime de soutenir que l'économie de marché mondialisée a eu une vertu pacificatrice. Factuellement, ce qui va tout à fait dans ce sens, c'est cette période qui a duré très exactement un siècle, allant de la fin des guerres napoléoniennes en 1815 jusqu'en 1914, pendant laquelle s'est mise en place, pour la première fois, l'économie de marché à l'échelle mondiale (la première mondialisation) et qui a coïncidé avec une ère de paix exceptionnelle:"Au XIXème siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815, à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les uns aux autres que dix-huit mois au total." (Polanyi, La grande transformation, p. 39) C'est cela que l'on appelle la "Paix de Cent Ans." On s'appuiera ici sur la thèse de K. Polanyi (2) pour comprendre deux choses. Pourquoi, d'abord, le commerce a pu être le facteur clé de cette paix mondiale inédite. Mais aussi pourquoi elle était destinée à rester précaire et devait finalement laisser place aux deux guerres mondiales du XXème siècle, une fois l'économie mondiale de marché effondrée.
Polanyi pense trouver le facteur décisif expliquant la Paix de cent ans dans le rôle joué par la haute finance internationale:"le secret du maintien de la paix générale résidait sans aucun doute dans la position, l'organisation et les techniques de la finance internationale." (ibid., p. 46) En effet, avec la première construction d'une économie mondiale de marché au XIXème siècle, le maintien de la paix, entre grandes puissances était devenue la condition essentielle de la bonne marche des affaires du monde économique. Plus précisément encore,"le commerce dépendait dorénavant d'un système monétaire international qui ne pouvait fonctionner lors d'une guerre générale."(Polanyi, La grande transformation, p. 52) Ce système était celui de l'étalon-or à la base de la construction d'un marché mondialisé et censé garantir son fonctionnement autorégulateur:"Le commerce mondial, c'était la vie sur la planète désormais organisée comme un marché autorégulateur comprenant le travail, la terre et la monnaie, avec l'étalon-or comme gardien de cet automate gargantuesque." (ibid., p. 300) La question de l'intégration, dans le marché mondial du travail et de la terre peut être laissée de côté ici (leur traitement est déjà, par ailleurs, assez largement entamé sur ce chantier) pour se concentrer sur la question monétaire qui constitue donc la clé de voûte de la paix mondiale. L'étalon-or est un système dans lequel l'étalon monétaire correspond à un poids fixe d'or. Toute émission de monnaie se fait avec une contrepartie et une garantie sur un stock d'or en réserve. C'est donc une monnaie adossée à l'or qui est censé lui garantir sa valeur: "as good as gold" (aussi bon que de l'or), comme le résumaient bien les capitalistes anglais, qui ont été les promoteurs de ce système à cette époque où ils dominaient encore le monde. Cela signifie que ce qui garantit la confiance qu'on a dans la monnaie, c'est de pouvoir la convertir, à tout moment, en or. Si ce métal a pu ainsi faire converger tous les appétits financiers vers lui pour servir d'étalon universel de mesure de la valeur des biens, c'est dû d'abord à l'attrait qu'il a exercé durant des siècles, voir des millénaires, en tant que symbole du divin. Ainsi, il était encore considéré au Moyen âge comme un don car il symbolisait pour le monde religieux de cette époque le corps du Chist, de la même façon que dans l'Egypte antique on le prenait pour la chair des dieux. Plus généralement, on a de nombreux exemples, dans l'histoire monétaire de l'humanité, d'objets religieux qui ont pu se transformer, le plus facilement du monde, en monnaies, en vertu de l'attrait collectif qui se concentrait autour d'eux (une éude a pu montrer que les grandes familles fortunées, qui ont réussi à traverser les siècles en se mettant suffisamment à l'abri des grands krachs économiques jalonnant l'histoire moderne, investissaient, en priorité, dans trois valeurs-refuge, celles dont on est sûr qu'elles conserveront toujours leur attrait, quelque soient les viscissitudes du marché: la terre, les oeuvres d'art...et l'or). Le système monétaire de l'étalon-or est donc ce qui a pu faire tenir debout, pendant exactement un siècle, tout le reste de l'économie mondiale de marché. C'est à ce niveau d'analyse qu'on peut comprendre pourquoi l'économie de marché a pu véhiculer et concrétiser un idéal de paix entre grandes puissances, inédit dans les annales de la civilisation occidentale.
Mais, à un deuxième niveau, le maintien de la paix entre grandes puissances n'était nullement incompatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. C'est bien ce qui s'est passé durant la Paix de cent ans. Dans un autre de ses textes, plus tardif, daté de 1957, La liberté dans une société complexe, Polanyi soulignait bien lui-même cette restriction de taille, qui explique pourquoi on a pu souvent associer étroitement et trop hâtivement le capitalisme au développement d'une pure et simple logique de guerre:"Le système de marché a assuré un siècle de paix entre les grandes puissances, mais a infesté les continents non peuplés de Blancs avec des guerres cruelles de conquête et de soumission." (Polanyi, Essais, p. 553) C'est en cela que la thèse polanyienne d'une pacification des relations internationales via la construction d'un marché mondial sur la base du système financier de l'étalon-or est tout à fait compatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. De ce point de vue, on peut déjà facilement faire un premier parallèle entre "la Paix de Cent Ans" qu'a connu le XIXème siècle et celle que nous connaissons depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui a accompagné la deuxième mondialisation; dans ce dernier cas non plus, elle n'a pas empêché, au plan régional, la multiplication de guerres concentrées, pour l'essentiel, comme la fois précédente, dans les régions du Sud. Sous l'égide de la Pax americana, à l'échelle mondiale (on peut situer la grande ligne de partage des eaux qui fait passer d'un ordre mondial dominé par l'empire britannique à l'émergence de la suprématie américaine, à dater de la Première guerre mondiale. Sur ce point, comme sur d'autres, cette première grande boucherie industrielle marque une césure fondamentale qui inaugure une ère nouvelle dans notre histoire récente), et pour ne prendre que les guerres qui ont eu l'impact médiatique le plus important, on a eu le Koweit (1991), le Kosovo (1999), l'Afghanistan (2001), l'Irak (2003), la Libye (2011), avec, à chaque fois, la super-puissance américaine jouant le rôle de gendarme du monde pour faire respecter la loi du marché. Mais, si la haute finance internationale a pu avoir des intérêts dans des guerres coloniales, comme cela peut être encore le cas aujourd'hui, sous des formes néocoloniales déguisées, derrière l'alibli de "guerres humanitaires", pour reprendre la terminologie officielle, c'est tant qu'elles restent isolées et ne dégénérent pas en une conflagration mondiale entre grandes puissances.
Enfin, le troisième niveau d'analyse à prendre en compte est celui qui concerne la structure interne des sociétés soumises à l'ordre marchand. Sur ce plan là, les libéraux comme le montre bien ce texte de Montesquieu, à la grande différence de nos présumés "libéraux" actuels, avaient pleinement conscience des effets indésirables de la généralisation des rapports des marchands. Pour en apercevoir les implications touchant la question de la guerre et de la paix qui nous occupent ici, il faut repartir de l'aube du capitalisme moderne.
L'argent et la poudre à canon: du citoyen en arme aux armées professionnelles
On a pu soutenir, non sans quelques bonnes raisons, que la dynamique du capitalisme moderne s'est véritablement enclenchée à partir de l'utilisation de la poudre à canon dans les guerres (nous parlons de l'utilisation et non de l'invention car, en réalité, la Chine l'avait déjà inventé bien avant mais sans que cela entraîne les bouleversements sociaux, politiques et économiques que nous connaîtrons en Occident). C'est à partir de là que commencerait à se faire la bascule qui va nous plonger dans une nouvelle ère, la nôtre. Il faudrait sûrement nuancer ce diagnostic: l'avènement du capitalisme moderne est le fruit d'une série de facteurs qui fait qu'il serait très périlleux de vouloir en isoler un pour en faire l'élément décisif. Il faudrait plutôt reprendre l'image que C. Castoriadis donnait d'un magma de facteurs qui vont s'agréger ensemble pour faire émerger cette nouveauté inouïe dans l'histoire humaine. Mais, parmi ceux-ci, la poudre à canon n'est effectivement pas des moindres pour comprendre le processus de restructuration des sociétés qui va faire voler en éclats l'âge de la féodalité et laisser place nette à une toute nouvelle ère.
Ce qu'il importe en premier d'observer c'est que l'usage de la poudre à canon est inséparable de l'extension de l'économie fondée sur l'argent qui a lieu vers la fin du Moyen âge, au XIVème siècle, le pire avec le XXème siècle, dans l'histoire de la civilisation occidentale en production d'horreurs de toute sorte, comme certains éminents historiens ont pu le soutenir, avec de bonnes raisons:"A l'époque de l'apparition des armes à feu, pecunia [l'argent] devint le nervus belli [nerf de la guerre], la poudre priva le chevalier et le citoyen de leur arme pour la placer dans la main du mercenaire, faisant ainsi de sa possession et de son usage le privilège du détenteur d'argent." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 225) Ce que l'usage de la poudre à canon induit immédiatement, c'est donc une professionnalisation du service des armes. Avant cela, les armes de guerre comme l'épée pouvaient être la propriété de n'importe quel citoyen, même peu fortuné: vous pouvez sans problème garder une arme blanche comme une épée et la transporter sur vous; un canon à trimballer, c'est autre chose... La logistique et les infrastructures matérielles qu'implique l'usage de la poudre à canon ne pouvaient donc être pris en charge que par une lourde organisation centralisée entre les mains de l'Etat. La force armée qui était autrefois, d'une ampleur modeste et surtout non spécialisée en un corps de professionnels devint, à partir de là, une affaire de spécialistes dont c'est le gagne-pain. On passe ainsi d'une problématique de la sûreté où ce sont les citoyens qui assuraient eux-mêmes la défense du territoire à une problématique de la sécurité où elle est assurée par un corps de professionnels. C'est à partir de là que naît la figure du soldat: au sens étymologique, le soldat est celui qui touche la solde en échange de son travail; en ce sens, on peut rejoindre R. Kurz pour en faire le prototype du salarié moderne. Conséquence directe, la structure militaire s'est séparée de la société pour se concentrer dans l'Etat :"D’une société sans structure militaire ou presque, avec un impact « superficiel », où chaque sujet avait ses propres armes (« La guerre pouvait s’appuyer sur une logistique décentralisée ») ; on passe à un « appareil militaire commença[nt] à se détacher de l’organisation sociale », où l’armée devient une institution permanente et dominante." (A. Campagne, La guerre moderne comme origine du capitalisme - Robert Kurz) C'est à ce point précis qu'armées de métier et économie fondée sur l'argent se donnent la main, pour se co-développer. Les gouvernements vont voir leurs besoins monétaires croître dans des proportions considérables pour financer ces armées professionnelles toujours plus importantes, ce qui va impulser logiquement l'extension de l'économie basée sur l'utilisation de l'argent en même temps qu'une augmentation considérable de la pression fiscale sur les populations. Si l'on retient l'exemple de la France, c'est une gloire qu'il faut rendre au roi soleil Louis XIV d'avoir fait passer cette professionnalisation du service des armes sur une toute nouvelle échelle permettant désormais de parler d'armée moderne:"A sa mort (1715), l'armée royale comptait 500 000 hommes contre 20 000 en 1630!" (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 119)
Parmi les grands bouversements sociaux et politiques que ce nouveau régime de la guerre va engendrer, on en retiendra deux particulièrement problématiques pour le destin de nos sociétés qui ont hérité de cette révolution. D'abord, il faut bien se rendre compte que pour les fondateurs des doctrines libérales au XVII et XVIIIème siècles, la formation d'armées de métier constituait une menace tout à fait inédite pour la liberté des individus désormais désarmés et sans défense face à un pouvoir d'Etat devenu exorbitant. C'est un point particulièrement important à partir duquel les idéaux d'origine du libéralisme classique (qui sont, comme le laisse penser le terme lui-même, d'abord des idéaux de liberté individuelle) vont être amenés à diverger de plus en plus avec la réalité du développement des sociétés dites "libérales" qui seront, en réalité, de moins en moins libérales s'il fallait les juger à l'aune des critères des premiers libéralismes. C'est un point que N. Chomsky, un des derniers vrais libéraux actuels se réclamant des origines du mouvement, a bien mis en évidence. C'est dans la même veine de cette tradition libérale originelle que le président D. Eisenhower, en personne, dans les années 1950, mettait en garde, en pleine Guerre froide:"La conjonction d’une armée massive et d’une vaste industrie de l’armement est inédite chez nous. Nous devons nous protéger d’une trop grande et injustifiée influence, voulue ou non, du complexe militaro-industriel. Ne laissons jamais cette combinaison menacer notre liberté et notre démocratie."
De surcroît, la deuxième tare majeure que suscite un tel bouleversement, aux yeux des promoteurs de l'idéal républicain (vs la monarchie), résidait dans le fait d'introduire par ce biais le virus de la corruption en permettant aux citoyens d'abandonner un idéal de vertu civique au profit de leurs intérêts purement privés; on tient là un ferment de décomposition de la société qui s'introduit par ce biais et dont nous avons aujourd'hui sous les yeux les ultimes développements. A partir de là, le fondement de la citoyenneté ne réside plus dans le droit de porter des armes pour défendre le territoire commun mais dans la propriété privée, et d'abord, la plus importante de toutes à cette époque, celle de la terre. Pour C. Lasch, c'est même la transformation la plus importante que l'idéal républicain va avoir à subir au cours de son histoire. Il faut bien voir que, tant que le port des armes est considéré comme le fondement de la citoyenneté, cela signifie que l'on est prêt à sacrifier son intérêt particulier pour l'intérêt général, la défense du territoire commun; quand le fondement de la citoyenneté devient la propriété, c'est, à l'inverse, plutôt l'intérêt général qu'on sera prêt à sacrifier pour son intérêt particulier.
De ce point de vue, la question de l'institution du suffrage universel lors de la Révolution de 1848, en France, est très significative. On la présente presque toujours comme une grande conquête populaire pour la démocratie. Mais c'est oublié le fait qu'il n'était pas considéré comme la priorité par les ouvriers qui étaient sur les barricades. En fait, ce sont deux conceptions de ce que devait être une République qui s'opposaient. Pour les partisans d'un système représentatif, essentiellement issus de la classe moyenne, la petite-bourgeoisie, c'était effectivement le suffrage universel qui constituait la première des revendications; mais pour les ouvriers insurgés, il s'agissait de faire valoir une véritable participation de tous aux affaires politiques, soit une démocratie, au sens propre du terme; dans ce cadre, le fondement de la citoyenneté était tout autre:"Comme l'a montré Louis Hincker dans sa thèse, les acteurs de la révolution de 1848 se considéraient comme des "citoyens-combattants". A leurs yeux, ce n'est pas le bulletin de vote qui définissait la citoyenneté, mais le fusil."(G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 321) Par conséquent, l'une des premières mesures prises fût d'ouvrir la Garde nationale, chargée du maintien de l'ordre, à la classe ouvrière, alors qu'elle avait été, depuis la Révolution de 1789 (hormis une brève parenthèse entre 1792 et 1795 pendant laquelle a pu s'exercer un réel pouvoir populaire pour cette raison) , le monopole de la bourgeoisie qui constituait ce qu'on avait appelé dès cette époque la classe des "citoyens actifs" (vs les "citoyens passifs"), qui seuls étaient habilités à exercer le pouvoir.
L'utopie destructrice de la société de marché et l'effondrement du système de l'étalon-or
De fait, et au bout du compte, les grandes calamités du XXème siècle ont formé le prix extrêmement salé à payer une fois l'économie mondiale de marché effondrée. Pour comprendre comment ce cataclysme a pu se produire, il faut donc repartir du système financier international de l'étalon-or en tant qu'il a été la clé de voûte de la première mondialisation, dont l'effondrement devait nécessairement entraîné à sa suite tout le reste de l'édifice. Dans cette grille de lecture, la chute du système de l'étalon-or entraîna donc la désintégration de l'économie mondiale:"l'étalon-or est [l'institution] dont l'importance a été reconnue comme décisive; sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe." (Polanyi, La grande transformation, p. 37) A partir de là, ce qui s'écroule ce sont les conditions qui avaient garanti, pendant un siècle, la paix mondiale entre les grandes puissances et s'ouvrent alors devant nous les horreurs inédites, sur une telle échelle, du XXème siècle, le fascisme, les camps de la mort et ses deux guerres mondiales. L'effondrement du système international de l'étalon-or devait donc saper pour de bon les bases sur lesquelles avait reposé la paix mondiale au XIXème siècle:"Le succès du Concert européen, né des besoins de la nouvelle organisation internationale de l'économie, devait inévitablement prendre fin avec la dissolution de celle-ci." (ibid., p. 56) "Le Concert européen" était donc cette entente pacifique entre les grandes puissances pour commercer entre elles sur la base du système de l'étalon-or. Nombreux étaient alors les discours, dans les années 1900-1910, jusqu'à la veille de la Première guerre mondiale, reprenant le thème du "doux commerce" cher aux libéraux du XVIIIème siècle comme Montesquieu, affirmant que le monde ne connaîtrait plus de guerre du fait de l'interdépendance économique entre les grandes puissances. On sait aujourd'hui ce qu'il advint; c'est le même genre de discours qui a pu être recyclé pour faire valoir la seconde mondialisation sous l'empire de la Pax americana.
Maintenant le point clé consiste à soutenir que cet effondrement n'avait rien d'accidentel mais qu'il est pour ainsi dire programmé dans un système qui prétend vouloir faire de la monnaie une marchandise comme une autre, soit quelque chose qui se vend et s'achète sur un marché à un certain prix, fixé par l'intérêt et censé s'autoréguler suivant la loi de l'offre et de la demande. Ce projet est, dira Polanyi, celui d'"un système de monnaie-marchandise internationale". (ibid., p. 271) Il est tout ce qu'il y a de plus problématique. On pourra même aller jusqu'à soutenir, dans le prolongement des analyses polanyiennes, qu'il relève d'une impossibilité qu'on ne pourrait s'entêter à vouloir réaliser qu'au prix de la désintégration de la société elle-même.
Pour montrer pourquoi un tel système est voué à demeurer structurellement instable, deux voies différentes, qui rejoignent la même conclusion, sont explorées ici. On laissera de côté la première se contentant d'en résumer juste l'essentiel ici. Un système financier construit sur la base d'un monopole monétaire, comme le dollar aujourd'hui, est du même ordre que la monoculture de l'agriculture industrielle: leur résilience (capacité à absorber un choc) est très faible puisqu'il n'y a pas de soupape de sécurité si l'élément de base du système vient à avoir une défaillance. C'est un fait qui est aujourd'hui solidement établi: la diversité (que ce soit la biodiversité pour l'agriculture ou un pluralité de monnaies pour le système financier) est un des deux facteurs clés de la résilience de n'importe quel système, artificiel aussi bien que naturel (l'autre étant l'inter-connectivité: pour donner un exemple parlant, un écureuil qui se nourrit de tout est beaucoup plus résiliant qu'un panda qui ne mange qu'une seule espèce bien précise de bambou)
Le deuxième biais pour rendre compte de cette instabilité systémique consiste à reprendre une approche de type polanyienne en exhibant les limites insurmontables du projet libéral de construire un marché pour la monnaie obéissant aux mécanismes de l'offre et de la demande et capable de s'autoréguler par ce biais. C'est cette voie qu'on va explorer ici, qui permettra, en passant, d'égratigner, une fois encore, deux mythes centraux de l'utopie libérale, celui de l'efficience et celui de l'autorégulation du marché. La monnaie (comme la terre et le travail dans l'analyse polanyienne) ne peut devenir réellement une marchandise dont le prix varierait en fonction de la loi de l'offre et de la demande, alors même qu'elle est censée jouer ce rôle dans le monde idéal rêvé par les économistes libéraux. Elle est pour cette raison ce que Polanyi appelle une "marchandise fictive". Pourquoi? C'est une question simple et essentielle à traiter mais qui demande un développement un peu long. On essaiera ici, au moins, de faire déjà une partie du chemin, renvoyant pour la suite à l'élément du cours si l'on souhaite aller au fond des choses.
On donnera deux raisons préliminaires pour approcher le coeur du problème. D'abord, du point de vue de l'usage fondamental de la monnaie comme étalon de la valeur des choses. A ce titre, elle est comme le mètre pour les longueurs ou le kilo pour les poids. Imaginez simplement un monde où le kilo et le mètre varieraient en fonction de l'offre et de la demande... L'usage comme étalon de ces instruments de mesure serait rendu très problématique. C'est pourtant bien ainsi que la "monnaie-marchandise" est censée fonctionner dans les économies libérales, dans la mesure où elle est utilisée dans le cadre des marchés financiers comme un instrument de spéculation pour faire du profit qui fait que son prix variera suivant l'offre et la demande; c'est ce qui est dit par l'économiste B. Lietaer dans ce documentaire pour s'initier à la question de la monnaie en général, et des monnaies non officielles actuelles, en particulier, La double face de la monnaie, à partir de 6'30.
A travers la monnaie, ce qui est donc attaqué ici, c'est un des trois piliers fondamentaux porteurs de la vie sociale, à savoir, notre unité de mesure de ce à quoi nous donnons une valeur: nous n'avons plus d'étalon fiable pour en juger à partir du moment où l'unité de mesure de la valeur est sujette à des variations suivant les aléas du marché.
Il en découle directement la deuxième raison: une monnaie laissée aux soins du marché produirait, suivant ses variations de prix, une "alternance de la pénurie et de la surabondance de la monnaie [qui] se révélerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour les sociétés primitives." (Polanyi, La grande transformation, p. 123-124) En lieu et place de catastrophes naturelles, ce sont désormais d'abord et avant tout des crises monétaires qui menacent l'intégrité des sociétés de marché. Cette instabilité chronique se manifeste donc d'une double façon. Soit par un trop plein de monnaie, l'inflation, qui fait que l'argent perd sa valeur, comme le montre le cas extrême de ce billet du Zimbabwe, ce pays où tous les habitants sont "milliardaires", comme on s'est plu à le caractériser ironiquement:
On parle alors de "monnaie de singe", de la monnaie qui ne vaut plus plus rien. Soit, la crise se produit par un manque de monnaie qui assèche l'économie, la déflation. Dans ce cas, c'est tout le circuit économique des échanges qui est paralysé, faute d'argent.
La période actuelle donne une bonne illustration de cette alternance de surabondance et de pénurie d'argent. D'abord, avec l'abandon de l'étalon-or en 1971, suite à la décision américaine de supprimer la convertibilité du dollar en or, la tendance à l'inflation s'est considérablement accrue puisque, désormais, l'émission monétaire n'est plus limitée par une certaine quantité d'or en couverture:"Après l'abandon de l'étalon-or, l'inflation est en effet devenue la caractéristique principale des monnaies nationales du XXe siècle. Même les monnaies les plus stables de la période d'après guerre - comme le mark allemand et le franc suisse - ont perdu entre 1970 et 2000 pas moins de 60% de leur valeur. Dans le même temps, le dollar perdait 75 % de sa valeur et la livre sterling 90 %." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 56) A cette période d'"inondation" a succédé une période de"sécheresse", suite au grand krach financier de 2008:"Une des conséquences immédiates sera que la disponibilité des finances provenant du système bancaire va se rétrécir pendant une période plus longue que quiconque le désire, ce qui posera des problèmes de croissance..." (ibid. p. 73) Or, comme comme nous ne ferons que l'évoquer ici, la croissance est une nécessité absolue pour permettre à l'économie capitaliste de se reproduire: une société de croissance sans croissance est vouée aussi sûrement à la panne qu'une voiture à essence sans essence. Croître ou mourir, telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste, comme aurait pu le dire Marx, qui lui avait préféré la formule qui revient, au fond, au même:"Après moi le déluge!"
De ce point de vue, on peut dire que le danger le plus proche pour nos sociétés, ne renvoie pas aux sujets les plus médiatisés: la menace la plus immédiate, ce n'est pas la crise écologique (épuisement des sols, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité) qui devrait encore laisser quelque temps avant de produire ses effets les plus critiques, qui feront, entre autres, que l'alternance de "la pénurie et de la surabondance" d'eau se manifestera de façon de plus en plus catastrophique. Les grandes crises des anciens temps étaient dûes à des mauvaises récoltes suite aux aléas de la nature. Les crises sous le régime du capitalisme moderne sont d'une toute autre sorte: elles viennent de phénomènes qui affectent les prix de marché, soit de façon déflationiste, soit inflationiste (la première sérieuse crise de ce type étant celle de 1857). Ce qui fait peser la menace la plus immédiate pour notre avenir à tous, c'est donc d'abord l'instabilité systémique du système financier international, qui peut très bien s'effondrer du jour au lendemain sans crier gare. En polarisant l'attention sur d'autres sujets occupant le devant de la scène médiatique, nous en oublions que ce qui risque de nous tomber sur la tête le plus rapidement vient du côté monétaire. Ce qu'il faut bien voir, c'est que, de la première à la seconde mondialisation, nous avons voulu reconstruire le même type de système financier international basé sur le projet de faire de la monnaie une marchandise prise en charge par les mécanismes de marché. Si nous tenons compte du précédent de la première mondialisation, il n'y a pas lieu de se montrer particulièrement optimiste quant au destin d'une telle entreprise et des conséquences que son échec pourrait avoir pour la paix mondiale. La nouvelle configuration, c'est que relativement à la guerre mondiale de 1939-1945, ce n'est plus du tout le même arsenal d'armes de destruction de masse qu'ont entre leurs mains les grandes puissances: le fait est que nous ne pouvons plus nous payer le "luxe" d'une troisième guerre mondiale sans poser la question radicale de la survie de l'humanité.
Le risque systémique qui plane au-dessus de nos têtes, c'est donc bien d'abord celui d'un effondrement du système monétaire internationale, du même ordre que celui de 1929; nous n'en sommes déjà pas passés loin en 2008 et il a fallu, pour l'éviter in extremis, que les Etats les plus puissants réinjectent quelques 700 milliards de dollars pour sauver le système bancaire mondial d'une faillite généralisée certaine.
Monsieur le perroquet, ça marche vraiment la loi de l'offre et de la demande?
A ce point, un bon libéral pur sucre sera certainement tenté de convoquer le perroquet d'I. Fisher pour faire droit, malgré tout, au projet d'intégrer la monnaie dans les circuits de l'économie de marché. On sait que cet économiste, professeur d'université aux Etats-Unis (un gage de sérieux), avait imaginé pouvoir dresser un perroquet pour répondre inlassablement à toutes les questions de ses étudiants:"C'est la loi de l'offre et de la demande, c'est la loi de l'offre et de la demande, etc."
En effet, ce qu'il importe d'intégrer d'essentiel dans l'analyse, ici, c'est que la loi de l'offre et de la demande est censée garantir le fonctionnement autorégulateur du marché (de la monnaie comme des autres biens), ce qui fait que, pour les théories libérales, il doit atteindre de cette façon l'équilibre général qui garantit son efficience (l'efficience est la capacité d'un système d'allouer de façon optimale, entre tous, une ressource rare comme la monnaie, l'eau, la terre ou toute autre bien en quantité finie). Ici, pour l'aspect des choses qui nous occupe, quand la demande en monnaie croît relativement à l'offre, son prix doit augmenter ce qui entraînerait automatiquement une baisse de la demande, ramenant le prix de marché à son équilibre; et inversement, si la demande décroît trop, le prix va redevenir attractif stimulant à nouveau la demande. Les mécanismes de la loi de l'offre et de la demande sont ainsi censés fonctionner comme une force de rappel qui évite au marché un emballement excessif du prix de la monnaie, ou, à l'inverse, son effondrement. Voilà pour la théorie. Dans la pratique du fonctionnement des marchés financiers, c'est une toute autre mayonnaise. Partons des faits eux-mêmes. Selon l'économiste belge Bernard Lietaer, un des architectes de la mise au point technique de l'euro, le FMI (Fonds Monétaire International) avait recensé dans le monde, depuis 1970, sur une période 25 ans, 145 crises bancaires, 208 crises monétaires et 72 crises de dettes publiques. Cette instabilité chronique d'un système de "monnaie-marchandise" se manifestant par des emballements, à la hausse comme à la baisse, des valeurs monétaires, n'est évidemment pas du tout conforme à ce qu'enseignent et prévoient les théories du libéralisme économique. Pourquoi la loi de l'offre et de la demande a tellement de mal à jouer ici sa fonction de rappel à l'ordre? Telle est la question simple mais essentielle à poser et traiter pour voir la nature précise de la menace qui plane sur nos têtes d'un effondrement du système monétaire international. C'est ici que nous nous arrêterons pour renvoyer à l'élément du cours où elle est traitée. Pour résumer (très) vite l'essentiel du problème, la loi du marché, pour bien fonctionner, doit faire, parmi différentes hypothèses, celle d'un individu pour qui la relation aux biens prime sur la relation aux autres. Or, il n'est pas du tout évident qu'ils puissent se comporter effectivement de cette façon, surtout pour ce qui concerne les questions monétaires. La monnaie obéit à une logique similaire à celle d'une langue: plus il y a de personnes qui la parlent et plus il devient avantageux pour moi de l'utiliser; c'est le cas aujourd'hui de l'anglais. Pour la monnaie, il en va de même: plus une monnaie est utilisée (mettons le dollar) et plus elle devient attractive; mais cela veut dire que dans ce genre de cas, la loi de l'offre et de la demande ne peut plus jouer sa fonction de force de rappel; nous nous retrouvons pris, au contraire, dans un phénomène d'emballement mimétique (on imite les autres): l'augmentation de la demande pour une monnaie, la rend toujours plus attractive, et renforce donc toujours plus la demande pour elle au lieu de ramener le marché à l'équilibre.Les phénomènes de bulle spéculative s'expliquent très généralement par ce fait que l'hypothèse d'un individu centré sur sa relation aux biens sans tenir compte des autres est très difficile à faire respecter, sans même tenir compte du fait de savoir si le monde qui en découlerait serait tout simplement vivable humainement: voir, Les hypothèses risquées du perroquet néoclassique.
Quoiqu'il en soit, on doit déjà apercevoir ce fait que la paix mondiale actuelle entre grandes puissances est vouée à rester précaire et instable. Si l'histoire ne se répète jamais tout à fait de la même façon, il n'y a, donc pas lieu d'être particulièrement optimiste quant aux conséquences d'un effondrement du système monétaire international si l'on tient compte du précédent du XXème siècle. Comment conjurer une telle menace?
c) L'économie de réciprocité
L'issue finale de ma réflexion me conduira à prendre le contre pied de la conception du libéralisme économique, la doctrine de l'économie de marché. Elle consistera à dire que le commerce ne saurait constituer une source de pacification durable de la réalité humaine qu'à la condition expresse d'être prioritairement instituée sur la base d'un principe de réciprocité et non d'échange marchand. J'illustrerai la nature de ce principe de réciprocité par une légende soufi (le soufisme est un courant ancien de la mystique de l'Islam persécuté aujourd'hui par les fanatiques intégristes) décrivant le paradis:
Conclusion
a) Montesquieu donnait une double réponse quant aux effets du développement des échanges marchands: positifs sur le plan des relations internationales en pacifiant les rapports entre les nations; beaucoup plus problématique quant aux rapports sociaux entre individus au sein d'une société.
b) La première partie de la thèse a une certaine validité si l'on ne tient pas compte de la multiplication des conflits locaux concentrés dans les régions dites "pauvres" du Sud, qu'encourage aujourd'hui comme hier le capitalisme mondialisé. Mais tout laisse à présager que la paix à l'échelle planétaire que garantit l'économie mondiale de marché risque de prendre fin tôt ou tard. Si l'on se fie au précédent historique du destin tragique de la première mondialisation, il n'y a pa lieu d'être particulièrement optimiste quant à l'issu d'un nouvel écroulement.
c) Polanyi, en 1944, indiquait déjà la nature du défi à relever suite à l'effondrement de la première mondialisation:"Nous devons essayer de conserver par tous les moyens à notre portée ces hautes valeurs héritées de l'économie de marché qui s'est effondrée." (Polanyi, La grande transformation, p. 344) Il avait en vue deux choses en parlant de ces "hautes valeurs": la liberté et la paix. Je laisse de côté ici la question de la liberté. Pour garantir une paix durable et affronter le défi immense que nous avons devant nous, nous aurons sans doute besoin de moins de rapports marchands et de plus de relations, aussi bien entre sociétés qu'entre individus, qui reposent sur un principe de réciprocité généralisé, tel qu'imaginé par la légende soufie...
(1) Un prix ridiculement faible même tenant compte de l'extraordinaire quantité d'énergie que l'on peut extraire d'un litre de pétrole, contrairement à ce que les gens s'imaginent lorsqu'ils trouvent le prix du litre d'essence trop cher. Pour le soupçonner, demandez-vous simplement l'équivalent de quelle quantité d'énergie tirée de la force musculaire du travail humain il faudrait pour pousser votre voiture à la même vitesse si nous ne disposiez pas d'essence pour la faire avancer et à quel prix cela vous reviendrait s'il fallait entretenir quotidiennement cette force humaine de travail, même à supposer que l'on rétablisse l'esclavage? C'est tout le paradoxe actuel: le système économique fait apparaître comme onéreux pour beaucoup ce qui, d'un strict point de vue énergétique, est extraordinairement bon marché: en équivalent de travail humain payé au salaire minimum qu'il permet d'économiser, le baril de pétrole vaudrait autour de 56 000 dollars au lieu de la centaine de dollars qu'il coûte aujourd'hui, d'après les calculs d'un ingénieur, J. M. Jancovici. Pour bien montrer la fantastique quantité d'énergie qui a pu être libérée grâce à l'exploitation des énergies carbonées, le pétrole en premier, on renverra, de 39' 30" jusqu'à 46'10", à cette conférence de Jancovici qui donne toute une série d'exemples éclairants (attention toutefois; celui-ci, sûrement victime d'une déformation professionnelle, tend à réduire tous les problèmes socio-économiques au seul facteur de l'énergie, ce qui est certainement trop simpliste):
(2) Polanyi (1886-1964) est, à mon sens, un auteur incontournable pour notre époque et sans doute bien au-delà. Politiquement, il se réclamait du socialisme, au sens que ce terme avait originellement, que le XXème siècle a fini par complètement dévoyer, à savoir un socialisme anti étatique et décentralisé, ce que j'appelle un socialisme de liberté. Dans cette mesure, il se situe aux antipodes aussi bien de l'orthodoxie libérale actuelle que de la gauche étatiste. Son importance a été, entre autres, reconnue par J.E. Stiglitz, "prix Nobel" d'économie en 2001 ("Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d'Alfred Nobel", pour parler exactement) , qui soulignait, dans sa préface à l'édition américaine de, La grande transformation, l'ouvrage majeur de Polanyi, que la science économique et l'histoire économique "en sont venues à reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi." ( p. XIII)
"L'effet naturel du commerce est de porter la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes: si l'une a intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. Mais, si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l'on n'est affecté que de l'esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, celles que l'humanité demande, s'y font, ou s'y donnent pour de l'argent. L'esprit de commerce produit, dans les hommes, un certain sentiment de justice exacte, opposé d'un côté au brigandage, et de l'autre à ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu'on peut les négliger pour ceux des autres. La privation totale du commerce produit, au contraire, le brigandage, qu'Aristote met au nombre des manières d'acquérir. L'esprit n'en est point opposé à de certaines vertus morales: par exemple, l'hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands."
Montesquieu 1748
Introduction
Thème: quels sont les effets du commerce dans les sociétés où il se développe? Montesquieu travaille la question en préfigurant les analyses de la sociologie (étude des sociétés modernes) et de l'anthropologie (étude des sociétés indigènes dites "brigandes" par le texte), qui ne verront vraiment le jour qu'au XIXème siècle: comprendre le type anthropologique (humain) que produisent les institutions d'une société , ici celle du commerce par opposition avec celles des sociétés non marchandes. Il était judicieux ici de partir du contexte historique dans lequel s'inscrit ce texte, en plein XVIIIème siècle (ce qui supposait évidemment de pouvoir situer historiquement Montesquieu) qui est celui des débuts de l'expansion du capitalisme en Europe et qui esquisse les contours d'un nouveau monde que s'efforce de dépeindre Montesquieu et qui voit la promotion par les Lumières du thème du "doux commerce".
La thèse du texte: Montesquieu donne une double réponse. A l'échelle des relations internationales entre les nations, le commerce serait source de paix en créant des liens d'interdépendance entre elles. Mais au niveau individuel ("les particuliers") et dans les rapports sociaux que les individus entretiennent entre eux, les effets du commerce sont très ambigus car il tend à produire un type de société à l'intérieur de laquelle tout tend à se "marchandiser", c'est-à-dire, à se transformer en une marchandise, soit quelque chose qui s'achète ou se vend. Il en découle une érosion de certaines vertus morales dont disposaient les cultures non commerciales des temps passés et qui semblent pourtant indispensables à n'importe quelle société aussi bien du passé, du présent que du futur.
Ordre logique du texte
Le texte s'articule en trois moments bien distincts:
- l'analyse des effets du commerce à l'échelle des relations internationales entre les nations semblent incontestablement bénéfiques en produisant des rapports plus civilisés et pacifiés.
- mais, le type d'individus et de rapports sociaux qu'ils entretiennent entre eux que produit une société gagnée par le commerce génère des effets fortement indésirables. C'est le deuxième moment du texte.
- la spécificité du type anthropologique que produit le commerce sera d'autant mieux définie si on le compare au type anthropologique que produit une société où le commerce n'est encore qu'embryonnaire, soit une société caractérisée par le brigandage; c'est l'objet de la dernière partie du texte.
Ce que décrit ici Montesquieu comme le type anthropologique d'une société gagnée par le commerce, c'est ce que Marx appellera un siècle plus tard "le bourgeois"; un individu qui vit replié sur sa sphère privée d'intérêts et pour lequel tout tend à se transformer en une marchandise. Cette transformation du monde en marchandise et les effets pervers qu'elle peut engendrer à une époque qui voit les débuts de l'expansion du capitalisme en Europe conduit alors à relativiser considérablement la portée de la thèse de départ du texte:"L'effet naturel du commerce est de porter la paix." On verra, finalement, sur le plan international, que la thèse même de Montesquieu de la paix mondiale censée garantie par le commerce entre les nations pose un énorme problème qui met en jeu, ni plus ni moins, que l'avenir du monde, sous l'égide de la "Pax americana" (paix américaine)...
1)Les effets paradoxaux du commerce
a)La pacification des relations internationales
Les effets du commerce sont paradoxaux au plus haut point si on suit le propos de Montesquieu.
Sur le plan international des relations entre les nations, il serait source de paix et donc connoté positivement. A mesure que se développent les échanges économiques entre deux nations, celles-ci deviennent dépendantes l'une de l'autre de sorte qu'il n'est plus dans leur intérêt bien compris de se chercher querelle: "si l'une a intérêt à acheter, l'autre a intérêt à vendre." Le thème du "doux commerce " censé pacifier les mœurs est commun à tous les libéraux du XVIIIème siècle. Nous sommes alors dans le contexte d’une Europe qui hérite de deux siècles de conflits religieux meurtriers. Le développement du commerce est censé apporter une base sur laquelle s’entendre conformément à la devise voltairienne, typique de l'esprit des Lumières: "Quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion." Ou, de façon plus développée encore: "Dans les bourses d’Amsterdam, Londres, Surat ou Bassora, les Guèbres, les Juifs, les Mahométans, les Chinois déistes, les Brahmanes, les Chrétiens grecs, les Chrétiens romains, les Chrétiens protestants, les Chrétiens quakers, commercent entre eux; ils ne menacent pas les autres avec leurs poignards pour les gagner à leurs religions." (Voltaire cité par Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 146) Ce qui tendrait à confirmer ces propos tient dans le fait qu'un pays comme la Hollande, qui, à l'époque de Montesquieu, était l'un de ceux qui étaient ( si ce n'est le moins) gangréné par les haines entre sectes religieuses, était aussi celui où le commerce et l'esprit du capitalisme étaient le plus développé.
C’est un des facteurs qui peut expliquer le triomphe en Occident d’une activité, le commerce, qui avait été jusque là toujours plus ou moins été méprisé et contenu dans des limites étroites.
L'exemple qu'on donne habituellement, à l'époque actuelle à l'appui de la thèse du "doux commerce" est celui de la construction européenne au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Le motif invoqué était de rendre impossible une nouvelle guerre entre les grandes puissances européennes en créant des liens d'interdépendances économiques; ainsi Robert Schuman dans sa déclaration de 1950:" le gouvernement français propose immédiatement (…) de placer l'ensemble de la production franco-allemande de charbon et d'acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d'Europe. (…) La solidarité de production qui sera ainsi nouée manifestera que toute guerre entre la France et l'Allemagne devient non seulement impensable, mais matériellement impossible. " Le but affiché est clairement politique et porté par des valeurs pacifiques: instituer un état de paix durable entre les peuples européens. Le moyen sera économique, d'abord en organisant en commun la production de charbon et d'acier. Effectivement, force est de constater que, depuis 1945, les grandes puissances européennes ne se sont plus fait la guerre, ce qui va tout à fait dans le sens de la thèse du texte. Cependant, cette idée d'une construction européenne pour établir la paix a pu être vivement critiquée. Pour le philosophe Marcel Gauchet, c'est là de la pure propagande car, en réalité, c'est l'inverse qui est vrai: c'est la paix établie par la Guerre froide entre les deux grandes puissances russe et américaine qui a permis de faire la construction européenne. Au, lendemain de la Deuxième guerre mondiale, les principales puissances européennes, dévastées, auraient, de toute façon, été bien incapables de se faire la guerre: "Cette idée est une vulgate propagandiste d’une telle absurdité historique que sa longévité me stupéfie. Soyons sérieux : une possible guerre européenne aurait concerné trois pays: la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Or de 1945 à 1948, aucune de ces trois nations n’était en mesure de mener une guerre quelconque, avec une armée américaine omniprésente et une armée rouge stationnant à trois cents kilomètres de Strasbourg." (Nous avons rencontré Marcel Gauchet)
En outre, c'est un fait essentiel pour comprendre la nature exacte et le destin éventuel de la construction européenne de voir qu'elle a été conçue dès ses origines, dans les années 1930, bien avant donc qu'elle devienne une réalité, à partir du Traité de Rome de 1957. Il s'agit, à la base, d'un projet d'économie politique pensée dans le cadre de l'ordolibéralisme. C'est donc un certain courant du libéralisme qui diverge du courant qui avait été jusque là dominant, en ce sens qu'il ne conçoit pas le marché économique comme un ordre spontané qui émergerait simplement de la libre entreprise et du "laisser-faire". Fondamentalement, pour l'ordolibéralisme, le marché doit être une construction juridico-politique des Etats membres qui organise la concurrence généralisée: on est donc très loin d'une forme de coopération et de solidarité entre les nations européennes, tel que le présentait R. Schuman en 1950. Au contraire, l'ordolibéralisme radicalise le libéralisme classique. Il ne s'agit plus seulement de faire rentrer en compétition des entreprises privées mais aussi des systèmes sociaux, fiscaux, des systèmes éducatifs, de santé, etc. Le problème c'est qu'une telle construction, mécaniquement, va tirer vers le bas ces différents systèmes. Au sein de cette concurrence généralisée, comment va être sélectionné le meilleur système? C'est le capital (financier et industriel) qui ira là où les conditions sont les plus avantageuses pour lui, donc, là où les coûts sont les moins élevés. On voit donc que les vertus de cette construction européenne sont à relativiser fortement et que les arguments avancés en son nom relèvent plus de la propagande que d'un discours fondé en raison.
Dans certaines limites étroites, je donnerai pourtant raison à cette conception ordolibérale. Il est aujourd'hui solidement établi, surtout grâce aux travaux d'un des grands historiens et théoriciens de l'économie, au XXème siècle, Karl Polanyi, que déjà, au XIXème siècle, l'apparition des marchés et leur unification à l'échelle mondiale n'a rien eu d'un ordre spontané. Tout au contraire, cela s'est accompagné d'une véritable explosion des règlements administratifs des Etats et de leur bureaucratie. Sauf que, pour les ordolibéraux, une fois le marché construit par les Etats, il est censé se réguler de lui-même. C'est là où les analyses de quelqu'un comme Polanyi divergent fondamentalement. Pour ce dernier, il s'agit là d'un mythe ou de ce qu'il appelle une "utopie". Le marché serait parfaitement incapable de s'autoréguler. On verra dans la dernière partie qu'en creusant cette question, on sera amené au coeur du problème évoqué à la fin de l'introduction. Pour un exposé clair et concis de la doctrine ordolibérale à la base de la construction européenne, on peut écouter le sociologue Christian Laval, L'UE, une construction ordolibérale.
b) La marchandisation des rapports humains
Autant sur le plan des relations entre nations, le texte prétendait faire ressortir les effets positifs et pacificateurs du commerce, autant sur le plan des relations sociales entre individus, son analyse est très nuancée: "Mais, si l'esprit de commerce unit les nations, il n'unit pas de même les particuliers."
Montesquieu, comme presque tous les libéraux de son époque, à la différence des libéraux actuels qui l'on très largement perdu de vue, savaient encore que le commerce avait aussi ses effets indésirables, les empêchant d’en faire une apologie sans restriction: "les partisans du commerce, à ce premier stade de son développement, avaient tout autant conscience de ses nombreux effets indésirables que de ses apports." (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 237)
Le texte attire notre attention sur deux points en particulier. D'abord l'individu d'une société marchande tendra à tout transformer en quelque chose qui peut s'acheter et se vendre. Or, il est certain que des limites devront être posées à un tel processus de marchandisation. Il est tout à fait utopique de croire que tout pourrait se transformer en une simple marchandise sans saper par là même les bases de toute morale humaine possible. Si on peut acheter les vertus morales elles-mêmes, par exemple, on ne voit pas comment on ne pourrait pas, en même temps, les détruire. Par exemple, si un juge était d'abord motivé par l'appât du gain, au nom de quoi il résisterait à la tentation de vendre son jugement au plus offrant? Et une justice complètement corrompue pourrait-elle simplement encore fonctionner? Aux Etats Unis, un libéral comme Richard Jackson, au XVIIIème siècle, admettait que " le luxe et la corruption (…] semblent les compagnons inséparables du commerce et des arts [Si le commerce] encourageait l‘esprit entreprenant, il libérait aussi des forces incontrôlables et conduisait les hommes à penser que "chaque chose devrait avoir son prix" […] La ferme vertu, et l‘intransigeante intégrité se trouvent rarement là où une mentalité commerciale pervertit chaque chose." (ibid., pp. 237-238) Ce que nous avons dit du juge peut, en réalité, s'étendre à un très large éventail d'activités humaines. Par exemple, une société aura besoin de politiciens intègres, d'enseignants dévoués à leur tâche; de fonctionnaires soucieux du bien public; d'ouvriers qui aiment leur travail, de paysans attachés à leur terre, etc. En réalité, l'essentiel des activités humaines, pour s'accomplir, et permettre à la société de se reproduire, auront besoin d'autres motivations que l'argent. Par ailleurs, dans une société où tout pourrait s'acheter, le pouvoir des riches deviendraient sans limite, comme Marx l'avait bien mis en évidence au XIXème siècle, l'avoir donnant l'apparence contraire à ce qui constitue l'être d'un individu:"Je suis laid, mais je puis m'acheter la femme la plus belle. Je ne suis pas laid, car l'effet de la laideur, sa force repoussante est annulée par l'argent. Personnellement je suis paralytique mais l'argent me procure vingt quatre pattes; je ne suis donc pas paralytique. Je suis méchant, malhonnête, dépourvu de scrupules, sans esprit, mais l'argent est vénéré, aussi le suis-je de même, moi, son possesseur." (Manuscrits de 1844)
L'esprit marchand fait disparaître le brigandage et lui substitue l'ordre juridique du droit, ce qui produit dit le texte, "un certain sentiment de justice exacte" qui semble aller dans le sens de moeurs plus civilisées. L'acquisition par la force du bien d'autrui est remplacé par l'échange marchand. Ordre du droit et ordre marchand vont toujours de pair. Mais, on voit en même temps que vont se perdre des choses tout à fait essentielles à la vie humaine en contrepartie, et, en particulier une sur laquelle le texte attire l'attention, l'hospitalité. Au contraire, elle constitue une valeur centrale des sociétés brigandes. Cela peut sembler paradoxale dans une société où est répandue le brigandage comme mode d'acquisition des biens. Examinons donc de près comment les choses se passent dans les sociétés brigandes et voir comment se résout ce paradoxe.
2) Les sociétés brigandes
a) La Terre-Mère
Le propos du texte a bien été confirmé ultérieurement et massivement par la connaissance en anthropologie (qui se constitue vraiment à partir des années 1860). Prenons un exemple parmi des dizaines possibles. Les sociétés des bédouins des steppes en Afrique du nord présentent typiquement ce double caractère qu'indique le texte de Montesquieu. D'un côté un mode d'acquisition de la richesse qui peut se faire par le pillage mais qui néanmoins obéit à des codes bien définis, qui fait que l'on ne peut pas se permettre n'importe quoi, par exemple, le khawa (impôt de fraternité): une tribu bédouine impose sa protection à un village et lui garantit qu'elle ne pillera pas ses biens et qu'elle récupérera ceux volés par d'autres; en retour, le village paie un impôt en nature. En outre, la nature des rapports sociaux dans une telle société fait qu'on ne fera pas valoir de façon rigide ses propres intérêts contrairement au sentiment de justice exacte que produit le droit et le marché. Ce sentiment a été produit par l'extension de l'économie de l'argent et la diffusion de pièces de monnaie de plus en plus petites. Par exemple, jusqu'en 1759, la banque d'Angleterre n'émettait aucun billet en deçà d'une valeur de 20 livres sterling, date à laquelle elle a abaissé ce seuil à 5. Toujours dans le même pays, jusqu'en 1843, la plus petite pièce était le farthing; à partir de là, on a commencé à frapper des demi-farthings. La même évolution s'est faite dans toutes les sociétés modernes gagnées par la culture de l'argent. Ce qu'il faut voir, ce sont les effets sociaux induits de cette façon:"Naturellement, la miniaturisation de la monnaie a pour conséquence qu'il ne se fait plus autant de choses gratuitement; prêter et venir en aide, qui sont de règle dans les conditions primitives, disparaissent dès que pour le service le plus minime on dispose d'un équivalent monétaire, lequel est donc exigé." (Georg Simmel, Philosophie de l'argent, p. 221) Cette monétarisation des rapports humains a été préparé par ce que le sociologue M. Weber a repéré comme un moment essentiel dans l'instauration des bases morales de ce qu'on appellera plus tard "le capitalisme": c'est à partir du moment, dans les communautés villageoises traditionnelles, fondées alors largement sur la parenté, que l'on a commencé à vouloir comptabiliser l'effort productif de chacun que s'est introduit en elles le ferment de leur future dissolution. On est conduit d'une économie de don à une économie marchande dominée par la logique de l'intérêt personnel où chacun voudra recevoir le strict équivalent de ce qu'il donne. La traduction sur le plan juridique de cette nouvelle anthropologie, c'est le type du crétin procédurier dont on trouve la forme la plus avancée aux Etats-Unis, qui prendra prétexte du plus petit différent avec autrui pour recourir aux tribunaux et faire valoir ses droits.
Au contraire, dans les sociétés brigandes, fonctionnant encore suivant une économie de don, on y trouvera "ces vertus morales qui font qu'on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité et qu'on peut les négliger pour ceux des autres." Les ressources naturelles essentielles à la vie ( eau, pâturages, gibiers, fruits de la cueillette, etc.) d'un territoire occupé par une tribu reste en accès libre pour d'autres tribus qui en auraient besoin régulièrement ou à certains moments de l'année. La notion de propriété privée de la terre est étrangère à une telle société. C'est un point absolument fondamental car la terre est la première de toutes les richesses, celle qui assure la couverture de l'ensemble des besoins nécessaire à toute vie humaine. Elle ne peut jamais devenir une marchandise que certains pourraient s'approprier pour eux-mêmes au détriment des autres. Qu'il n'y a pas de miséreux sans terre est une loi économique fondamentale de toutes ces sociétés. Dans la culture des indiens du Chiapas au Mexque, par exemple, la terre est et ne peut être autre chose qu'un commun qui échoit à tous en partage et qui ne peut être la propriété que d'un être surnaturel. Elle n'est susceptible d'aucune manière d'être transformée en une marchandise que les uns pourraient s'approprier au détriment des autres. Laissons parler les Indiens chiapaneques eux-mêmes pour comprendre ce qu'est la Terre pour eux:" La Terre est notre Mère, c'est elle qui nous abrite, qui nous donne à manger[...]la Terre ce n'est pas un commerce. La Terre ne se vend pas. nous en prenons soin et nous l'aimons. Qui la vend, vend sa mère." (Comité de soutien aux peuples du Chiapas en lutte) La Terre pour l'Indien c'est la "Terre-Mère" et ceci n'est pas une simple figure de style. la Terre, c'est la mère nourricière, la source de la vie, qui est le bien le plus précieux. Et ceci vaut aussi bien pour toutes les sociétés où l'esprit du commerce ne s'est pas encore développé. Dans la Russie paysanne, on appelait cela la Matoushka Zemlya, ou, dans la Grèce antique, Déméter (Gê-Meter = la Terre-Mère) Elle était la déesse des moissons et de l'agriculture à laquelle un culte était rendu.
Allons plus loin encore. La relation des êtres humains à la Terre est totalement inversée par rapport à ce qu'elle est dans une société marchande: les êtres humains ne possèdent pas la Terre; ils lui appartiennent, comme l'avait déjà conclut de ses études l'anthropologue M. Mead, en son temps. La légende que narre le Popol Vuh, le livre sacré des Mayas Quiché, chez les Indiens d'Amérique du sud, exprime parfaitement cette appartenance de l'être humain à la Terre-Nourricière. Il nous rapporte que "les dieux, après avoir tenté de créer les premiers hommes avec de la glaise (rapidement dissoute sous les averses tropicales), puis avec du bois (beaucoup plus résistant, mais pas vraiment idéal sur le plan de la sensibilité ou de l’intelligence), ont fini par pétrir les ancêtres des Quiché dans une pâte faite de trois variétés de maïs." (Maíz santo ou Monsanto par J-P. Petit-Gras) L'homme Quiché est issu du maïs; cette plante est infiniment plus qu'un simple bien économique dans la vie de l'Indien. Elle constitue la substance même de son être et de toute la culture dont il est porteur. Soit dit en passant, c'est la raison pour laquelle la production actuelle de maïs génétiquement modifié que les firmes capitalistes veulent imposer à ces sociétés fait peser une menace d'une radicalité absolument nouvelle pour leur survie car on s'attaque ainsi au coeur même de toute leur culture.
La commercialisation de la terre dans les sociétés modernes représente un bouleversement radical de la vie humaine. A partir de là, en particulier, ont été engendré des masses d'êtres humains qui se sont retrouvées sans terre. C'est ce que l'on a appelé le mouvement des enclosures qui constitue un énorme angle mort dans le récit historique officiel raconté dans nos sociétés, et, à l'école en particulier, qui fait que manque une pièce essentielle pour arriver à comprendre les origines de notre temps.
b) L'hospitalité
Dans les formes prémarchandes de société, l'hospitalité exprime ce fait que chacun est le bienvenu sur la terre. Si cette vertu est si importante, pour toutes les sociétés humaines, et pas seulement brigandes, c'est parce qu'elle est une des trois formes que prend le don dans toutes les sociétés étudiées par l'anthropologie. Il est l'antithèse de ce qui est marchand. Un don s'offre, une marchandise s'achète. Outre l'hospitalité, les cadeaux offerts et les services rendus sont ses deux autres formes. Ce que ne dit pas le texte, c'est que ces deux dernières sont tout aussi répandues dans ces sociétés brigandes que celle l'hospitalité. Elles formes toujours une tri-unité, un tout indissociable. Les deux autres seront donc tout autant affectées que l'hospitalité par la généralisation des rapports marchands. Les gens auront de moins en moins à offrir de biens, de services et d'hospitalité. Mais, de cette façon, ce sont les bases d'une vie commune qui sont gravement atteintes.
Voyons les choses sous l'angle de l'hospitalité, comme nous y invite le texte. Un étranger qui vient chez nous devra, s'il veut avoir le couvert et le gîte, trouver un hôtel ou une location, dans tous les cas, quelque chose qui sera payant. Le riche étranger est le bienvenu. Le pauvre sans argent est sans valeur et n'est donc pas le bienvenu. En règle générale, il est envoyé dans un camp de rétention qui n'a rien d'hospitalier avant d' être expulsé (dans la langue de bois officielle on dira, par euphémisme "reconduit à la frontière" gentiment) Pire encore, il existe dans notre société ce que le droit appelle un "délit d'hospitalité", à savoir que ceux qui hébergent des étrangers en situation illégale sont passibles de poursuite judiciaire comme c'est la cas aujourd'hui de quelqu'un comme Cédric Hérrou. Dans les sociétés brigandes l'accueil de l'étranger n'est pas transformé en une marchandise; il est bienveillant et foncièrement hospitalier.
L'ensemble de ces analyses conduit à conclure que l'effet du commerce est fondamentalement équivoque (à double sens): il élimine certes le brigandage et toutes les formes ancestrales de pillage, mais il développe en même temps un type de société gangréné par la corruption la menaçant de décomposition pure et simple. Le tissu social dont le don est l'opérateur, par excellence, tendra à se détricoter. Chacun vivra replié sur sa sphère d'intérêts privés; les notions de gratuité, d'entraide et de solidarité subiront une érosion considérable. Mais, il faut alors aller encore un peu plus loin et se demander s'il est si évident que cela que le commerce soit une source de paix, et ce même à l'échelle internationale, comme l'indiquait le début du texte?
3) Problématisation de la thèse du texte: le commerce est-il source de paix?
Les critiques du capitalisme ont généralement voulu mettre en évidence, au contraire de ce qu'avancent les libéraux comme Montesquieu, le lien intrinsèque (intérieur) qui existerait entre lui et la guerre. Il y a certainement une part de vérité là-dedans comme on va d'abord essayer de le montrer. Cependant, dans un deuxième temps, il faudra faire une critique de la critique elle-même pour la nuancer, car la thèse de Montesquieu conserve bien une certaine validité mais dans certaines limites seulement qui vont nous amener au coeur d'un des problèmes majeurs des temps actuels, celui que nous évoquions à la fin de l'introduction.
a) Critique classique du capitalisme: le lien supposé intrinsèque entre le capitalisme et les guerres
Le grand poète et tragédien anglais Shakespeare, un siècle avant Montesquieu, apportait déjà un tout autre son de cloche en parlant de l'or, qui a été la forme qu'a pris la marchandisation de la monnaie dans le capitalisme moderne:"Allons, métal maudit, putain commune à toute l'humanité, toi qui mets la discorde parmi la foule des nations..."(Timon d'Athènes) A la suite de la terre, c'est un deuxième constituant essentiel des sociétés humaines qui a été marchandisé: la monnaie. Là encore, c'est un autre énorme point aveugle des doctrines officielles qui font la loi dans nos sociétés. Il existaient bien des monnaies primitives, mais celles-ci n'étaient pas traitées comme des marchandises, là aussi, mais comme des biens précieux. Rien à peu près n'est enseigné sur la monnaie, de toute façon, dans nos écoles. Ce qui saute tout de suite aux yeux, dans le propos de Shakespeare, c'est qu'il contredit frontalement ce qu'affirmait Montesquieu, en se plaçant à l'échelle des relations internationales: "la monnaie-marchandise or" serait source de conflits entre les nations. Il existerait donc une forme de violence inhérente au commerce mondial que ne prend pas en compte le texte. L'or est de la "monnaie-marchandise": ses stocks sont en quantité limitée et ses gisements tendront à s'épuiser. Dans cette mesure, c'est typiquement ce qu'on appelle un bien rival qui doit mettre en compétition les nations pour son acquisition. Il est vrai, comme on le verra dans la suite, que l'or ne joue plus désormais le rôle d'étalon dans le commerce international comme cela a été le cas jusqu'en 1971, même s'il reste une des meilleures valeurs refuge pour les capitalistes les plus avisés.
Mais l'or n'est qu'un cas particulier d'une économie matérielle qui repose toujours sur des biens rivaux qu'on ne peut posséder pour soi, par définition, qu'à la condition d'en priver les autres. Je ne peux donner à autrui un baril de pétrole qu'à la condition d'accepter de m'en déposséder moi-même. Au contraire, un enseignant qui transmet son savoir à des élèves ne le perd pas: on rentre ici dans l'ordre des biens immatériels non rivaux. C'est ce qui définit une économie d'abondance par opposition à l'économie de la rareté des biens matériels. Celle-ci stimulera la possessivité et la compétition entre les nations. Un des enjeux cruciaux aujourd'hui, de ce point de vue, c'est le pétrole qui a été le sang de toute l'économie mondiale depuis le début du XXème siècle. Il n'y en a désormais plus assez dans les sous sols de la Terre pour continuer à soutenir une croissance constante de la production mondiale. En se raréfiant, non seulement il va mettre fin à ce qui a rendu possible la croissance économique mondiale, l'énergie à très bon marché, mais il va, de plus en plus, aiguiser l'appétit de conquête à mesure qu'il se raréfiera toujours plus (1). Nous sommes situés aujourd'hui quelque part sur un plateau annonçant le pic pétrolier, ce point de bascule où il n'y aura plus assez d'offre de pétrole pour satisfaire la demande croissante dans le monde.
Mais, ce n'est pas la seule chose à prendre en compte. Comme Marx l'avait bien souligné dès le XIXème siècle, si on veut apercevoir la violence que le capitalisme génère dans le monde, il faut aussi se donner la peine de quitter la sphère bruyante du marché économique et des échanges marchands qui donnent l'apparence de l'égalité juridique entre partenaires commerciaux et de rapports civilisés et pacifiés. C'est au niveau du mode production que se révèle la vérité brutale des rapports d'exploitation et de domination qui sont au coeur des sociétés marchandes.
Comment soutenir que le commerce international est source de paix quand l'enrichissement des uns se fait grâce à la prédation, l'exploitation et la domination intensives que subissent les pays les plus "pauvres" de la planète? Des exemples: l'extraction du coltan, minerai rare qui rentre dans la fabrication des puces électroniques qui équipent tous nos gadgets électroniques comme les portables; les deux grandes mines de coltan dans le monde se trouvent, l'une en Australie, l'autre au Congo où la situation sociale des individus est misérable. L'ouvrier congolais est payé un dollar par jour pour convoyer sur son dos une trentaine de kilos de minerai sur des kilomètres pendant qu'à l'autre bout de la chaîne, les actionnaires des multinationales toucheront de juteux dividendes et le consommateur occidental bénéficiera d'une marchandise bon marché avec laquelle faire joujou. La spoliation (le vol) peut se faire par la violence des armes, mais aussi par des moyens détournés qui ont toutes les apparences du droit et de la légalité, soit les moyens "pacifiques" du commerce qui, en réalité, on l'aura compris, sont tout sauf non violents et d'autant moins qu'ils se dissimulent mieux derrière l'apparence du droit. La circulation des marchandises dans une économie mondialisée permet facilement de masquer la violence impliquée dans leur mode de production: "Et alors les marchandises s’achètent et se vendent dans un marché, et il se trouve que ce marché ne sert pas seulement pour acheter et pour vendre, mais aussi pour dissimuler l’exploitation des travailleurs. Par exemple, sur le marché, on voit le café déjà joliment empaqueté dans sa boîte ou dans son paquet, mais on ne voit pas le paysan qui a souffert pour récolter ce café et on ne voit pas non plus le coyote qui lui a payé à un prix ridicule son travail et on ne voit pas non plus les travailleurs dans les grands ateliers qui passent leur vie à empaqueter ce café. Ou alors on voit un appareil pour écouter de la musique[...] et on trouve que c’est un très bon appareil parce que le son est très bon, mais on ne voit pas l’ouvrière de l’atelier qui a passé un nombre incroyable d’heures à fixer des câbles et à monter cet appareil et qui a touché un salaire de misère pour le faire, on ne voit pas qu’elle vit loin de son travail et tout ce qu’elle doit dépenser pour le transport, sans compter qu’elle risque en plus de se faire enlever, d’être violée ou assassinée..."(Armée zapatiste de libération nationale. Mexique. Extrait de la Sixième déclaration de la forêt de Lacandone)
Développons l'exemple du commerce mondial du café comme nous invite à le faire les Zapatistes du Chiapas au Mexique, héritiers d'une lutte contre le capitalisme vieille de plus de 500 ans. La situation des petits producteurs de café partout dans le monde est tellement misérable que beaucoup n'arrivent même plus à rentrer dans leur frais de production pendant que les entreprises comme Nestlé qui leur achètent leur production à des prix dérisoirement bas, dégagent des bénéfices record.(c'est un exemple comme un autre; on pourrait faire la même analyse pour la production de bananes, de coton, de cacao etc.). Cette situation actuelle a une histoire qu'il faut connaître: sous l'effet de la mondialisation néo libérale qui a conduit à supprimer dans les années 1990 toutes les protections sur les prix qui constituaient un filet de sécurité pour les petits producteurs alors que, dans le même temps, le FMI (Fonds Monétaire International) incitait certains pays à se lancer dans la production de café (pour développer une culture destinée à l'exportation et avoir les devises nécessaires pour rembourser les dettes au détriment de la production pour la population locale qui se retrouve, très souvent, en situation de famine pure et simple), ces petits producteurs se retrouvent aujourd'hui asphyxiés économiquement du fait de la chute du cours du café avec sa surproduction mondiale. Cette situation n'a donc rien d'une "catastrophe naturelle " pas plus qu'elle n'est le produit des "lois de l'économie" contre lesquelles on ne pourrait rien. Elle est le résultat d'une politique qui a été délibérément conduite à l'échelle internationale par les grandes puissances politiques et économiques. Que peut alors faire un petit producteur de café qui ne parvient plus à vivre de sa production? Deux choses: soit abandonner sa terre en la vendant pour une bouchée de pain à des grands propriétaires fonciers et aller louer sa force de travail pour un salaire de misère aux grandes industries capitalistes qui s'implantent dans les mégapoles: le processus de spoliation de la terre est alors accompli derrière le masque du "droit". Soit, se recycler dans une production lucrative mais interdite comme la coca (d'où on extrait la drogue qui est, avec les armes et la publicité, un des trois plus gros morceaux du commerce mondial actuel) ce qui donnera alors un alibi au pouvoir étatique pour lui déclarer la guerre avec l'appui bienveillant des entreprises transnationales et des grandes puissances étatiques comme les Etats-Unis.
La situation d'une région comme celle du Chiapas au Mexique illustre jusqu'à la caricature ce processus odieux de spoliation: il s'agit de la région du Mexique la plus riche en ressources naturelles ( entre autres, du pétrole et du gaz) et pourtant c'est la région la plus pauvre du Mexique. Un tel paradoxe ne s'explique là aussi que par la spoliation et l'expropriation dont ont été victime ces gens. Là -bas comme chez nous en Europe à la sortie du Moyen-Âge, le capitalisme n'a pu trouver le terreau sur lequel il allait pouvoir se développer que par le démantèlement de l'institution communale de la terre et l'expulsion des petits paysans qui constitueront le bataillon dans lequel il pourra puiser pour développer le salariat et avoir à disposition un "stock" de main d'oeuvre bon marché. Voilà ce qu'est le commerce que les premiers colons européens sont venus leur apporter il y a déjà plus de cinq cents ans pour les indiens Yaqui: "un chariot de l'argent dont les quatre roues sont: la spoliation, l'exploitation, la répression et le mépris." (ibid.)
On pourrait s'autoriser à conclure de ces analyses que l’utopie d’une pacification des relations internationales sous l’effet du développement des échanges commerciaux n’a pas résisté à l’épreuve du XXème siècle et a rejoint le cimetière des idées mortes: "Notre expérience au XXème siècle des conflits impérialistes, de la compétition économique internationale, et des guerres mondiales nous interdit de partager la conviction du Siècle des Lumières, persuadé que le capitalisme promouvrait la paix mondiale." (Christopher Lasch, ibid. Le seul et vrai paradis, p. 146) Néanmoins, cette critique classique du capitalisme ne saurait constituer le fin mot de l'histoire. Elle néglige le fait que, par un certain côté, l'expansion du capitalisme à l'échelle mondiale a bien eu une dynamique pacificatrice. Il conviendra cependant d'en préciser les limites, que n'a pu apercevoir Montesquieu à son époque, ce qui nous conduira à un problème crucial concernant l'avenir du monde actuel, celui que nous avions évoqué à la fin de l'introduction.
b) La Paix de cent ans et la seconde mondialisation: de la Pax britannica à la Pax americana
Il faut distinguer ici trois niveaux d'analyse pour accorder la thèse voulant que le commerce a bien pu véhiculer un idéal de paix avec les développements précédents qui l'associent au développement d'une logique de guerre. C'est seulement au niveau des relations internationales entre grandes puissances qu'il est légitime de soutenir que l'économie de marché mondialisée a eu une vertu pacificatrice. Factuellement, ce qui va tout à fait dans ce sens, c'est cette période qui a duré très exactement un siècle, allant de la fin des guerres napoléoniennes en 1815 jusqu'en 1914, pendant laquelle s'est mise en place, pour la première fois, l'économie de marché à l'échelle mondiale (la première mondialisation) et qui a coïncidé avec une ère de paix exceptionnelle:"Au XIXème siècle s'est produit un phénomène sans précédent dans les annales de la civilisation occidentale: les cent années de paix de 1815, à 1914. Mis à part la guerre de Crimée -événement plus ou moins colonial-, l'Angleterre, la France, la Prusse, l'Autriche, l'Italie et la Russie ne se sont fait la guerre les uns aux autres que dix-huit mois au total." (Polanyi, La grande transformation, p. 39) C'est cela que l'on appelle la "Paix de Cent Ans." On s'appuiera ici sur la thèse de K. Polanyi (2) pour comprendre deux choses. Pourquoi, d'abord, le commerce a pu être le facteur clé de cette paix mondiale inédite. Mais aussi pourquoi elle était destinée à rester précaire et devait finalement laisser place aux deux guerres mondiales du XXème siècle, une fois l'économie mondiale de marché effondrée.
Polanyi pense trouver le facteur décisif expliquant la Paix de cent ans dans le rôle joué par la haute finance internationale:"le secret du maintien de la paix générale résidait sans aucun doute dans la position, l'organisation et les techniques de la finance internationale." (ibid., p. 46) En effet, avec la première construction d'une économie mondiale de marché au XIXème siècle, le maintien de la paix, entre grandes puissances était devenue la condition essentielle de la bonne marche des affaires du monde économique. Plus précisément encore,"le commerce dépendait dorénavant d'un système monétaire international qui ne pouvait fonctionner lors d'une guerre générale."(Polanyi, La grande transformation, p. 52) Ce système était celui de l'étalon-or à la base de la construction d'un marché mondialisé et censé garantir son fonctionnement autorégulateur:"Le commerce mondial, c'était la vie sur la planète désormais organisée comme un marché autorégulateur comprenant le travail, la terre et la monnaie, avec l'étalon-or comme gardien de cet automate gargantuesque." (ibid., p. 300) La question de l'intégration, dans le marché mondial du travail et de la terre peut être laissée de côté ici (leur traitement est déjà, par ailleurs, assez largement entamé sur ce chantier) pour se concentrer sur la question monétaire qui constitue donc la clé de voûte de la paix mondiale. L'étalon-or est un système dans lequel l'étalon monétaire correspond à un poids fixe d'or. Toute émission de monnaie se fait avec une contrepartie et une garantie sur un stock d'or en réserve. C'est donc une monnaie adossée à l'or qui est censé lui garantir sa valeur: "as good as gold" (aussi bon que de l'or), comme le résumaient bien les capitalistes anglais, qui ont été les promoteurs de ce système à cette époque où ils dominaient encore le monde. Cela signifie que ce qui garantit la confiance qu'on a dans la monnaie, c'est de pouvoir la convertir, à tout moment, en or. Si ce métal a pu ainsi faire converger tous les appétits financiers vers lui pour servir d'étalon universel de mesure de la valeur des biens, c'est dû d'abord à l'attrait qu'il a exercé durant des siècles, voir des millénaires, en tant que symbole du divin. Ainsi, il était encore considéré au Moyen âge comme un don car il symbolisait pour le monde religieux de cette époque le corps du Chist, de la même façon que dans l'Egypte antique on le prenait pour la chair des dieux. Plus généralement, on a de nombreux exemples, dans l'histoire monétaire de l'humanité, d'objets religieux qui ont pu se transformer, le plus facilement du monde, en monnaies, en vertu de l'attrait collectif qui se concentrait autour d'eux (une éude a pu montrer que les grandes familles fortunées, qui ont réussi à traverser les siècles en se mettant suffisamment à l'abri des grands krachs économiques jalonnant l'histoire moderne, investissaient, en priorité, dans trois valeurs-refuge, celles dont on est sûr qu'elles conserveront toujours leur attrait, quelque soient les viscissitudes du marché: la terre, les oeuvres d'art...et l'or). Le système monétaire de l'étalon-or est donc ce qui a pu faire tenir debout, pendant exactement un siècle, tout le reste de l'économie mondiale de marché. C'est à ce niveau d'analyse qu'on peut comprendre pourquoi l'économie de marché a pu véhiculer et concrétiser un idéal de paix entre grandes puissances, inédit dans les annales de la civilisation occidentale.
Mais, à un deuxième niveau, le maintien de la paix entre grandes puissances n'était nullement incompatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. C'est bien ce qui s'est passé durant la Paix de cent ans. Dans un autre de ses textes, plus tardif, daté de 1957, La liberté dans une société complexe, Polanyi soulignait bien lui-même cette restriction de taille, qui explique pourquoi on a pu souvent associer étroitement et trop hâtivement le capitalisme au développement d'une pure et simple logique de guerre:"Le système de marché a assuré un siècle de paix entre les grandes puissances, mais a infesté les continents non peuplés de Blancs avec des guerres cruelles de conquête et de soumission." (Polanyi, Essais, p. 553) C'est en cela que la thèse polanyienne d'une pacification des relations internationales via la construction d'un marché mondial sur la base du système financier de l'étalon-or est tout à fait compatible avec la prolifération de guerres sur une échelle régionale. De ce point de vue, on peut déjà facilement faire un premier parallèle entre "la Paix de Cent Ans" qu'a connu le XIXème siècle et celle que nous connaissons depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, qui a accompagné la deuxième mondialisation; dans ce dernier cas non plus, elle n'a pas empêché, au plan régional, la multiplication de guerres concentrées, pour l'essentiel, comme la fois précédente, dans les régions du Sud. Sous l'égide de la Pax americana, à l'échelle mondiale (on peut situer la grande ligne de partage des eaux qui fait passer d'un ordre mondial dominé par l'empire britannique à l'émergence de la suprématie américaine, à dater de la Première guerre mondiale. Sur ce point, comme sur d'autres, cette première grande boucherie industrielle marque une césure fondamentale qui inaugure une ère nouvelle dans notre histoire récente), et pour ne prendre que les guerres qui ont eu l'impact médiatique le plus important, on a eu le Koweit (1991), le Kosovo (1999), l'Afghanistan (2001), l'Irak (2003), la Libye (2011), avec, à chaque fois, la super-puissance américaine jouant le rôle de gendarme du monde pour faire respecter la loi du marché. Mais, si la haute finance internationale a pu avoir des intérêts dans des guerres coloniales, comme cela peut être encore le cas aujourd'hui, sous des formes néocoloniales déguisées, derrière l'alibli de "guerres humanitaires", pour reprendre la terminologie officielle, c'est tant qu'elles restent isolées et ne dégénérent pas en une conflagration mondiale entre grandes puissances.
Enfin, le troisième niveau d'analyse à prendre en compte est celui qui concerne la structure interne des sociétés soumises à l'ordre marchand. Sur ce plan là, les libéraux comme le montre bien ce texte de Montesquieu, à la grande différence de nos présumés "libéraux" actuels, avaient pleinement conscience des effets indésirables de la généralisation des rapports des marchands. Pour en apercevoir les implications touchant la question de la guerre et de la paix qui nous occupent ici, il faut repartir de l'aube du capitalisme moderne.
L'argent et la poudre à canon: du citoyen en arme aux armées professionnelles
On a pu soutenir, non sans quelques bonnes raisons, que la dynamique du capitalisme moderne s'est véritablement enclenchée à partir de l'utilisation de la poudre à canon dans les guerres (nous parlons de l'utilisation et non de l'invention car, en réalité, la Chine l'avait déjà inventé bien avant mais sans que cela entraîne les bouleversements sociaux, politiques et économiques que nous connaîtrons en Occident). C'est à partir de là que commencerait à se faire la bascule qui va nous plonger dans une nouvelle ère, la nôtre. Il faudrait sûrement nuancer ce diagnostic: l'avènement du capitalisme moderne est le fruit d'une série de facteurs qui fait qu'il serait très périlleux de vouloir en isoler un pour en faire l'élément décisif. Il faudrait plutôt reprendre l'image que C. Castoriadis donnait d'un magma de facteurs qui vont s'agréger ensemble pour faire émerger cette nouveauté inouïe dans l'histoire humaine. Mais, parmi ceux-ci, la poudre à canon n'est effectivement pas des moindres pour comprendre le processus de restructuration des sociétés qui va faire voler en éclats l'âge de la féodalité et laisser place nette à une toute nouvelle ère.
Ce qu'il importe en premier d'observer c'est que l'usage de la poudre à canon est inséparable de l'extension de l'économie fondée sur l'argent qui a lieu vers la fin du Moyen âge, au XIVème siècle, le pire avec le XXème siècle, dans l'histoire de la civilisation occidentale en production d'horreurs de toute sorte, comme certains éminents historiens ont pu le soutenir, avec de bonnes raisons:"A l'époque de l'apparition des armes à feu, pecunia [l'argent] devint le nervus belli [nerf de la guerre], la poudre priva le chevalier et le citoyen de leur arme pour la placer dans la main du mercenaire, faisant ainsi de sa possession et de son usage le privilège du détenteur d'argent." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 225) Ce que l'usage de la poudre à canon induit immédiatement, c'est donc une professionnalisation du service des armes. Avant cela, les armes de guerre comme l'épée pouvaient être la propriété de n'importe quel citoyen, même peu fortuné: vous pouvez sans problème garder une arme blanche comme une épée et la transporter sur vous; un canon à trimballer, c'est autre chose... La logistique et les infrastructures matérielles qu'implique l'usage de la poudre à canon ne pouvaient donc être pris en charge que par une lourde organisation centralisée entre les mains de l'Etat. La force armée qui était autrefois, d'une ampleur modeste et surtout non spécialisée en un corps de professionnels devint, à partir de là, une affaire de spécialistes dont c'est le gagne-pain. On passe ainsi d'une problématique de la sûreté où ce sont les citoyens qui assuraient eux-mêmes la défense du territoire à une problématique de la sécurité où elle est assurée par un corps de professionnels. C'est à partir de là que naît la figure du soldat: au sens étymologique, le soldat est celui qui touche la solde en échange de son travail; en ce sens, on peut rejoindre R. Kurz pour en faire le prototype du salarié moderne. Conséquence directe, la structure militaire s'est séparée de la société pour se concentrer dans l'Etat :"D’une société sans structure militaire ou presque, avec un impact « superficiel », où chaque sujet avait ses propres armes (« La guerre pouvait s’appuyer sur une logistique décentralisée ») ; on passe à un « appareil militaire commença[nt] à se détacher de l’organisation sociale », où l’armée devient une institution permanente et dominante." (A. Campagne, La guerre moderne comme origine du capitalisme - Robert Kurz) C'est à ce point précis qu'armées de métier et économie fondée sur l'argent se donnent la main, pour se co-développer. Les gouvernements vont voir leurs besoins monétaires croître dans des proportions considérables pour financer ces armées professionnelles toujours plus importantes, ce qui va impulser logiquement l'extension de l'économie basée sur l'utilisation de l'argent en même temps qu'une augmentation considérable de la pression fiscale sur les populations. Si l'on retient l'exemple de la France, c'est une gloire qu'il faut rendre au roi soleil Louis XIV d'avoir fait passer cette professionnalisation du service des armes sur une toute nouvelle échelle permettant désormais de parler d'armée moderne:"A sa mort (1715), l'armée royale comptait 500 000 hommes contre 20 000 en 1630!" (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 119)
Parmi les grands bouversements sociaux et politiques que ce nouveau régime de la guerre va engendrer, on en retiendra deux particulièrement problématiques pour le destin de nos sociétés qui ont hérité de cette révolution. D'abord, il faut bien se rendre compte que pour les fondateurs des doctrines libérales au XVII et XVIIIème siècles, la formation d'armées de métier constituait une menace tout à fait inédite pour la liberté des individus désormais désarmés et sans défense face à un pouvoir d'Etat devenu exorbitant. C'est un point particulièrement important à partir duquel les idéaux d'origine du libéralisme classique (qui sont, comme le laisse penser le terme lui-même, d'abord des idéaux de liberté individuelle) vont être amenés à diverger de plus en plus avec la réalité du développement des sociétés dites "libérales" qui seront, en réalité, de moins en moins libérales s'il fallait les juger à l'aune des critères des premiers libéralismes. C'est un point que N. Chomsky, un des derniers vrais libéraux actuels se réclamant des origines du mouvement, a bien mis en évidence. C'est dans la même veine de cette tradition libérale originelle que le président D. Eisenhower, en personne, dans les années 1950, mettait en garde, en pleine Guerre froide:"La conjonction d’une armée massive et d’une vaste industrie de l’armement est inédite chez nous. Nous devons nous protéger d’une trop grande et injustifiée influence, voulue ou non, du complexe militaro-industriel. Ne laissons jamais cette combinaison menacer notre liberté et notre démocratie."
De surcroît, la deuxième tare majeure que suscite un tel bouleversement, aux yeux des promoteurs de l'idéal républicain (vs la monarchie), résidait dans le fait d'introduire par ce biais le virus de la corruption en permettant aux citoyens d'abandonner un idéal de vertu civique au profit de leurs intérêts purement privés; on tient là un ferment de décomposition de la société qui s'introduit par ce biais et dont nous avons aujourd'hui sous les yeux les ultimes développements. A partir de là, le fondement de la citoyenneté ne réside plus dans le droit de porter des armes pour défendre le territoire commun mais dans la propriété privée, et d'abord, la plus importante de toutes à cette époque, celle de la terre. Pour C. Lasch, c'est même la transformation la plus importante que l'idéal républicain va avoir à subir au cours de son histoire. Il faut bien voir que, tant que le port des armes est considéré comme le fondement de la citoyenneté, cela signifie que l'on est prêt à sacrifier son intérêt particulier pour l'intérêt général, la défense du territoire commun; quand le fondement de la citoyenneté devient la propriété, c'est, à l'inverse, plutôt l'intérêt général qu'on sera prêt à sacrifier pour son intérêt particulier.
De ce point de vue, la question de l'institution du suffrage universel lors de la Révolution de 1848, en France, est très significative. On la présente presque toujours comme une grande conquête populaire pour la démocratie. Mais c'est oublié le fait qu'il n'était pas considéré comme la priorité par les ouvriers qui étaient sur les barricades. En fait, ce sont deux conceptions de ce que devait être une République qui s'opposaient. Pour les partisans d'un système représentatif, essentiellement issus de la classe moyenne, la petite-bourgeoisie, c'était effectivement le suffrage universel qui constituait la première des revendications; mais pour les ouvriers insurgés, il s'agissait de faire valoir une véritable participation de tous aux affaires politiques, soit une démocratie, au sens propre du terme; dans ce cadre, le fondement de la citoyenneté était tout autre:"Comme l'a montré Louis Hincker dans sa thèse, les acteurs de la révolution de 1848 se considéraient comme des "citoyens-combattants". A leurs yeux, ce n'est pas le bulletin de vote qui définissait la citoyenneté, mais le fusil."(G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 321) Par conséquent, l'une des premières mesures prises fût d'ouvrir la Garde nationale, chargée du maintien de l'ordre, à la classe ouvrière, alors qu'elle avait été, depuis la Révolution de 1789 (hormis une brève parenthèse entre 1792 et 1795 pendant laquelle a pu s'exercer un réel pouvoir populaire pour cette raison) , le monopole de la bourgeoisie qui constituait ce qu'on avait appelé dès cette époque la classe des "citoyens actifs" (vs les "citoyens passifs"), qui seuls étaient habilités à exercer le pouvoir.
L'utopie destructrice de la société de marché et l'effondrement du système de l'étalon-or
De fait, et au bout du compte, les grandes calamités du XXème siècle ont formé le prix extrêmement salé à payer une fois l'économie mondiale de marché effondrée. Pour comprendre comment ce cataclysme a pu se produire, il faut donc repartir du système financier international de l'étalon-or en tant qu'il a été la clé de voûte de la première mondialisation, dont l'effondrement devait nécessairement entraîné à sa suite tout le reste de l'édifice. Dans cette grille de lecture, la chute du système de l'étalon-or entraîna donc la désintégration de l'économie mondiale:"l'étalon-or est [l'institution] dont l'importance a été reconnue comme décisive; sa chute fut la cause immédiate de la catastrophe." (Polanyi, La grande transformation, p. 37) A partir de là, ce qui s'écroule ce sont les conditions qui avaient garanti, pendant un siècle, la paix mondiale entre les grandes puissances et s'ouvrent alors devant nous les horreurs inédites, sur une telle échelle, du XXème siècle, le fascisme, les camps de la mort et ses deux guerres mondiales. L'effondrement du système international de l'étalon-or devait donc saper pour de bon les bases sur lesquelles avait reposé la paix mondiale au XIXème siècle:"Le succès du Concert européen, né des besoins de la nouvelle organisation internationale de l'économie, devait inévitablement prendre fin avec la dissolution de celle-ci." (ibid., p. 56) "Le Concert européen" était donc cette entente pacifique entre les grandes puissances pour commercer entre elles sur la base du système de l'étalon-or. Nombreux étaient alors les discours, dans les années 1900-1910, jusqu'à la veille de la Première guerre mondiale, reprenant le thème du "doux commerce" cher aux libéraux du XVIIIème siècle comme Montesquieu, affirmant que le monde ne connaîtrait plus de guerre du fait de l'interdépendance économique entre les grandes puissances. On sait aujourd'hui ce qu'il advint; c'est le même genre de discours qui a pu être recyclé pour faire valoir la seconde mondialisation sous l'empire de la Pax americana.
Maintenant le point clé consiste à soutenir que cet effondrement n'avait rien d'accidentel mais qu'il est pour ainsi dire programmé dans un système qui prétend vouloir faire de la monnaie une marchandise comme une autre, soit quelque chose qui se vend et s'achète sur un marché à un certain prix, fixé par l'intérêt et censé s'autoréguler suivant la loi de l'offre et de la demande. Ce projet est, dira Polanyi, celui d'"un système de monnaie-marchandise internationale". (ibid., p. 271) Il est tout ce qu'il y a de plus problématique. On pourra même aller jusqu'à soutenir, dans le prolongement des analyses polanyiennes, qu'il relève d'une impossibilité qu'on ne pourrait s'entêter à vouloir réaliser qu'au prix de la désintégration de la société elle-même.
Pour montrer pourquoi un tel système est voué à demeurer structurellement instable, deux voies différentes, qui rejoignent la même conclusion, sont explorées ici. On laissera de côté la première se contentant d'en résumer juste l'essentiel ici. Un système financier construit sur la base d'un monopole monétaire, comme le dollar aujourd'hui, est du même ordre que la monoculture de l'agriculture industrielle: leur résilience (capacité à absorber un choc) est très faible puisqu'il n'y a pas de soupape de sécurité si l'élément de base du système vient à avoir une défaillance. C'est un fait qui est aujourd'hui solidement établi: la diversité (que ce soit la biodiversité pour l'agriculture ou un pluralité de monnaies pour le système financier) est un des deux facteurs clés de la résilience de n'importe quel système, artificiel aussi bien que naturel (l'autre étant l'inter-connectivité: pour donner un exemple parlant, un écureuil qui se nourrit de tout est beaucoup plus résiliant qu'un panda qui ne mange qu'une seule espèce bien précise de bambou)
Le deuxième biais pour rendre compte de cette instabilité systémique consiste à reprendre une approche de type polanyienne en exhibant les limites insurmontables du projet libéral de construire un marché pour la monnaie obéissant aux mécanismes de l'offre et de la demande et capable de s'autoréguler par ce biais. C'est cette voie qu'on va explorer ici, qui permettra, en passant, d'égratigner, une fois encore, deux mythes centraux de l'utopie libérale, celui de l'efficience et celui de l'autorégulation du marché. La monnaie (comme la terre et le travail dans l'analyse polanyienne) ne peut devenir réellement une marchandise dont le prix varierait en fonction de la loi de l'offre et de la demande, alors même qu'elle est censée jouer ce rôle dans le monde idéal rêvé par les économistes libéraux. Elle est pour cette raison ce que Polanyi appelle une "marchandise fictive". Pourquoi? C'est une question simple et essentielle à traiter mais qui demande un développement un peu long. On essaiera ici, au moins, de faire déjà une partie du chemin, renvoyant pour la suite à l'élément du cours si l'on souhaite aller au fond des choses.
On donnera deux raisons préliminaires pour approcher le coeur du problème. D'abord, du point de vue de l'usage fondamental de la monnaie comme étalon de la valeur des choses. A ce titre, elle est comme le mètre pour les longueurs ou le kilo pour les poids. Imaginez simplement un monde où le kilo et le mètre varieraient en fonction de l'offre et de la demande... L'usage comme étalon de ces instruments de mesure serait rendu très problématique. C'est pourtant bien ainsi que la "monnaie-marchandise" est censée fonctionner dans les économies libérales, dans la mesure où elle est utilisée dans le cadre des marchés financiers comme un instrument de spéculation pour faire du profit qui fait que son prix variera suivant l'offre et la demande; c'est ce qui est dit par l'économiste B. Lietaer dans ce documentaire pour s'initier à la question de la monnaie en général, et des monnaies non officielles actuelles, en particulier, La double face de la monnaie, à partir de 6'30.
A travers la monnaie, ce qui est donc attaqué ici, c'est un des trois piliers fondamentaux porteurs de la vie sociale, à savoir, notre unité de mesure de ce à quoi nous donnons une valeur: nous n'avons plus d'étalon fiable pour en juger à partir du moment où l'unité de mesure de la valeur est sujette à des variations suivant les aléas du marché.
Il en découle directement la deuxième raison: une monnaie laissée aux soins du marché produirait, suivant ses variations de prix, une "alternance de la pénurie et de la surabondance de la monnaie [qui] se révélerait aussi désastreuse pour le commerce que les inondations et les périodes de sécheresse l'ont été pour les sociétés primitives." (Polanyi, La grande transformation, p. 123-124) En lieu et place de catastrophes naturelles, ce sont désormais d'abord et avant tout des crises monétaires qui menacent l'intégrité des sociétés de marché. Cette instabilité chronique se manifeste donc d'une double façon. Soit par un trop plein de monnaie, l'inflation, qui fait que l'argent perd sa valeur, comme le montre le cas extrême de ce billet du Zimbabwe, ce pays où tous les habitants sont "milliardaires", comme on s'est plu à le caractériser ironiquement:
On parle alors de "monnaie de singe", de la monnaie qui ne vaut plus plus rien. Soit, la crise se produit par un manque de monnaie qui assèche l'économie, la déflation. Dans ce cas, c'est tout le circuit économique des échanges qui est paralysé, faute d'argent.
La période actuelle donne une bonne illustration de cette alternance de surabondance et de pénurie d'argent. D'abord, avec l'abandon de l'étalon-or en 1971, suite à la décision américaine de supprimer la convertibilité du dollar en or, la tendance à l'inflation s'est considérablement accrue puisque, désormais, l'émission monétaire n'est plus limitée par une certaine quantité d'or en couverture:"Après l'abandon de l'étalon-or, l'inflation est en effet devenue la caractéristique principale des monnaies nationales du XXe siècle. Même les monnaies les plus stables de la période d'après guerre - comme le mark allemand et le franc suisse - ont perdu entre 1970 et 2000 pas moins de 60% de leur valeur. Dans le même temps, le dollar perdait 75 % de sa valeur et la livre sterling 90 %." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 56) A cette période d'"inondation" a succédé une période de"sécheresse", suite au grand krach financier de 2008:"Une des conséquences immédiates sera que la disponibilité des finances provenant du système bancaire va se rétrécir pendant une période plus longue que quiconque le désire, ce qui posera des problèmes de croissance..." (ibid. p. 73) Or, comme comme nous ne ferons que l'évoquer ici, la croissance est une nécessité absolue pour permettre à l'économie capitaliste de se reproduire: une société de croissance sans croissance est vouée aussi sûrement à la panne qu'une voiture à essence sans essence. Croître ou mourir, telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste, comme aurait pu le dire Marx, qui lui avait préféré la formule qui revient, au fond, au même:"Après moi le déluge!"
De ce point de vue, on peut dire que le danger le plus proche pour nos sociétés, ne renvoie pas aux sujets les plus médiatisés: la menace la plus immédiate, ce n'est pas la crise écologique (épuisement des sols, réchauffement climatique, disparition de la biodiversité) qui devrait encore laisser quelque temps avant de produire ses effets les plus critiques, qui feront, entre autres, que l'alternance de "la pénurie et de la surabondance" d'eau se manifestera de façon de plus en plus catastrophique. Les grandes crises des anciens temps étaient dûes à des mauvaises récoltes suite aux aléas de la nature. Les crises sous le régime du capitalisme moderne sont d'une toute autre sorte: elles viennent de phénomènes qui affectent les prix de marché, soit de façon déflationiste, soit inflationiste (la première sérieuse crise de ce type étant celle de 1857). Ce qui fait peser la menace la plus immédiate pour notre avenir à tous, c'est donc d'abord l'instabilité systémique du système financier international, qui peut très bien s'effondrer du jour au lendemain sans crier gare. En polarisant l'attention sur d'autres sujets occupant le devant de la scène médiatique, nous en oublions que ce qui risque de nous tomber sur la tête le plus rapidement vient du côté monétaire. Ce qu'il faut bien voir, c'est que, de la première à la seconde mondialisation, nous avons voulu reconstruire le même type de système financier international basé sur le projet de faire de la monnaie une marchandise prise en charge par les mécanismes de marché. Si nous tenons compte du précédent de la première mondialisation, il n'y a pas lieu de se montrer particulièrement optimiste quant au destin d'une telle entreprise et des conséquences que son échec pourrait avoir pour la paix mondiale. La nouvelle configuration, c'est que relativement à la guerre mondiale de 1939-1945, ce n'est plus du tout le même arsenal d'armes de destruction de masse qu'ont entre leurs mains les grandes puissances: le fait est que nous ne pouvons plus nous payer le "luxe" d'une troisième guerre mondiale sans poser la question radicale de la survie de l'humanité.
Le risque systémique qui plane au-dessus de nos têtes, c'est donc bien d'abord celui d'un effondrement du système monétaire internationale, du même ordre que celui de 1929; nous n'en sommes déjà pas passés loin en 2008 et il a fallu, pour l'éviter in extremis, que les Etats les plus puissants réinjectent quelques 700 milliards de dollars pour sauver le système bancaire mondial d'une faillite généralisée certaine.
Monsieur le perroquet, ça marche vraiment la loi de l'offre et de la demande?
A ce point, un bon libéral pur sucre sera certainement tenté de convoquer le perroquet d'I. Fisher pour faire droit, malgré tout, au projet d'intégrer la monnaie dans les circuits de l'économie de marché. On sait que cet économiste, professeur d'université aux Etats-Unis (un gage de sérieux), avait imaginé pouvoir dresser un perroquet pour répondre inlassablement à toutes les questions de ses étudiants:"C'est la loi de l'offre et de la demande, c'est la loi de l'offre et de la demande, etc."
En effet, ce qu'il importe d'intégrer d'essentiel dans l'analyse, ici, c'est que la loi de l'offre et de la demande est censée garantir le fonctionnement autorégulateur du marché (de la monnaie comme des autres biens), ce qui fait que, pour les théories libérales, il doit atteindre de cette façon l'équilibre général qui garantit son efficience (l'efficience est la capacité d'un système d'allouer de façon optimale, entre tous, une ressource rare comme la monnaie, l'eau, la terre ou toute autre bien en quantité finie). Ici, pour l'aspect des choses qui nous occupe, quand la demande en monnaie croît relativement à l'offre, son prix doit augmenter ce qui entraînerait automatiquement une baisse de la demande, ramenant le prix de marché à son équilibre; et inversement, si la demande décroît trop, le prix va redevenir attractif stimulant à nouveau la demande. Les mécanismes de la loi de l'offre et de la demande sont ainsi censés fonctionner comme une force de rappel qui évite au marché un emballement excessif du prix de la monnaie, ou, à l'inverse, son effondrement. Voilà pour la théorie. Dans la pratique du fonctionnement des marchés financiers, c'est une toute autre mayonnaise. Partons des faits eux-mêmes. Selon l'économiste belge Bernard Lietaer, un des architectes de la mise au point technique de l'euro, le FMI (Fonds Monétaire International) avait recensé dans le monde, depuis 1970, sur une période 25 ans, 145 crises bancaires, 208 crises monétaires et 72 crises de dettes publiques. Cette instabilité chronique d'un système de "monnaie-marchandise" se manifestant par des emballements, à la hausse comme à la baisse, des valeurs monétaires, n'est évidemment pas du tout conforme à ce qu'enseignent et prévoient les théories du libéralisme économique. Pourquoi la loi de l'offre et de la demande a tellement de mal à jouer ici sa fonction de rappel à l'ordre? Telle est la question simple mais essentielle à poser et traiter pour voir la nature précise de la menace qui plane sur nos têtes d'un effondrement du système monétaire international. C'est ici que nous nous arrêterons pour renvoyer à l'élément du cours où elle est traitée. Pour résumer (très) vite l'essentiel du problème, la loi du marché, pour bien fonctionner, doit faire, parmi différentes hypothèses, celle d'un individu pour qui la relation aux biens prime sur la relation aux autres. Or, il n'est pas du tout évident qu'ils puissent se comporter effectivement de cette façon, surtout pour ce qui concerne les questions monétaires. La monnaie obéit à une logique similaire à celle d'une langue: plus il y a de personnes qui la parlent et plus il devient avantageux pour moi de l'utiliser; c'est le cas aujourd'hui de l'anglais. Pour la monnaie, il en va de même: plus une monnaie est utilisée (mettons le dollar) et plus elle devient attractive; mais cela veut dire que dans ce genre de cas, la loi de l'offre et de la demande ne peut plus jouer sa fonction de force de rappel; nous nous retrouvons pris, au contraire, dans un phénomène d'emballement mimétique (on imite les autres): l'augmentation de la demande pour une monnaie, la rend toujours plus attractive, et renforce donc toujours plus la demande pour elle au lieu de ramener le marché à l'équilibre.Les phénomènes de bulle spéculative s'expliquent très généralement par ce fait que l'hypothèse d'un individu centré sur sa relation aux biens sans tenir compte des autres est très difficile à faire respecter, sans même tenir compte du fait de savoir si le monde qui en découlerait serait tout simplement vivable humainement: voir, Les hypothèses risquées du perroquet néoclassique.
Quoiqu'il en soit, on doit déjà apercevoir ce fait que la paix mondiale actuelle entre grandes puissances est vouée à rester précaire et instable. Si l'histoire ne se répète jamais tout à fait de la même façon, il n'y a, donc pas lieu d'être particulièrement optimiste quant aux conséquences d'un effondrement du système monétaire international si l'on tient compte du précédent du XXème siècle. Comment conjurer une telle menace?
c) L'économie de réciprocité
L'issue finale de ma réflexion me conduira à prendre le contre pied de la conception du libéralisme économique, la doctrine de l'économie de marché. Elle consistera à dire que le commerce ne saurait constituer une source de pacification durable de la réalité humaine qu'à la condition expresse d'être prioritairement instituée sur la base d'un principe de réciprocité et non d'échange marchand. J'illustrerai la nature de ce principe de réciprocité par une légende soufi (le soufisme est un courant ancien de la mystique de l'Islam persécuté aujourd'hui par les fanatiques intégristes) décrivant le paradis:
Il s'agirait, en quelque sorte, sans bien entendu que cela signifie un quelconque retour à l'âge de pierre, de renouer avec l'héritage des sociétés primitives dont le principe dominant d'organisation économique était celui de la réciprocité à base de pratiques de don-contre don sous les trois formes que nous avions vu dans la seconde partie. C'était, exemple parmi tant d'autres, typiquement le cas du mode de vie de l'Arapesh de Nouvelle-Guinée tel que le relatait l'anthropologue américaine Margaret Mead:"S'il y a de la viande sur son fumoir au-dessus du feu, c'est ou bien la chair d'un animal tué par un autre, par un frère, un beau-frère, un fils de sa soeur etc., qui lui a été donnée [...], ou bien la chair d'un animal qu'il a tué lui-même et qu'il fume avant de la donner à quelqu'un d'autre, car manger le fruit de sa propre chasse [...] est un crime que commettent seuls les débiles mentaux (sic)..." ( citée par Polanyi, Essais, p. 87) L'égoïsme que nous prenons, nous Occidentaux, comme un trait naturel du comportement humain, était considéré par toutes ces sociétés comme une forme grave de pathologie mentale qui mérite de se faire sérieusement soigné.
Mais, ce n'est là encore qu'un aspect des choses, celui qui touche aux relations entre individus au sein d'une société.
Sur le plan des relations entre tribus, c'est le même principe que l'anthropologie a pu retrouvé. Un des exemples qui a été le plus étudié est celui de la Kula de Nouvelle-Guinée: c'est un circuit de dons-contre dons de type réciprocitaire, là aussi, mais qui cette fois-ci s'organise sur une grande échelle rassemblant des tribus venus des quatre coins de cette région du monde. L'intérêt pratique évident qu'il peut avoir pour nous, c'est de montrer, avec toute la clarté possible, que ces circuits de dons ne sont pas condamnés à rester limités à des groupes restreints d'individus mais qu'ils peuvent tout aussi bien s'édifier à une échelle internationale. En réalité, depuis la nuit des temps, c'est toujours ce qui a pu permettre aux organisations humaines d'éviter de se faire la guerre. Là où ces liens tissés par le don n'ont pu se nouer, cela a toujours fini par se solder par la violence, qui, il ne faut pas se le cacher, était aussi largement répandue dans ces temps reculés de l'âge de pierre. Comme l'avait parfaitement résumé le fondateur de l'anthropologie du don au XXème siècle, Marcel Mauss, la réciprocité généralisée qui fait que l'on donne tout (les biens, les services, l'hospitalité), ce qu'il appelait "les prestations totales", est la seule chose que l'humanité avait trouvé jusque là pour fonder une paix durable entre les peuples. A défaut, la guerre devenait quasi inéluctable:"il n'y a pas de milieu: se confier entièrement ou se défier entièrement..." (Marcel Mauss, Essai sur le don, p. 238) Voilà ce que nous apprend de fondamental l'histoire et l'anthropologie des sociétés humaines depuis les temps les plus reculés. Pour le problème que nous avons aujourd'hui d'une très sérieuse menace de désintégration de l'économie mondiale de marché, je ne vois clairement pas d'autre façon d'en sortir que de suivre ce chemin, en renouant avec des formes ou d'autres de réciprocité généralisée entre nations. A. Lincoln, au moment de la Guerre de sécession aux Etats-Unis, en avait bien conscience lorsqu'il répondait à quelqu'un qui lui reprochait de manifester trop de sympathie à l'égard du camp adverse, quelque chose qu'on a retenu ultérieurement par la formule:"Le meilleur moyen d'éliminer un ennemi est d'en faire un ami." (Cité par de F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 82) Le don a toujours été, depuis la nuit des temps, l'opérateur par quoi réaliser cette transmutation.
a) Montesquieu donnait une double réponse quant aux effets du développement des échanges marchands: positifs sur le plan des relations internationales en pacifiant les rapports entre les nations; beaucoup plus problématique quant aux rapports sociaux entre individus au sein d'une société.
b) La première partie de la thèse a une certaine validité si l'on ne tient pas compte de la multiplication des conflits locaux concentrés dans les régions dites "pauvres" du Sud, qu'encourage aujourd'hui comme hier le capitalisme mondialisé. Mais tout laisse à présager que la paix à l'échelle planétaire que garantit l'économie mondiale de marché risque de prendre fin tôt ou tard. Si l'on se fie au précédent historique du destin tragique de la première mondialisation, il n'y a pa lieu d'être particulièrement optimiste quant à l'issu d'un nouvel écroulement.
c) Polanyi, en 1944, indiquait déjà la nature du défi à relever suite à l'effondrement de la première mondialisation:"Nous devons essayer de conserver par tous les moyens à notre portée ces hautes valeurs héritées de l'économie de marché qui s'est effondrée." (Polanyi, La grande transformation, p. 344) Il avait en vue deux choses en parlant de ces "hautes valeurs": la liberté et la paix. Je laisse de côté ici la question de la liberté. Pour garantir une paix durable et affronter le défi immense que nous avons devant nous, nous aurons sans doute besoin de moins de rapports marchands et de plus de relations, aussi bien entre sociétés qu'entre individus, qui reposent sur un principe de réciprocité généralisé, tel qu'imaginé par la légende soufie...
(1) Un prix ridiculement faible même tenant compte de l'extraordinaire quantité d'énergie que l'on peut extraire d'un litre de pétrole, contrairement à ce que les gens s'imaginent lorsqu'ils trouvent le prix du litre d'essence trop cher. Pour le soupçonner, demandez-vous simplement l'équivalent de quelle quantité d'énergie tirée de la force musculaire du travail humain il faudrait pour pousser votre voiture à la même vitesse si nous ne disposiez pas d'essence pour la faire avancer et à quel prix cela vous reviendrait s'il fallait entretenir quotidiennement cette force humaine de travail, même à supposer que l'on rétablisse l'esclavage? C'est tout le paradoxe actuel: le système économique fait apparaître comme onéreux pour beaucoup ce qui, d'un strict point de vue énergétique, est extraordinairement bon marché: en équivalent de travail humain payé au salaire minimum qu'il permet d'économiser, le baril de pétrole vaudrait autour de 56 000 dollars au lieu de la centaine de dollars qu'il coûte aujourd'hui, d'après les calculs d'un ingénieur, J. M. Jancovici. Pour bien montrer la fantastique quantité d'énergie qui a pu être libérée grâce à l'exploitation des énergies carbonées, le pétrole en premier, on renverra, de 39' 30" jusqu'à 46'10", à cette conférence de Jancovici qui donne toute une série d'exemples éclairants (attention toutefois; celui-ci, sûrement victime d'une déformation professionnelle, tend à réduire tous les problèmes socio-économiques au seul facteur de l'énergie, ce qui est certainement trop simpliste):
(2) Polanyi (1886-1964) est, à mon sens, un auteur incontournable pour notre époque et sans doute bien au-delà. Politiquement, il se réclamait du socialisme, au sens que ce terme avait originellement, que le XXème siècle a fini par complètement dévoyer, à savoir un socialisme anti étatique et décentralisé, ce que j'appelle un socialisme de liberté. Dans cette mesure, il se situe aux antipodes aussi bien de l'orthodoxie libérale actuelle que de la gauche étatiste. Son importance a été, entre autres, reconnue par J.E. Stiglitz, "prix Nobel" d'économie en 2001 ("Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d'Alfred Nobel", pour parler exactement) , qui soulignait, dans sa préface à l'édition américaine de, La grande transformation, l'ouvrage majeur de Polanyi, que la science économique et l'histoire économique "en sont venues à reconnaître la validité des affirmations clés de Polanyi." ( p. XIII)
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