Notions du programme en jeu: la société et l'Etat, la justice et le droit, les échanges, le langage, la technique, la religion, la morale, le devoir, la liberté
Les monnaies primitives sont des dispositifs de paiement
La monnaie n'a donc absolument pas été inventée, contrairement à ce qu' a cru Adam Smith, et qui est devenu un lieu commun en Occident, pour faciliter les échanges à partir d'un certain degré de leur complexification, invention par quoi l'humanité était censée être enfin rentrée sur la voie de l'histoire et du progrès (voir ici Le mythe du troc)) Le principe d'intégration économique de l'échange, parce qu'il renferme un ferment d'hostilité entre les individus est fortement découragé dans les organisations sociales primitives. Il ne devient le principe dominant que dans les sociétés modernes de marché. Il faut donc voir, non dans l'échange, mais dans le paiement, l'usage archi dominant des monnaies primitives. Dire que les monnaies primitives sont des dispositifs de paiement ne veut donc pas signifier qu'elles ignoreraient complètement les autres usages monétaires. Seulement, ces derniers restent tout à fait marginaux. Tenant compte de cela, la connaissance en anthropologie et en histoire, au prix d'immenses difficultés pour se frayer un chemin vers la véritable nature des monnaies primitives, est finalement parvenue, grâce, en particulier, aux travaux de Karl Polanyi, qui ont constitué une étape décisive, à cette conclusion:"La grande caractéristique des monnaies primitives est qu'elles sont des moyens de paiement sans servir de moyens d'échange." (Alain Testart, Aux origines de la monnaie, p. 38) Et il faut prendre ici le terme de "paiement" en son sens étymologique qui vient du latin "pacare" qui signifie pacifier, apaiser. Essentiellement, la monnaie, ici, est au service de l'édification, de la conservation et de la restauration de la paix sociale; par exemple, dans les Six Nations des Iroquois, c'est ainsi que fonctionne le wampun, un assemblage de perles:"En Amérique du Nord, les ceintures de wampun, initialement acquises dans le commerce des fourrures, n'ont jamais été utilisées comme monnaie par les peuples indigènes lorsqu'ils s'arrangeaient les uns avec les autres (en fait, il n'y avait de relations marchandes d'aucune sorte entre les peuples indigènes); elles sont plutôt devenues un élément clé dans la construction de la paix sociale." (David Graeber, Le fétichisme comme inventivité sociale. Ou les fétiches sont des dieux en cours de construction) La société était essentiellement conçue ainsi par les Six Nations des Iroquois, ce qu'ils appelaient exactement "La Grande Paix", et les paiements monétaires fournissaient les dispositifs permettant de l'instituer et de larétablir là où elle avait été endommagée. Les monnaies primitives, en ce sens, sont des monnaies qui visent à sceller, reconfigurer, restaurer des liens sociaux. On peut, dans cette mesure, les qualifier de monnaies du lien, ou encore, de monnaies sociales. Les monnaies, à l'origine, n'ont donc pas eu d'abord de dimension économique, ce qui est évidemment extrêmement déroutant pour nous Occidentaux qui vivons avec le marteau de l'économie dans la tête qui fait que nous la voyons partout et surtout quand il est question de monnaie:"Les origines et les fondements des pratiques monétaires sont dès lors hors-marché et hors-économique..." (Jean-Michel Servet, Monnaie et lien social Selon Karl Polanyi, La modernité de Karl Polanyi, pp. 257-258) Prenons, un autre exemple, la monnaie de tissu utilisée par les Lele situés dans l'actuel Congo en Afrique centrale: "[On] ne pouvait pas l'utiliser dans un village pour acquérir des aliments, des outils, de la vaisselle ou autre chose. C'était la quintessence de la monnaie sociale." ( David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 169) Dès lors, c'est déjà un premier problème dont il faudra examiner de plus près les termes de savoir si le qualificatif de "monnaie" convient véritablement pour appréhender au mieux la nature de ces biens qui circulent au titre de moyens de paiement. Une chose est d'ores et déjà établie, il ne faut surtout pas se laisser induire en erreur par le fait d'employer un même terme pour parler des pratiques primitives de paiement et de la monnaie moderne dévolue prioritairement à la fonction d'achat-vente de biens: "En fait, l'expression "monnaie primitive" est trompeuse pour cette raison même: elle suggère que nous avons là une version rudimentaire des devises que nous utilisons aujourd'hui. Mais c'est justement ce que nous ne trouvons pas. Souvent, les monnaies de ce genre ne servent jamais à acheter ni à vendre quoi que ce soit. On les utilise en réalité pour créer, maintenir et réorganiser autrement des relations entre des personnes [...] bref, pratiquement n'importe quoi, sauf vendre et acheter des ignames, des pelles, des cochons ou des bijoux." (ibid., pp. 159-160)
Les monnaies primitives sont des dispositifs symboliques pour faire société
La monnaie sociale primitive ne sert donc pas d'abord pour l'achat et la vente de biens, mais constitue, avant toute autre chose, un dispositif symbolique qui permet de faire société, ce qu'il faut comprendre, ici aussi, au sens étymologique du terme "symbole". Un"sumbolon", en grec ancien, désigne, à l'origine, un objet qui a été cassé en deux et dont chaque partenaire prend une moitié:"Selon le dictionnaire Bailly, le sumbolon [...] est un signe de reconnaissance. Ce serait à l'origine "un objet coupé en deux, dont deux hôtes conserveraient chacun une moitié; ces deux parties rapprochées servaient à faire reconnaître les porteurs et à prouver les relations d'hospitalité contractées ultérieurement."" (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 6). Ces morceaux sont donc des symboles du lien d'amitié qui unit les deux partenaires:"Deux amis au cours d'un dîner, peuvent créer un sumbolon s'ils prennent un objet, une bague, un osselet, de la vaisselle - et le cassent en deux. Quand, plus tard, à un moment quelconque, l'un des deux aura besoin de l'aide de l'autre, il pourra ramener sa moitié pour rappeler le souvenir de l'amitié." (ibid., p. 366) On a retrouvé, dans les fouilles archéologiques, des milliers de ces sumbolons dans la Grèce ancienne, preuve qu'ils jouaient bien un rôle central dans la vie sociale de ces temps là. Le "sumbolon", pour reprendre l'expression de l'anthropologue français Claude Lévi-Strauss, permet ainsi cette chose absolument essentielle pour que n'importe quelle société humaine s'institue, de "substituer un lien à la juxtaposition", qui fait que les individus seraient les uns à côté des autres sans avoir entre eux de véritables relations. Le verbe grec qui est dérivé du sumbolon signifie ainsi, "jeter ensemble", "réunir", "rapprocher". En ce sens premier, le contraire du sym-bolique qui rassemble et permet de faire société, c'est le dia-bolique qui divise et disperse. Toujours en grec ancien , le verbe "ballein" qui a donné dans le sym-bolique et le dia-bolique, le suffixe bolique, signifie jeter. Dans les deux cas, du symbolique et du diabolique, on jette des choses, mais de deux façons diamétralement opposées; soit ensemble (sum), soit en les éparpillant (dia).
Il n'est pas étonnant dès lors de retrouver dans la conception de la monnaie chez Aristote (IVème siècle avant J.C.), la même compréhension de son usage primitif comme d'un sumbolon qui institue la paix sociale, quelque chose qui lie amicalement les individus et les groupes sociaux entre eux:"Quand Aristote a soutenu que les pièces de monnaie étaient de pures conventions sociales, il a utilisé le terme sumbolon - dont vient notre mot "symbole"." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 365) C'est parce qu'elle a une dimension essentiellement symbolique que n'importe quoi peut faire office de monnaie, le contenu intrinsèque (matériel) de la chose étant secondaire:"[On] peut utiliser des objets de valeur de pays lointains ou on peut, en fait, utiliser à peu près n'importe quel objet au hasard sur lequel on pose la main, "une queue de lion...une plume d'oiseau...un caillou, un bout de chiffon."" (David Graeber Le fétichisme comme inventivité sociale)
Autrement dit, "si l'on devait résumer en quoi consiste la fonction symbolique, on devrait poser que toute chose acquiert la valeur d'un symbole [...] dès lors qu'on lui reconnaît le pouvoir de sceller un pacte, de conclure une alliance, d'établir un lien." (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 337-338) Cela peut être, par exemple, aussi bien un objet quelconque, un calumet, un objet coupé en deux, qu'un geste, une poignée de main, un salut de la tête, une main sur le coeur, etc. Jean-Michel Servet, un spécialiste de la question, en donne une autre illustration justement symbolique, au sens dérivé du terme, avec l'exemple de ces haches miniatures fabriquées à l'âge de bronze qui ne coupaient pas et qui exprimaient donc le fait d'utiliser des instruments monétaires pour payer qui ne sont d'aucune utilité pratique (anti utilitaire), et qui ne coupent pas les liens sociaux, tout au contraire. C'est ce
caractère foncièrement anti-utilitaire des objets choisis comme moyens de paiement qui "facilitent la projection et l'enfermement dans l'objet des noyaux imaginaires et des symboles..." (Maurice Godelier, L'énigme du don, p. 223) En ce sens, on voit bien que toute culture humaine a deux troncs principaux: tout ce qui relève de l'utilitaire dont la matrice (la mère) est la technique et tout ce qui relève du symbolique dont la matrice est le langage. Les deux constituent les formes élémentaires de l'institution des sociétés humaines, qui doivent valoir, dans cette mesure, bien au-delà des seules sociétés primitives, pour n'importe quelle autre société, du présent ou de l'avenir. On peut donc facilement comprendre, à partir de là, le sens dérivé du "sumbolon", le " symbole" au sens où on l'emploie aujourd'hui, à savoir, les éléments signifiants du langage humain. Le langage comme la monnaie, a une dimension essentiellement symbolique, au sens premier du terme, de lier les humains entre eux pour faire société. Il en découle une conception bien déterminée de ce qu'est toute société humaine: "l'idée que la société doit être conçue comme une réalité d'ordre symbolique, une totalité liée par des symboles..." (Alain Caillé, Marcel Mauss et le paradigme du don)
La monnaie est donc, dans son fondement le plus primitif, une modalité particulière de cette fonction universellement symbolique du langage d'instituer l'être social des individus. A ce point une question se pose: pourquoi avoir besoin de symboles comme des unités monétaires pour exprimer la totalité sociale? En fait, en l'absence de tels symboles, ce tout resterait rigoureusement impossible à imaginer et à se représenter pour les individus qui la constituent. Il resterait stricto sensu (au sens strict) rigoureusement impensable pour ses membres qui ne pourraient alors qu'être condamnés à être dominés par cette structure totalisante. La fonction symbolique est, en ce sens, aussi nécessaire à l'existence humaine que l'eau ou la nourriture, ici précisément, pour avoir la possibilité de se représenter la société dans laquelle on vit et ne pas être fatalement condamné à la subir.
Faisons un pas de plus. La fonction symbolique peut tout aussi bien être identifiée aux unités monétaires qu'au don ce qui fait que les paiements primitifs doivent être envisagés comme étant totalement immergés (plongés) dans des pratiques de don. Voyons d'abord le sens de l'identification du don à la fonction symbolique. Elle est ce qui fonde toute l'anthropologie du don héritée de l'oeuvre de Marcel Mauss et la conception des sociétés humaines qui en découle telle que nous venons de la définir comme un tout lié par des symboles. Le don, dans ce cadre théorique, est la manifestation, par excellence, de la fonction symbolique de lier les individus pour faire société. Le don laisse, tout comme les dispositifs primitifs de paiement, au second plan la nature de l'objet donné (son contenu intrinsèque), c'est le geste qui compte, comme le formule très justement la sagesse populaire. Et, réciproquement, les symboles comme les mots, les images, les gestes ou les signes monétaires ( le fait de donner sa parole, une poignée de mains, de payer pour faire la paix), sont des dons qui scellent une entente. On pourra donc résumer ainsi l'identification du don à la fonction symbolique:"Si, fidèle à sa pensée, autant que faire se peut, je nomme fonction symbolique ce que Mauss identifiait au don, c'est-à-dire à la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, c'est que le mot symbole répond à la finalité du don qui est, non pas d'échanger, voir de troquer des biens, mais de lier des personnes, individuelles ou morales, au moyen de dons, cadeaux ou services..." (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 8) Donner, recevoir, rendre: les trois séquences du don sous sa forme la plus primitive, de type réciprocitaire, ce que Luc Richir, à la suite de Marcel Mauss, appelle une triple obligation. Une distinction essentielle s'impose ici pour comprendre la nature exacte de l'obligation qui découle de tout don. Il faut faire la différence entre une obligation d'ordre juridique qui relève du contrat et qui fait que si l'autre ne cède pas l'équivalent de ce que je lui procure, je pourrai aller porter plainte devant des tribunaux pour réclamer mon dû (ce à quoi j'ai droit). Dans cette mesure, l'obligation juridique relève du principe d'intégration économique de l'échange. Le don relève essentiellement d'une obligation d'ordre moral. Si rien n'est donné en retour du don que je fais, si manque la troisième séquence du don de type réciprocitaire, le rendre, je ne pourrai jamais aller devant un tribunal me plaindre. Généralement, cela se finit simplement par la rupture de la relation entre le donateur et le donataire ingrat (celui qui ne rend rien).
On peut préciser encore mieux la nature de cette structure symbolique au fondement de toute société dont la monnaie est un dispositif clé, dans le cadre de cette anthropologie philosophique. Reprenons l'usage premier du sumbolon et imaginons le cas un peu plus compliqué de deux individus qui coupent aussi un objet en deux et dont chacun prend la moitié. Si un jour un étranger débarque avec l'une des moitiés, l'hôte saura qu'il a affaire à quelqu'un avec qui il est lié, dont il est l'obligé et lui devra l'hospitalité. La structure ternaire (à trois) de cet exemple fournit la matrice (de "mater", la mère) de ce qu'est le don en tant qu'opérateur du lien social par la symbolique qu'il exprime: à la différence du simple échange qui est binaire (à deux), le don engage une relation à trois termes. On a là une réponse à l'énigme du tas de sable. A partir de combien de grains, ils deviennent un tas? Pour la question de l'institution de la société, la réponse est trois. Elle commence, véritablement et a minima, à partir de là, quand trois individus rentrent en jeu. Le don est donc une structure ternaire qui se retrouve dans les trois séquences de son cycle: donner, recevoir, rendre. C'est le don tel qu'il est fondé sur la base du principe de réciprocité hérité des plus anciennes formes d'organisation sociale humaine connues à ce jour. Donnons en une illustration typique qu'avait rapporté l'anthropologue polonais Bronislaw Malinowski,
au début du XXème siècle, à propos des indigènes des îles Trobriand (Nouvelle-Guinée). La façon dont se tissent les liens sociaux, les réseaux de dons-contre dons, édifiant la charpente de la parenté,obéit rigoureusement à ce schéma ternaire:"La responsabilité d'un homme trobriandais vaut à l'égard de la famille de sa soeur, mais lui-même n'est pas, de ce point de vue, assisté par le mari de sa soeur. S'il est marié, l'assistance lui vient plutôt du frère de sa propre femme - un membre d'une troisième famille placée de façon analogue." ( Karl Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 82) Ce n'est pas pour rien que l'on retrouve, au titre d'un invariant anthropologique (un universel humain), cette relation à trois termes dans l'étape clé du processus d'éducation, c'est-à-dire, de socialisation de l'enfant. J'avais évidemment déjà eu l'occasion d'aborder ce point essentiel sur ce blog. Rappelons simplement ceci qu'un des traits caractéristiques qui fait de l'éducation le propre del'humain réside dans la nécessaire intervention d'un tiers, la fonction paternelle, qui opère la rupture de la fusion narcissique de l'enfant à sa mère, autour de l'âge de 3-4 ans.
Les usages principaux des monnaies primitives
A suivre Karl Polanyi, les monnaies primitives tissent symboliquement les liens sociaux suivant trois usages principaux que l'on retrouve partout: le paiement de la fiancée, le paiement de la dette de sang (pour réparer un meurtre), et celui des amendes:"Le paiement intervient avec certaines institutions des sociétés primitives, principalement le prix de la fiancée, le wergeld ("prix de l'homme", le paiement du à une famille comme réparation pour un meurtre) et les amendes." ( Karl Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 192) Cela suppose, évidemment, qu'il a pu y avoir encore d'autres usages, mais ces trois là présentent une remarquable constance à travers les lieux et les époques. Malgré tout, tenant compte d'acquis ultérieurs de la connaissance anthropologique et historique, ilfaut rectifier quelque peu ce que disait Polanyi, et ajouter deux autres types de paiement, ceux des dons cérémoniels et ceux des sacrifices. Ces derniers, sûrement les plus anciens avec le paiement de la fiancée, posent, fondamentalement, la question de l'institution de la religion intiment liée donc avec celle de la monnaie. C'est ce qui fait que celle-ci a indissociablement une origine toute à la fois sociale et religieuse hors économie. Il sera donc décisif de comprendre le sens exact de cette origine commune, toute à la fois sociale et religieuse de la monnaie. Ce que tous ces paiements, religieux ou sociaux, ont en commun, c'est qu'ils visent donc fondamentalement à tisser des liens, soit horizontalement entre vivants, soit verticalement avec des puissances considérées comme surnaturelles. Ils relèvent tous, dans cette mesure, de la fonction symbolique identifiée au don.
Le paiement de la fiancée
Commençons par la signification du paiement de la fiancée (brideprice), le plus répandu et le plus ancien avec les paiements d'ordre religieux, et qu'il vaudrait mieux appelé, conformément à ce que l'anthropologie nous appris dessus, le bridewealth (la richesse de la fiancée). Il a pour vocation de tisser les liens de parenté, qui, suivant la thèse la plus largement partagée en anthropologie, constituent la charpente qui structure l'ensemble des sociétés primitives:"dans la plupart des économies humaines, la monnaie est utilisée d'abord et surtout pour arranger les mariages. Le moyen le plus simple et probablement le plus courant, était de l'offrir au titre de ce qu'on a baptisé "le paiement de la fiancée": la famille du prétendant donne une certain nombre de dents de chien, ou de coquillages, ou d'anneaux de laiton, bref de monnaie sociale locale, aux parents d'une femme, et ceux-ci offrent leur fille pour qu'il l'épouse." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 161) L'erreur la plus grossière serait ici, comme à chaque fois, d'être victime du marteau de l'économie, que nous, Occidentaux, avons dans la tête, et de plaquer nos catégories économiques sur cette institution en y voyant un acte d'achat-vente qui relève de l'esclavage de la femme. Déjà rien que sur le plan du langage, on devrait être prévenu d'une aussi grossière confusion, en notant que les indigènes eux-mêmes distinguent rigoureusement l'achat de marchandises et la richesse de la fiancée. C'est pourquoi les anthropologues avertis ont dû s'élever vigoureusement contre son interdiction censée "civiliser" ces sauvages et les intégrer, de cette façon, dans le marché mondialisé:"Mais les intéressés protestent énergiquement quand les Européens les accusent d'acheter leurs femmes."(Alain Caillé, Monnaie des sauvages et monnaie des modernes, p. 4) En réalité, interdire la richesse de la fiancée, cela revenait à détruire le pilier porteur de toute la charpente de la parenté. Aussi bien, on pulvérisait, de cette façon, et de fond en comble, leur société. Les femmes cafres (Afrique australe), par exemple, ne ressentaient absolument pas le prix qu'elles coûtaient comme un avilissement pour elles. Tout au contraire, elles en étaient fières et plus elles coutaient chères plus elles s'attribuaient de valeur. Encore une fois, la monnaie n'est pas utilisée ici comme un moyen d'échange pour acheter quelque chose dont on pourrait disposer comme bon nous semble et que l'on serait ensuite libre de revendre:"dans l'échange des femmes, la soeur, la fille ou la nièce que l'on cède est, en règle générale, confiée aux soins et à la charge du donataire, mais non aliénée. Loin d'être une marchandise dont la propriété reviendrait à celui qui en acquitte le prix, la femme continue à faire partie de son lignage et de son clan." (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 167) Cela correspond exactement à la distinction que faisait l'anthropologue Maurice Godelier entre les choses profanes que l'on peut aliéner (s'en séparer) par la vente et les choses précieuses que l'on peut donner mais dont on ne cède jamais la propriété.
C'est tout aussi bien ce qu'avait parfaitement identifié un autre anthropologue, Philippe Rospabé, en montrant bien que ce qui est essentiellement en jeu dans cette pratique du paiement de la fiancée, c'est la question centrale de la valeur de la vie humaine: "Le rôle essentiel de la vie dans la pensée sauvage entraîne qu'on n'achète pas les femmes qui demeurent fondamentalement inaliénables." (Philippe Rospabé cité par Jérôme Maucourant, A propos de la "dette de vie" selon Philippe Rospabé) Le concept clé, élaboré par Philippe Rospabé, pour toucher au coeur des pratiques monétaires primitives, et n invariant anthropologique (un universel humain), cette relation à trois termes dans l'étape clé du processus d'éducation, c'est-à-dire, de socialisation de l'enfant. J'avais évidemment déjà eu l'occasion d'aborder ce point essentiel sur ce blog. Rappelons simplement ceci qu'un des traits caractéristiques qui fait de l'éducation le propre del'humain réside dans la nécessaire intervention d'un tiers, la fonction paternelle, qui opère la rupture de la fusion narcissique de l'enfant à sa mère, autour de l'âge de 3-4 ans.
Les usages principaux des monnaies primitives
A suivre Karl Polanyi, les monnaies primitives tissent symboliquement les liens sociaux suivant trois usages principaux que l'on retrouve partout: le paiement de la fiancée, le paiement de la dette de sang (pour réparer un meurtre), et celui des amendes:"Le paiement intervient avec certaines institutions des sociétés primitives, principalement le prix de la fiancée, le wergeld ("prix de l'homme", le paiement du à une famille comme réparation pour un meurtre) et les amendes." ( Karl Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 192) Cela suppose, évidemment, qu'il a pu y avoir encore d'autres usages, mais ces trois là présentent une remarquable constance à travers les lieux et les époques. Malgré tout, tenant compte d'acquis ultérieurs de la connaissance anthropologique et historique, ilfaut rectifier quelque peu ce que disait Polanyi, et ajouter deux autres types de paiement, ceux des dons cérémoniels et ceux des sacrifices. Ces derniers, sûrement les plus anciens avec le paiement de la fiancée, posent, fondamentalement, la question de l'institution de la religion intiment liée donc avec celle de la monnaie. C'est ce qui fait que celle-ci a indissociablement une origine toute à la fois sociale et religieuse hors économie. Il sera donc décisif de comprendre le sens exact de cette origine commune, toute à la fois sociale et religieuse de la monnaie. Ce que tous ces paiements, religieux ou sociaux, ont en commun, c'est qu'ils visent donc fondamentalement à tisser des liens, soit horizontalement entre vivants, soit verticalement avec des puissances considérées comme surnaturelles. Ils relèvent tous, dans cette mesure, de la fonction symbolique identifiée au don.
Le paiement de la fiancée
Commençons par la signification du paiement de la fiancée (brideprice), le plus répandu et le plus ancien avec les paiements d'ordre religieux, et qu'il vaudrait mieux appelé, conformément à ce que l'anthropologie nous appris dessus, le bridewealth (la richesse de la fiancée). Il a pour vocation de tisser les liens de parenté, qui, suivant la thèse la plus largement partagée en anthropologie, constituent la charpente qui structure l'ensemble des sociétés primitives:"dans la plupart des économies humaines, la monnaie est utilisée d'abord et surtout pour arranger les mariages. Le moyen le plus simple et probablement le plus courant, était de l'offrir au titre de ce qu'on a baptisé "le paiement de la fiancée": la famille du prétendant donne une certain nombre de dents de chien, ou de coquillages, ou d'anneaux de laiton, bref de monnaie sociale locale, aux parents d'une femme, et ceux-ci offrent leur fille pour qu'il l'épouse." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 161) L'erreur la plus grossière serait ici, comme à chaque fois, d'être victime du marteau de l'économie, que nous, Occidentaux, avons dans la tête, et de plaquer nos catégories économiques sur cette institution en y voyant un acte d'achat-vente qui relève de l'esclavage de la femme. Déjà rien que sur le plan du langage, on devrait être prévenu d'une aussi grossière confusion, en notant que les indigènes eux-mêmes distinguent rigoureusement l'achat de marchandises et la richesse de la fiancée. C'est pourquoi les anthropologues avertis ont dû s'élever vigoureusement contre son interdiction censée "civiliser" ces sauvages et les intégrer, de cette façon, dans le marché mondialisé:"Mais les intéressés protestent énergiquement quand les Européens les accusent d'acheter leurs femmes."(Alain Caillé, Monnaie des sauvages et monnaie des modernes, p. 4) En réalité, interdire la richesse de la fiancée, cela revenait à détruire le pilier porteur de toute la charpente de la parenté. Aussi bien, on pulvérisait, de cette façon, et de fond en comble, leur société. Les femmes cafres (Afrique australe), par exemple, ne ressentaient absolument pas le prix qu'elles coûtaient comme un avilissement pour elles. Tout au contraire, elles en étaient fières et plus elles coutaient chères plus elles s'attribuaient de valeur. Encore une fois, la monnaie n'est pas utilisée ici comme un moyen d'échange pour acheter quelque chose dont on pourrait disposer comme bon nous semble et que l'on serait ensuite libre de revendre:"dans l'échange des femmes, la soeur, la fille ou la nièce que l'on cède est, en règle générale, confiée aux soins et à la charge du donataire, mais non aliénée. Loin d'être une marchandise dont la propriété reviendrait à celui qui en acquitte le prix, la femme continue à faire partie de son lignage et de son clan." (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 167) Cela correspond exactement à la distinction que faisait l'anthropologue Maurice Godelier entre les choses profanes que l'on peut aliéner (s'en séparer) par la vente et les choses précieuses que l'on peut donner mais dont on ne cède jamais la propriété.
C'est tout aussi bien ce qu'avait parfaitement identifié un autre anthropologue, Philippe Rospabé, en montrant bien que ce qui est essentiellement en jeu dans cette pratique du paiement de la fiancée, c'est la question centrale de la valeur de la vie humaine: "Le rôle essentiel de la vie dans la pensée sauvage entraîne qu'on n'achète pas les femmes qui demeurent fondamentalement inaliénables." (Philippe Rospabé cité par Jérôme Maucourant, A propos de la "dette de vie" selon Philippe Rospabé) Le concept clé, élaboré par Philippe Rospabé, pour toucher au coeur des pratiques monétaires primitives, et spécialement ici celle du paiement de la fiancée, est donc celui de la "dette de vie" qui naît des pratiques de don de femmes: "Ce qu''il avait découvert et remarquablement exposé en effet, c'est que les sociétés humaines s'organisent autour du don de la vie.." (Alain Caillé,
spécialement ici celle du paiement de la fiancée, est donc celui de la "dette de vie" qui naît des pratiques de don de femmes: "Ce qu''il avait découvert et remarquablement exposé en effet, c'est que les sociétés humaines s'organisent autour du don de la vie.." (Alain Caillé, En hommage à Philippe Rospabé) Emblématique de cet esprit est le fait qu'en canaque (Nouvelle-Calédonie), vie et dette sont désignées par un seul et même mot. La valeur de la vie de la femme qui est donnée est d'autant plus élevée, qu'en réalité, il ne s'agit pas d'une vie unique mais d'une vie qui pourra en engendrer d'autres. En conséquence de quoi, lorsqu'on obtient la fiancée, c'est un bien qui n'a pas de prix dont il s'agit, ce qui fait que nul paiement sous la forme de biens précieux dénombrables, aussi grande soit leur quantité, ne saurait jamais liquider la dette de vie que l'on a contracté.
Il faut donc dire que les paiements monétaires en contre partie des dons de femmes, dans ce contexte, ne liquident jamais les dettes. Les monnaies sont des substituts et des symboles de la vie humaine qui ne sauraient jamais leur équivaloir pleinement. C'est ce qui fait que nous avons affaire à des usages monétaires qui ne coupent pas les liens sociaux, mais qui, tout au contraire, permettent d'édifier, de façon définitive, dans le cas du paiement de la fiancée, la charpente de la parenté. Les monnaies primitives prennent donc la figure de biens précieux dénombrables, complètement déconnectés de la fonction d'achat-vente. Elles ne prennent sens qu'en tant que contre partie d'une dette de vie qui ne peut jamais être liquidée:"[Selon la thèse de Philippe Rospabé], la "monnaie primitive" n'était pas, à l'origine, un moyen de payer des dettes, quelles qu'elles fussent. C'était une façon de reconnaître l'existence de dettes impossibles à rembourser." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 161) Cela apparaît de la façon la plus claire qui soit chez les Tiv, (Afrique de l'ouest), où l'on estime que le mariage parfait est celui qui repose sur le don réciproque de femmes car il n'y a qu'une vie qui peut véritablement être à la mesure d'une autre vie. A défaut, le prétendant est obligé de verser indéfiniment, en guise de moyens de paiement, des baguettes de laiton. Les Tiv distinguaient trois catégories de biens qui peuvent circuler: au rang le plus bas se trouvaient les biens élémentaires nécessaires à la subsistance comme la nourriture qui faisaient soit l'objet de dons ou éventuellement pouvaient donner lieu à un commerce marchand destiné à rester marginal. Les biens de type utilitaire, dans ces sociétés, sont donc, très généralement, considérés comme étant de la moindre valeur. Au rang intermédiaire se plaçait, entre autres, ces baguettes de laiton. Le rang des biens les plus précieux était occupé par les femmes. On voit donc clairement, que les biens de rang intermédiaires n'auraient jamais pu équivaloir, aussi grande soit leur quantité, les biens de rang supérieurs que sont les femmes. Les deux sont sans commune mesure. C'est tout l'abîme qui sépare la logique marchande de l'échange de biens du paiement de la fiancée. Tandis que dans le premier cas l'achat liquide la dette et rompt le lien, dans le second cas le paiement ne peut jamais être à la mesure de ce qui a été obtenu et rompre ainsi le lien:"[le] bridewealth ne clôt pas la relation entre les donneurs et les bénéficiaires, comme le fait la remise de monnaie contre marchandise. Au contraire, les deux partis commencent une relation interpersonnelle, relation soutenue par une dette de vie."(Philippe Rospabé, La dette de vie, p. 32) Loin de rompre la relation, le paiement de la fiancée est donc ce qui engage une relation entre groupes destinée à traverser les générations. Il constituele symbole et le gage du futur contre don d'une vie, en retour, dans une génération à venir, qui, seul pourra être à la mesure de ce qui a été cédé:"les biens précieux sont donnés comme substitut de vie, comme gage par lequel les donneurs de biens s'engagent à rendre une vie pour celle qu'ils ont prise à un autre groupe." (Philippe Rospabé, ibid., p. 30)
Les monnaies primitives symbolisent donc fondamentalement les vies humaines. Cela apparaît de la façon la plus claire qui soit dans les monnaies de coquillages des indigènes de Nouvelle-Calédonie:"Ces monnaies sont composées de brasses de coquillages noirs ou blancs qui ont la longueur d'un homme et qu'on divise en parties désignées par les termes mêmes qui servent à décrire le corps humain. On parle donc de la tête, du tronc, du pied d'une monnaie." (Maurice Godelier, L'énigme du don, p. 228) Voilà encore quelque chose qui sera tout à fait déconcertant pour nous, Occidentaux. Et pourtant, la monnaie a donc d'abord été cela, dans son origine sociale, un dispositif symbolique de la réciprocité exprimant la valeur des vies humaines. Comme le résume l'anthropologue américain W. S. Desmond, "[...] la monnaie symbolisait la réciprocité entre les gens , ce qui les connectait émotionnellement avec leur communauté. La monnaie était à l'origine un symbole de leur âme." (Cité par Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 215)
Les monnaies primitives sont donc des symboles de reconnaissance de dette et non des moyens de liquider celle-ci. Toutes les langues ont conservé quelque chose de cette vocation première des monnaies de nouer ou renouer les liens. L'attache ou la corde est une symbolique qui se retrouve partout, encore de nos jours, pour exprimer ce qu'est la monnaie. Dans les langues de l'Afrique de l'ouest la dette s'appelle littéralement une "corde". En Chine le dieu des dettes tient une corde à la main. En anglais, le terme pour désigner une obligation financière est "bond" qui désigne une attache. Le terme français d'"obligation" lui-même renferme la racine latine lige, qui désigne une ligature, un lien là aussi. Le terme "intérêt" se décompose en inter (entre) et est (être), pour désigner ce qui attache le débiteur au créancier. Cette universalité de la symbolique de la monnaie comme une corde ou une attache est ce qui pourrait justifier l'hypothèse que faisait l'économiste André Orléan selon laquelle "à tout époque, le fait monétaire posséderait une dimension "holiste" proprement archaïque (...) dont la logique échapperait radicalement à la modernité de l'ordre économique." (La monnaie autoréférentielle. Réflexions sur les évolutions monétaires contemporaines) "Holiste" signifie ce qui renvoie à la totalité: on retrouve donc bien ici le sens, évoqué plus haut, de la monnaie comme d'un dispositif symbolique par quoi est liée la totalité de la société. Et "archaïsme" n'est pas à entendre ici au sens d'un passé révolu mais comme un commencement qui serait, en même temps, un fondement de toutes les sociétés présentes et à venir. Le mot "archaïsme" dérive de la racine grecque ancienne "arkhé" qui désigne tout à la fois le commencement et le commandement: ce qui est à la source des choses ne passe pas mais commande, en même temps, tout leur développement ultérieur. D'où ce fait que des sociétés primitives jusqu'aux plus modernes on retrouve la même dimension symbolique de la monnaie d'exprimer dans leur matérialité la présence d'un être, que soit celle d'un Etat, d'un roi, ou, comme on le voit encore aujourd'hui sur le dollar, celle d'un dieu, celui de la Bible en l'occurrence: est inscrit sur tous les billets, 'In god we trust" (en Dieu nous avons confiance).
Le paiement de la fiancée et la question de l'émancipation des femmes
Maintenant, il est tout à fait essentiel de relever que cette symbolique universelle de la monnaie, comme d'une corde ou attache peut tout aussi bien signifier des liens de domination. Par exemple, l'usurier, en italien, celui qui vit des intérêts que lui verse son débiteur, signifie littéralement celui qui étrangle. C'est pourquoi aussi le bridewealth (richesse de la fiancée) a pu être, dans de nombreux cas, un instrument de domination des hommes sur les femmes. Même si elles relèvent de la catégorie de ce qui est éminemment précieux, et absolument pas d'objets marchands, les femmes n'en restent pas moins, très généralement, dans les sociétés qui ont hérité des formes de vie primitives, des biens dont les hommes peuvent disposer, mais, notez bien, pas partout. Par exemple, les indigènes des îles Andaman (Océan indien), comme le relatait l'ethnologue anglais Edward Horace Man (XIXème-XXème siècle), étaient, comparativement à la sociétés anglaise de son époque, bien plus avancés pour ce qui est de l'égalité hommes-femmes:"l’un des traits les plus frappants de leurs rapports sociaux est l’égalité et l’affection affichées qui s’établissent entre un mari et sa femme ; (...) la considération et le respect avec lesquels les femmes sont traitées pourraient avantageusement servir d'exemple à certaines classes de notre patrie." (The Journal of the Anthropoligical Institute of Great Britain and Ireland, vol. 12, 1883, p. 327) Mais, on ne peut clairement pas faire de ce cas, même si ce n'est pas du tout le seul, une constante historique. Ce que l'on peut déjà en tirer, c'est que l'humanité sur cette question comme sur toutes les autres importantes, n'a pas suivi de chemin unique sur la voie de son évolution sociale, ce qui, sur le cas de la question de l'institution du patriarcat (domination des hommes sur les femmes) montre, une fois de plus, qu'il n'y aucune fatalité à ce que les hommes dominent partout et toujours les femmes, même si, cela a été la tendance très lourde des sociétés humaines depuis la nuit des temps.
C'est malgré tout une des principales limites qu'il faut bien reconnaître à de nombreuses organisations sociales primitives, qui fait qu'on ne peut pas déjà parler de sociétés pleinement émancipées (ayant aboli en elles les rapports de domination) L'institution du patriarcat et la domination des vieux sur les jeunes, les plus anciennes formes d'oppression sociale qu'a connu l'humanité, sont donc encore assez largement répandues dans les sociétés traditionnelles actuelles ayant conservé vivace l'héritage des temps primitifs en pratiquant le paiement de la fiancée aussi bien que le don réciproque des femmes. Sur le cas des Tiv d'Afrique centrale, que nous avons développé plus haut, le paiement de la fiancée s'inscrivait de la façon la plus nette qui soit dans un système de domination des hommes sur les femmes. Celles-ci n'avaient le droit de produire et de faire circuler, des trois catégories de biens qu'ils distinguaient, que ceux du rang le plus inférieur. Les biens les plus élevés, c'étaient donc des droits que les hommes acquéraient sur les femmes par le paiement de la fiancée ou leur don réciproque.
Prenons maintenant un cas tout à fait actuel et fort instructif, situé au Kenya, comme on peut le voir dans ce petit documentaire ci-dessous, où les femmes ont fini par se construire leur propre village à Umoja et à d'autres aux alentours, à l'écart des hommes, pour fuir leur domination et le mariage forcé qui en est l'expression la plus forte, avec la pratique de l'excision (mutilation des organes génitaux de la femme qui lui enlève le plaisir dans l'acte sexuel et qui la destine à devenir une simple "vache" reproductrice de la vie) qui l'accompagne souvent comme ici. Ainsi que le dit cet homme, dans le documentaire, pourleur culture, "les femmes ne peuvent pas se diriger elles-mêmes". Il en découle d'après cette tradition, conformément à ce que disait Platon,qu'avant de pouvoir gouverner les autres, il faut être capable de se gouverner soi-même, qu'elles doivent être destinées "par nature" à être soumises aux hommes. La protection sociale dont les femmes sont censées bénéficier se paient du prix de leur liberté, conformément au monopole que les hommes ont quasiment toujours eu sur les armes, le facteur culturel décisif qui a fait évoluer la biologie humaine dans le sens d'une supériorité physique des hommes, comme je l'avais déjà expliqué sur ce blog, et qui explique pourquoi, il n'a jamais existé, de ce que l'on en sait dans l'état actuel des connaissances aussi bien en histoire qu'en anthropologie, de matriarcat: une société où les femmes domineraient les hommes. Cette mainmise sur les armes explique très bien, par ailleurs, pourquoi les pratiques du don de femmes, qu'elles se
soient faites sous une forme monétarisée par les paiements ou non, ont pu se situer très largement dans le cadre de stratégies d'instrumentalisation des femmes au service des politiques extérieures, les relations avec les autres groupes sociaux humains. Le monopole sur les armes aboutit inévitablement à cet autre monopole des hommes sur la politique extérieure de la société qui fait que pour sceller les alliances, et éviter les guerres,avec les autres tribus, les femmes ont servi de biens précieux aux hommes. C'est exactement dans le même esprit que l'on retrouve cette pratique répandue qui consiste pour le chef de famille à faire don d'une femme à un étranger à qui il offre l'hospitalité pour éventuellement coucher avec elle.(Activer les sous titres en français si nécessaire):
On notera avec intérêt, à 5'15, car cela concernera une partie ultérieure de cette philosophie de la monnaie, touchant la dynamique émancipatrice qu'a pu avoir, envers et contre tout, l'argent moderne, que son acquisition, dans le tourisme, par le commerce d'objets fabriqués dans le village, a permis à ces femmes de conquérir leur indépendance et ouvrir, entre autres, une école dédiée à une instruction posant les bases éducatives d'une égalité hommes-femmes. Il est encore important de relever que, malgré tout, l'organisation du village d'Umoja ne semble pas se faire de façon vraiment démocratique puisque c'est la cheffe qui décide de qui entre ou sort de la communauté, ce qui constitue une sérieuse limite à cette émancipation. On peut faire l'hypothèse assez vraisemblable que ce fait pourrait trouver sa racine dans cette donnée très générale des sociétés patriarcales héritées des temps primitifs que les femmes âgées on joué le rôle de relais de la domination masculine en dominant, à leur tour, les femmes plus jeunes. Celles-ci se retrouvaient alors dans la situation la pire qui soit, subissant la double oppression aussi bien des hommes que des femmes âgées. Si cette hypothèse était validée, il y aurait deux choses à en tirer. L'une qui semble évidente que les deux types de domination les plus anciennes dans l'histoire humaine, des hommes sur les femmes et des vieux sur les jeunes, sont, en réalité, inextricablement liées et que s'attaquer à l'une doit vraisemblablement remettre en question l'autre. La seconde implication consisterait à soutenir que la domination qu'exerce la cheffe sur le village d'Umoja ne fait, en réalité, que reproduire un élément clé de la structure patriarcale de la collectivité que ces femmes prétendent fuir. En conséquence de quoi, si elles voulaient s'émanciper pleinement du patriarcat, elles devraient venir à bout de ce reliquat (vestige), la domination de la cheffe, et instituer une authentique vie démocratique, un peu de la même façon que si les femmes occidentales ayant acquis leur indépendance économique voulaient s'émanciper pleinement et définitivement de la domination masculine, elles devraient combattre son reliquat dans l'institution patriarcale du marché dans laquelle elles sont désormais, pour la plupart, empêtrées jusqu'au cou, aussi bien en tant que salariées que consommatrices de marchandises: j'ai déjà eu l'occasion de m'expliquer assez largement sur ce dernier point dans cet article, De l'émancipation des femmes.)
Il est de toute façon bien évident que, la domination patriarcale plongeant ses racines dans la nuit des temps, on ne pourra espérer en venir à bout aussi rapidement en une seule étape, mais que c'est encore un long et nécessaire combat à poursuivre, aussi bien pour les femmes "pauvres" (au sens occidental du terme) des pays du Sud que pour les femmes occidentales. Ce ne sera pas, de toute façon, la seule fois que la question de l'émancipation des femmes croisera celle de la monnaie, comme on le verra dans la suite de cette philosophie de la monnaie.
Le paiement de la fiancée et le développement des hiérarchies sociales
Prenons enfin en compte un autre aspect essentiel de ces types de liens qui asservissent, directement lié à l'apparition du paiement de la fiancée. En effet, sa création a représenté une étape clé dans l'évolution sociale de l'humanité et du développement des inégalités sociales. A suivre l'hypothèse que faisait l'anthropologue Maurice Godelier, le paiement de la fiancée est une des conditions essentielles (mais non la seule) à partir desquelles les sociétés humaines vont basculer dans un tout nouvel univers, celui des sociétés à potlach structurées suivant un don d'un type tout à fait nouveau celui de type agonistique en contraste parfait avec les sociétés primitives les plus anciennes connues à cejour, qui ne pratiquaient encore que le don réciproque de femmes, sans faire intervenir nulle forme de paiement sous la forme de biens précieux. Ce sont des concepts essentiels à saisir que j'ai déjà développé largement sur ce blog, en particulier, dans les paragraphes consacrés au don agonistique et au don fraternelle de type réciprocitaire. Pour celles ou ceux qui veulent s'éviter la peine d'en passer par là résumons l'essentiel: alors que le don de type réciprocitaire a des vertus essentiellement égalitaires, le don agonistique structuré suivant une logique de rivalité va finir par engendrer des hiérarchies sociales entre dominants et dominés. Le potlach est l'institution au sein de laquelle cette pratique va se généraliser pour finir par former le premier germe des futures sociétés à Etat divisées en classes sociales où celles qui sont au-dessus des autres, en position centrale, vont se mettre à accumuler pour elles-mêmes la richesse et le pouvoir. Mais, comme je viens de l'indiquer, ce n'est pas le seul facteur causal qui a pu engendrer cette situation entièrement nouvelle qui va avoir des répercussions incalculables sur les évolutions sociales futures de l'humanité.
Pour comprendre pleinement l'ensemble des facteurs en jeu dans cette étape décisive, il y a encored'autres choses essentielles à prendre en considération qui vont nous conduire à étudier l'autre aspect fondamental de l'origine des monnaies. Le paiement de la fiancée n'est, comme nous l'avions indiqué au début de cet article, qu'une des deux faces originelles de l'institution primitive des monnaies. S'il a pour vocation de tisser horizontalement les liens de parenté entre groupes sociaux, les paiements sacrificiels d'ordre religieux, eux, vont d'abord tisser les liens verticalement entre groupes sociaux et puissances surnaturelles, de telle sorte que l'on ne pourra véritablement démêler l'origine toute à la fois sociale et religieuse des monnaies (à suivre...)
Les monnaies primitives sont des dispositifs de paiement
La monnaie n'a donc absolument pas été inventée, contrairement à ce qu' a cru Adam Smith, et qui est devenu un lieu commun en Occident, pour faciliter les échanges à partir d'un certain degré de leur complexification, invention par quoi l'humanité était censée être enfin rentrée sur la voie de l'histoire et du progrès (voir ici Le mythe du troc)) Le principe d'intégration économique de l'échange, parce qu'il renferme un ferment d'hostilité entre les individus est fortement découragé dans les organisations sociales primitives. Il ne devient le principe dominant que dans les sociétés modernes de marché. Il faut donc voir, non dans l'échange, mais dans le paiement, l'usage archi dominant des monnaies primitives. Dire que les monnaies primitives sont des dispositifs de paiement ne veut donc pas signifier qu'elles ignoreraient complètement les autres usages monétaires. Seulement, ces derniers restent tout à fait marginaux. Tenant compte de cela, la connaissance en anthropologie et en histoire, au prix d'immenses difficultés pour se frayer un chemin vers la véritable nature des monnaies primitives, est finalement parvenue, grâce, en particulier, aux travaux de Karl Polanyi, qui ont constitué une étape décisive, à cette conclusion:"La grande caractéristique des monnaies primitives est qu'elles sont des moyens de paiement sans servir de moyens d'échange." (Alain Testart, Aux origines de la monnaie, p. 38) Et il faut prendre ici le terme de "paiement" en son sens étymologique qui vient du latin "pacare" qui signifie pacifier, apaiser. Essentiellement, la monnaie, ici, est au service de l'édification, de la conservation et de la restauration de la paix sociale; par exemple, dans les Six Nations des Iroquois, c'est ainsi que fonctionne le wampun, un assemblage de perles:"En Amérique du Nord, les ceintures de wampun, initialement acquises dans le commerce des fourrures, n'ont jamais été utilisées comme monnaie par les peuples indigènes lorsqu'ils s'arrangeaient les uns avec les autres (en fait, il n'y avait de relations marchandes d'aucune sorte entre les peuples indigènes); elles sont plutôt devenues un élément clé dans la construction de la paix sociale." (David Graeber, Le fétichisme comme inventivité sociale. Ou les fétiches sont des dieux en cours de construction) La société était essentiellement conçue ainsi par les Six Nations des Iroquois, ce qu'ils appelaient exactement "La Grande Paix", et les paiements monétaires fournissaient les dispositifs permettant de l'instituer et de larétablir là où elle avait été endommagée. Les monnaies primitives, en ce sens, sont des monnaies qui visent à sceller, reconfigurer, restaurer des liens sociaux. On peut, dans cette mesure, les qualifier de monnaies du lien, ou encore, de monnaies sociales. Les monnaies, à l'origine, n'ont donc pas eu d'abord de dimension économique, ce qui est évidemment extrêmement déroutant pour nous Occidentaux qui vivons avec le marteau de l'économie dans la tête qui fait que nous la voyons partout et surtout quand il est question de monnaie:"Les origines et les fondements des pratiques monétaires sont dès lors hors-marché et hors-économique..." (Jean-Michel Servet, Monnaie et lien social Selon Karl Polanyi, La modernité de Karl Polanyi, pp. 257-258) Prenons, un autre exemple, la monnaie de tissu utilisée par les Lele situés dans l'actuel Congo en Afrique centrale: "[On] ne pouvait pas l'utiliser dans un village pour acquérir des aliments, des outils, de la vaisselle ou autre chose. C'était la quintessence de la monnaie sociale." ( David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 169) Dès lors, c'est déjà un premier problème dont il faudra examiner de plus près les termes de savoir si le qualificatif de "monnaie" convient véritablement pour appréhender au mieux la nature de ces biens qui circulent au titre de moyens de paiement. Une chose est d'ores et déjà établie, il ne faut surtout pas se laisser induire en erreur par le fait d'employer un même terme pour parler des pratiques primitives de paiement et de la monnaie moderne dévolue prioritairement à la fonction d'achat-vente de biens: "En fait, l'expression "monnaie primitive" est trompeuse pour cette raison même: elle suggère que nous avons là une version rudimentaire des devises que nous utilisons aujourd'hui. Mais c'est justement ce que nous ne trouvons pas. Souvent, les monnaies de ce genre ne servent jamais à acheter ni à vendre quoi que ce soit. On les utilise en réalité pour créer, maintenir et réorganiser autrement des relations entre des personnes [...] bref, pratiquement n'importe quoi, sauf vendre et acheter des ignames, des pelles, des cochons ou des bijoux." (ibid., pp. 159-160)
Les monnaies primitives sont des dispositifs symboliques pour faire société
La monnaie sociale primitive ne sert donc pas d'abord pour l'achat et la vente de biens, mais constitue, avant toute autre chose, un dispositif symbolique qui permet de faire société, ce qu'il faut comprendre, ici aussi, au sens étymologique du terme "symbole". Un"sumbolon", en grec ancien, désigne, à l'origine, un objet qui a été cassé en deux et dont chaque partenaire prend une moitié:"Selon le dictionnaire Bailly, le sumbolon [...] est un signe de reconnaissance. Ce serait à l'origine "un objet coupé en deux, dont deux hôtes conserveraient chacun une moitié; ces deux parties rapprochées servaient à faire reconnaître les porteurs et à prouver les relations d'hospitalité contractées ultérieurement."" (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 6). Ces morceaux sont donc des symboles du lien d'amitié qui unit les deux partenaires:"Deux amis au cours d'un dîner, peuvent créer un sumbolon s'ils prennent un objet, une bague, un osselet, de la vaisselle - et le cassent en deux. Quand, plus tard, à un moment quelconque, l'un des deux aura besoin de l'aide de l'autre, il pourra ramener sa moitié pour rappeler le souvenir de l'amitié." (ibid., p. 366) On a retrouvé, dans les fouilles archéologiques, des milliers de ces sumbolons dans la Grèce ancienne, preuve qu'ils jouaient bien un rôle central dans la vie sociale de ces temps là. Le "sumbolon", pour reprendre l'expression de l'anthropologue français Claude Lévi-Strauss, permet ainsi cette chose absolument essentielle pour que n'importe quelle société humaine s'institue, de "substituer un lien à la juxtaposition", qui fait que les individus seraient les uns à côté des autres sans avoir entre eux de véritables relations. Le verbe grec qui est dérivé du sumbolon signifie ainsi, "jeter ensemble", "réunir", "rapprocher". En ce sens premier, le contraire du sym-bolique qui rassemble et permet de faire société, c'est le dia-bolique qui divise et disperse. Toujours en grec ancien , le verbe "ballein" qui a donné dans le sym-bolique et le dia-bolique, le suffixe bolique, signifie jeter. Dans les deux cas, du symbolique et du diabolique, on jette des choses, mais de deux façons diamétralement opposées; soit ensemble (sum), soit en les éparpillant (dia).
Il n'est pas étonnant dès lors de retrouver dans la conception de la monnaie chez Aristote (IVème siècle avant J.C.), la même compréhension de son usage primitif comme d'un sumbolon qui institue la paix sociale, quelque chose qui lie amicalement les individus et les groupes sociaux entre eux:"Quand Aristote a soutenu que les pièces de monnaie étaient de pures conventions sociales, il a utilisé le terme sumbolon - dont vient notre mot "symbole"." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 365) C'est parce qu'elle a une dimension essentiellement symbolique que n'importe quoi peut faire office de monnaie, le contenu intrinsèque (matériel) de la chose étant secondaire:"[On] peut utiliser des objets de valeur de pays lointains ou on peut, en fait, utiliser à peu près n'importe quel objet au hasard sur lequel on pose la main, "une queue de lion...une plume d'oiseau...un caillou, un bout de chiffon."" (David Graeber Le fétichisme comme inventivité sociale)
Autrement dit, "si l'on devait résumer en quoi consiste la fonction symbolique, on devrait poser que toute chose acquiert la valeur d'un symbole [...] dès lors qu'on lui reconnaît le pouvoir de sceller un pacte, de conclure une alliance, d'établir un lien." (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 337-338) Cela peut être, par exemple, aussi bien un objet quelconque, un calumet, un objet coupé en deux, qu'un geste, une poignée de main, un salut de la tête, une main sur le coeur, etc. Jean-Michel Servet, un spécialiste de la question, en donne une autre illustration justement symbolique, au sens dérivé du terme, avec l'exemple de ces haches miniatures fabriquées à l'âge de bronze qui ne coupaient pas et qui exprimaient donc le fait d'utiliser des instruments monétaires pour payer qui ne sont d'aucune utilité pratique (anti utilitaire), et qui ne coupent pas les liens sociaux, tout au contraire. C'est ce
caractère foncièrement anti-utilitaire des objets choisis comme moyens de paiement qui "facilitent la projection et l'enfermement dans l'objet des noyaux imaginaires et des symboles..." (Maurice Godelier, L'énigme du don, p. 223) En ce sens, on voit bien que toute culture humaine a deux troncs principaux: tout ce qui relève de l'utilitaire dont la matrice (la mère) est la technique et tout ce qui relève du symbolique dont la matrice est le langage. Les deux constituent les formes élémentaires de l'institution des sociétés humaines, qui doivent valoir, dans cette mesure, bien au-delà des seules sociétés primitives, pour n'importe quelle autre société, du présent ou de l'avenir. On peut donc facilement comprendre, à partir de là, le sens dérivé du "sumbolon", le " symbole" au sens où on l'emploie aujourd'hui, à savoir, les éléments signifiants du langage humain. Le langage comme la monnaie, a une dimension essentiellement symbolique, au sens premier du terme, de lier les humains entre eux pour faire société. Il en découle une conception bien déterminée de ce qu'est toute société humaine: "l'idée que la société doit être conçue comme une réalité d'ordre symbolique, une totalité liée par des symboles..." (Alain Caillé, Marcel Mauss et le paradigme du don)
La monnaie est donc, dans son fondement le plus primitif, une modalité particulière de cette fonction universellement symbolique du langage d'instituer l'être social des individus. A ce point une question se pose: pourquoi avoir besoin de symboles comme des unités monétaires pour exprimer la totalité sociale? En fait, en l'absence de tels symboles, ce tout resterait rigoureusement impossible à imaginer et à se représenter pour les individus qui la constituent. Il resterait stricto sensu (au sens strict) rigoureusement impensable pour ses membres qui ne pourraient alors qu'être condamnés à être dominés par cette structure totalisante. La fonction symbolique est, en ce sens, aussi nécessaire à l'existence humaine que l'eau ou la nourriture, ici précisément, pour avoir la possibilité de se représenter la société dans laquelle on vit et ne pas être fatalement condamné à la subir.
Faisons un pas de plus. La fonction symbolique peut tout aussi bien être identifiée aux unités monétaires qu'au don ce qui fait que les paiements primitifs doivent être envisagés comme étant totalement immergés (plongés) dans des pratiques de don. Voyons d'abord le sens de l'identification du don à la fonction symbolique. Elle est ce qui fonde toute l'anthropologie du don héritée de l'oeuvre de Marcel Mauss et la conception des sociétés humaines qui en découle telle que nous venons de la définir comme un tout lié par des symboles. Le don, dans ce cadre théorique, est la manifestation, par excellence, de la fonction symbolique de lier les individus pour faire société. Le don laisse, tout comme les dispositifs primitifs de paiement, au second plan la nature de l'objet donné (son contenu intrinsèque), c'est le geste qui compte, comme le formule très justement la sagesse populaire. Et, réciproquement, les symboles comme les mots, les images, les gestes ou les signes monétaires ( le fait de donner sa parole, une poignée de mains, de payer pour faire la paix), sont des dons qui scellent une entente. On pourra donc résumer ainsi l'identification du don à la fonction symbolique:"Si, fidèle à sa pensée, autant que faire se peut, je nomme fonction symbolique ce que Mauss identifiait au don, c'est-à-dire à la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre, c'est que le mot symbole répond à la finalité du don qui est, non pas d'échanger, voir de troquer des biens, mais de lier des personnes, individuelles ou morales, au moyen de dons, cadeaux ou services..." (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 8) Donner, recevoir, rendre: les trois séquences du don sous sa forme la plus primitive, de type réciprocitaire, ce que Luc Richir, à la suite de Marcel Mauss, appelle une triple obligation. Une distinction essentielle s'impose ici pour comprendre la nature exacte de l'obligation qui découle de tout don. Il faut faire la différence entre une obligation d'ordre juridique qui relève du contrat et qui fait que si l'autre ne cède pas l'équivalent de ce que je lui procure, je pourrai aller porter plainte devant des tribunaux pour réclamer mon dû (ce à quoi j'ai droit). Dans cette mesure, l'obligation juridique relève du principe d'intégration économique de l'échange. Le don relève essentiellement d'une obligation d'ordre moral. Si rien n'est donné en retour du don que je fais, si manque la troisième séquence du don de type réciprocitaire, le rendre, je ne pourrai jamais aller devant un tribunal me plaindre. Généralement, cela se finit simplement par la rupture de la relation entre le donateur et le donataire ingrat (celui qui ne rend rien).
On peut préciser encore mieux la nature de cette structure symbolique au fondement de toute société dont la monnaie est un dispositif clé, dans le cadre de cette anthropologie philosophique. Reprenons l'usage premier du sumbolon et imaginons le cas un peu plus compliqué de deux individus qui coupent aussi un objet en deux et dont chacun prend la moitié. Si un jour un étranger débarque avec l'une des moitiés, l'hôte saura qu'il a affaire à quelqu'un avec qui il est lié, dont il est l'obligé et lui devra l'hospitalité. La structure ternaire (à trois) de cet exemple fournit la matrice (de "mater", la mère) de ce qu'est le don en tant qu'opérateur du lien social par la symbolique qu'il exprime: à la différence du simple échange qui est binaire (à deux), le don engage une relation à trois termes. On a là une réponse à l'énigme du tas de sable. A partir de combien de grains, ils deviennent un tas? Pour la question de l'institution de la société, la réponse est trois. Elle commence, véritablement et a minima, à partir de là, quand trois individus rentrent en jeu. Le don est donc une structure ternaire qui se retrouve dans les trois séquences de son cycle: donner, recevoir, rendre. C'est le don tel qu'il est fondé sur la base du principe de réciprocité hérité des plus anciennes formes d'organisation sociale humaine connues à ce jour. Donnons en une illustration typique qu'avait rapporté l'anthropologue polonais Bronislaw Malinowski,
au début du XXème siècle, à propos des indigènes des îles Trobriand (Nouvelle-Guinée). La façon dont se tissent les liens sociaux, les réseaux de dons-contre dons, édifiant la charpente de la parenté,obéit rigoureusement à ce schéma ternaire:"La responsabilité d'un homme trobriandais vaut à l'égard de la famille de sa soeur, mais lui-même n'est pas, de ce point de vue, assisté par le mari de sa soeur. S'il est marié, l'assistance lui vient plutôt du frère de sa propre femme - un membre d'une troisième famille placée de façon analogue." ( Karl Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 82) Ce n'est pas pour rien que l'on retrouve, au titre d'un invariant anthropologique (un universel humain), cette relation à trois termes dans l'étape clé du processus d'éducation, c'est-à-dire, de socialisation de l'enfant. J'avais évidemment déjà eu l'occasion d'aborder ce point essentiel sur ce blog. Rappelons simplement ceci qu'un des traits caractéristiques qui fait de l'éducation le propre del'humain réside dans la nécessaire intervention d'un tiers, la fonction paternelle, qui opère la rupture de la fusion narcissique de l'enfant à sa mère, autour de l'âge de 3-4 ans.
Les usages principaux des monnaies primitives
A suivre Karl Polanyi, les monnaies primitives tissent symboliquement les liens sociaux suivant trois usages principaux que l'on retrouve partout: le paiement de la fiancée, le paiement de la dette de sang (pour réparer un meurtre), et celui des amendes:"Le paiement intervient avec certaines institutions des sociétés primitives, principalement le prix de la fiancée, le wergeld ("prix de l'homme", le paiement du à une famille comme réparation pour un meurtre) et les amendes." ( Karl Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 192) Cela suppose, évidemment, qu'il a pu y avoir encore d'autres usages, mais ces trois là présentent une remarquable constance à travers les lieux et les époques. Malgré tout, tenant compte d'acquis ultérieurs de la connaissance anthropologique et historique, ilfaut rectifier quelque peu ce que disait Polanyi, et ajouter deux autres types de paiement, ceux des dons cérémoniels et ceux des sacrifices. Ces derniers, sûrement les plus anciens avec le paiement de la fiancée, posent, fondamentalement, la question de l'institution de la religion intiment liée donc avec celle de la monnaie. C'est ce qui fait que celle-ci a indissociablement une origine toute à la fois sociale et religieuse hors économie. Il sera donc décisif de comprendre le sens exact de cette origine commune, toute à la fois sociale et religieuse de la monnaie. Ce que tous ces paiements, religieux ou sociaux, ont en commun, c'est qu'ils visent donc fondamentalement à tisser des liens, soit horizontalement entre vivants, soit verticalement avec des puissances considérées comme surnaturelles. Ils relèvent tous, dans cette mesure, de la fonction symbolique identifiée au don.
Le paiement de la fiancée
Commençons par la signification du paiement de la fiancée (brideprice), le plus répandu et le plus ancien avec les paiements d'ordre religieux, et qu'il vaudrait mieux appelé, conformément à ce que l'anthropologie nous appris dessus, le bridewealth (la richesse de la fiancée). Il a pour vocation de tisser les liens de parenté, qui, suivant la thèse la plus largement partagée en anthropologie, constituent la charpente qui structure l'ensemble des sociétés primitives:"dans la plupart des économies humaines, la monnaie est utilisée d'abord et surtout pour arranger les mariages. Le moyen le plus simple et probablement le plus courant, était de l'offrir au titre de ce qu'on a baptisé "le paiement de la fiancée": la famille du prétendant donne une certain nombre de dents de chien, ou de coquillages, ou d'anneaux de laiton, bref de monnaie sociale locale, aux parents d'une femme, et ceux-ci offrent leur fille pour qu'il l'épouse." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 161) L'erreur la plus grossière serait ici, comme à chaque fois, d'être victime du marteau de l'économie, que nous, Occidentaux, avons dans la tête, et de plaquer nos catégories économiques sur cette institution en y voyant un acte d'achat-vente qui relève de l'esclavage de la femme. Déjà rien que sur le plan du langage, on devrait être prévenu d'une aussi grossière confusion, en notant que les indigènes eux-mêmes distinguent rigoureusement l'achat de marchandises et la richesse de la fiancée. C'est pourquoi les anthropologues avertis ont dû s'élever vigoureusement contre son interdiction censée "civiliser" ces sauvages et les intégrer, de cette façon, dans le marché mondialisé:"Mais les intéressés protestent énergiquement quand les Européens les accusent d'acheter leurs femmes."(Alain Caillé, Monnaie des sauvages et monnaie des modernes, p. 4) En réalité, interdire la richesse de la fiancée, cela revenait à détruire le pilier porteur de toute la charpente de la parenté. Aussi bien, on pulvérisait, de cette façon, et de fond en comble, leur société. Les femmes cafres (Afrique australe), par exemple, ne ressentaient absolument pas le prix qu'elles coûtaient comme un avilissement pour elles. Tout au contraire, elles en étaient fières et plus elles coutaient chères plus elles s'attribuaient de valeur. Encore une fois, la monnaie n'est pas utilisée ici comme un moyen d'échange pour acheter quelque chose dont on pourrait disposer comme bon nous semble et que l'on serait ensuite libre de revendre:"dans l'échange des femmes, la soeur, la fille ou la nièce que l'on cède est, en règle générale, confiée aux soins et à la charge du donataire, mais non aliénée. Loin d'être une marchandise dont la propriété reviendrait à celui qui en acquitte le prix, la femme continue à faire partie de son lignage et de son clan." (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 167) Cela correspond exactement à la distinction que faisait l'anthropologue Maurice Godelier entre les choses profanes que l'on peut aliéner (s'en séparer) par la vente et les choses précieuses que l'on peut donner mais dont on ne cède jamais la propriété.
C'est tout aussi bien ce qu'avait parfaitement identifié un autre anthropologue, Philippe Rospabé, en montrant bien que ce qui est essentiellement en jeu dans cette pratique du paiement de la fiancée, c'est la question centrale de la valeur de la vie humaine: "Le rôle essentiel de la vie dans la pensée sauvage entraîne qu'on n'achète pas les femmes qui demeurent fondamentalement inaliénables." (Philippe Rospabé cité par Jérôme Maucourant, A propos de la "dette de vie" selon Philippe Rospabé) Le concept clé, élaboré par Philippe Rospabé, pour toucher au coeur des pratiques monétaires primitives, et n invariant anthropologique (un universel humain), cette relation à trois termes dans l'étape clé du processus d'éducation, c'est-à-dire, de socialisation de l'enfant. J'avais évidemment déjà eu l'occasion d'aborder ce point essentiel sur ce blog. Rappelons simplement ceci qu'un des traits caractéristiques qui fait de l'éducation le propre del'humain réside dans la nécessaire intervention d'un tiers, la fonction paternelle, qui opère la rupture de la fusion narcissique de l'enfant à sa mère, autour de l'âge de 3-4 ans.
Les usages principaux des monnaies primitives
A suivre Karl Polanyi, les monnaies primitives tissent symboliquement les liens sociaux suivant trois usages principaux que l'on retrouve partout: le paiement de la fiancée, le paiement de la dette de sang (pour réparer un meurtre), et celui des amendes:"Le paiement intervient avec certaines institutions des sociétés primitives, principalement le prix de la fiancée, le wergeld ("prix de l'homme", le paiement du à une famille comme réparation pour un meurtre) et les amendes." ( Karl Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 192) Cela suppose, évidemment, qu'il a pu y avoir encore d'autres usages, mais ces trois là présentent une remarquable constance à travers les lieux et les époques. Malgré tout, tenant compte d'acquis ultérieurs de la connaissance anthropologique et historique, ilfaut rectifier quelque peu ce que disait Polanyi, et ajouter deux autres types de paiement, ceux des dons cérémoniels et ceux des sacrifices. Ces derniers, sûrement les plus anciens avec le paiement de la fiancée, posent, fondamentalement, la question de l'institution de la religion intiment liée donc avec celle de la monnaie. C'est ce qui fait que celle-ci a indissociablement une origine toute à la fois sociale et religieuse hors économie. Il sera donc décisif de comprendre le sens exact de cette origine commune, toute à la fois sociale et religieuse de la monnaie. Ce que tous ces paiements, religieux ou sociaux, ont en commun, c'est qu'ils visent donc fondamentalement à tisser des liens, soit horizontalement entre vivants, soit verticalement avec des puissances considérées comme surnaturelles. Ils relèvent tous, dans cette mesure, de la fonction symbolique identifiée au don.
Le paiement de la fiancée
Commençons par la signification du paiement de la fiancée (brideprice), le plus répandu et le plus ancien avec les paiements d'ordre religieux, et qu'il vaudrait mieux appelé, conformément à ce que l'anthropologie nous appris dessus, le bridewealth (la richesse de la fiancée). Il a pour vocation de tisser les liens de parenté, qui, suivant la thèse la plus largement partagée en anthropologie, constituent la charpente qui structure l'ensemble des sociétés primitives:"dans la plupart des économies humaines, la monnaie est utilisée d'abord et surtout pour arranger les mariages. Le moyen le plus simple et probablement le plus courant, était de l'offrir au titre de ce qu'on a baptisé "le paiement de la fiancée": la famille du prétendant donne une certain nombre de dents de chien, ou de coquillages, ou d'anneaux de laiton, bref de monnaie sociale locale, aux parents d'une femme, et ceux-ci offrent leur fille pour qu'il l'épouse." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 161) L'erreur la plus grossière serait ici, comme à chaque fois, d'être victime du marteau de l'économie, que nous, Occidentaux, avons dans la tête, et de plaquer nos catégories économiques sur cette institution en y voyant un acte d'achat-vente qui relève de l'esclavage de la femme. Déjà rien que sur le plan du langage, on devrait être prévenu d'une aussi grossière confusion, en notant que les indigènes eux-mêmes distinguent rigoureusement l'achat de marchandises et la richesse de la fiancée. C'est pourquoi les anthropologues avertis ont dû s'élever vigoureusement contre son interdiction censée "civiliser" ces sauvages et les intégrer, de cette façon, dans le marché mondialisé:"Mais les intéressés protestent énergiquement quand les Européens les accusent d'acheter leurs femmes."(Alain Caillé, Monnaie des sauvages et monnaie des modernes, p. 4) En réalité, interdire la richesse de la fiancée, cela revenait à détruire le pilier porteur de toute la charpente de la parenté. Aussi bien, on pulvérisait, de cette façon, et de fond en comble, leur société. Les femmes cafres (Afrique australe), par exemple, ne ressentaient absolument pas le prix qu'elles coûtaient comme un avilissement pour elles. Tout au contraire, elles en étaient fières et plus elles coutaient chères plus elles s'attribuaient de valeur. Encore une fois, la monnaie n'est pas utilisée ici comme un moyen d'échange pour acheter quelque chose dont on pourrait disposer comme bon nous semble et que l'on serait ensuite libre de revendre:"dans l'échange des femmes, la soeur, la fille ou la nièce que l'on cède est, en règle générale, confiée aux soins et à la charge du donataire, mais non aliénée. Loin d'être une marchandise dont la propriété reviendrait à celui qui en acquitte le prix, la femme continue à faire partie de son lignage et de son clan." (Luc Richir, Donner recevoir rendre, p. 167) Cela correspond exactement à la distinction que faisait l'anthropologue Maurice Godelier entre les choses profanes que l'on peut aliéner (s'en séparer) par la vente et les choses précieuses que l'on peut donner mais dont on ne cède jamais la propriété.
C'est tout aussi bien ce qu'avait parfaitement identifié un autre anthropologue, Philippe Rospabé, en montrant bien que ce qui est essentiellement en jeu dans cette pratique du paiement de la fiancée, c'est la question centrale de la valeur de la vie humaine: "Le rôle essentiel de la vie dans la pensée sauvage entraîne qu'on n'achète pas les femmes qui demeurent fondamentalement inaliénables." (Philippe Rospabé cité par Jérôme Maucourant, A propos de la "dette de vie" selon Philippe Rospabé) Le concept clé, élaboré par Philippe Rospabé, pour toucher au coeur des pratiques monétaires primitives, et spécialement ici celle du paiement de la fiancée, est donc celui de la "dette de vie" qui naît des pratiques de don de femmes: "Ce qu''il avait découvert et remarquablement exposé en effet, c'est que les sociétés humaines s'organisent autour du don de la vie.." (Alain Caillé,
spécialement ici celle du paiement de la fiancée, est donc celui de la "dette de vie" qui naît des pratiques de don de femmes: "Ce qu''il avait découvert et remarquablement exposé en effet, c'est que les sociétés humaines s'organisent autour du don de la vie.." (Alain Caillé, En hommage à Philippe Rospabé) Emblématique de cet esprit est le fait qu'en canaque (Nouvelle-Calédonie), vie et dette sont désignées par un seul et même mot. La valeur de la vie de la femme qui est donnée est d'autant plus élevée, qu'en réalité, il ne s'agit pas d'une vie unique mais d'une vie qui pourra en engendrer d'autres. En conséquence de quoi, lorsqu'on obtient la fiancée, c'est un bien qui n'a pas de prix dont il s'agit, ce qui fait que nul paiement sous la forme de biens précieux dénombrables, aussi grande soit leur quantité, ne saurait jamais liquider la dette de vie que l'on a contracté.
Il faut donc dire que les paiements monétaires en contre partie des dons de femmes, dans ce contexte, ne liquident jamais les dettes. Les monnaies sont des substituts et des symboles de la vie humaine qui ne sauraient jamais leur équivaloir pleinement. C'est ce qui fait que nous avons affaire à des usages monétaires qui ne coupent pas les liens sociaux, mais qui, tout au contraire, permettent d'édifier, de façon définitive, dans le cas du paiement de la fiancée, la charpente de la parenté. Les monnaies primitives prennent donc la figure de biens précieux dénombrables, complètement déconnectés de la fonction d'achat-vente. Elles ne prennent sens qu'en tant que contre partie d'une dette de vie qui ne peut jamais être liquidée:"[Selon la thèse de Philippe Rospabé], la "monnaie primitive" n'était pas, à l'origine, un moyen de payer des dettes, quelles qu'elles fussent. C'était une façon de reconnaître l'existence de dettes impossibles à rembourser." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 161) Cela apparaît de la façon la plus claire qui soit chez les Tiv, (Afrique de l'ouest), où l'on estime que le mariage parfait est celui qui repose sur le don réciproque de femmes car il n'y a qu'une vie qui peut véritablement être à la mesure d'une autre vie. A défaut, le prétendant est obligé de verser indéfiniment, en guise de moyens de paiement, des baguettes de laiton. Les Tiv distinguaient trois catégories de biens qui peuvent circuler: au rang le plus bas se trouvaient les biens élémentaires nécessaires à la subsistance comme la nourriture qui faisaient soit l'objet de dons ou éventuellement pouvaient donner lieu à un commerce marchand destiné à rester marginal. Les biens de type utilitaire, dans ces sociétés, sont donc, très généralement, considérés comme étant de la moindre valeur. Au rang intermédiaire se plaçait, entre autres, ces baguettes de laiton. Le rang des biens les plus précieux était occupé par les femmes. On voit donc clairement, que les biens de rang intermédiaires n'auraient jamais pu équivaloir, aussi grande soit leur quantité, les biens de rang supérieurs que sont les femmes. Les deux sont sans commune mesure. C'est tout l'abîme qui sépare la logique marchande de l'échange de biens du paiement de la fiancée. Tandis que dans le premier cas l'achat liquide la dette et rompt le lien, dans le second cas le paiement ne peut jamais être à la mesure de ce qui a été obtenu et rompre ainsi le lien:"[le] bridewealth ne clôt pas la relation entre les donneurs et les bénéficiaires, comme le fait la remise de monnaie contre marchandise. Au contraire, les deux partis commencent une relation interpersonnelle, relation soutenue par une dette de vie."(Philippe Rospabé, La dette de vie, p. 32) Loin de rompre la relation, le paiement de la fiancée est donc ce qui engage une relation entre groupes destinée à traverser les générations. Il constituele symbole et le gage du futur contre don d'une vie, en retour, dans une génération à venir, qui, seul pourra être à la mesure de ce qui a été cédé:"les biens précieux sont donnés comme substitut de vie, comme gage par lequel les donneurs de biens s'engagent à rendre une vie pour celle qu'ils ont prise à un autre groupe." (Philippe Rospabé, ibid., p. 30)
Les monnaies primitives symbolisent donc fondamentalement les vies humaines. Cela apparaît de la façon la plus claire qui soit dans les monnaies de coquillages des indigènes de Nouvelle-Calédonie:"Ces monnaies sont composées de brasses de coquillages noirs ou blancs qui ont la longueur d'un homme et qu'on divise en parties désignées par les termes mêmes qui servent à décrire le corps humain. On parle donc de la tête, du tronc, du pied d'une monnaie." (Maurice Godelier, L'énigme du don, p. 228) Voilà encore quelque chose qui sera tout à fait déconcertant pour nous, Occidentaux. Et pourtant, la monnaie a donc d'abord été cela, dans son origine sociale, un dispositif symbolique de la réciprocité exprimant la valeur des vies humaines. Comme le résume l'anthropologue américain W. S. Desmond, "[...] la monnaie symbolisait la réciprocité entre les gens , ce qui les connectait émotionnellement avec leur communauté. La monnaie était à l'origine un symbole de leur âme." (Cité par Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 215)
Les monnaies primitives sont donc des symboles de reconnaissance de dette et non des moyens de liquider celle-ci. Toutes les langues ont conservé quelque chose de cette vocation première des monnaies de nouer ou renouer les liens. L'attache ou la corde est une symbolique qui se retrouve partout, encore de nos jours, pour exprimer ce qu'est la monnaie. Dans les langues de l'Afrique de l'ouest la dette s'appelle littéralement une "corde". En Chine le dieu des dettes tient une corde à la main. En anglais, le terme pour désigner une obligation financière est "bond" qui désigne une attache. Le terme français d'"obligation" lui-même renferme la racine latine lige, qui désigne une ligature, un lien là aussi. Le terme "intérêt" se décompose en inter (entre) et est (être), pour désigner ce qui attache le débiteur au créancier. Cette universalité de la symbolique de la monnaie comme une corde ou une attache est ce qui pourrait justifier l'hypothèse que faisait l'économiste André Orléan selon laquelle "à tout époque, le fait monétaire posséderait une dimension "holiste" proprement archaïque (...) dont la logique échapperait radicalement à la modernité de l'ordre économique." (La monnaie autoréférentielle. Réflexions sur les évolutions monétaires contemporaines) "Holiste" signifie ce qui renvoie à la totalité: on retrouve donc bien ici le sens, évoqué plus haut, de la monnaie comme d'un dispositif symbolique par quoi est liée la totalité de la société. Et "archaïsme" n'est pas à entendre ici au sens d'un passé révolu mais comme un commencement qui serait, en même temps, un fondement de toutes les sociétés présentes et à venir. Le mot "archaïsme" dérive de la racine grecque ancienne "arkhé" qui désigne tout à la fois le commencement et le commandement: ce qui est à la source des choses ne passe pas mais commande, en même temps, tout leur développement ultérieur. D'où ce fait que des sociétés primitives jusqu'aux plus modernes on retrouve la même dimension symbolique de la monnaie d'exprimer dans leur matérialité la présence d'un être, que soit celle d'un Etat, d'un roi, ou, comme on le voit encore aujourd'hui sur le dollar, celle d'un dieu, celui de la Bible en l'occurrence: est inscrit sur tous les billets, 'In god we trust" (en Dieu nous avons confiance).
Le paiement de la fiancée et la question de l'émancipation des femmes
Maintenant, il est tout à fait essentiel de relever que cette symbolique universelle de la monnaie, comme d'une corde ou attache peut tout aussi bien signifier des liens de domination. Par exemple, l'usurier, en italien, celui qui vit des intérêts que lui verse son débiteur, signifie littéralement celui qui étrangle. C'est pourquoi aussi le bridewealth (richesse de la fiancée) a pu être, dans de nombreux cas, un instrument de domination des hommes sur les femmes. Même si elles relèvent de la catégorie de ce qui est éminemment précieux, et absolument pas d'objets marchands, les femmes n'en restent pas moins, très généralement, dans les sociétés qui ont hérité des formes de vie primitives, des biens dont les hommes peuvent disposer, mais, notez bien, pas partout. Par exemple, les indigènes des îles Andaman (Océan indien), comme le relatait l'ethnologue anglais Edward Horace Man (XIXème-XXème siècle), étaient, comparativement à la sociétés anglaise de son époque, bien plus avancés pour ce qui est de l'égalité hommes-femmes:"l’un des traits les plus frappants de leurs rapports sociaux est l’égalité et l’affection affichées qui s’établissent entre un mari et sa femme ; (...) la considération et le respect avec lesquels les femmes sont traitées pourraient avantageusement servir d'exemple à certaines classes de notre patrie." (The Journal of the Anthropoligical Institute of Great Britain and Ireland, vol. 12, 1883, p. 327) Mais, on ne peut clairement pas faire de ce cas, même si ce n'est pas du tout le seul, une constante historique. Ce que l'on peut déjà en tirer, c'est que l'humanité sur cette question comme sur toutes les autres importantes, n'a pas suivi de chemin unique sur la voie de son évolution sociale, ce qui, sur le cas de la question de l'institution du patriarcat (domination des hommes sur les femmes) montre, une fois de plus, qu'il n'y aucune fatalité à ce que les hommes dominent partout et toujours les femmes, même si, cela a été la tendance très lourde des sociétés humaines depuis la nuit des temps.
C'est malgré tout une des principales limites qu'il faut bien reconnaître à de nombreuses organisations sociales primitives, qui fait qu'on ne peut pas déjà parler de sociétés pleinement émancipées (ayant aboli en elles les rapports de domination) L'institution du patriarcat et la domination des vieux sur les jeunes, les plus anciennes formes d'oppression sociale qu'a connu l'humanité, sont donc encore assez largement répandues dans les sociétés traditionnelles actuelles ayant conservé vivace l'héritage des temps primitifs en pratiquant le paiement de la fiancée aussi bien que le don réciproque des femmes. Sur le cas des Tiv d'Afrique centrale, que nous avons développé plus haut, le paiement de la fiancée s'inscrivait de la façon la plus nette qui soit dans un système de domination des hommes sur les femmes. Celles-ci n'avaient le droit de produire et de faire circuler, des trois catégories de biens qu'ils distinguaient, que ceux du rang le plus inférieur. Les biens les plus élevés, c'étaient donc des droits que les hommes acquéraient sur les femmes par le paiement de la fiancée ou leur don réciproque.
Prenons maintenant un cas tout à fait actuel et fort instructif, situé au Kenya, comme on peut le voir dans ce petit documentaire ci-dessous, où les femmes ont fini par se construire leur propre village à Umoja et à d'autres aux alentours, à l'écart des hommes, pour fuir leur domination et le mariage forcé qui en est l'expression la plus forte, avec la pratique de l'excision (mutilation des organes génitaux de la femme qui lui enlève le plaisir dans l'acte sexuel et qui la destine à devenir une simple "vache" reproductrice de la vie) qui l'accompagne souvent comme ici. Ainsi que le dit cet homme, dans le documentaire, pourleur culture, "les femmes ne peuvent pas se diriger elles-mêmes". Il en découle d'après cette tradition, conformément à ce que disait Platon,qu'avant de pouvoir gouverner les autres, il faut être capable de se gouverner soi-même, qu'elles doivent être destinées "par nature" à être soumises aux hommes. La protection sociale dont les femmes sont censées bénéficier se paient du prix de leur liberté, conformément au monopole que les hommes ont quasiment toujours eu sur les armes, le facteur culturel décisif qui a fait évoluer la biologie humaine dans le sens d'une supériorité physique des hommes, comme je l'avais déjà expliqué sur ce blog, et qui explique pourquoi, il n'a jamais existé, de ce que l'on en sait dans l'état actuel des connaissances aussi bien en histoire qu'en anthropologie, de matriarcat: une société où les femmes domineraient les hommes. Cette mainmise sur les armes explique très bien, par ailleurs, pourquoi les pratiques du don de femmes, qu'elles se
soient faites sous une forme monétarisée par les paiements ou non, ont pu se situer très largement dans le cadre de stratégies d'instrumentalisation des femmes au service des politiques extérieures, les relations avec les autres groupes sociaux humains. Le monopole sur les armes aboutit inévitablement à cet autre monopole des hommes sur la politique extérieure de la société qui fait que pour sceller les alliances, et éviter les guerres,avec les autres tribus, les femmes ont servi de biens précieux aux hommes. C'est exactement dans le même esprit que l'on retrouve cette pratique répandue qui consiste pour le chef de famille à faire don d'une femme à un étranger à qui il offre l'hospitalité pour éventuellement coucher avec elle.(Activer les sous titres en français si nécessaire):
On notera avec intérêt, à 5'15, car cela concernera une partie ultérieure de cette philosophie de la monnaie, touchant la dynamique émancipatrice qu'a pu avoir, envers et contre tout, l'argent moderne, que son acquisition, dans le tourisme, par le commerce d'objets fabriqués dans le village, a permis à ces femmes de conquérir leur indépendance et ouvrir, entre autres, une école dédiée à une instruction posant les bases éducatives d'une égalité hommes-femmes. Il est encore important de relever que, malgré tout, l'organisation du village d'Umoja ne semble pas se faire de façon vraiment démocratique puisque c'est la cheffe qui décide de qui entre ou sort de la communauté, ce qui constitue une sérieuse limite à cette émancipation. On peut faire l'hypothèse assez vraisemblable que ce fait pourrait trouver sa racine dans cette donnée très générale des sociétés patriarcales héritées des temps primitifs que les femmes âgées on joué le rôle de relais de la domination masculine en dominant, à leur tour, les femmes plus jeunes. Celles-ci se retrouvaient alors dans la situation la pire qui soit, subissant la double oppression aussi bien des hommes que des femmes âgées. Si cette hypothèse était validée, il y aurait deux choses à en tirer. L'une qui semble évidente que les deux types de domination les plus anciennes dans l'histoire humaine, des hommes sur les femmes et des vieux sur les jeunes, sont, en réalité, inextricablement liées et que s'attaquer à l'une doit vraisemblablement remettre en question l'autre. La seconde implication consisterait à soutenir que la domination qu'exerce la cheffe sur le village d'Umoja ne fait, en réalité, que reproduire un élément clé de la structure patriarcale de la collectivité que ces femmes prétendent fuir. En conséquence de quoi, si elles voulaient s'émanciper pleinement du patriarcat, elles devraient venir à bout de ce reliquat (vestige), la domination de la cheffe, et instituer une authentique vie démocratique, un peu de la même façon que si les femmes occidentales ayant acquis leur indépendance économique voulaient s'émanciper pleinement et définitivement de la domination masculine, elles devraient combattre son reliquat dans l'institution patriarcale du marché dans laquelle elles sont désormais, pour la plupart, empêtrées jusqu'au cou, aussi bien en tant que salariées que consommatrices de marchandises: j'ai déjà eu l'occasion de m'expliquer assez largement sur ce dernier point dans cet article, De l'émancipation des femmes.)
Il est de toute façon bien évident que, la domination patriarcale plongeant ses racines dans la nuit des temps, on ne pourra espérer en venir à bout aussi rapidement en une seule étape, mais que c'est encore un long et nécessaire combat à poursuivre, aussi bien pour les femmes "pauvres" (au sens occidental du terme) des pays du Sud que pour les femmes occidentales. Ce ne sera pas, de toute façon, la seule fois que la question de l'émancipation des femmes croisera celle de la monnaie, comme on le verra dans la suite de cette philosophie de la monnaie.
Le paiement de la fiancée et le développement des hiérarchies sociales
Prenons enfin en compte un autre aspect essentiel de ces types de liens qui asservissent, directement lié à l'apparition du paiement de la fiancée. En effet, sa création a représenté une étape clé dans l'évolution sociale de l'humanité et du développement des inégalités sociales. A suivre l'hypothèse que faisait l'anthropologue Maurice Godelier, le paiement de la fiancée est une des conditions essentielles (mais non la seule) à partir desquelles les sociétés humaines vont basculer dans un tout nouvel univers, celui des sociétés à potlach structurées suivant un don d'un type tout à fait nouveau celui de type agonistique en contraste parfait avec les sociétés primitives les plus anciennes connues à cejour, qui ne pratiquaient encore que le don réciproque de femmes, sans faire intervenir nulle forme de paiement sous la forme de biens précieux. Ce sont des concepts essentiels à saisir que j'ai déjà développé largement sur ce blog, en particulier, dans les paragraphes consacrés au don agonistique et au don fraternelle de type réciprocitaire. Pour celles ou ceux qui veulent s'éviter la peine d'en passer par là résumons l'essentiel: alors que le don de type réciprocitaire a des vertus essentiellement égalitaires, le don agonistique structuré suivant une logique de rivalité va finir par engendrer des hiérarchies sociales entre dominants et dominés. Le potlach est l'institution au sein de laquelle cette pratique va se généraliser pour finir par former le premier germe des futures sociétés à Etat divisées en classes sociales où celles qui sont au-dessus des autres, en position centrale, vont se mettre à accumuler pour elles-mêmes la richesse et le pouvoir. Mais, comme je viens de l'indiquer, ce n'est pas le seul facteur causal qui a pu engendrer cette situation entièrement nouvelle qui va avoir des répercussions incalculables sur les évolutions sociales futures de l'humanité.
Pour comprendre pleinement l'ensemble des facteurs en jeu dans cette étape décisive, il y a encored'autres choses essentielles à prendre en considération qui vont nous conduire à étudier l'autre aspect fondamental de l'origine des monnaies. Le paiement de la fiancée n'est, comme nous l'avions indiqué au début de cet article, qu'une des deux faces originelles de l'institution primitive des monnaies. S'il a pour vocation de tisser horizontalement les liens de parenté entre groupes sociaux, les paiements sacrificiels d'ordre religieux, eux, vont d'abord tisser les liens verticalement entre groupes sociaux et puissances surnaturelles, de telle sorte que l'on ne pourra véritablement démêler l'origine toute à la fois sociale et religieuse des monnaies (à suivre...)
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