Actualisation en mémoire des 150 ans de l'enterrement de la démocratie en France |
Chevauchement des couleurs politiques |
La première naissance du clivage droite-gauche.
Il faut donc repartir de la période révolutionnaire 1789-1799 pour comprendre le sens premier du clivage droite-gauche. Fixons comme point de repère la journée du 28 août 1789. Ce jour-là, les Constituants débattent à l'Assemblée nationale autour de la question du veto royal. Faut-il accorder au roi un pouvoir de s'opposer aux lois votées par l'Assemblée? Face au président de la Constituante, les partisans du veto royal, monarchistes, se rangent à droite de la chambre, ceux voulant limiter les pouvoirs du monarche, opposés au veto, se rangent à gauche. Telle est l'origine de la métaphore spatiale droite-gauche structurant depuis lors le champ politique. La symbolique politique des couleurs du drapeau national fait, à l'origine, du bleu l'emblème du parti de gauche, qui finira progressivement par s'affirmer comme républicain, sous la pression des évènements, et du blanc l'emblème du parti de droite royaliste, l'origine de ce dernier remontant à Henri IV (1590: le légendaire, "Rallliez mon panache blanc!").Pendant tout le XIXème siècle, droite et gauche conserveront ce sens premier (1). La droite se représentera comme le parti de l'ordre qui milite pour la conservation intégrale ou partielle des structures fondamentales de l'Ancien Régime, à savoir, la monarchie, l'Eglise et la noblesse héréditaire, et la gauche comme le parti du mouvement visant à renverser l'ordre existant.
En s'appuyant sur les travaux de l'historien français René Rémond,
on peut dégager trois courants qui composent cette droite originelle: l'extrême droite de
cette époque qui en appelle à un rétablissement intégral des structures
de l'Ancien Régime (les légitimistes); le courant orléaniste plus modéré et prêt à faire des concessions aux républicains; et, enfin, un courant
bonapartiste en appelant à l'instauration d'un régime militaire reposant
sur l'autorité d'un chef charismatique. Opposé au parti de l'ordre, le parti de gauche se définira donc lui-même comme le
parti du mouvement. Il incarne, au moment de la Révolution française,
et pendant tout le
XIXème siècle, les forces de la bourgeoisie révolutionnaire oeuvrant, sur le plan
économique, au développement d'une économie de marché répondant au défi de la Révolution industrielle, et, sur le plan
politique, à l'institution d'un Etat-nation républicain suivant les principes d'un gouvernement représentatif. (et non pas d'une démocratie, comme il ne faut cesser d'y insister). La gauche était elle aussi divisée, au moment de la Révolution, sur la façon sur la façon de faire la République. Entre les Montagnards, les plus à gauches, qui voulaient réglementer l'économie tout en étant prêts à intégrer dans la Constitution une forte composante démocratique, et les Girondins de centre gauche, partisans du laisser-faire économique et d'une conception de la représentation politique limitant strictement les possibilités d'un contrôle populaire sur elle, les débats étaient vifs, mais fondamentalement ils se rejoignaient dans leur lutte contre la monarchie.
Cette opposition entre l'ordre de droite et le mouvement de gauche structure alors l'ensemble du clivage droite-gauche: elle possède un double sens. D'abord, l'ordre de la droite d'Ancien Régime désigne une société d'ordres. Il s'agit pour la gauche de s'attaquer à des structures sociales qui sont celles d'une société fondée sur des ordres hiérarchisés pour établir une société fondée sur des contrats que la loi est chargée de faire respecter. C'est à Sir H. Summer Maine que l'on doit cette distinction entre les anciennes sociétés d'ordre fondées sur le status et les sociétés modernes reposant sur le contractus:"[Il] entreprit de démontrer que la société moderne était fondée sur le contractus (contrat), alors que la société antique reposait sur le status (statut). La naissance fixe le status [...] qui détermine les droits et les devoirs d'une personne." (Polanyi, Essais, p. 83) C'est ce qui oppose la société d'Ancien Régime fondé sur le status (on a, en vertu de sa naissance, un statut social qui définit sa place, ses droits et ses obligations dans la société) à la nouvelle société qui cherche à s'instituer sur la base du contractus (le contrat liant des individus qui sont formellement et juridiquement déclarés égaux) De ce point de vue, le mouvement de la bourgeoisie révolutionnaire a eu une incontestable dimension émancipatrice en véhiculant un idéal d'égalité qui a pu saper les bases des rapports de domination de cette société hiérarchisée en ordres.
L'ordre est ensuite celui d'une société d'Ancien Régime qui ne peut se reproduire que dans la répétition du même par opposition au capitalisme moderne, qui, comme l'avait déjà très bien vu Marx, ne peut se reproduire que dans le mouvement perpétuel, c'est-à-dire dans la transgression permanente des ses propres normes et dispositifs techniques de production:"La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux alors que le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence." (Marx et Engels, Le manifeste communiste) Ce qui est au coeur de la dynamique du capitalisme moderne, l'innovation, en particulier, technique, était, tout au contraire, dans la société féodale d'Ancien Régime, l'objet d'un tabou, qui bridait le développement des forces productives. De ce point de vue, le contraste est complet entre l'imaginaire de l'époque médiévale et les temps modernes:"Il n'est sans doute pas de secteur de la vie médiévale où un autre trait de mentalité, l'horreur des " nouveautés", n'ait agi avec plus de force antiprogressiste que dans le domaine technique. Innover était là encore plus qu'ailleurs une monstruosité, un péché. Il mettait en danger l'équilibre économique, social et mental." (Jacques Le Goff, La civilisation occidentale du Moyen Age, p. 173)
Cette opposition entre l'ordre de droite et le mouvement de gauche structure alors l'ensemble du clivage droite-gauche: elle possède un double sens. D'abord, l'ordre de la droite d'Ancien Régime désigne une société d'ordres. Il s'agit pour la gauche de s'attaquer à des structures sociales qui sont celles d'une société fondée sur des ordres hiérarchisés pour établir une société fondée sur des contrats que la loi est chargée de faire respecter. C'est à Sir H. Summer Maine que l'on doit cette distinction entre les anciennes sociétés d'ordre fondées sur le status et les sociétés modernes reposant sur le contractus:"[Il] entreprit de démontrer que la société moderne était fondée sur le contractus (contrat), alors que la société antique reposait sur le status (statut). La naissance fixe le status [...] qui détermine les droits et les devoirs d'une personne." (Polanyi, Essais, p. 83) C'est ce qui oppose la société d'Ancien Régime fondé sur le status (on a, en vertu de sa naissance, un statut social qui définit sa place, ses droits et ses obligations dans la société) à la nouvelle société qui cherche à s'instituer sur la base du contractus (le contrat liant des individus qui sont formellement et juridiquement déclarés égaux) De ce point de vue, le mouvement de la bourgeoisie révolutionnaire a eu une incontestable dimension émancipatrice en véhiculant un idéal d'égalité qui a pu saper les bases des rapports de domination de cette société hiérarchisée en ordres.
L'ordre est ensuite celui d'une société d'Ancien Régime qui ne peut se reproduire que dans la répétition du même par opposition au capitalisme moderne, qui, comme l'avait déjà très bien vu Marx, ne peut se reproduire que dans le mouvement perpétuel, c'est-à-dire dans la transgression permanente des ses propres normes et dispositifs techniques de production:"La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production et donc les rapports de production, c'est-à-dire l'ensemble des rapports sociaux alors que le maintien sans changement de l'ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence." (Marx et Engels, Le manifeste communiste) Ce qui est au coeur de la dynamique du capitalisme moderne, l'innovation, en particulier, technique, était, tout au contraire, dans la société féodale d'Ancien Régime, l'objet d'un tabou, qui bridait le développement des forces productives. De ce point de vue, le contraste est complet entre l'imaginaire de l'époque médiévale et les temps modernes:"Il n'est sans doute pas de secteur de la vie médiévale où un autre trait de mentalité, l'horreur des " nouveautés", n'ait agi avec plus de force antiprogressiste que dans le domaine technique. Innover était là encore plus qu'ailleurs une monstruosité, un péché. Il mettait en danger l'équilibre économique, social et mental." (Jacques Le Goff, La civilisation occidentale du Moyen Age, p. 173)
Le parti de gauche du mouvement est donc bien celui
des forces oeuvrant au développement du capitalisme moderne. Cet antagonisme complet entre l'ordre de droite et le mouvement de gauche s'exprime aussi bien au travers de deux façons radicalement opposées d'instituer socialement le temps (voir les parties 3 et 4 du sujet, Sommes-nous prisonniers du temps? pour des développements) Il oppose la temporalité des villes (le bourgeois est, au sens premier, l'habitant des bourgs, des villes, où se concentre l'essentiel du capital mobilier, industriel et financier), à la temporalité des campagnes, où se trouve le capital immobilier (de la terre) détenu par la noblesse héréditaire, et dont le mode de vie repose sur la répétition des cycles immuables de la nature. C'est ce qui a opposé, en un conflit mortel, ces deux fractions des classes possédantes du capital, conflit qui sera au coeur de la Révolution française de 1789, ce qu'avait ici aussi bien vu Marx:"Quand Marx et Engels affirmaient que l'histoire avait été un combat entre villes et campagnes, ils avaient en tête ce conflit pour le pouvoir entre les propriétaires terriens et les commerçants urbains." (Polanyi, Essais, p. 305)
Le troisième pôle du champ politique tricolore: le rouge des premiers socialismes
Le courant politique symbolisé par la couleur rouge, le socialisme, dans ses multiples déclinaisons, ne peut donc purement et simplement se confondre avec la gauche parlementaire. Dès 1789, se met en place un jeu politique complexe tripolarisé entre les monarchistes, les courants de la bourgeoisie progressiste, et les mouvances issues des classes populaires (les Sans culottes). Le rouge constitue un troisième pôle qui, au cours du XIXème siècle, se définira par une double opposition: aussi bien à la droite réactionnaire qu'à la gauche libérale et républicaine. Le socialisme s'est élaboré à la fois contre l'oppression de la société d'ordres de l'Ancien Régime aussi bien que contre l'avènement du capitalisme moderne et des nouveaux rapports de domination et d'exploitation qui étaient alors entrain de se mettre en place, avec l'avènement du salariat moderne. On peut situer à partir de 1815 et la Restauration en France, avec le retour au pouvoir d'une droite dure d'Ancien Régime, le point à partir duquel le front des travailleurs pauvres affichera désormais clairement et distinctement ce double rejet pour affirmer une troisième voie, celle de ce qui se désignera alors sous le terme nouveau de "socialisme":"La nouveauté de la situation, après 1815, fut que le front commun [des travailleurs pauvres] était de plus en plus dirigé aussi bien contre la classe bourgeoise libérale que contre les rois et les aristocrates." (E. Hobsbawn, L'ère des révolutions, 1789-1848, p. 273)
Le troisième pôle du champ politique tricolore: le rouge des premiers socialismes
Le courant politique symbolisé par la couleur rouge, le socialisme, dans ses multiples déclinaisons, ne peut donc purement et simplement se confondre avec la gauche parlementaire. Dès 1789, se met en place un jeu politique complexe tripolarisé entre les monarchistes, les courants de la bourgeoisie progressiste, et les mouvances issues des classes populaires (les Sans culottes). Le rouge constitue un troisième pôle qui, au cours du XIXème siècle, se définira par une double opposition: aussi bien à la droite réactionnaire qu'à la gauche libérale et républicaine. Le socialisme s'est élaboré à la fois contre l'oppression de la société d'ordres de l'Ancien Régime aussi bien que contre l'avènement du capitalisme moderne et des nouveaux rapports de domination et d'exploitation qui étaient alors entrain de se mettre en place, avec l'avènement du salariat moderne. On peut situer à partir de 1815 et la Restauration en France, avec le retour au pouvoir d'une droite dure d'Ancien Régime, le point à partir duquel le front des travailleurs pauvres affichera désormais clairement et distinctement ce double rejet pour affirmer une troisième voie, celle de ce qui se désignera alors sous le terme nouveau de "socialisme":"La nouveauté de la situation, après 1815, fut que le front commun [des travailleurs pauvres] était de plus en plus dirigé aussi bien contre la classe bourgeoise libérale que contre les rois et les aristocrates." (E. Hobsbawn, L'ère des révolutions, 1789-1848, p. 273)
Ce qui illustrera parfaitement plus tard dans le siècle cette conflictualité entre le socialisme et la gauche bourgeoise, c'est, parmi d'autres exemples, la
position de Laura Lafargue, la fille de Marx, mariée à un socialiste
français, qui, dans une lettre qu'elle adresse à sa soeur, en 1870, fait
part de sa méfiance à l'égard d'un individu, qu'elle soupçonne d'être
de gauche et de menacer de faire dévier la ligne éditoriale du journal
socialiste, la Marseillaise, auquel elle collabore:"Il est apparu que
M. Dubosc était un personnage des plus suspects, qu'il était à la solde
de la gauche, et qu'on l'avait installé dans le camp ennemi (je souligne) pour convertir le journal de la "sainte canaille" en une publication "honnête et moderne."" (Cité par Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 192) Par autodérision, les socialistes, alors, s'affublaient de l'étiquette de "sainte canaille", par référence à la propagande bourgeoise qui les dénigrait pour leur supposée propension au crime, leur grossièreté et leurs moeurs inconvenantes pour les "honnêtes gens"; ainsi les bourgeois, sous l'étendard bleu, se qualifiaient-ils;" les honnêtes gens, les gens de bien"
par opposition à la canaille des rouges. Mais, comme le faisait
remarquer un historien comme Henri Guillemin, on est "quelqu'un de bien que parce que l'on a du bien", argument qui a longtemps prévalu pour n'accorder le droit de vote qu'aux possédants (voir H. Guillemin, La commune, partie 11, la victoire des honnêtes gens à 24'55 pour l'origine historique de l'expression "honnêtes gens"). Il y a là une mystification; en réalité, si l'on veut trouver de l'honnêteté, c'est bien plutôt vers le drapeau rouge qu'il faut se tourner. Comme le soutenait Rochefort, le gouvernement rouge de 1871 de"la Commune, c'est le seul gouvernement honnête que la France n' ait jamais eu." (Cité par H. Guillemin, La Commune, début de la partie 8, la Commune au pouvoir) La Commune fût probablement la tentative la plus sérieuse, en France, venue des classes populaires, pour instituer une démocratie radicale, un autre nom du socialisme originel. En réalité, c'est aussi le seul gouvernement rouge que la France ait jamais eu, pendant à peine deux mois. C'est pour cette raison que nous aurons l'occasion de revenir sur ce que fût ce grand mouvement d'insurrection populaire, en lui réservant plus loin un traitement spécial. Si les pauvres qui se rangeaient sous la bannière rouge ont pu être assimilés à de la "canaille", c'est surtout en raison de l'essor du droit moderne bourgeois fondé sur la sacro-sainte propriété privée, qui avait transformé, comme le disait Marx, "le malheur en crime", avec, en premier lieu, les lois sur les enclosures de la terre, privant une grande masse de paysans pauvres de la source nourricière de toute vie, et qui marquent les origines du capitalisme moderne (voir, Le mouvement des enclosures de la terre).
On ne trouvera, dans toute l'oeuvre de Marx, aucun élément qui donnerait à penser que celui-ci, comme d'autres socialistes, se revendiquait comme un homme de gauche. Au contraire, ce qualificatif, comme on l'a vu, renvoyait à la classe adverse, la bourgeoisie républicaine, rangée sous la bannière bleue. C'est aussi tout le sens du célèbre Manifeste des soixante de 1864, dans lequel le mouvement socialiste ouvrier revendiquait de présenter ses propres candidats (rouges) aux élections indépendamment de l'opposition que constituait alors la gauche républicaine (bleue) au régime monarchique du Second Empire (blanc). Comme le Manifeste le martelait, on ne peut compter sur l'opposition républicaine constituée de riches bourgeois, pour faire entendre sa voix:"Nous ne sommes pas représentés, et voilà pourquoi nous posons cette question des candidatures ouvrières." (Manifeste des soixante)
La tension opposant les classes populaires aux forces bleues de la bourgeoisie se retrouvent dès la période révolutionnaire de 1789. Si la bourgeoisie a bien pu prendre appui sur ces classes pour défoncer les portes de l'Ancien Régime, elle a dû très vite remettre ce petit peuple à sa place quand il devenait un peu trop turbulent, grâce à ses forces de l'ordre. Qui sait déjà demandé d'où venait les habits bleus de forces de l'ordre actuelles? Il faut remonter aux événements de la Révolution de 1789 pour le savoir. Les milices bourgeoises chargées du maintien de l'ordre étaient alors vêtues en bleu; elles portaient le nom de "garde nationale". Ce qu'il faut noter, c'est qu'elles suscitaient l''hostilité générale dans les classes populaires comme le rapporte Cabet, un socialiste des origines, dans son Histoire populaire de la Révolution française. Par où l'on voit que l'impopularité des forces de l'ordre républicaines, encore vivante aujourd'hui, est chargée d'histoire.:"On veut la désarmer parce que, depuis son institution, cette garde nationale, qui n'est composée que de Bourgeois, n'emploie ses armes que contre le Peuple, pour dissiper les sociétés populaires et les rassemblements [...] et tous sont déjà tellement impopulaires qu'on appelle Lafayette le Général Morphée, le service de la garde nationale du patrouillotisme, les gardes nationaux les bleuets ou les bleus..." ( Cabet, Histoire populaire de la Révolution française, tome I, pp. 287-288) Encore aujourd'hui, la fonction principale des forces de l'ordre est de faire tenir tranquille les pauvres quitte à leur taper fort dessus quand ils deviennent un peu trop turbulents (la répression des Gilets Jaunes en est la dernière illustration marquante). Mais, au moment de la Révolution française, la Garde nationale était encore autrement plus brutale, par exemple, le 17 juillet 1791 à Paris sur la place du Champ de mars, la milice bourgeoise vêtue d'habits bleus avait tiré sans sommation sur la foule réunie qui demandait la destitution du roi. Comme le disait Guillemin, c'est une date qu'il faudrait marquer en rouge dans les livres d'histoire: ce rouge symbolisera autant le sang versé par le peuple que l'étendard de son drapeau qui l'opposera, pendant tout le XIXème siècle, aux bleus de la bourgeoisie (voir H. Guillemin explique Robespierre et la Révolution française à 10'40). A le suivre encore, c'est même de là que viendrait le drapeau rouge, qui aurait été d'abord un symbole de la loi martiale: dans la période révolutionnaire, il était hissé par les autorités, devant l'Hôtel de ville, pour avertir que tout attroupement était interdit; par où l'on voit la catachrèse que ce symbole a subi en étant récupéré par la subversion pour devenir l'emblème du socialisme.
Ce rapport conflictuel entre bleus et rouges restera à fleur de peau et tournera à la guerre civile en deux grandes occasions. En 1848, c'est bien la bourgeoisie républicaine qui est à la tête de la répression pour venir à bout de la révolution qui installe le drapeau rouge dans Paris. Le témoignage d'un homme de la gauche libérale de cette époque comme Tocqueville, pourtant peu soupçonnable de sympathie à l'égard de cette révolution populaire,est édifiant à cet égard. Le 25 février 1848, en se se promenant dans les rues de Paris, deux choses retinrent son attention:"la première, ce fut le caractère, je ne dirai pas principalement, mais uniquement et exclusivement populaire de la révolution qui venait de s'accomplir [...] La seconde, ce fut le peu de passion haineuse et même, à dire vrai, de passions vives quelconques que faisait voir dans ce premier moment ce bas peuple devenu tout à coup seul maître du pouvoir [...] La Garde nationale elle-même avait disparu. Le peuple seul portait les armes, gardait les lieux publics [...] c'était une chose extraordinaire de voir dans les seuls mains de ceux qui ne possédaient rien, toute cette immense ville, pleine de richesse." (Tocqueville, Souvenirs, p. 95 et 97) C'est donc la République bourgeoise, les forces bleues de la nation, lors des journées de juin 1848, avec à leur tête, le général Cavaignac, qui réprimeront dans le sang cette révolution et rétabliront l'ordre.
La Commune de 1871
Le même conflit de classe se reproduisit, avec une plus grande ampleur encore, lors de la Commune de Paris de 1871, comme évoqué plus haut. La symbolique du rouge est ici encore omniprésente. Les premières affiches placardées sur les murs de Paris, en janvier, pour en appeler à l'institution d'un gouvernement populaire, étaient rouges. Jules Vallès, comme tous les élus de la Commune, portait une ceinture rouge:"[La Commune] s'affirma nettement pour la République universelle et adopta comme emblème le drapeau rouge, symbole de "l'unité fédérale du genre humain.""( Maurice Dommanget, La Commune et les communards, p. 21 ) On a là, en une économie maximale de mots, deux principes clé de ce que fût le socialisme révolutionnaire: "l'unité fédérale", c'est-à-dire le principe du fédéralisme qui pose la base d'une démocratie radicale à l'échelle des nations modernes (je renvoie à la partie 2 de l'étude du texte de la philosophe Hannah Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, pour des développements sur le fédéralisme et la façon dont il a pu fonctionner très concrètement dans l'histoire moderne). Ensuite, cette unité fédérale n'est pas celle d'une simple nation mais doit s'étendre à l'ensemble "du genre humain". C'est la vocation universelle du socialisme qui transcende les étroites frontières nationales et qui s'est manifestée, avec toute sa force, lors de la Commune. Elle a accueilli en son sein, pour se fédérer contre les forces de la répression menées par la bourgeoisie républicaine, des étrangers venus de tous les coins de l'Europe:"[La Commune] ne reconnut implicitement que la seule frontière de classe en admettant Frankel dans son sein et en plaçant à la tête des fédérés les Okolowicz, les Kiensiel, les Wrobleski et l'intrépide Dombrowski [...] Ceux qu'on appelle étrangers se mirent d'ailleurs bravement au service de la Commune. Il y eut une légion fédérale belge, une légion italienne et parmi les garde nationaux arrêtés on compta 881 étrangers. Le nombre total des étrangers arrêtés s'éleva à 1725, le plus fort contingent étant fourni par les Belges (737) et les Italiens (215)." ( Dommanget, La Commune et les communards, p. 21-22 ) La même dimension universelle des authentiques révolutions socialistes à l'ère moderne se retrouve dans la Catalogne révolutionnaire de 1936, en lutte contre le fascisme. Là aussi, elle avait su mobiliser des combattants venus de tous les coins de l'Europe avec ce que l'on a appelé les "brigades internationales". A l'heure actuelle, c'est vers le Rojava, en particulier, qu'il faudrait tourner ses regards pour observer comment cet héritage continue d'être vivant. Il s'agit de cette région de la Syrie, composée, en majorité, de populations kurdes, actuellement dévastée par la guerre civile. En dépit de ces conditions catastrophiques, on y trouve un mouvement pour l'établissement d'une démocratie radicale à dimension à la fois écologique et anti patriarcale (lutte pour l'égalité entre les hommes et les femmes). Là encore, ce combat mobilise aujourd'hui des humains, hommes femmes confondus, venus des quatre coins du monde, quitte à y laisser souvent leur vie.
En 1871, ce sont donc, comme en 1848, les forces républicaines de gauche, avec Adolphe Thiers et le général Gallifet à leur tête, portant comme emblème le drapeau bleu-blanc-rouge, qui se chargeront d'orchestrer la répression lors de la "semaine sanglante" (17 000 personnes massacrées au bas mot, selon les sources de la répression, le reste étant envoyé dans les bagnes des lointaines colonies)
Sur ce dessin, à droite, on a donc le drapeau rouge du socialisme révolutionnaire. A gauche, le drapeau tricolore de la répression. C'est pourquoi, il est extrêmement problématique de prétendre mener des luttes populaires d'émancipation avec pour emblème le drapeau bleu blanc-rouge, comme on le trouve assez largement diffusé dans les rangs de la gauche actuelle:"On ne peut pas marier le drapeau rouge et le drapeau tricolore. On ne peut pas revendiquer le 1er mai ouvrier et fêter le 14 juillet bourgeois, chanter l'Internationale et la Marseillaise. Il faut choisir. L'un exclut l'autre. L'un tue l'autre à la longue."( Dommanget, La Commune et les communards, p. 21 ) Contrairement à ce que veut faire entendre la propagande nationaliste tricolore, on ne saurait mourir raisonnablement pour une patrie divisée en classes sociales, profondément inégalitaires, et hiérarchisées suivant des rapports de domination et d'exploitation. Pour les communards, s'il s'agissait de mourir, c'était pour un idéal de justice universel rassemblant la plus large frange possible de l'humanité. Le socialisme, comme l'avait bien mis en évidence Marx, serait de toute façon impossible à réaliser dans une seule nation, au sein d'un contexte international de toute part hostile. C'est tout le sens de la formule:"Prolétaires de tous les pays unissez-vous." (Marx et Engels, Manifeste communiste) Le drapeau rouge à vocation universelle du socialisme est effectivement problématique à faire cohabiter avec le drapeau tricolore du nationalisme. Et pourtant, les véritables patriotes, en 1871, c'étaient bien les Communards, comme l'explique Guillemin: tandis que les Versaillais pactisaient sans problème avec l'envahisseur prussien pour mieux orchestrer la répression, le petit peuple des pauvres constituait le dernier rempart de la patrie en danger.
Une coalition interclassiste réunissant bleus, blancs et rouges n'a pu se réaliser qu'exceptionnellement, en temps de guerre, pour combattre un ennemi prétendument commun, conformément au principe de tout nationalisme: souder la nation par référence à un ennemi commun et refouler ainsi le conflit de classes. C'est la rhétorique habituelle de tous les nationalismes. C'est justement ce qui conduisit un socialiste comme Jaurès à s'opposer catégoriquement à l'entrée de la France en guerre en 1914, ce qui lui valut finalement d'être assassiné (sans que son assassin n'ait jamais eu à être inquiété). Lors de son enterrement, là encore, la symbolique du rouge était omniprésente:"(...) le long cortège en deuil, ces centaines de drapeaux rouges (...) masse sombre tâchée de rouge donnaient l'impression d'une énorme procession révolutionnaire, terrible de force latente (...) Pour Gustave Hervé, ces drapeaux rouges suivaient l'enterrement de la bourgeoisie." (Eugen Weber, L'action française, p. 180)
On ne trouvera, dans toute l'oeuvre de Marx, aucun élément qui donnerait à penser que celui-ci, comme d'autres socialistes, se revendiquait comme un homme de gauche. Au contraire, ce qualificatif, comme on l'a vu, renvoyait à la classe adverse, la bourgeoisie républicaine, rangée sous la bannière bleue. C'est aussi tout le sens du célèbre Manifeste des soixante de 1864, dans lequel le mouvement socialiste ouvrier revendiquait de présenter ses propres candidats (rouges) aux élections indépendamment de l'opposition que constituait alors la gauche républicaine (bleue) au régime monarchique du Second Empire (blanc). Comme le Manifeste le martelait, on ne peut compter sur l'opposition républicaine constituée de riches bourgeois, pour faire entendre sa voix:"Nous ne sommes pas représentés, et voilà pourquoi nous posons cette question des candidatures ouvrières." (Manifeste des soixante)
La tension opposant les classes populaires aux forces bleues de la bourgeoisie se retrouvent dès la période révolutionnaire de 1789. Si la bourgeoisie a bien pu prendre appui sur ces classes pour défoncer les portes de l'Ancien Régime, elle a dû très vite remettre ce petit peuple à sa place quand il devenait un peu trop turbulent, grâce à ses forces de l'ordre. Qui sait déjà demandé d'où venait les habits bleus de forces de l'ordre actuelles? Il faut remonter aux événements de la Révolution de 1789 pour le savoir. Les milices bourgeoises chargées du maintien de l'ordre étaient alors vêtues en bleu; elles portaient le nom de "garde nationale". Ce qu'il faut noter, c'est qu'elles suscitaient l''hostilité générale dans les classes populaires comme le rapporte Cabet, un socialiste des origines, dans son Histoire populaire de la Révolution française. Par où l'on voit que l'impopularité des forces de l'ordre républicaines, encore vivante aujourd'hui, est chargée d'histoire.:"On veut la désarmer parce que, depuis son institution, cette garde nationale, qui n'est composée que de Bourgeois, n'emploie ses armes que contre le Peuple, pour dissiper les sociétés populaires et les rassemblements [...] et tous sont déjà tellement impopulaires qu'on appelle Lafayette le Général Morphée, le service de la garde nationale du patrouillotisme, les gardes nationaux les bleuets ou les bleus..." ( Cabet, Histoire populaire de la Révolution française, tome I, pp. 287-288) Encore aujourd'hui, la fonction principale des forces de l'ordre est de faire tenir tranquille les pauvres quitte à leur taper fort dessus quand ils deviennent un peu trop turbulents (la répression des Gilets Jaunes en est la dernière illustration marquante). Mais, au moment de la Révolution française, la Garde nationale était encore autrement plus brutale, par exemple, le 17 juillet 1791 à Paris sur la place du Champ de mars, la milice bourgeoise vêtue d'habits bleus avait tiré sans sommation sur la foule réunie qui demandait la destitution du roi. Comme le disait Guillemin, c'est une date qu'il faudrait marquer en rouge dans les livres d'histoire: ce rouge symbolisera autant le sang versé par le peuple que l'étendard de son drapeau qui l'opposera, pendant tout le XIXème siècle, aux bleus de la bourgeoisie (voir H. Guillemin explique Robespierre et la Révolution française à 10'40). A le suivre encore, c'est même de là que viendrait le drapeau rouge, qui aurait été d'abord un symbole de la loi martiale: dans la période révolutionnaire, il était hissé par les autorités, devant l'Hôtel de ville, pour avertir que tout attroupement était interdit; par où l'on voit la catachrèse que ce symbole a subi en étant récupéré par la subversion pour devenir l'emblème du socialisme.
Ce rapport conflictuel entre bleus et rouges restera à fleur de peau et tournera à la guerre civile en deux grandes occasions. En 1848, c'est bien la bourgeoisie républicaine qui est à la tête de la répression pour venir à bout de la révolution qui installe le drapeau rouge dans Paris. Le témoignage d'un homme de la gauche libérale de cette époque comme Tocqueville, pourtant peu soupçonnable de sympathie à l'égard de cette révolution populaire,est édifiant à cet égard. Le 25 février 1848, en se se promenant dans les rues de Paris, deux choses retinrent son attention:"la première, ce fut le caractère, je ne dirai pas principalement, mais uniquement et exclusivement populaire de la révolution qui venait de s'accomplir [...] La seconde, ce fut le peu de passion haineuse et même, à dire vrai, de passions vives quelconques que faisait voir dans ce premier moment ce bas peuple devenu tout à coup seul maître du pouvoir [...] La Garde nationale elle-même avait disparu. Le peuple seul portait les armes, gardait les lieux publics [...] c'était une chose extraordinaire de voir dans les seuls mains de ceux qui ne possédaient rien, toute cette immense ville, pleine de richesse." (Tocqueville, Souvenirs, p. 95 et 97) C'est donc la République bourgeoise, les forces bleues de la nation, lors des journées de juin 1848, avec à leur tête, le général Cavaignac, qui réprimeront dans le sang cette révolution et rétabliront l'ordre.
La Commune de 1871
Le même conflit de classe se reproduisit, avec une plus grande ampleur encore, lors de la Commune de Paris de 1871, comme évoqué plus haut. La symbolique du rouge est ici encore omniprésente. Les premières affiches placardées sur les murs de Paris, en janvier, pour en appeler à l'institution d'un gouvernement populaire, étaient rouges. Jules Vallès, comme tous les élus de la Commune, portait une ceinture rouge:"[La Commune] s'affirma nettement pour la République universelle et adopta comme emblème le drapeau rouge, symbole de "l'unité fédérale du genre humain.""( Maurice Dommanget, La Commune et les communards, p. 21 ) On a là, en une économie maximale de mots, deux principes clé de ce que fût le socialisme révolutionnaire: "l'unité fédérale", c'est-à-dire le principe du fédéralisme qui pose la base d'une démocratie radicale à l'échelle des nations modernes (je renvoie à la partie 2 de l'étude du texte de la philosophe Hannah Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, pour des développements sur le fédéralisme et la façon dont il a pu fonctionner très concrètement dans l'histoire moderne). Ensuite, cette unité fédérale n'est pas celle d'une simple nation mais doit s'étendre à l'ensemble "du genre humain". C'est la vocation universelle du socialisme qui transcende les étroites frontières nationales et qui s'est manifestée, avec toute sa force, lors de la Commune. Elle a accueilli en son sein, pour se fédérer contre les forces de la répression menées par la bourgeoisie républicaine, des étrangers venus de tous les coins de l'Europe:"[La Commune] ne reconnut implicitement que la seule frontière de classe en admettant Frankel dans son sein et en plaçant à la tête des fédérés les Okolowicz, les Kiensiel, les Wrobleski et l'intrépide Dombrowski [...] Ceux qu'on appelle étrangers se mirent d'ailleurs bravement au service de la Commune. Il y eut une légion fédérale belge, une légion italienne et parmi les garde nationaux arrêtés on compta 881 étrangers. Le nombre total des étrangers arrêtés s'éleva à 1725, le plus fort contingent étant fourni par les Belges (737) et les Italiens (215)." ( Dommanget, La Commune et les communards, p. 21-22 ) La même dimension universelle des authentiques révolutions socialistes à l'ère moderne se retrouve dans la Catalogne révolutionnaire de 1936, en lutte contre le fascisme. Là aussi, elle avait su mobiliser des combattants venus de tous les coins de l'Europe avec ce que l'on a appelé les "brigades internationales". A l'heure actuelle, c'est vers le Rojava, en particulier, qu'il faudrait tourner ses regards pour observer comment cet héritage continue d'être vivant. Il s'agit de cette région de la Syrie, composée, en majorité, de populations kurdes, actuellement dévastée par la guerre civile. En dépit de ces conditions catastrophiques, on y trouve un mouvement pour l'établissement d'une démocratie radicale à dimension à la fois écologique et anti patriarcale (lutte pour l'égalité entre les hommes et les femmes). Là encore, ce combat mobilise aujourd'hui des humains, hommes femmes confondus, venus des quatre coins du monde, quitte à y laisser souvent leur vie.
En 1871, ce sont donc, comme en 1848, les forces républicaines de gauche, avec Adolphe Thiers et le général Gallifet à leur tête, portant comme emblème le drapeau bleu-blanc-rouge, qui se chargeront d'orchestrer la répression lors de la "semaine sanglante" (17 000 personnes massacrées au bas mot, selon les sources de la répression, le reste étant envoyé dans les bagnes des lointaines colonies)
Une coalition interclassiste réunissant bleus, blancs et rouges n'a pu se réaliser qu'exceptionnellement, en temps de guerre, pour combattre un ennemi prétendument commun, conformément au principe de tout nationalisme: souder la nation par référence à un ennemi commun et refouler ainsi le conflit de classes. C'est la rhétorique habituelle de tous les nationalismes. C'est justement ce qui conduisit un socialiste comme Jaurès à s'opposer catégoriquement à l'entrée de la France en guerre en 1914, ce qui lui valut finalement d'être assassiné (sans que son assassin n'ait jamais eu à être inquiété). Lors de son enterrement, là encore, la symbolique du rouge était omniprésente:"(...) le long cortège en deuil, ces centaines de drapeaux rouges (...) masse sombre tâchée de rouge donnaient l'impression d'une énorme procession révolutionnaire, terrible de force latente (...) Pour Gustave Hervé, ces drapeaux rouges suivaient l'enterrement de la bourgeoisie." (Eugen Weber, L'action française, p. 180)
En fait d'enterrement de la bourgeoisie, il s'avèra que c'était plutôt celui du socialisme qui était programmé, comme l'histoire ultérieure du XXeme siècle le confimera. Mais n'anticipons pas sur la suite et voyons plutôt comment saisir au mieux les relations complexes suivant lesquelles ces trois grands pôles de la vie politique, symbolisés par le rouge, le blanc, et le bleu, ont été mis en tension. La philosophie a forgé une méthode de pensée pour s'aider au mieux dans cette tâche...
Dialectique du bleu et du rouge
Le terme de "dialectique" sera pris ici au sens qu'il a acquis dans la philosophie de Hegel (XVIII-XIXème siècle), et qui renvoie au mot allemand "aufheben", intraduisible en français: il désigne un processus par lequel une chose est à la fois dépassée tout en étant conservée. On verra très concrètement comment cela se traduit sur le plan politique qui va nous occuper.
La Gauche et le Socialisme ne sauraient donc être confondus et renvoient à deux colorations bien distinctes qui sont rentrées périodiquement et mortellement en conflit. Mais il importe de saisir dans toute leur complexité, les rapports qu'ils ont pu entretenir entre eux au XIXème siècle. La pensée politique de Pierre Leroux, l'un des premiers théoriciens du socialisme, en France, dans la première moitié du XIXème siècle, celui--là même dont il est convenu de dire qu'il a forgé le premier le terme en Frrance, est emblématique de ce rapport dialectique, que le socialisme a d'abord entretenu avec la gauche bourgeoise libérale et républicaine. Il lui reconnaissait bien une mission historique émancipatrice qui a permis aux individus de se libérer des structures oppressives de l'Ancien Régime, comme nous l'avions souligné plus haut:"Pour s'affranchir de l'association théologique-féodale, et ensuite pour se préserver de la restauration de l'ancien régime, il fallait bien proclamer l'individualisme et la libre concurrence..." (P. Leroux, Discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain. Deuxième discours: aux politiques, p. 40) Ou encore, comme il le reformulait plus loin, tant que la bourgeoisie républicaine de gauche était dans l'opposition politique, elle remplissait sa mission historique émancipatrice :"la Restauration présentait à la société, sortie du dix-huitième siècle et de la Révolution, les débris de l'ancienne association catholique-féodale; l'Opposition devait donc lui opposer l'individualisme." (ibid., p. 57) C'est ce qui a pu légitimer une coalition interclassiste entre les rouges et les bleus qui a permis l'accession au pouvoir de la bourgeoisie par sa capacité à intégrer dans son combat les intérêts plus généraux de la société. C'est de la même façon que le jeune Marx se positionnait à l'égard de la gauche. Dans le conflit opposant les blancs et les bleus, il fallait soutenir, dans un premier temps, les bleus, pour venir à bout de la société d'ordres de l'Ancien Régime, quitte à faire, pour un temps, le jeu du capitalisme:"Il n'a pas hésité à soutenir le progrès et il a opté pour le capitalisme, aussi "inhumain" fût-il, contre le féodalisme aussi "humain" fût-il." (Polanyi, Essais, p. 438) Le paternalisme de l'Ancien Régime qui accordait la charité, valeur centrale de la vie féodale, aux pauvres, était, à bien des égards, moins inhumain que le capitalisme moderne, qui avait besoin de s'attaquer à toutes ces formes de protection sociale, comme la loi de Speenhamland en Angleterre, qui entravaient son développement. C'est aussi bien la droite réactionnaire qui imposa en 1814 la loi rétablissant le repos dominical alors que c'est la gauche de Jules Ferry qui annula en 1880 l'obligation du repos hebdomadaire: hier comme aujourd'hui encore, il s'agissait pour les forces du Progrès de libéraliser le marché du travail.
Mais, la mission historique de la bourgeoisie ne pouvait rester que toute négative, en ce sens que si elle a pu libérer la société des chaînes de l'oppression féodale, elle était, par elle-même, incapable de fonder positivement la liberté et un ordre juste. La libération, comme y insistait Hannah Arendt, n'est pas encore la liberté. Au contraire, laissé à lui-même, le projet d'économie politique du "libre marché" de la bourgeoisie ne pouvait mener qu'à de nouveaux rapports de domination et d'exploitation, laissant les pauvres sans protection aucune dans ce règne féroce de la concurrence économique généralisée et du chacun pour soi:" Il a été démontré que ne pas reconnaître à la politique un autre but que l'individualisme, c'était livrer les classes inférieures à la plus brutale exploitation." ( Leroux, ibid., p. 41) C'est pourquoi, pour Leroux, une fois liquidées les structures féodales de l'Ancien Régime, avec la bourgeoisie républicaine passée au pouvoir, l' allié de hier devait devenir l'adversaire du jour à combattre et la coalition bleu-rouge perdre sa raison d'être. A partir de 1848, une fois que le gouvernement bourgeois, "au contraire, présente comme système l'individualisme pur [...]; nécessairement l'Opposition doit présenter l'Association. " (ibid., p. 57) A un projet politique basé sur la concurrence et l'égoïsme, il fallait opposer une toute autre façon de faire société basée sur la coopération. Désormais, les forces bleues de la nation qui avaient été les fers de lance du combat contre les courants réactionnaires de l'Ancien Régime, devenaient des obstacles à la poursuite d'un projet d'émancipation humaine.
Cette dialectique bleu-rouge a sa traduction sur le plan philosophique. Il s'agissait pour Leroux de penser avec la philosophie des Lumières au nom de son idéal émancipateur de liberté, contre les Lumières (ce qui faisait obstacle en elles à la réalisation effective de leur idéal) C'est tout le sens de la critique qu'il fait de la mentalité sceptique des Lumières qui consiste à douter de tout. Elle a eu un incontestable effet émancipateur dès lors qu'il s'agissait de s'attaquer au pouvoir de l'Eglise et à ses dogmes (vérités indiscutables). Mais, une fois l'adversaire mis bas, laissée à lui-même, ce scepticisme ne pouvait que dégénérer dans le cynisme et le relativisme le plus complet tel qu'on les trouve aujourd'hui partout répandu:"C'est donc bien, [...] pour des raisons strictement logiques et prévisibles que le scepticisme débonnaire des premiers libéraux devait inéluctablement laisser la place au cynisme impavide de leurs héritiers actuels." (Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 167) C'est bien ce qu'affirmait Leroux dès le XIXème siècle:"Parce que Voltaire et tous les sceptiques nous ont frayé la route, serons-nous donc éternellement douteurs, railleurs et incrédules! [...] Les sceptiques ont fait leur rôle, tâchons de faire le nôtre. A eux de douter, à nous d'affirmer. Il fallait douter pour renverser les rois, les nobles, et les prêtres; il faut croire, il faut affirmer pour organiser la démocratie." (Leroux, Discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain. Deuxième discours: aux politiques, p. 17) Sur ce plan là encore, la démarche de Leroux est donc toute dialectique: il faut continuer de faire vivre l'héritage des idéaux émancipateurs des Lumières tout en les dépouillant de ce qui, en elles, n'était plus qu'un caput mortem, une enveloppe morte qui avait perdu sa raison d'être:"Ce qu'il faut prendre du XVIIIème siècle, c'est son esprit novateur, son aspiration d'avenir, sa religion en un mot sous son écorce d'incrédulité, sa foi à l'égalité, à la liberté, sa foi au progrès, à la perfectibilité, son aspiration vers un changement radical de la condition humaine, son éloignement des idolâtries qui ont pesé jusqu'ici sur l'homme [...] Mais il y a, en revanche, a dépouillé la pensée vivante de ce siècle de la forme qu'elle avait revêtue, le scepticisme. Il faut montrer combien le scepticisme a égaré le XVIIIème siècle, comment il a corrompu, autant qu'il était en lui, le souffle divin qui animait ce siècle." (ibid., p. 18) C'est pourquoi la cible de Leroux était déjà ce scepticisme qui condamnait à tout justifier, au nom d'une neutralité axiologique concernant les valeurs morales, la seule chose pouvant réunir les hommes étant l'échange marchand et la forme-argent. Comme le disait Voltaire, un représentant type des Lumières au XVIIIème siècle, en matière d'argent, tout le monde est de la même religion. Pour la pensée socialiste, il est évidemment impossible de faire société sur une base aussi ténue que celle du seul intérêt économique. C'est sur la base d'une toute autre anthropologie philosophique qu'elle s'est constituée, qui fait de l'humain autre chose qu'un atome d'égoïsme mû par son seul intérêt, mais un homo sociabilis, un animal sociable fait pour coopérer sur une échelle toujours plus élargie.
Dialectique du blanc et du rouge
C'est sur le fond d'une critique commune de l'atomisation des individus qu'engendre inéluctablement la société bourgeoise marchande, qu'a pu exister des passerelles entre les forces réactionnaires blanches et les rouges et qu'a pu se constituer ce qui semble être de prime abord une contradiction dans les termes, un socialisme de droite de type réactionnaire:"Ce sens péjoratif, cette connotation autoritaire, restera prégnante jusque dans les années 1850, à tel ,point que des penseurs classés comme réactionnaires, tels de Maistre, Bonald- ou bien plus tard l'antisémite Drumont-, se voyaient agrégés à la famille socialiste." (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 23). On a ainsi pu voir également certains socialistes comme Lagardelle se rallier à la mouvance fasciste. C'est ce qui fait que nous marchons ici sur des oeufs et qu'il faut apporter le plus grand soin pour faire en sorte que la critique socialiste de la société libérale bourgeoise ne soit pas l'objet d'une récupération par les divers courants de l'extrême droite, comme on le voit encore aujourd'hui. En dernière analyse, la hiérarchie, le culte du chef, le nationalisme, le patriarcat (domination des hommes sur les femmes) et la xénophobie qui sont les valeurs traditionnelles de l'extrême droite fasciste sont parfaitement incompatibles avec les idéaux égalitaire, anti autoritaire, féministe et internationaliste que symbolise le drapeau rouge. Il faut donc prendre garde de bien distinguer entre un socialisme de liberté et un socialisme de droite prétendant reconstituer le lien social sur la base du don féodal (la charité), qui rétablirait une société d'ordre ultra-hiérarchisée.
Dialectique du bleu et du rouge
Le terme de "dialectique" sera pris ici au sens qu'il a acquis dans la philosophie de Hegel (XVIII-XIXème siècle), et qui renvoie au mot allemand "aufheben", intraduisible en français: il désigne un processus par lequel une chose est à la fois dépassée tout en étant conservée. On verra très concrètement comment cela se traduit sur le plan politique qui va nous occuper.
La Gauche et le Socialisme ne sauraient donc être confondus et renvoient à deux colorations bien distinctes qui sont rentrées périodiquement et mortellement en conflit. Mais il importe de saisir dans toute leur complexité, les rapports qu'ils ont pu entretenir entre eux au XIXème siècle. La pensée politique de Pierre Leroux, l'un des premiers théoriciens du socialisme, en France, dans la première moitié du XIXème siècle, celui--là même dont il est convenu de dire qu'il a forgé le premier le terme en Frrance, est emblématique de ce rapport dialectique, que le socialisme a d'abord entretenu avec la gauche bourgeoise libérale et républicaine. Il lui reconnaissait bien une mission historique émancipatrice qui a permis aux individus de se libérer des structures oppressives de l'Ancien Régime, comme nous l'avions souligné plus haut:"Pour s'affranchir de l'association théologique-féodale, et ensuite pour se préserver de la restauration de l'ancien régime, il fallait bien proclamer l'individualisme et la libre concurrence..." (P. Leroux, Discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain. Deuxième discours: aux politiques, p. 40) Ou encore, comme il le reformulait plus loin, tant que la bourgeoisie républicaine de gauche était dans l'opposition politique, elle remplissait sa mission historique émancipatrice :"la Restauration présentait à la société, sortie du dix-huitième siècle et de la Révolution, les débris de l'ancienne association catholique-féodale; l'Opposition devait donc lui opposer l'individualisme." (ibid., p. 57) C'est ce qui a pu légitimer une coalition interclassiste entre les rouges et les bleus qui a permis l'accession au pouvoir de la bourgeoisie par sa capacité à intégrer dans son combat les intérêts plus généraux de la société. C'est de la même façon que le jeune Marx se positionnait à l'égard de la gauche. Dans le conflit opposant les blancs et les bleus, il fallait soutenir, dans un premier temps, les bleus, pour venir à bout de la société d'ordres de l'Ancien Régime, quitte à faire, pour un temps, le jeu du capitalisme:"Il n'a pas hésité à soutenir le progrès et il a opté pour le capitalisme, aussi "inhumain" fût-il, contre le féodalisme aussi "humain" fût-il." (Polanyi, Essais, p. 438) Le paternalisme de l'Ancien Régime qui accordait la charité, valeur centrale de la vie féodale, aux pauvres, était, à bien des égards, moins inhumain que le capitalisme moderne, qui avait besoin de s'attaquer à toutes ces formes de protection sociale, comme la loi de Speenhamland en Angleterre, qui entravaient son développement. C'est aussi bien la droite réactionnaire qui imposa en 1814 la loi rétablissant le repos dominical alors que c'est la gauche de Jules Ferry qui annula en 1880 l'obligation du repos hebdomadaire: hier comme aujourd'hui encore, il s'agissait pour les forces du Progrès de libéraliser le marché du travail.
Mais, la mission historique de la bourgeoisie ne pouvait rester que toute négative, en ce sens que si elle a pu libérer la société des chaînes de l'oppression féodale, elle était, par elle-même, incapable de fonder positivement la liberté et un ordre juste. La libération, comme y insistait Hannah Arendt, n'est pas encore la liberté. Au contraire, laissé à lui-même, le projet d'économie politique du "libre marché" de la bourgeoisie ne pouvait mener qu'à de nouveaux rapports de domination et d'exploitation, laissant les pauvres sans protection aucune dans ce règne féroce de la concurrence économique généralisée et du chacun pour soi:" Il a été démontré que ne pas reconnaître à la politique un autre but que l'individualisme, c'était livrer les classes inférieures à la plus brutale exploitation." ( Leroux, ibid., p. 41) C'est pourquoi, pour Leroux, une fois liquidées les structures féodales de l'Ancien Régime, avec la bourgeoisie républicaine passée au pouvoir, l' allié de hier devait devenir l'adversaire du jour à combattre et la coalition bleu-rouge perdre sa raison d'être. A partir de 1848, une fois que le gouvernement bourgeois, "au contraire, présente comme système l'individualisme pur [...]; nécessairement l'Opposition doit présenter l'Association. " (ibid., p. 57) A un projet politique basé sur la concurrence et l'égoïsme, il fallait opposer une toute autre façon de faire société basée sur la coopération. Désormais, les forces bleues de la nation qui avaient été les fers de lance du combat contre les courants réactionnaires de l'Ancien Régime, devenaient des obstacles à la poursuite d'un projet d'émancipation humaine.
Cette dialectique bleu-rouge a sa traduction sur le plan philosophique. Il s'agissait pour Leroux de penser avec la philosophie des Lumières au nom de son idéal émancipateur de liberté, contre les Lumières (ce qui faisait obstacle en elles à la réalisation effective de leur idéal) C'est tout le sens de la critique qu'il fait de la mentalité sceptique des Lumières qui consiste à douter de tout. Elle a eu un incontestable effet émancipateur dès lors qu'il s'agissait de s'attaquer au pouvoir de l'Eglise et à ses dogmes (vérités indiscutables). Mais, une fois l'adversaire mis bas, laissée à lui-même, ce scepticisme ne pouvait que dégénérer dans le cynisme et le relativisme le plus complet tel qu'on les trouve aujourd'hui partout répandu:"C'est donc bien, [...] pour des raisons strictement logiques et prévisibles que le scepticisme débonnaire des premiers libéraux devait inéluctablement laisser la place au cynisme impavide de leurs héritiers actuels." (Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 167) C'est bien ce qu'affirmait Leroux dès le XIXème siècle:"Parce que Voltaire et tous les sceptiques nous ont frayé la route, serons-nous donc éternellement douteurs, railleurs et incrédules! [...] Les sceptiques ont fait leur rôle, tâchons de faire le nôtre. A eux de douter, à nous d'affirmer. Il fallait douter pour renverser les rois, les nobles, et les prêtres; il faut croire, il faut affirmer pour organiser la démocratie." (Leroux, Discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain. Deuxième discours: aux politiques, p. 17) Sur ce plan là encore, la démarche de Leroux est donc toute dialectique: il faut continuer de faire vivre l'héritage des idéaux émancipateurs des Lumières tout en les dépouillant de ce qui, en elles, n'était plus qu'un caput mortem, une enveloppe morte qui avait perdu sa raison d'être:"Ce qu'il faut prendre du XVIIIème siècle, c'est son esprit novateur, son aspiration d'avenir, sa religion en un mot sous son écorce d'incrédulité, sa foi à l'égalité, à la liberté, sa foi au progrès, à la perfectibilité, son aspiration vers un changement radical de la condition humaine, son éloignement des idolâtries qui ont pesé jusqu'ici sur l'homme [...] Mais il y a, en revanche, a dépouillé la pensée vivante de ce siècle de la forme qu'elle avait revêtue, le scepticisme. Il faut montrer combien le scepticisme a égaré le XVIIIème siècle, comment il a corrompu, autant qu'il était en lui, le souffle divin qui animait ce siècle." (ibid., p. 18) C'est pourquoi la cible de Leroux était déjà ce scepticisme qui condamnait à tout justifier, au nom d'une neutralité axiologique concernant les valeurs morales, la seule chose pouvant réunir les hommes étant l'échange marchand et la forme-argent. Comme le disait Voltaire, un représentant type des Lumières au XVIIIème siècle, en matière d'argent, tout le monde est de la même religion. Pour la pensée socialiste, il est évidemment impossible de faire société sur une base aussi ténue que celle du seul intérêt économique. C'est sur la base d'une toute autre anthropologie philosophique qu'elle s'est constituée, qui fait de l'humain autre chose qu'un atome d'égoïsme mû par son seul intérêt, mais un homo sociabilis, un animal sociable fait pour coopérer sur une échelle toujours plus élargie.
Dialectique du blanc et du rouge
C'est sur le fond d'une critique commune de l'atomisation des individus qu'engendre inéluctablement la société bourgeoise marchande, qu'a pu exister des passerelles entre les forces réactionnaires blanches et les rouges et qu'a pu se constituer ce qui semble être de prime abord une contradiction dans les termes, un socialisme de droite de type réactionnaire:"Ce sens péjoratif, cette connotation autoritaire, restera prégnante jusque dans les années 1850, à tel ,point que des penseurs classés comme réactionnaires, tels de Maistre, Bonald- ou bien plus tard l'antisémite Drumont-, se voyaient agrégés à la famille socialiste." (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 23). On a ainsi pu voir également certains socialistes comme Lagardelle se rallier à la mouvance fasciste. C'est ce qui fait que nous marchons ici sur des oeufs et qu'il faut apporter le plus grand soin pour faire en sorte que la critique socialiste de la société libérale bourgeoise ne soit pas l'objet d'une récupération par les divers courants de l'extrême droite, comme on le voit encore aujourd'hui. En dernière analyse, la hiérarchie, le culte du chef, le nationalisme, le patriarcat (domination des hommes sur les femmes) et la xénophobie qui sont les valeurs traditionnelles de l'extrême droite fasciste sont parfaitement incompatibles avec les idéaux égalitaire, anti autoritaire, féministe et internationaliste que symbolise le drapeau rouge. Il faut donc prendre garde de bien distinguer entre un socialisme de liberté et un socialisme de droite prétendant reconstituer le lien social sur la base du don féodal (la charité), qui rétablirait une société d'ordre ultra-hiérarchisée.
Ce chevauchement blanc-rouge se retrouve, par exemple, en 1911, lors de la fondation de "la plus étonnante des revues socialistes-nationales, l'Indépendance [ qui regroupe] les représentants de philosophies allant du mysticisme catholique le plus ésotérique au syndicalisme révolutionnaire le plus brutal." (Eugen Weber, L'Action Française, p. 94) A la même époque, le journal "La Petite République notait l'alliance apparente de l'Action Française et de la Guerre sociale de Gustave Hervé, journal d'extrême gauche, alliance dont des rapports de police affirmaient qu'elle se fondait sur " un antisémitisme commun, dirigé contre les grands patrons ou grands banquiers, et membres des conseils d'administration des grandes compagnies". Un vétéran du socialisme, Eugène Fournière, exprimait aussi sa préoccupation que la classe laborieuse se laissât influencer par la campagne antisémitique." (ibid., p. 104. l'Action Française est alors le principal courant idéologique de l'extrême droite) Voilà encore une autre composante constante héritée de la droite originelle, l'antisémitisme, la haine du juif, identifié au capital mobilier de la haute finance internationale. Plus tard encore, dans les années 1930, à une époque où la troisième République était en train de partir à vau-l'eau, la funeste combinaison du socialisme et du nationalisme pouvait réunir en un même bloc identitaire des jeunes venus de l'extrême gauche et de l'extrême droite:"anticapitalisme, antimatérialisme - sur cette base les Jeunes, qu'ils fussent de droite ou de gauche, pouvaient se mettre d'accord. et au printemps de 1933, un nouveau parti fut fondé dans cet esprit - le Parti Socialiste National..." (ibid., p. 346) Il ne faut jamais oublier que dans l'idéologie nazie
qui se présentait comme un "national-socialisme", il y a le terme "socialisme". C'est le sens précis qu'a eu le mot "fascisme"
qui aujourd'hui a perdu toute signification précise et qui constitue pour beaucoup, à gauche, un simple fourre-tout désignant, de la façon la plus vague possible, tout ce qui est indésirable, comme le notait déjà Orwell au milieu du XXème siècle. Le fascisme c'est donc, au sens premier du terme, un
socialisme de droite dont on sait très bien qu'il a produit les pires
calamités au XXème siècle. Le gouvernement de Vichy de la France collaborationniste en constitue le dernier grand développement. Sa
principale source d'inspiration a été le
courant de l'Action Française, avec à sa tête Charles Maurras, qui avait pour
symbole le lys blanc:"Pierre Dominique a déclaré que " ce qui
dominait à Vichy, c'était le nationalisme, un nationalisme de droite
dont Maurras était l'expression."" (E. Weber, L'Action Française, p.
487) La philosophie politique de l'Action Française dénonçait, à sa façon, autoritaire, mais non sans quelques bonnes raisons (Orwell résumait à sa façon la chose en disant qu'il y a beaucoup de mauvais et un peu de bon dans le fascisme),l'atomisation et la déshumanisation de la société bourgeoise marchande: " Dans leurs
attaques dirigées contre l'individualisme démocratique, les théoriciens
d'Action Française entreprenaient de prouver que la société libérale
était en réalité moins libre que l'ordre monarchique qu'ils prônaient.
Selon eux, la société "atomisée" où les individus apparaissaient comme
autant d'entités indépendantes aux yeux de la loi, arrachait en réalité
ce même individu à la "société naturelle" dont il faisait partie, telle
que la famille, le métier, la région au bénéfice d'une société plus
vaste mais moins naturelle." (E. Weber, L'Action Française, pp. 46-47)
Il ne faut donc pas s'y tromper. dès les débuts du socialisme, Leroux lui-même comprenait son engagement
politique par opposition stricte à ce socialisme de droite nationaliste et autoritaire. Il prenait grand soin de "distinguer ce socialisme de celui qu'il défendra et qui, à l'inverse, vise à substituer l'association à l'autorité..."
(Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 23) Fondamentalement,
le socialisme bien compris a été l'ennemi mortel de la droite réactionnaire. En
attestent encore au XXème siècle, les combats violents qui les ont
opposés au moment du Front Populaire en 1936 quand l'extrême droite fomentait de l'agitation et des actions violentes dans
les rues à Paris, en particulier, le 18 juin. Le conflit mettait là
encore en jeu la symbolique politique des couleurs:" En monopolisant les trois couleurs, la Droite transformait
les attaques contre elle en attaques contre l'honneur national. Les
groupes de manifestants s'affrontaient au chant de la Marseillaise d'un
côté, de l'Internationale
de l'autre: drapeau tricolore contre drapeau rouge. Une chose restait
certaine: dans la partie, l'équipe gagnante était la tricolore." (E.
Weber, L'action française, p. 417)
Dialectique du blanc et du bleu
Si la Révolution française de 1789 a été la manifestation d'un antagonisme mortel entre les forces blanches de l'Ancien Régime et les forces bleues montantes de la bourgeoisie républicaine, comme on l'a vu, il ne faudrait pas pour autant sous estimer leurs intérêts communs chaque fois que le péril du socialisme s'est fait menaçant. Il y a toujours eu, en dernier ressort, une alliance bleu-blanc réunissant les classes possédantes pour faire barrage aux rouges:"Redoutés de certains, redoutables à d'autres, les royalistes n'étaient pas moins utiles à garder sous la main, n'en formaient pas moins une force rassurante contre l'ennemi commun d'extrême-gauche, et les fanfaronnades de Daudet prétendant que l'Action Française et les Camelots étaient les seuls remparts contre une tentative de révolution, trouvaient un écho jusque dans certains journaux de gauche." (E. Weber, L'Action Française, p. 154) C'est pourquoi un homme d'Etat de centre gauche comme Poincaré pouvait trouver dans les courants de l'extrême droite des alliés de circonstance pour conjurer le péril rouge:" C'est ici que la droite et Poincaré se rencontraient[...] le président du Conseil déclara que, bien qu'il déplorât tous les extrémismes, il lui fallait reconnaître que "certains extrémismes continuaient de servir la Patrie" et devaient faire l'objet de mesures de faveur. Le Gouvernement ne s'appuierait que sur les partisans de la République, désavouant tous ceux qui croyaient à la lutte des classes ainsi que tous ceux qui voudraient s'entendre avec ces derniers." (E. Weber, L'action Française, p. 171)
La thèse polémique de l'historienne communiste actuelle A. Lacroix-Riz dans son ouvrage, Le choix de la défaite, abonde dans ce sens. Pourquoi,en 1940, l'armée française qui était censée être l'une des plus puissantes du monde, a pu être laminée en un mois et demi à peine par le Reich allemand? Sa thèse, solidement documentée, peut se résumer par la formule qui traduisait l'état d'esprit d'une large partie des détenteurs du grand capital financier et industriel en France dans les années 1930: "Plutôt Hitler que le Front Populaire". De leur point de vue, il valait mieux laisser triompher l'Allemagne nazie pour venir à bout des mouvements populaires des années 1930 qui avaient obtenu des conquêtes sociales importantes, comme les congés payés et la réduction de la journée de travail, mettant en péril l'accumulation capitaliste. Contrairement à la démagogie "socialiste" que l'on trouvait dans les discours de Hitler, il n'a jamais été question pour les Nazis d'abolir le capitalisme. Tout au contraire, le fascisme a bien constitué, pour les classes possédantes du capitalisme, l'ultime rempart contre la menace de l'établissement d'un socialisme démocratique. C'est pourquoi aussi on a assisté au moment de la Commune de 1871, comme à chaque fois que la menace de l'établissement d'un pouvoir populaire s'est faite trop pressante, à une coalition bleu-blanc regroupée à Versailles pour en venir à bout. Même si celle-ci était dirigée par la bourgeoisie républicaine de gauche, elle n'en a pas moins pu compter sur le soutien inconditionnel des forces royalistes de droite, comme en rendaient compte les Communards eux-mêmes:"Citoyens, chaque jour les bandits de Versailles égorgent ou fusillent nos prisonniers, et pas d'heure ne s'écoule sans nous apporter la nouvelle d'un de ces assassinats. Les coupables vous les connaissez: ce sont les gendarmes et sergents de ville de l'Empire, ce sont les royalistes de Charette et Cathelineau, qui marchent contre Paris au cri de: Vive le Roi! et drapeau blanc en tête."( La Commune de Paris, XVIII, Les otages, p. 48)
Si la Commune a pu susciter une telle haine dans les milieux intellectuels cultivés aussi bien de la gauche que de la droite de l'époque, c'est parce que jamais la menace du socialisme n'avait été aussi brûlante: voir à ce sujet, le début de la partie 12, le fond des choses, H. Guillemin, La Commune et l'ouvrage de Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, qui est particulièrement édifiant. Il montre bien qu'il y avait alors une quasi unanimité dans ces milieux, en balayant tout le spectre idéologique, de la droite à la gauche, pour faire une lecture complètement dépolitisée de la Commune en n'y voyant qu'un déferlement de sauvagerie et de bestialité s'inscrivant dans une façon de racialiser les classes populaires (qui seraient, par essence, vouées au crime; voir plus haut le thème de la "canaille" des rouges), lecture qui trouvera son prolongement au XXème siècle, dans le thème de la "révolte des masses", promis à un bel avenir, issu de l'oeuvre de l'écrivain espagnol Ortega y Gasset. Parmi de multiple cas possibles, on ne retiendra ici que celui de Zola, présenté comme un grand humaniste de gauche dans la culture officielle bourgeoise, et qui pouvait se féliciter, en ces termes, du massacre des Communards par les Versaillais:"Le bain de sang qu'il [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d'une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur." (Cité par Lidsky, Les écrivains contre la Commune, p. 52) Comme pour les autres membres de cette élite constituant "la minorité civilisée" opposée à la "majorité crottée ", comme l'appelait cet autre écrivain de la culture bourgeoise officielle, Stendhal, ou encore, la "swinish multitude" (la multitude des porcs) de l'écrivain de droite réactionnaire anglais Edmund Burke, la lecture des événements de la Commune par Zola est totalement dépolitisée et appréhendée à base de de métaphores médicales réduisant la portée révolutionnaire de cette aventure populaire à un simple accès de fièvre qu'il faut guérir quitte à employer des remèdes de cheval. Le cas Zola est finalement assez représentatif d'une attitude qui a été constante dans les élites de considérer qu'on pouvait éventuellement défendre la cause des pauvres à condition seulement qu'ils sachent rester à leur place bien à l'écart de la sphère d'exercice du pouvoir (resterait à déterminer, dans le cas de Zola, dans quelle mesure il a pu évoluer politiquement; sa défense ultérieure des anarchistes, en particulier, cadre en tout cas mal avec la façon qu'il a eu de hurler avec les loups face à la Commune).
Le triomphe final de la République bourgeoise de gauche
C'est justement avec l'avènement de la IIIème République, en 1870, que les forces bleues de la nation vont définitivement asseoir leur conquête du pouvoir politique. Il faut ici développer le rôle clé joué par le féroce massacreur de la Commune de 1871, Adolphe Thiers, et la façon dont il parvint à rallier une frange suffisamment importante de la droite royaliste à la cause de la nouvelle République de gauche. Il leur adressa pour cela deux arguments imparables pour montrer que la République bourgeoise était infiniment meilleure pour la sauvegarde des intérêts de toutes les fractions des classes possédantes, que l'ordre monarchique, comme le rappelle Guillemin (voir La commune, partie 4, à partir de 14'15)
D'abord, la faiblesse d'une monarchie tient au fait que sa souveraineté repose sur la volonté d'un seul homme, le roi. Dans un contexte où le droit divin censé fonder son pouvoir s'est effrité considérablement avec le déclin de l'autorité de l'Eglise, cette souveraineté devient très fragile pour faire respecter l'ordre établi. Par contre, il est beaucoup plus difficile pour les classes laborieuses de le contester dès lors que l'on a affaire à un régime républicain qui repose non plus sur la volonté d'un seul mais sur la souveraineté nationale et qui peut invoquer la volonté du peuple s'exprimant dans des élections réitérées. La classe des représentants élus dans ce système ne risque en aucun cas de mettre en péril les intérêts des possédants dès lors que, comme le montre l'expérience, ces assemblées de représentants élus sont toujours, en vertu de certains mécanismes institutionnels, composées quasi-exclusivement de riches notables qui ont tout intérêt au maintien en l'état des structures sociales.
C'est un état de fait que l'on retrouve jusqu'à nos jours; il n'est que d'observer la composition sociologique de l'Assemblée nationale telle qu'elle était au début des années 2 000 en France:
- Les boutiquiers et artisans: 6% de la population active pour 8% des députés.
- Les cadres supérieurs (et équivalents): 13% de la population active pour 81% des députés.
- Les professions intermédiaires: 20% des actifs pour 8 % des députés.
- Les Employés: 30% des actifs et 1% des députés.
- Les Ouvriers: 28% des actifs et 0% des députés.
Le suffrage universel, qui est présenté traditionnellement comme une grande conquête démocratique, a des limites qu'il faut bien voir. De façon très générale, et cela avait été déjà bien relevé dès les années 1820, aux Etats-Unis, même par certains démocrates qui y étaient pourtant favorables sur le principe, le suffrage universel est problématique dans une société marquée par de fortes inégalités:"Au cours des débats portant sur le suffrage universel, les opposants à un suffrage limité reconnaissaient les dangers du suffrage universel dans des sociétés marquées par une richesse et une pauvreté également extrêmes." (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 241) Les Républicains aussi bien que leurs adversaires Démocrates, aux Etats-Unis, au XIXème siècle, pouvaient ainsi se rejoindre dans l'idée "que la liberté ne pouvait prospérer dans une nation de laquais." (ibid., p. 242)
Ce que l'on constate, c'est que les trois fois où il avait été institué, en France, en 1792, en 1848 et 1871, il avait abouti à chaque fois à l'élection de chambres tout ce qu'il y a de plus conservatrices sur le plan social. Comme ne cessait d'y insister un syndicaliste révolutionnaire comme Pouget, un des vices du suffrage universel est que la volonté nationale qu'il dégage est formée d'une majorité passive et apathique politiquement, "cette masse amorphe et majoritarde" qui n'a guère d'intérêt pour une transformation profonde de l'ordre établi:"le démocratisme, par le mécanisme du suffrage universel, donne la direction aux inconscients, aux tardigrades (ou mieux, à leurs représentants) et étouffe les minorités qui portent en elles l'avenir." (Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 200). Précisément, il y avait à l'origine une raison qui ne tenait pas seulement à l'écart de fortune mais aussi et surtout à la sociologie des sociétés européennes du XIXème siècle: en France, 80 % de la population était alors paysanne et ce milieu a toujours eu un fort ancrage à droite. Dans ce contexte, le suffrage universel devait fatalement conduire à l'élection de Chambres du même bord politique. En réalité, cette observation avait été déjà faite dès 1647, au moment de la Révolution anglaise. Les Levellers, qui militaient pourtant pour l'établissement d'une démocratie radicale, s’opposaient à l’établissement du suffrage universel car le pays était dans un état d’arriération tel qu’ils craignaient que « les pauvres dans les campagnes n’utilisent leur vote pour soutenir leurs maîtres royalistes, ce qui en termes modernes, revient à dire que le suffrage universel aurait conduit à un régime fasciste. » (Polanyi, Essais, p. 496) Evidemment, aujourd'hui, la sociologie de la population s'est transformée en profondeur et la paysannerie n'en représente plus qu'un pourcentage très faible (moins de 3 % en France). On tient sans doute là le facteur clé qui rend raison de la dynamique sinistrogyre (mouvement vers la gauche) qui a animé le champ politique, en France comme dans tous les pays industrialisés; la chose est allée rigoureusement de paire avec l'urbanisation des populations:"Le nombre des Français dans les villes doubla entre 1851 et 1866, pour atteindre 11% de la population totale. L'opposition républicainne, qui était surtout présente en milieu urbain, en sortit [...] regaillardie. Aux élections législatives de 1863, ses candidats triplèrent le nombre de leur voix. Dans les années suivantes, toutes les grandes villes du pays passèrent sous le contrôle des républicains." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 362)
Mais, le suffrage universel a eu beau basculer de plus en plus vers la gauche, il n'en conserve pas moins des limites pour faire valoir la voix de la population. Au niveau le plus fondamental, c'est le concept même de représentation, à la base du système des élections, qu'il faut questionner. En élisant des représentants, la population ne fait rien d'autre, fondamentalement, qu'abdiquer son pouvoir politique pour le remettre entre les mains d'une élite. Rousseau (XVIIIème siècle), un des philosophes clé de la démocratie à l'époque moderne, ne cessait d'insister sur ce point: le système de la représentation politique est en contradiction complète avec les principes fondateurs d'une véritable démocratie qui donnerait le pouvoir au peuple lui-même, et non à ses représentants:"La démocratie signifiait en effet le gouvernement du peuple par le peuple, et non par ses représentants, pas plus que par une bureaucratie. La représentation tout autant que la bureaucratie étaient considérées comme l'antithèse de la démocratie. Rousseau, père de toute pensée moderne reposant sur l'idée de souveraineté populaire, s'en tenait toujours à ce principe." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 263) Comme on l'avait déjà indiqué en introduction de ce chapitre, les institutions de la République bourgeoise, dont nous avons hérité, ne sont pas celles d'une démocratie mais de ce que les révolutionnaires, à l'origine, appelaient un gouvernement représentatif, qu'ils opposaient très consciemment à la démocratie. Ce n'est que dans le cours du XIXème siècle, que l'on a fini, sous l'influence de penseurs libéraux comme Tocqueville, par appeler "démocratie", par abus de langage, ce qui avait été initialement conçu et institué commune une alternative à la démocratie. Si l'on veut savoir ce qu'a pu être, à l'époque moderne, l'institution d'une véritable démocratie, c'est vers le système des conseils qu'il faut se tourner. Pour s'en faire une idée précise, je renvoie à la partie 2 de l'étude du texte de Hannah Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, le système des conseils. Là encore, l'histoire a été écrite par les vainqueurs qui, dans leur récit, auront tout intérêt à occulter la version des victimes, celle de l'histoire des conseils révolutionnaires dont on n'entendra à peu près jamais parler dans les cours d'histoire des écoles de la République. Il faut bien voir ici que le mouvement ouvrier du XIXème siècle ne faisait pas du suffrage universel la base de ses revendications politiques. C'est dans le peuple en armes qu'il pensait trouver le fondement d'un pouvoir populaire: à la logique de la représentation à laquelle répondait l'élection au suffrage universel, il opposait une logique de participation garantie par le pouvoir des armes. Dès la Révolution de 1789, cette conception s'est réalisée en pratique; c'est à partir de 1792 que la Garde Nationale, qui était jusque là une milice bourgeoise, comme on a l'a vu plus haut, va passer sous contrôle populaire, ce qui signale le grand tournant démocratique que prend à ce moment là la Révolution avec l'abolition complète de la féodalité; c'est justement le désarmement de ce pouvoir armé populaire, en 1795, qui marque la fin de cette épisode et le triomphe final d'une République de propriétaires, celle de la grande bourgeoisie d'affaire.Tous les autres grands moments révolutionnaires du XIXème siècle, et la Commune de 1871 en dernier, se sont appuyés, de la même façon, sur la figure du citoyen en armes comme base fondamentale d'un pouvoir réellement démocratique:"Comme l'a montré Louis Hincker dans sa thèse, les acteurs de la révolution de 1848 se considéraient comme des "citoyens-combattants". A leurs yeux, ce n'est pas le bulletin de vote qui définissait la citoyenneté, mais le fusil."(G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 321)
Le deuxième argument donné par Thiers, s'explique très bien si l'on part, ici aussi, d'une référence à Rousseau, lorsque celui-ci notait que "jamais dans une monarchie, l'opulence d'un particulier ne peut le mettre au-dessus du prince. En revanche, dans une République, elle peut aisément le mettre au-dessus des lois."(cité par Guillemin,) Dans la monarchie, quand un riche particulier, comme cela a pu arriver, témoignait de signes trop ostensibles de richesse, par exemple, en se faisant construire un château plus somptueux que celui du roi, il risquait fort de se faire embastiller (emprisonner) en vexant le prince. C'est un fait que l'on retrouve, de façon constante, ailleurs qu'en Europe, comme c'était le cas dans l'Empire de Chine de l'antiquité:"Les marchands islamiques et ottomans sont autorisés à s'enrichir... jusqu'au point exact, mais inconnu à l'avance, où commençant à faire de l'ombre au Sultan, ils se font couper la tête qui, décidément dépasse trop." (Caillé, Notes sur la question de l'origine des marchés et de ses rapports avec la démocratie, La modernité de Karl Polanyi, p. 140) Dans le régime d'une République bourgeoise, il n'y a plus de plafond à l'accumulation de la richesse. La loi républicaine garantit la légalité de l'accumulation sans fin de la richesse. De ce point de vue, il y a là une ressemblance saisissante entre notre époque et les temps tardifs de l'Empire romain de l'antiquité qui annonçait l'ère de sa décadence finale, comme le relevait un penseur socialiste comme Georges Sorel (XIX-XXème siècle). A cette période, "les privilèges que procurait la richesse étaient devenus énormes." (Sorel, Les illusions du progrès, p. 296 ) Là aussi on était passé d'un régime plafonnant l'accumulation de la richesse à une phase de développement illimité. Et c'était la cause principale qui faisait que le respect pour le droit s'émoussait, dans l'ensemble de la population, entraînant la décomposition de la société romaine toute entière:"L'Empire romain, en rabaissant la noblesse et réduisant à presque rien le privilège du sang, augmenta, au contraire, les avantages de la fortune. Loin d'établir l'égalité effective des citoyens, ouvrant à deux battants les portes de la cité romaine, il créa une différence profonde, celle des honestiores (les notables, les riches) et des humiliores (les pauvres) [...] Cette transformation est surtout instructive quand on la rapproche des transformations produites par le capitalisme moderne. L'expérience paraît montrer que les abus de pouvoir commis au profit d'une aristocratie héréditaire sont, en général moins dangereux pour le sentiment juridique d'un peuple que ne sont les abus provoqués par un régime ploutocratique (2). Il est absolument certain que rien n'est aussi propre à ruiner le respect du droit que le spectacle de méfaits commis, avec la complicité des tribunaux, par des aventuriers devenus assez riches pour pouvoir acheter les hommes d'Etat."( ibid., p. 297) Effectivement, il y a là un drôle de parallèle à faire avec l'époque que nous vivons aujourd'hui. D'une façon similaire au temps de la décadence de l'Empire romain, à notre époque, les révolutions bourgeoises ont fait sauter tous les verrous qui entravaient, dans l'ordre d'Ancien Régime, l'accumulation illimitée du capital...
Dialectique du blanc et du bleu
Si la Révolution française de 1789 a été la manifestation d'un antagonisme mortel entre les forces blanches de l'Ancien Régime et les forces bleues montantes de la bourgeoisie républicaine, comme on l'a vu, il ne faudrait pas pour autant sous estimer leurs intérêts communs chaque fois que le péril du socialisme s'est fait menaçant. Il y a toujours eu, en dernier ressort, une alliance bleu-blanc réunissant les classes possédantes pour faire barrage aux rouges:"Redoutés de certains, redoutables à d'autres, les royalistes n'étaient pas moins utiles à garder sous la main, n'en formaient pas moins une force rassurante contre l'ennemi commun d'extrême-gauche, et les fanfaronnades de Daudet prétendant que l'Action Française et les Camelots étaient les seuls remparts contre une tentative de révolution, trouvaient un écho jusque dans certains journaux de gauche." (E. Weber, L'Action Française, p. 154) C'est pourquoi un homme d'Etat de centre gauche comme Poincaré pouvait trouver dans les courants de l'extrême droite des alliés de circonstance pour conjurer le péril rouge:" C'est ici que la droite et Poincaré se rencontraient[...] le président du Conseil déclara que, bien qu'il déplorât tous les extrémismes, il lui fallait reconnaître que "certains extrémismes continuaient de servir la Patrie" et devaient faire l'objet de mesures de faveur. Le Gouvernement ne s'appuierait que sur les partisans de la République, désavouant tous ceux qui croyaient à la lutte des classes ainsi que tous ceux qui voudraient s'entendre avec ces derniers." (E. Weber, L'action Française, p. 171)
La thèse polémique de l'historienne communiste actuelle A. Lacroix-Riz dans son ouvrage, Le choix de la défaite, abonde dans ce sens. Pourquoi,en 1940, l'armée française qui était censée être l'une des plus puissantes du monde, a pu être laminée en un mois et demi à peine par le Reich allemand? Sa thèse, solidement documentée, peut se résumer par la formule qui traduisait l'état d'esprit d'une large partie des détenteurs du grand capital financier et industriel en France dans les années 1930: "Plutôt Hitler que le Front Populaire". De leur point de vue, il valait mieux laisser triompher l'Allemagne nazie pour venir à bout des mouvements populaires des années 1930 qui avaient obtenu des conquêtes sociales importantes, comme les congés payés et la réduction de la journée de travail, mettant en péril l'accumulation capitaliste. Contrairement à la démagogie "socialiste" que l'on trouvait dans les discours de Hitler, il n'a jamais été question pour les Nazis d'abolir le capitalisme. Tout au contraire, le fascisme a bien constitué, pour les classes possédantes du capitalisme, l'ultime rempart contre la menace de l'établissement d'un socialisme démocratique. C'est pourquoi aussi on a assisté au moment de la Commune de 1871, comme à chaque fois que la menace de l'établissement d'un pouvoir populaire s'est faite trop pressante, à une coalition bleu-blanc regroupée à Versailles pour en venir à bout. Même si celle-ci était dirigée par la bourgeoisie républicaine de gauche, elle n'en a pas moins pu compter sur le soutien inconditionnel des forces royalistes de droite, comme en rendaient compte les Communards eux-mêmes:"Citoyens, chaque jour les bandits de Versailles égorgent ou fusillent nos prisonniers, et pas d'heure ne s'écoule sans nous apporter la nouvelle d'un de ces assassinats. Les coupables vous les connaissez: ce sont les gendarmes et sergents de ville de l'Empire, ce sont les royalistes de Charette et Cathelineau, qui marchent contre Paris au cri de: Vive le Roi! et drapeau blanc en tête."( La Commune de Paris, XVIII, Les otages, p. 48)
Si la Commune a pu susciter une telle haine dans les milieux intellectuels cultivés aussi bien de la gauche que de la droite de l'époque, c'est parce que jamais la menace du socialisme n'avait été aussi brûlante: voir à ce sujet, le début de la partie 12, le fond des choses, H. Guillemin, La Commune et l'ouvrage de Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune, qui est particulièrement édifiant. Il montre bien qu'il y avait alors une quasi unanimité dans ces milieux, en balayant tout le spectre idéologique, de la droite à la gauche, pour faire une lecture complètement dépolitisée de la Commune en n'y voyant qu'un déferlement de sauvagerie et de bestialité s'inscrivant dans une façon de racialiser les classes populaires (qui seraient, par essence, vouées au crime; voir plus haut le thème de la "canaille" des rouges), lecture qui trouvera son prolongement au XXème siècle, dans le thème de la "révolte des masses", promis à un bel avenir, issu de l'oeuvre de l'écrivain espagnol Ortega y Gasset. Parmi de multiple cas possibles, on ne retiendra ici que celui de Zola, présenté comme un grand humaniste de gauche dans la culture officielle bourgeoise, et qui pouvait se féliciter, en ces termes, du massacre des Communards par les Versaillais:"Le bain de sang qu'il [le peuple de Paris] vient de prendre était peut-être d'une horrible nécessité pour calmer certaines de ses fièvres. Vous le verrez maintenant grandir en sagesse et en splendeur." (Cité par Lidsky, Les écrivains contre la Commune, p. 52) Comme pour les autres membres de cette élite constituant "la minorité civilisée" opposée à la "majorité crottée ", comme l'appelait cet autre écrivain de la culture bourgeoise officielle, Stendhal, ou encore, la "swinish multitude" (la multitude des porcs) de l'écrivain de droite réactionnaire anglais Edmund Burke, la lecture des événements de la Commune par Zola est totalement dépolitisée et appréhendée à base de de métaphores médicales réduisant la portée révolutionnaire de cette aventure populaire à un simple accès de fièvre qu'il faut guérir quitte à employer des remèdes de cheval. Le cas Zola est finalement assez représentatif d'une attitude qui a été constante dans les élites de considérer qu'on pouvait éventuellement défendre la cause des pauvres à condition seulement qu'ils sachent rester à leur place bien à l'écart de la sphère d'exercice du pouvoir (resterait à déterminer, dans le cas de Zola, dans quelle mesure il a pu évoluer politiquement; sa défense ultérieure des anarchistes, en particulier, cadre en tout cas mal avec la façon qu'il a eu de hurler avec les loups face à la Commune).
Le triomphe final de la République bourgeoise de gauche
C'est justement avec l'avènement de la IIIème République, en 1870, que les forces bleues de la nation vont définitivement asseoir leur conquête du pouvoir politique. Il faut ici développer le rôle clé joué par le féroce massacreur de la Commune de 1871, Adolphe Thiers, et la façon dont il parvint à rallier une frange suffisamment importante de la droite royaliste à la cause de la nouvelle République de gauche. Il leur adressa pour cela deux arguments imparables pour montrer que la République bourgeoise était infiniment meilleure pour la sauvegarde des intérêts de toutes les fractions des classes possédantes, que l'ordre monarchique, comme le rappelle Guillemin (voir La commune, partie 4, à partir de 14'15)
D'abord, la faiblesse d'une monarchie tient au fait que sa souveraineté repose sur la volonté d'un seul homme, le roi. Dans un contexte où le droit divin censé fonder son pouvoir s'est effrité considérablement avec le déclin de l'autorité de l'Eglise, cette souveraineté devient très fragile pour faire respecter l'ordre établi. Par contre, il est beaucoup plus difficile pour les classes laborieuses de le contester dès lors que l'on a affaire à un régime républicain qui repose non plus sur la volonté d'un seul mais sur la souveraineté nationale et qui peut invoquer la volonté du peuple s'exprimant dans des élections réitérées. La classe des représentants élus dans ce système ne risque en aucun cas de mettre en péril les intérêts des possédants dès lors que, comme le montre l'expérience, ces assemblées de représentants élus sont toujours, en vertu de certains mécanismes institutionnels, composées quasi-exclusivement de riches notables qui ont tout intérêt au maintien en l'état des structures sociales.
C'est un état de fait que l'on retrouve jusqu'à nos jours; il n'est que d'observer la composition sociologique de l'Assemblée nationale telle qu'elle était au début des années 2 000 en France:
- Les boutiquiers et artisans: 6% de la population active pour 8% des députés.
- Les cadres supérieurs (et équivalents): 13% de la population active pour 81% des députés.
- Les professions intermédiaires: 20% des actifs pour 8 % des députés.
- Les Employés: 30% des actifs et 1% des députés.
- Les Ouvriers: 28% des actifs et 0% des députés.
Le suffrage universel, qui est présenté traditionnellement comme une grande conquête démocratique, a des limites qu'il faut bien voir. De façon très générale, et cela avait été déjà bien relevé dès les années 1820, aux Etats-Unis, même par certains démocrates qui y étaient pourtant favorables sur le principe, le suffrage universel est problématique dans une société marquée par de fortes inégalités:"Au cours des débats portant sur le suffrage universel, les opposants à un suffrage limité reconnaissaient les dangers du suffrage universel dans des sociétés marquées par une richesse et une pauvreté également extrêmes." (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 241) Les Républicains aussi bien que leurs adversaires Démocrates, aux Etats-Unis, au XIXème siècle, pouvaient ainsi se rejoindre dans l'idée "que la liberté ne pouvait prospérer dans une nation de laquais." (ibid., p. 242)
Ce que l'on constate, c'est que les trois fois où il avait été institué, en France, en 1792, en 1848 et 1871, il avait abouti à chaque fois à l'élection de chambres tout ce qu'il y a de plus conservatrices sur le plan social. Comme ne cessait d'y insister un syndicaliste révolutionnaire comme Pouget, un des vices du suffrage universel est que la volonté nationale qu'il dégage est formée d'une majorité passive et apathique politiquement, "cette masse amorphe et majoritarde" qui n'a guère d'intérêt pour une transformation profonde de l'ordre établi:"le démocratisme, par le mécanisme du suffrage universel, donne la direction aux inconscients, aux tardigrades (ou mieux, à leurs représentants) et étouffe les minorités qui portent en elles l'avenir." (Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 200). Précisément, il y avait à l'origine une raison qui ne tenait pas seulement à l'écart de fortune mais aussi et surtout à la sociologie des sociétés européennes du XIXème siècle: en France, 80 % de la population était alors paysanne et ce milieu a toujours eu un fort ancrage à droite. Dans ce contexte, le suffrage universel devait fatalement conduire à l'élection de Chambres du même bord politique. En réalité, cette observation avait été déjà faite dès 1647, au moment de la Révolution anglaise. Les Levellers, qui militaient pourtant pour l'établissement d'une démocratie radicale, s’opposaient à l’établissement du suffrage universel car le pays était dans un état d’arriération tel qu’ils craignaient que « les pauvres dans les campagnes n’utilisent leur vote pour soutenir leurs maîtres royalistes, ce qui en termes modernes, revient à dire que le suffrage universel aurait conduit à un régime fasciste. » (Polanyi, Essais, p. 496) Evidemment, aujourd'hui, la sociologie de la population s'est transformée en profondeur et la paysannerie n'en représente plus qu'un pourcentage très faible (moins de 3 % en France). On tient sans doute là le facteur clé qui rend raison de la dynamique sinistrogyre (mouvement vers la gauche) qui a animé le champ politique, en France comme dans tous les pays industrialisés; la chose est allée rigoureusement de paire avec l'urbanisation des populations:"Le nombre des Français dans les villes doubla entre 1851 et 1866, pour atteindre 11% de la population totale. L'opposition républicainne, qui était surtout présente en milieu urbain, en sortit [...] regaillardie. Aux élections législatives de 1863, ses candidats triplèrent le nombre de leur voix. Dans les années suivantes, toutes les grandes villes du pays passèrent sous le contrôle des républicains." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 362)
Mais, le suffrage universel a eu beau basculer de plus en plus vers la gauche, il n'en conserve pas moins des limites pour faire valoir la voix de la population. Au niveau le plus fondamental, c'est le concept même de représentation, à la base du système des élections, qu'il faut questionner. En élisant des représentants, la population ne fait rien d'autre, fondamentalement, qu'abdiquer son pouvoir politique pour le remettre entre les mains d'une élite. Rousseau (XVIIIème siècle), un des philosophes clé de la démocratie à l'époque moderne, ne cessait d'insister sur ce point: le système de la représentation politique est en contradiction complète avec les principes fondateurs d'une véritable démocratie qui donnerait le pouvoir au peuple lui-même, et non à ses représentants:"La démocratie signifiait en effet le gouvernement du peuple par le peuple, et non par ses représentants, pas plus que par une bureaucratie. La représentation tout autant que la bureaucratie étaient considérées comme l'antithèse de la démocratie. Rousseau, père de toute pensée moderne reposant sur l'idée de souveraineté populaire, s'en tenait toujours à ce principe." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 263) Comme on l'avait déjà indiqué en introduction de ce chapitre, les institutions de la République bourgeoise, dont nous avons hérité, ne sont pas celles d'une démocratie mais de ce que les révolutionnaires, à l'origine, appelaient un gouvernement représentatif, qu'ils opposaient très consciemment à la démocratie. Ce n'est que dans le cours du XIXème siècle, que l'on a fini, sous l'influence de penseurs libéraux comme Tocqueville, par appeler "démocratie", par abus de langage, ce qui avait été initialement conçu et institué commune une alternative à la démocratie. Si l'on veut savoir ce qu'a pu être, à l'époque moderne, l'institution d'une véritable démocratie, c'est vers le système des conseils qu'il faut se tourner. Pour s'en faire une idée précise, je renvoie à la partie 2 de l'étude du texte de Hannah Arendt, Réflexions sur la Révolution hongroise, le système des conseils. Là encore, l'histoire a été écrite par les vainqueurs qui, dans leur récit, auront tout intérêt à occulter la version des victimes, celle de l'histoire des conseils révolutionnaires dont on n'entendra à peu près jamais parler dans les cours d'histoire des écoles de la République. Il faut bien voir ici que le mouvement ouvrier du XIXème siècle ne faisait pas du suffrage universel la base de ses revendications politiques. C'est dans le peuple en armes qu'il pensait trouver le fondement d'un pouvoir populaire: à la logique de la représentation à laquelle répondait l'élection au suffrage universel, il opposait une logique de participation garantie par le pouvoir des armes. Dès la Révolution de 1789, cette conception s'est réalisée en pratique; c'est à partir de 1792 que la Garde Nationale, qui était jusque là une milice bourgeoise, comme on a l'a vu plus haut, va passer sous contrôle populaire, ce qui signale le grand tournant démocratique que prend à ce moment là la Révolution avec l'abolition complète de la féodalité; c'est justement le désarmement de ce pouvoir armé populaire, en 1795, qui marque la fin de cette épisode et le triomphe final d'une République de propriétaires, celle de la grande bourgeoisie d'affaire.Tous les autres grands moments révolutionnaires du XIXème siècle, et la Commune de 1871 en dernier, se sont appuyés, de la même façon, sur la figure du citoyen en armes comme base fondamentale d'un pouvoir réellement démocratique:"Comme l'a montré Louis Hincker dans sa thèse, les acteurs de la révolution de 1848 se considéraient comme des "citoyens-combattants". A leurs yeux, ce n'est pas le bulletin de vote qui définissait la citoyenneté, mais le fusil."(G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 321)
Femme armée sur une barricade, Paris, 1871 |
Le deuxième argument donné par Thiers, s'explique très bien si l'on part, ici aussi, d'une référence à Rousseau, lorsque celui-ci notait que "jamais dans une monarchie, l'opulence d'un particulier ne peut le mettre au-dessus du prince. En revanche, dans une République, elle peut aisément le mettre au-dessus des lois."(cité par Guillemin,) Dans la monarchie, quand un riche particulier, comme cela a pu arriver, témoignait de signes trop ostensibles de richesse, par exemple, en se faisant construire un château plus somptueux que celui du roi, il risquait fort de se faire embastiller (emprisonner) en vexant le prince. C'est un fait que l'on retrouve, de façon constante, ailleurs qu'en Europe, comme c'était le cas dans l'Empire de Chine de l'antiquité:"Les marchands islamiques et ottomans sont autorisés à s'enrichir... jusqu'au point exact, mais inconnu à l'avance, où commençant à faire de l'ombre au Sultan, ils se font couper la tête qui, décidément dépasse trop." (Caillé, Notes sur la question de l'origine des marchés et de ses rapports avec la démocratie, La modernité de Karl Polanyi, p. 140) Dans le régime d'une République bourgeoise, il n'y a plus de plafond à l'accumulation de la richesse. La loi républicaine garantit la légalité de l'accumulation sans fin de la richesse. De ce point de vue, il y a là une ressemblance saisissante entre notre époque et les temps tardifs de l'Empire romain de l'antiquité qui annonçait l'ère de sa décadence finale, comme le relevait un penseur socialiste comme Georges Sorel (XIX-XXème siècle). A cette période, "les privilèges que procurait la richesse étaient devenus énormes." (Sorel, Les illusions du progrès, p. 296 ) Là aussi on était passé d'un régime plafonnant l'accumulation de la richesse à une phase de développement illimité. Et c'était la cause principale qui faisait que le respect pour le droit s'émoussait, dans l'ensemble de la population, entraînant la décomposition de la société romaine toute entière:"L'Empire romain, en rabaissant la noblesse et réduisant à presque rien le privilège du sang, augmenta, au contraire, les avantages de la fortune. Loin d'établir l'égalité effective des citoyens, ouvrant à deux battants les portes de la cité romaine, il créa une différence profonde, celle des honestiores (les notables, les riches) et des humiliores (les pauvres) [...] Cette transformation est surtout instructive quand on la rapproche des transformations produites par le capitalisme moderne. L'expérience paraît montrer que les abus de pouvoir commis au profit d'une aristocratie héréditaire sont, en général moins dangereux pour le sentiment juridique d'un peuple que ne sont les abus provoqués par un régime ploutocratique (2). Il est absolument certain que rien n'est aussi propre à ruiner le respect du droit que le spectacle de méfaits commis, avec la complicité des tribunaux, par des aventuriers devenus assez riches pour pouvoir acheter les hommes d'Etat."( ibid., p. 297) Effectivement, il y a là un drôle de parallèle à faire avec l'époque que nous vivons aujourd'hui. D'une façon similaire au temps de la décadence de l'Empire romain, à notre époque, les révolutions bourgeoises ont fait sauter tous les verrous qui entravaient, dans l'ordre d'Ancien Régime, l'accumulation illimitée du capital...
(1) Précisons bien qu'au point de départ, la bourgeoisie de gauche ne pensait pas devoir aller jusqu'à envisager l'institution d'une république, mais avait plutôt en tête le modèle anglais d'une monarchie constitutionnelle qui limiterait simplement le pouvoir du roi. Le cours qu'ont ensuite suivi les choses, à partir de 1792, l'a conduit à radicaliser ses positions.
(2) "Ploutocratique", du grec ploutos = la richesse. Un régime ploutocratique est donc un ordre politique fondé sur le pouvoir que confère la richesse. On voit bien que notre système politique actuel est bien plus proche d'une ploutocratie que de celui d'une "démocratie", ce "mot caoutchouc", comme l'appelait un révolutionnaire comme Auguste Blanqui, que l'on peut tendre dans tous les sens pour lui faire dire les choses les plus contradictoires entre elles. Dans son origine grecque, la "démocratie" signifiait l'exact contraire de ce que l'on veut bien lui faire dire aujourd'hui, à savoir un régime où ce sont les pauvres qui gouvernent. C'est ce sens premier que l'on retrouve dans La Politique d'Aristote mais aussi bien chez Platon: "mais ce par quoi diffèrent l'une de l'autre la démocratie et l'oligarchie, c'est la pauvreté et la richesse, et nécessairement, là où ceux qui gouvernent le font par la richesse, qu'ils soient minoritaires ou majoritaires, on aura une oligarchie et là où ce sont les gens modestes, une démocratie."(Aristote, Politique, III, 8, 1280 a 1- 5) La ploutocratie n'est qu'une forme exacerbée de l'oligarchie.
Bonjour,
RépondreSupprimerCe blog est un puits de savoir, et d'autant plus instructif en étant subversif. Que vous n'ayez plus la force de vous lancer dans de nouveaux chantiers est une chose, que les choses écrites ici nous restent, en est une autre. Merci à vous, je ne vous cache pas que revoir votre activité recommencer serait une chose assez positive personnellement, pour ne parler qu'en mon nom.
Concernant ce développement j'aurai une question. Vous mentionnez à un moment que les luttes ethniques et pour l'acceptation sociale de diverses cultures subordonnent la critique envers l'appareil socio-productif, lui prennent le pas. Ce que je comprend de votre idée, c'est que les luttes ethniques ne sont pas aussi urgentes et prioritaires que celles qui visent à contrer l'injustice de situation engendrée par le système socio-productif et son historique, qu'elles n'en sont, pour être plus clair, que l'écume, ou plus vulgairement : moins importantes. Mais n'est-ce pas trop s'inscruster dans une vision marxiste, et dans la dualité, qui en découle, de l'infrastructure(déterminant quasi-absoluement le reste)/superstructure ? Ou n'ai-je rien compris de votre propos?
Ce qui me semblait peu pertinent ou trop arbitraire ici, c'est justement cette vision de priorité trop poussée qui vise à hièrarchiser les luttes. Même si je reconnais qu'il y a un certain ordre de priorité, que certaines engendrent plus d'éléments que d'autres, sont plus terribles, plus directes, visibles, plus déterminantes en ampleur. Une focalisation trop brutale et directe serait contre-productive n'est-ce pas ?
Même si votre propos s'incrustait, à ce qui me revient, dans la critique de la montée en puissance d'un voile( à travers l'exemple de sos racisme ou d'autre) qui rend flou l'épicentre du malaise ( vu par certains yeux ), de multiples dérivations finalement indirectives, isolatrices, n'y a-t-il pas besoin de relativiser ? ou une importante verticalité dans l'échelle de priorité des luttes est-elle souhaitable ? Et même, pensez-vous en l'existence d'un tel épicentre ?
Benjamin Larvol
Tu es le frère de Loïck que j'ai eu comme élève en terminale?
RépondreSupprimerSinon, je ne suis pas sûr d'avoir très bien saisi la question.
Bonjour !
RépondreSupprimerOui, je le suis effectivement, et par son intermédiaire, j'ai vos travaux sous les yeux.
Ma question, pour être posée plus simplement, est plus claire en la prenant comme remarque.
Simplement, en lisant la première partie, j'ai eu comme l'impression que vous preniez l'origine du problème central de nos sociétés, et par là même le plus déterminant sur la sphère sociale, comme le voyait Marx, c'est à dire, pour utiliser sa terminologie de base, qui est la seule que je possède, l'infrastructure. Et l'origine de mon interrogation est une minime remarque de M.Foucault, qui tend à dire que l'on ne peut pas hiérarchiser les luttes (excusez, je n'ai pas la source bibliographique directe).
Même si cette idée de hiérarchie vient de moi ici, il ne me semble pas que vous l'utilisez dans cette partie; cependant il est clair que ce que vous faites apparaître comme la subordination de la critique de l'appareil socio-productif à d'autres, qui peuvent être illustrée comme la partie émergée de l'iceberg, fussent-elles artificielles et avisées, est remarquable. Et c'est en cela que j'ai décelé une identité d'avec la conception qu'en avait Marx. Et pour essayer de synthétiser, peut être en me cassant la figure : ma question vise à comprendre si une focalisation sur un problème, compris comme en étant l'épicentre, n'est pas contre-productive, c'est à dire si elle n'en délaisse pas d'autres. Ainsi, pensez-vous en l'existence d'une multiplicité de causes venimeuses ( je ne sais quels autres termes employer), ou en un centre qui déterminerait la quasi-entièreté des malaises contemporains ?
Puissiez, si cette question vous parait quelque peu aporétique, ou absurde, m'indiquer quelques ouvrages correspondant ?
Peut être pourrais tu aller voir chez Renaud Garcia suite à son livre Le désert de la critique qui me semble aborder la problématique qui te préoccupe; voir par exemple, Du délire en milieu « déconstructionniste » :entretien avec Renaud Garcia et post-scriptum sur le site acontretemps.org
RépondreSupprimerThèses intérressentes, merci !
RépondreSupprimer