mardi 8 mai 2018

1) Les régimes de la mobilisation dans le salariat. Résistances: l'anti marchandise de la perruque ouvrière

Si la science a construit le concept d'antimatière dans le domaine de l'astrophysique, on peut dire que nous tenons, avec la perruque ouvrière, son équivalent dans le domaine social humain: elle a toutes les propriétés d'une antimarchandise.

Commençons par une définition de base. La perruque ouvrière est une métaphore empruntée au domaine de la coiffure pour signifier un détournement de la production réglementaire en entreprise qui la subvertit. Si ma perruque est bien faite, tu n'y verras que du feu. C'est  bien ce sens du trompe l'oeil qui a été récupéré par les traditions de luttes ouvrières au sein de l'entreprise pour désigner " l'utilisation de matériaux et d'outils par un travailleur sur le lieu de l'entreprise, pendant le temps de travail, dans le but de fabriquer ou transformer un objet en dehors de la production réglementaire de l'entreprise." (Robert Kosmann, Perruque et bricole ouvrier) La perruque est aussi vieille que le salariat lui-même. La résistance qu'elle exprime est consubstantielle avec cette nouvelle forme de l’organisation de la production qui dépossède le producteur de sa propre activité, ce qu'en terme marxien, on appelle l'aliénation du travailleur: ce qui est son oeuvre propre lui apparaît comme étranger. Les deux ordonnances de Colbert, ministre de Louis XIV, édictées entre 1674 et 1689, pour interdire la production en perruque d'embarcations dans les arsenaux de l'Etat l’attestent bien:"Il ne sera entretenu dans le port que le nombre de chaloupes et canots ordonnés par sa majesté."(ibid)
Cette définition de base étant posée pour fixer les idées,  nous allons maintenant pouvoir étayer à, partir de huit lignes de développement qui montrent toutes pourquoi la perruque subvertit les catégories fondamentales de la production dans le régime du capitalisme moderne et renferme de cette façon un riche potentiel de transformation sociale.

1-L'universalité concrète de la perruque vs l'universel abstrait de la marchandise
Le premier trait remarquable du travail ouvrier en perruque que nous relèverons, c'est qu'elle transcende les frontières nationales, témoignant par là de la dimension universelle d'une culture populaire de résistance au salariat, qui avait d'abord été vécu massivement, par ceux qui eurent à le subir, comme une nouvelle forme d'esclavage, que certains tenaient encore, au XIXème siècle, comme pire, par certains côtés, que les anciennes formes de domination qu'il avait remplacé comme l'esclavage et le servage, en particulier. De nos jours, les populations ont fini par intérioriser massivement la contrainte du salariat alors qu'il représente désormais plus de 90 % de la forme que prend le travail. La perruque est là pour nous rappeler qu'il y a de quoi puiser ici dans une longue tradition de résistance populaire pour ne pas sombrer complètement dans la soumission. Comme j'ai eu l'occasion de le dire à certains des élèves que j'ai pu avoir dans mes classes, s'il y a au moins une chose qu'ils doivent apprendre à bien faire à l'école, c'est l'art de perruquer. Cela leur donnerait une solide base de résistance pour leur très probable et future vie de travailleurs soumise au régime du salariat.
La perruque prendra donc des formes variées suivant les lieux, les époques et les corps de métier. A chaque fois, le terme inventé met l'accent sur l'un ou l'autre des multiples aspects de cette pratique. Aux Etats Unis, elle prend la forme du "homer" ,signalant par là que la production est détournée de son objectif officiel, la vente sur le marché, vers des finalités qui ont à voir avec la vie familiale. En Grande Bretagne, elle répond à l'appellation de "pilfering" qui rassemble les notions de pillage et de fiddling, littéralement, jouer du violon: elle renvoie ainsi à deux dimensions de la production en perruque, l'une que nous verrons en ouvrant la troisième ligne de développement que nous suivrons, et l'autre, le fiddling, qui a le sens de tromper la hiérarchie chargée de contrôler le travail. A Belfort, en France, on lui donnait le nom de "pinaille"; de "bricole" au Creusot et en Bretagne, témoignant par là, du fait que la production en perruque ressort du bricolage fait avec les moyens du bord, souvent avec une économie maximale de moyens. On ne peut s'empêcher de faire ici, comme le remarque Robert Kosmann, un triple parallèle, en s'inspirant des travaux de l'anthropologue français Claude Lévi-Strauss, entre le bricolage, le travail en perruque et la pensée sauvage héritée des 
organisations sociales primitives, conformément à la définition de ce ce type de pensée que donnait le CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique):"Qui échappe aux règles établies, qui se fait en dehors de toute organisation officielle, qui a un caractère spontané et incontrôlable." (Cité par Kosmann, ibid.) On voit par là, qu'en réalité, le travail en perruque, bien au-delà de la forme qu'il va prendre avec le salariat moderne, a des racines primitives qui remontent à la nuit des temps. La perruque a aussi porté des noms différents suivant les corps de métier: chez les verriers, on l'appelait la "bousille", qui évoque la notion de sabotage de la production que nous verrons dans la ligne de développement qui va suivre.
 La perruque fournit ainsi l'illustration parfaite de l'universalité concrète dont a été porteur le mouvement ouvrier moderne, à travers la façon dont une tradition populaire, qui se spécifie à chaque fois localement, possède, en même temps, une portée universelle. Elle illustre ainsi un processus d'unification du genre humain dont a été porteur le mouvement socialiste ouvrier, qui n'implique pas de détruire les cultures locales, bien au contraire. A cela s'oppose de la façon la plus nette qui soit  l'universalité abstraite de l'univers de la marchandise qui tend à uniformiser partout les modes de vie, en vertu de ce que le philosophe Jean Baudrillard appelait très justement "la loi féroce de l'équivalence".  Si nous vivons, sur le plan écologique, la sixième extinction des espèces, celle-ci tenant son originalité au fait qu'elle est directement liée à l'activité humaine  ( "les espèces végétales et animales disparaissent à la vitesse de cinquante à deux cents par jour, soit à un rythme de 1 000 à 30 000 fois supérieur à celui des hécatombes des temps géologiques passés" (S. Latouche, L'âge des limites, p. 83), et qu'elle menace cette fois-ci, pour de bon, l'espèce humaine elle-même, sur le plan culturel, "on assiste à une extraordinaire uniformisation planétaire. Il resterait environ 6 000 langues sur les 20 000 parlées par l'humanité à l'époque néolithique; on estime que la moitié aura disparu d'ici un siècle. Rien qu'en Amérique, une langue meurt chaque année." (Serge Latouche, L'occidentalisation du monde, p. 54)

2- La perruque et les modalités de l'action directe
 Il faut donc ici repartir de la notion de sabotage à laquelle renvoyait l'appellation de "bousille". Dans cette mesure, la perruque est une modalité importante de ce que le syndicalisme révolutionnaire a appelé, à la fin du XIXème siècle, l'action directe. Celle-ci se comprend par distinction avec la représentation parlementaire. Pour combattre le capitalisme, les révolutionnaires syndicalistes de cette époque, comme Emile Pouget, en France, distinguaient entre une voie politique qui passe par le jeu des élections, des partis politiques et des parlements de représentants, pour viser la prise de pouvoir de l'appareil d'Etat, et une révolution sociale qui devait passer par les multiples modalités de l'action directe, dont la perruque est un cas important. Ils étaient convaincus, à tort ou à raison, que c'était de cette dernière façon qu'il fallait mener, en priorité, le combat contre le capitalisme: "C'est une révolution sociale et non une révolution politique que nous devons faire. Ce sont là deux phénomènes distincts et les tactiques qui conduisent à l'une détournent de l'autre. Pour le but que nous poursuivons, toute dispersion sur le terrain politique est un élément de propagande détourné de son but utile."(Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 109) J'ai bien dit "à tort ou à raison", car ce recours quasi exclusif à l'action directe a été fortement débattu dans le mouvement socialiste, à cette époque. Jean Jaurès, par exemple, trouvait cette posture beaucoup trop exclusive. Pour lui, le combat contre le capitalisme devait se mener sur tous les fronts pour avoir une chance de vaincre. C'est pourquoi, il estimait parfaitement complémentaire la révolution sociale et politique. C'est une position qui se défend aussi. Cela pose évidemment la question de la posture à adopter relativement à l'engagement dans le militantisme politique et l'abstention. Il est vrai que dans les conditions actuelles, à la différence de ce qui valait encore pour l'époque de Jaurès, à la charnière des XIX et XXème siècles, il est devenu beaucoup plus difficile, pour des raisons qu'il serait trop de développer ici, de trouver sur le plan de la représentation politique et des partis ce qui pourrait être son équivalent sur le plan des pratiques sociales de subversion du capitalisme, ce qui problématise encore bien d'avantage la question de l'abstention ou non.
 Parmi les autres modalités de l'action directe que l'on ne fera qu'évoquer brièvement ici, et qui visent à s'attaquer, d'un côté à la sphère de la production, et de l'autre, à celle de la consommation, dans le régime du capitalisme, on citera la grève, le sabotage dont la perruque est une forme parmi d'autres, le boycott, le label etc.:"selon les cas [on use] de la grève, du sabotage, du boycottage, du label."  ( ibid., p. 107)

3- La perruque et la réappropriation du temps de sur-travail
Ici, nous repartons donc de la notion britannique de "pilfering" qui évoque le pillage. On pourrait croire, trop vite, que la perruque serait, en ce sens, une activité illégitime qui relève du vol. C'est ainsi qu'elle a pu être définie par le Larousse universel de 1966 comme de la "fraude". Il n'en est rien, tout au contraire. En réalité, la perruque est une façon, pour l'ouvrier, de récupérer le temps de surtravail que l'exploitation capitaliste lui a extorqué pour réaliser son profit. Il faut bien comprendre comme l'avait analysé Marx, au XIXème siècle, que la journée de travail du salarié se décompose, en réalité, en deux parties: le temps de travail nécessaire, qui lui est payé sous la forme du salaire, et le temps de surtravail qui ne lui est plus payé et qui va au service de la valorisation du capital. En détournant le temps de surtravail de la production réglementaire, l'ouvrier reprend ainsi légitimement ce qui lui a été volé. C'est pourquoi la perruque a pu être perçue par les ouvriers qui la pratiquaient comme un complément de salaire en nature qui leur permettaient, par exemple, de détourner les matériaux de l'entreprise pour l'aménagement et la construction de leur maison. C'est aussi dans ce sens de récupérer ce que le capital lui a extorqué en tant de surtravail que va ce témoignage d'un ouvrier métallurgiste du XIXème siècle:"Le patron croit qu'il ne paie pas pour les outils que nous avons, mais les trois quarts sont faits en perruque dans la boîte; ils lui reviennent plus chers que s'il les fournissait." (cité par Robert Kosmann, ibid.) C'était encore plus le cas sous l'occupation de la France par l'Allemagne nazie. Là, le vol était assumée pleinement:"là, c'était normal car on volait les allemands." (Cité par Kosmann, ibid.)
Il faut bien voir ici que la perruque est par définition un détournement de la production réglementaire accompli sur le temps de travail, raison pour laquelle on ne peut pas, à proprement parler, qualifier de perruquage, le fait pour cet ouvrier d'une usine General Motors, aux Etats Unis, de sortir tous les jours une pièce de l'usine pour, au bout du compte, fabriquer lui-même sa bagnole sur son temps de loisir.

4-La perruque, au coeur d'une contradiction fondamentale du capitalisme
 La perruque est une activité informelle, qui pour cette raison ne peut être encadrée et contrôlée dans un cadre institutionnel réglementé par le droit, comme la grève ou la manifestation de rue, qui se déroulent au grand jour. Elle relève donc bien essentiellement, ici encore, d'une pratique sauvage. C'est ce qui la rend si difficilement repérable pour la hiérarchie des chefs chargés de contrôler le travailleur. Mais, si la perruque a pu être tolérée par la direction, ce n'est pas seulement parce qu’il est impossible de l’empêcher en raison de son caractère informel et secret. Le rapport équivoque (à double sens) de la hiérarchie à la perruque, tour à tour tolérée et réprimée, s'enracine dans ce qui était pour le philosophe français d'origine grecque, Cornelius Castoriadis, la contradiction fondamentale et insurmontable, pour lui, du mode de production capitaliste, contradiction se reproduisant à tous les niveaux de la société, et pas seulement dans la sphère de la production:"La contradiction fondamentale du capitalisme se trouve dans la production et le travail. C'est la contradiction contenue dans l'aliénation de l'ouvrier: la nécessité pour le capitalisme de réduire les travailleurs en simples exécutants, et son impossibilité de fonctionner s'il y réussit;  son besoin de réaliser simultanément la participation et l'exclusion des travailleurs relativement à la production (comme des citoyens relativement à la politique, etc.) Seule contradiction véritable de la société contemporaine, et source ultime de sa crise, elle ne peut pas être atténuée par des réformes, par l'élévation du niveau de vie ou par l'élimination de la propriété privée et du "marché". Elle ne sera supprimée que par l'instauration de la gestion collective des travailleurs sur la production et la société. (Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne)  Cette contradiction se reproduit donc dans les multiples dimensions de la société. Sur le plan politique, on attend, en même temps, du citoyen qu'il participe à la vie politique, ne serait-ce que pour aller voter, et, conjointement, on doit l'en exclure pour laisser l'aristocratie élective des représentants gouverner et légiférer à sa place. Sur le plan éducatif, on attend de l'élève qu'il se contente de reproduire ce que dit le maître, et, simultanément, on l'encourage, spécialement pour bien passer ses examens, à faire plus que ce qu'il a appris dans ses cours. Mais, c'est donc du côté de la sphère de la production que nous allons insister ici. D'un côté, la hiérarchie a besoin de réduire le travailleur à n'être qu'un exécutant aux services de ses ordres: de ce point de vue, il lui faut réprimer la perruque qui subvertit l'organisation hiérarchisée et réglementaire de la production. Mais, en même temps, cette hiérarchie aura besoin de travailleurs qui soient d'avantage que de simples exécutants, sans quoi l'entreprise serait vouée à la ruine dans un environnement concurrentiel en constante évolution, qui nécessite des travailleurs des capacités d'adaptation et d'investissement dans ce qu'ils font. A l'immense différence des anciens modes de production qui reposaient entièrement sur la répétition du même, le capitalisme, quant à lui, ne peut se reproduire que dans le mouvement perpétuel comme je l'ai souvent expliqué sur ce blog. C'est pourquoi Castoriadis pouvait soutenir la thèse voulant que les sociétés modernes soumises au régime du capitalisme sont les seules dans l'histoire à renfermer cette contradiction fondamentale. Par exemple, le maître de l'esclave antique pouvait parfaitement se contenter de réduire son travailleur  à n'être qu'un pur et simple exécutant aux ordres sans qu'il en découle aucune contradiction fondamentale qui placerait la société dans un état de crise systémique: dans ce genre de cas nous avons affaire à des sociétés stables qui se reproduisent dans la répétition du même; l'innovation elle-même est considérée comme tabou: par exemple, comme le faisait remarquer l'historien  J. Le Goff, dans la pensée religieuse du Moyen Age, elle était considérée comme purement et simplement diabolique, car on estimait qu'elle menaçait l'équilibre de la société. Tout au contraire, pour que la production en régime capitaliste puisse tout simplement fonctionner, la hiérarchie aura besoin de travailleurs qui sachent déployer leur créativité, leur ingéniosité, la coopération avec leurs collègues de travail, etc. De ce point de vue, elle aura tendance à tolérer la perruque, dans la mesure où il s'agit d'une activité qui témoigne de l'initiative du travailleur. Elle pourra alors l'envisager comme une forme de régulation profitable à l'organisation de la production réglementaire qui lui permet de mieux fonctionner, et donc, d'extorquer encore plus de temps de surtravail. C'est à ce point que peut se situer cette inversion étrange qui fait que c'est le travailleur qui finit par se faire perruquer lui-même par sa hiérarchie! C'est typiquement le cas de ces formes de perruquage qui consistent pour les ouvriers à se fabriquer des outils mieux adaptés à leur travail que ceux que leur procure la hiérarchie.
La contradiction peut être tout aussi bien reformulée dans les termes hérités de l'oeuvre de Marx, entre le travail mort qui signifie ici la réduction du salarié au rang de simple exécutant, et le travail vivant, qui renvoie à la nécessité, pour la hiérarchie, de faire du salarié bien plus qu'un simple exécutant. Cette contradiction fondamentale se cristallise donc au coeur de la question de la pratique de la perruque. Une activité aussi innocente qu'elle pourrait sembler être nous renvoie en fait au fond d'un problème que le capitalisme serait structurellement incapable de résoudre. C'est pourquoi aussi on peut comprendre ce qui autrement aurait de quoi surprendre, le fait que récemment, une partie de l'élite intellectuelle de notre société ait changé positivement son regard sur le travail en perruque:"Une partie de l'intelligensia inquiète de la disparition d'une part de savoir faire ouvrier en France, fait accéder la perruque à un 
 
statut que les bricoleurs de l'usine n'avaient jamais envisagé..." (Robert Kosmann, Perruque et bricole ouvrier) Cette disparition, ayant fini par inquiéter les couches supérieures de la société elle-même, a une grande portée qui nous renverra à la ligne suivante de développement du sens de la production en perruque. Ce qu'il faut déjà noter ici, c'est la difficulté qu'a eu la classe patronale d'admettre, dès le XIXème siècle, que les meilleurs ouvriers, ceux disposant des qualités requises pour faire tourner au mieux l'appareil productif, étaient en même temps les plus dangereux pour elle, car les moins dociles et les plus militants au sein des associations de travailleurs. Elle ne voulait y voir que des agités bons à rien:"Bien que les membres des syndicats fussent souvent les ouvriers les meilleurs, les plus intelligents et les plus qualifiés -et rien n'était plus évident- le mythe selon lequel les travailleurs se laissaient manoeuvrer par des éléments extérieurs, dont la fainéantise seule motivait l'action était indestructible." (E. Hobsbawn, L'ère du capital, 1848-1875, p. 335) On peut donc raisonnablement supposer que c'étaient aussi eux qui étaient les plus enclins à verser dans le perruquage. C'est une manifestation typique de la contradiction sur laquelle avait tant insister Castoriadis et qui rend tellement instable les sociétés travaillées par elle: il faut obtenir l'obéissance des travailleurs, mais si on y parvenait, on ne disposerait plus du type nécessaire pour bien tourner l'appareil productif. 
La contradiction fondamentale en jeu ici est génère inévitablement et structurellement des situations de double bind (injonction paradoxale), qui demandent de faire, en même temps, une chose et son contraire. Dans le cas du travail en perruque, il faut partir du concept élaboré par la sociologue Danielle Linhart de "consentement paradoxal" qu'elle appliquait à cette drôle de situation qui fait que, dans le jargon du management d'entreprise, qui inaugure ce nouvel esprit du capitalisme voyant le jour à partir des années 1970, qu'ont très bien décrit deux sociologues Boltanski et Chiapello, des "cercles de qualité", "groupes d'innovation" et autres "groupes de progrès", les ouvriers en viennent à réaliser leur collaboration avec la hiérarchie tout en lui restant soumis. Il faut resituer cette nouvelle forme de management, qui se présente, en apparence, anti-autoritaire, en rupture avec le modèle fordiste, dans le contexte d'une crise de gouvernabilité terrible dans les entreprises au lendemain des événements de mai 1968 (qui, on l'oublie trop souvent, a aussi été la plus grande grève générale qu'ait connu le pays en France). Ce néomanagement, qu'il faudra bien remettre sur le tapis pour conclure le sujet, tant il pose problème pour la pratique actuelle du perruquage, a été conçu et mise en oeuvre pour en sortir. Il suffit de renverser ce concept de consentement paradoxal pour voir qu'il fonctionne aussi parfaitement, de façon symétrique, pour la hiérarchie à l'égard de son attitude envers le travail en perruque, qui relève donc tout autant du consentement paradoxal.
On laissera cependant à Castoriadis la responsabilité de l'affirmation qu'il aurait formulé là la seule contradiction fondamentale de nos sociétés. Mais, quoiqu'il en soit de cette question épineuse débattue avec acharnement depuis des lustres, les dispositifs de double bind, manifestant de telles contradictions, produisent, immanquablement, sur le plan psychologique, chez ceux qui y sont soumis, comme l'avait aussi parfaitement relevé Castoriadis, qui présentait également l'avantage d'avoir une formation de psychanalyste, un état de trouble névrotique: voir ses intentions (réduire à l'obéissance) constamment contrariées par ce qu'on est amené à faire (éviter de réduire à l'obéissance). On aura compris que ces troubles mentaux généralisés dans la société se retrouveront aussi bien du côté de la hiérarchie que des employés et ouvriers.


5-  La perruque contre la prolétarisation du travailleur
La perruque est une forme de lutte contre la domination réelle du capital sur le travail et de l’aliénation radicale qu’elle implique. Il faut comprendre cette forme de domination par distinction avec la domination seulement formelle du capital sur le travail. Là encore, ce sont des concepts que Marx avait élaboré, au XIXème siècle, dans le cadre de sa critique du capitalisme moderne, et qui sont tout à fait essentiels pour comprendre à quoi nous avons affaire avec lui. La domination formelle se situe dans une première phase de développement du capitalisme moderne. Elle est seulement formelle car elle n'implique pas encore de transformer la nature même du travail. Elle se contente d'intégrer les formes artisanales de production qu'elle a hérité du passé dans le cadre de son exploitation qui vise à dégager le maximum de temps de surtravail. La domination réelle, qui commence avec la Révolution industrielle du XIXème siècle, va infiniment plus loin et transforme, de fond en comble, la nature même du travail, par deux biais. D'abord, en pulvérisant le métier traditionnel artisanal en une multitude de tâches parcellaires et séparées qui déqualifient complètement l'ouvrier: c'est le type qui passe sa journée à serrer des boulons ou encapsuler des bouteilles de façon abrutissante et répétitive: c'est la division industrielle du travail. Par un autre biais, cela s'est fait, de façon complémentaire, avec l'introduction du machinisme dans la production, qui a réduit l'ouvrier, dira Marx, à n'être plus qu'un "appendice de la machine". Le rapport qu'il entretient avec ses instruments de production s'inverse complètement. Tandis que dans le cadre du métier artisanal traditionnel, il était le maître des ses instruments, par le fait que c'est bien sa propre force physique et humaine de travail qui les mettait en mouvement et les dirigeait, avec l'ère inaugurée par les machines, ce sont celles-ci qui lui dictent son travail et le rythme qu'il doit suivre. Le film, Les temps modernes, de Charlie Chaplin, est une parfaite illustration de ce double aspect que prend désormais le travail sous le régime de sa domination réelle par le capital. Si les artisans Luddites, en Angleterre, dans les années 1811-1812, ont pu être qualifiés de "briseurs de machines", en détruisant celles-ci, ce n'est pas tant, comme l'a bien fait remarquer l'historien socialiste anglais E. P. Thomson, parce qu'elles leur faisaient une concurrence déloyale, en abaissant le coût de la production, que parce qu'ils voyaient très bien que ces innovations allaient totalement désintégrer leur métier, leur savoir faire pluriséculaire (plusieurs siècles) et l'ensemble de leur culture et de leur way of life (mode de vie) qui allait nécessairement avec. Ils ont, bien entendu, été très vite et férocement massacrés par l'appareil répressif d'Etat, pour faire place nette à la marche en avant du progrès.
 L'ensemble de ce processus est ce que l'on a appelé la prolétarisation de l'ouvrier, qui désigne donc, fondamentalement, une perte radicale des savoirs faire hérités de millénaires d'évolution de pratiques humaines. Dans ce cadre, la perruque pourra être comprise comme une façon pour l'ouvrier de lutter contre cette prolétarisation de son existence. C’est ici que se situe sa dimension proprement ludique, c'est-à-dire, une activité qui relève de l'ordre du jeu, et qui vise l'une des trois dimensions fondamentales du travail, au sens émancipateur (qui libère) du terme, renvoyant à une forme d'accomplissement de soi. En témoigne cet éléphant produit en perruque dont le caractère essentiellement anti utilitaire (qui ne sert à rien)  montre bien qu'il relève de l'ordre de l'activité de jouer:

 
On retrouve ici le sens premier, hérité de l'antiquité grecque, de ce qu’est une activité poïetique (du grec ancien "poïésis"), suivant la définition qu’en donnait Aristarque (IIIème siècle avant J.-C.):"est poïétique l'activité qui est en même temps production de l'objet et accomplissement de soi." C’est en ce sens que l’anthropologie allemande utilisait le terme de "Eigen-sinn" (littéralement, le sens de soi), à propos d’ouvriers forgerons et tourneurs qui s’adonnaient à la perruque dans une usine de machines-outils à la fin du XIXème siècle. C'est ce qui fait en même temps la dimension artistique de la production en perruque conformément à ce qu'avait été le travail artisanal au Moyen Age qui ne séparait jamais la visée de l'utile et du beau, comme l'avait bien souligné l'un des grands penseurs du socialisme à la fin du XIXème siècle, William Morris:"Durant cette période [tout le temps du Moyen-Age], au moins, tout objet manufacturé, tout ce qui est susceptible d'ornement, était fait plus ou moins beau ; et la beauté n'y était pas ajoutée comme un article séparé; tous les artisans, en effet, étaient plus ou moins artistes, et ne pouvaient s'empêcher de mettre de la beauté aux choses qu'ils faisaient. Il est facile de voir que cela n'aurait pu se produire s'ils avaient travaillé pour le bénéfice d'un maître. Ils travaillaient, au contraire, dans de telles conditions qu'ils étaient eux-mêmes les maîtres de leur temps, de leurs outils et de leurs matériaux, et, pour la plus grande partie, leurs produits étaient échangés par le simple procédé du client achetant au producteur." (W. Morris, La vie ou la mort de l'art)  Il n'en reste pas moins que le travail en perruque est devenue toujours plus difficile, voir impossible à pratiquer à mesure que la prolétarisation des ouvriers s'est radicalisée. Comme le fait remarquer Robert Kosmann, "[les] opérateurs sur machine, sur chaîne, sur ligne ont rarement l'occasion et les moyens de pratiquer la perruque." C'est pourquoi, c'est surtout au stade seulement formel de la domination du capital sur le travail que la perruque peut ou a pu connaître ses plus beaux jours.
Et pourtant cette prolétarisation de l'ouvrier est tout ce qu'il y a de plus problématique pour le capitalisme lui-même, et conduit, à la suite de Castoriadis, a envisagé encore sous un autre aspect cette même contradiction fondamentale: il faut et en même temps il ne faut pas que l'ouvrier se prolétarise. Par un côté, le capitalisme n'a pu se développer que dans la mesure où il a abondamment puisé dans un certain type anthropologique hérité d'un passé pré-capitaliste, celui qu'il a trouvé dans l'artisan-ouvrier dont les motivations pour travailler étaient foncièrement non-économiques, l'amour du travail bien fait, le soin pris pour entretenir l'outil de production. Mais, c'était aussi celui-là même qui était le moins docile:"les ouvriers qualifiés étaient mus par la fierté peu capitaliste du travail bien fait, preuve de leurs capacités, les machines mêmes sur lesquelles ils travaillèrent, entretenues avec amour et en parfait état de fonctionnement après un siècle, en sont le vivant témoignage, tout comme les innombrables objets qui eurent les honneurs des grandes expositions internationales en attestent, tout laids qu'ils soient, le soin jaloux avec lequel ils furent fabriqués. Ces hommes n'acceptaient pas volontiers les ordres ni la surveillance, et ils échappaient souvent à tout contrôle réel en dehors du contrôle collectif de l'atelier." (E. Hobsbawn, L'ère du capital. 1848-1875, p. 303) La prolétarisation signifie alors ceci que le capitalisme tend à épuiser ce type anthropologique dont il a pourtant besoin. En réduisant le travail à la simple motivation économique du gain, il rend caduque les conditions de son renouvellement, de la même façon qu'il épuise les ressources naturelles nécessaires à sa croissance.
Et dans la lutte contre le capitalisme, cette distinction entre deux types d'ouvriers, l'ouvrier- prolétaire dont le travail pourrait tout aussi bien être exécuté par une machine, et l'ouvrier-artisan hérité d'un passé précapitaliste, est d'une importance tout aussi décisive. Elle marque la ligne de partage entre les deux grands courants divergents de cette lutte. C'est dans le premier que le marxisme-léninisme autoritaire a puisé en priorité avec cette idée que c'est son dénuement radical qui fait du prolétariat la classe révolutionnaire que les chefs doivent guider. C'est au contraire l'anarcho-syndicalisme qui a surtout mobilisé le type de l'ouvrier-artisan, dont la production en perruque est la manifestation caractéristique: c'est alors sur leurs propres capacités d'auto-organisation que doivent s'appuyer les travailleurs pour mener à bien toute perspective révolutionnaire.

6- La perruque et l'émancipation des femmes
L'enquête sur l'histoire moderne du travail en perruque remet en question l'institution du patriarcat (domination des hommes sur les femmes) La perruque a été pratiquée aussi bien par les ouvriers que les ouvrières. Je renvoie aux quelques exemples que donne Robert Kosmann dans son texte, Perruque et bricole ouvrier, à la page 8. Dans cette mesure, le travail en perruque est l'emblème d'un combat ouvrier qui n'avait jamais voulu séparer la question de l'abolition du patriarcat de celle du capitalisme, ce qui est un des points tout à fait fondamental qui le sépare radicalement des formes de critique du capitalisme que l'on peut trouver dans l'extrême droite, qui rêverait de faire retourner les femmes aux tâches du travail domestique. 
Cependant, les rapports que le capitalisme moderne a pu entretenir avec l'institution du patriarcat sont complexes, et, pour cette raison, demanderaient des développements trop longs dans le cadre d'une étude de la production en perruque. Disons simplement ceci ici: ces rapports sont fondamentalement équivoques. Par un côté, le capitalisme moderne a bien pu offrir aux femmes des possibilités d'émancipation en les libérant des tâches domestiques, pour les faire accéder au marché du travail et leur procurer ainsi une indépendance économique. Mais, par un autre côté, ces promesses sont restées, pour une très large part, inabouties. Quand, par exemple, une employée peut témoigner, dans l'excellent documentaire de Jean-Robert Viallet, La mise à mort du travail, partie 2) L'aliénation, qui montre, avec toute la clarté possible, à partir du cas de l'entreprise Carglass, le type du néo management capitaliste dont on a parlé plus haut, que pour aller travailler elle a besoin de "mettre son cerveau entre parenthèses", il est bien évident que l'on est encore très loin d'une véritable émancipation. Les femmes n'ont ainsi pu échapper à la servitude des tâches domestiques du foyer familial que pour mieux retomber dans celle du salariat. D'où le fait qu'il ne faudrait jamais séparer, comme l'avait bien intégré le mouvement ouvrier, la question de l' émancipation des femmes de celle du capitalisme. 
Leur place importante dans le travail en perruque nous renvoie à la ligne de développement suivante, car les femmes ont été, depuis la nuit des temps, les vecteurs privilégiés de diffusion de l'esprit du don.

7- La perruque et le don
La perruque s’inscrit dans le circuit du don qui subvertit la logique marchande de la production capitaliste visant le profit et mue par des motivations foncièrement égoïstes. La production en perruque n’est jamais destinée à la vente (1). De ce point de vue, elle est produite pour sa valeur d'usage (les besoins de la vie humaine qu'elle permet de satisfaire) ou sa valeur de lien: le don est fondamentalement ce qui crée et nourrit les liens sociaux entre les individus dans toutes les sociétés. Dans la production capitaliste, la valeur d'échange des biens (autour de laquelle se fixe leur prix) se subordonne la valeur d'usage et réduit à néant la valeur de lien. Le but premier de la production en régime capitaliste, c'est de produire de la valeur d'échange, autrement dit, de transformer de l'argent en plus d'argent.
C'est ici que l'on voit qu'une perruque destinée à la vente a cessé d'en être une et le perruquage s'est alors transformé pour devenir du travail clandestin. C'était typiquement le cas de Steve Jobs, le fondateur d'Apple, qui détournait la production réglementaire de son entreprise pour lancer son propre business. La vraie perruque est, là encore, l'antithèse absolue de la marchandise. C'est pourquoi, une des formes privilégiées qu'elle prend est le cadeau qui est, avec l'hospitalité et les services rendus, une des trois formes fondamentales que prend le don: Ainsi de ces perruques destinées à être offertes aux enfants:



Pour ce qui est des services rendus, eux aussi, pourront être pratiqués en perruque:"Le fraiseur rendra service à l'électricien qui demandera au tourneur de réaliser une pièce sur sa machine." (Robert Kosmann, Perruque et bricole ouvrier) C'est ainsi que peuvent se tisser des réseaux de don-contre don sous la forme de services rendus, conformément à l'héritage du principe de réciprocité des sociétés primitives, qui nourrit la solidarité ouvrière sans laquelle aucune lutte contre le capitalisme ne serait possible.
Dans le registre du bien offert, la perruque de conduite consistera à produire un cadeau pour le départ à la retraite d'un collègue de travail, ce qui est, conformément à l'esprit du don, une autre façon d'entretenir et de nourrir le lien par l'intermédiaire du bien. La perruque de conduite est une façon de dire que même si nous ne te verrons plus quotidiennement au travail, nous ne t'oublions pas et conservons le lien avec toi. Si elle a cette propriété de nourrir et entretenir le lien, c'est parce que, dans le cadeau offert quelque chose de soi-même est donnée. D'une certaine façon, on peut dire que le cadeau transmet l'esprit même du donateur. Avec une concision qui va à l'essentiel, le poète Ramuz, dans son roman,  Farinet ou La fausse monnaie, donne la formule du don:"On ne donne rien tant qu'on ne se donne pas soi-même."(cité par Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 297) Ou encore, ainsi que l'énonçait un autre poète, Emerson: "Le seul présent, le seul don est un fragment de toi-même. C'est un don de ton sang que tu dois m'offrir."(ibid., p. 370) Comme le disait cette dame à propos de l'héritage qu'elle avait reçu: "Le vase c'est ma tante" (cité par Jacques Godbout, ibid., pp. 184-185). Ce que le retraité aura chez lui, avec la perruque offerte par ses camarades de travail, c'est donc bien d'avantage qu'un simple objet matériel; il renfermera quelque chose de l'esprit de ceux qui lui auront fait le don: loin des yeux, proche du coeur, voilà ce qu'affirme la perruque de conduite.  D'où le fait que le terme même de "perruque de conduite" soit issu du vocabulaire du compagnonnage, qui lui aussi, remonte à des temps très anciens. L'apprenti-ouvrier allait voyager et visiter les ateliers dans tout le pays pour faire son apprentissage. Ces compagnons lui faisaient une "conduite", c'est-à-dire l'accompagnaient et venaient le soutenir pour son départ. Déjà là, c'était une façon de signifier au compagnon que même s'il nous quittait pour un temps, on ne l'oubliait pas et conservait le lien avec lui.
 On retrouve, ici encore, dans la perruque, en particulier, et dans les objets de don en général, l'héritage de la pensée sauvage primitive qui était animiste: elle attribuait aussi bien aux choses produites par l'humain qu'aux êtres de la nature une substance spirituelle qui fait qu'elle était profondément connectée au cosmos tout entier. Elle était, de ce fait, à des années-lumières de l'imaginaire des temps modernes qui tend à réduire le rapport au monde à celui d'une manipulation technicienne pour asseoir un appétit démesuré de conquête. La forme-marchandise neutralise totalement cette propriété animiste du don. Elle permet aux choses de s'échanger sans que rien ne circule de la personne des contractants. Elle a ainsi pu être la base de ce que le grand sociologue allemand Max Weber avait appelé le "désenchantement du monde". Avec l'universalisation et la radicalisation de la forme-marchandise, les choses ont perdu leur âme. Elles ont cessé de chanter et le monde est devenu infiniment triste. Comme le disait bien Jacques Godbout, si nous voulons faire revivre le monde, nous sommes condamnés à réinventer des formes ou d'autres d'animisme.

8- Do it yourself
D'où le dernière ligne de développement. Si la perruque peut aussi facilement transmettre quelque chose de soi, c'est parce qu'on l'a soi-même produite à la différence d'un objet que l'on achète! De ce point de vue, la perruque va totalement à l'encontre de la logique du consumérisme (la société de consommation) capitaliste qui veut que ce que l’on achète vaudra toujours mieux que ce que l’on fait soi-même. La perruque affirme exactement l’inverse: ce que l'on fait soi-même vaudra toujours mieux que ce que l’on achète. Elle subvertit, de cette façon, la valorisation capitaliste qui a absolument besoin que les gens achètent le plus possible. De l’aveu même d’un ouvrier d’Air France, "c’était avant tout le plaisir de la faire soi-même, et bien fait, plutôt que de l’acheter."(cité par Pierre Contesenne, De la perruque comme prétexte)
Mais, sûrement encore plus important que cet aspect simplement économique des choses, la perruque est, à ce titre, l'emblème d'un combat ouvrier contre ce que le philosophe situationniste Guy Debord a conceptualisé sous la forme de la "société du spectacle", qui désigne une société qui tend à réduire les individus, aussi bien dans la sphère du travail que de la consommation, à la passivité et la dépendance, précisément un état d'esprit spectateur les condamnant à l'impuissance. Il n'était, et de loin, pas le seul à faire ce diagnostic expliquant le triomphe des classes dominantes du capitalisme, dans la phase actuelle d'évolution des choses. Le philosophe américain Christopher Lasch, fin analyste des dernières évolutions du capitalisme au XXème siècle, l'avait aussi parfaitement mis en évidence:"Les arrangements sociaux qui soutiennent un système de production en série et de consommation de masse ont tendance à décourager  l'initiative et l'autonomie, et à promouvoir la dépendance, la passivité, ainsi qu'un état d'esprit spectateur tant sur le lieu de travail que dans le cadre des loisirs." (Christopher Lasch, The minimal self) 

Le futur de la perruque
Les formes de filiation traditionnelles par lesquelles se transmettait la culture de la perruque à travers les générations sont minées, entre autres, par les nouveaux modes d’organisation de la production du capitalisme que nous connaissons aujourd'hui qui exigent la flexibilité du travailleur. On attend désormais de lui, qu'il soit capable de changer de travail, à tout moment, pour s'adapter aux transformations, de plus en plus rapides, avec le développement exponentiel de l'innovation technologique, de l'organisation capitaliste du travail. Le témoignage de cet arrière petit fils d’ouvrier-verrier est symptomatique, à cet égard: voyez à 2'44.
Cet exemple condense à lui seul toutes les ambiguïtés de la modernité: d'un côté elle a pu libérer les individus de l'horizon étroit dans lequel les tenaient les anciennes formes de filiation qui faisaient qu'on était destiné, étant enfant de verrier, à devenir soi-même verrier. Mais, en même temps, cette libération détruit les conditions de la transmission d'une culture populaire autonome de résistance à l'aliénation et la prolétarisation dans le salariat. L'individu tend à être livré à lui-même sans plus pouvoir bénéficier des gisements anthropologiques (culturels) qu'une longue tradition de luttes populaires a pu accumuler comme un trésor du passé, face à la tentaculaire puissance des organisations qui dominent aujourd'hui le marché du travail.
Le bricolage est devenu lui-même une activité de plus en plus intégrée dans le circuit du marché. Si, auparavant, on bricolait avec ce qu’on avait sous la main, comme en témoignent ces bonhommes en boulons fabriqués en perruque,
désormais on bricole de préférence avec la camelote qu’on achète au supermarché du bricolage du coin.
 Il reste cependant, pour laisser ouverte la perspective d'un avenir pour la perruque, à explorer les nouvelles formes qu'elle pourrait prendre, malgré tout, de nos jours. On aurait tort, de ce point de vue, comme cela peut être largement partagé encore dans les milieux de l'élite intellectuelle, s'imaginant constituer le dernier refuge d'une véritable culture ayant échappé à sa massification dans le cadre de la société du spectacle, de sous estimer les capacités de résistance des travailleurs à ce massif processus d'abrutissement, et à continuer de faire valoir, envers et contre tout, une authentique forme de développement d'une culture populaire autonome.
L'une de ces nouvelles formes de perruquage, particulièrement importante quant aux enjeux qu'elle pose, se situe désormais dans le travail informatique. On peut en donner quelques exemples basiques, qui ne sont pas tous, nécessairement subversifs, comme téléphoner à ses amis aux frais de l'entreprise, photocopier des documents personnels avec l'imprimante de l'entreprise, utiliser la connexion internet de l'entreprise à des fins détournées du cadre officiel, etc. Reste cependant un problème très général, de taille, qui fait que les pratiques du perruquage sont devenus de plus en plus difficiles à mettre en oeuvre pour les salariés: c'est, pour conclure, qu'il faut reposer ici la question de ce qui est en jeu avec l'ère inaugurée par le management post-fordiste: à partir de là, il est devenu de plus en plus compliqué de pouvoir échapper à ce nouveau système de contrôle exerçant une pression diffuse et permanente, qui n'a cessé de se raffiner jusqu'à nos jours, à tel point qu'on peut se demander s'il est encore simplement envisageable de pratiquer la perruque, sous les conditions. qu'il impose désormais..


(1) Il peut y avoir des exceptions importantes à cela qui renvoient à la catégorie de la production d’objets de grève. Ce que nous apprend ici l'histoire du mouvement ouvrier moderne, c'est qu'une grève ne se réduit pas toujours à aller simplement manifester dans la rue. Au-delà de cela, elle a souvent mis en jeu, la question absolument fondamentale, comme nous en avait averti Castoriadis, dans la troisième ligne de développement que nous avons suivi, de la la réorganisation de la production sur une base non capitaliste qui abolit la contradiction dirigeants-exécutants. En produisant des objets de grève, il s’agit pour les ouvriers qui occupent l’usine, de reprendre la maîtrise de la production et de la remettre en marche, mais pour en détourner complètement la forme réglementaire. Précisément, il s’agit d’établir une production sur la base d'un principe d'autogestion. Ce sont les producteurs eux-mêmes qui décident du contenu et des modalités de ce qu’ils doivent produire suivant ce principe autogestionnaire, soit le contenu le plus essentiel du socialisme ouvrier, appliqué au domaine de la production. C'est bien ce qu'avait en vue Castoriadis quand il en parlait comme de la seule façon possible de résoudre la contradiction fondamentale des sociétés actuelles qui les mine de l'intérieur, à tous les étages. Un des exemples les plus connus, ce sont les montres fabriquées, dans les années 1970, par les ouvriers de LIP, qui occupaient l’usine mise en liquidation judiciaire par le conseil d’administration. Ils avaient formulé ainsi le principe d'autogouvernement à la base de leur réappropriation de l'appareil productif:"On produit, on vend, on se paie." Mais, il faut bien voir que la vente en question subvertissait les circuits capitalistes de l'échange marchand. Sur le boitier des montres produites était gravée l’inscription: "Conflit LIP, vente sauvage". On retrouve ici, typiquement, et une fois de plus, l'esprit de la pensée sauvage associée à la perruque et au bricolage, mais cette fois-ci, appliquée à la sphère de la circulation des biens et non plus de leur production. La vente sauvage ne passe pas par l'institution capitaliste du marché et du règne des intermédiaires, qui, comme l'avait très bien vu Marx, au XIXème siècle, est ce qui domine les sociétés modernes. Sur le cas précis des ventes sauvages de montres, le documentaire de Christian Rouaud, LIP, l'imagination au pouvoir, montre bien que les raisons pour lesquelles  la population achetait tant de montres aux ouvriers, sans passer par aucun intermédiaire marchand, débordaient de toute part la simple logique de l'intérêt économique, mais puisaient essentiellement dans une forme de don visant à soutenir les ouvriers dans leur combat; une façon donc de dire: "nous sommes avec vous", grâce à quoi, en partie, ils ont pu résisté assez longtemps aux tentatives de l'appareil répressif d'Etat de mettre fin à leur aventure. Les LIP ont été le dernier grand mouvement autogestionnaire, dans le monde ouvrier, en France, a avoir eu un impact international, la "queue de la comète" du mouvement ouvrier français, comme l'appelait si joliment l'ethnographe Florence Weber: des gens, des quatre coins de l'Europe, venaient soutenir la lutte et se rendre dans l'usine, qui restait ouverte aux visiteurs, violant ainsi le sacro-saint principe capitaliste de la propriété privée des moyens de production, qui fait qu'est toujours inscrit au fronton des usines: propriété privée, interdiction d'entrée.
Jean-Luc Molène a photographié une quarantaine de ces objets de grève qu’on retrouve tout au long de l’histoire des conflits sociaux, à notre époque. Ici la vente de ces cigarettes, à la différence des montres des LIP, restait interdite:
Il s'agit donc de reproduire le contenu de la production officielle mais pour en détourner complètement le sens en le démarchandisant.


Une autre déclinaison importante de ce ce type de perruque de grèves,  qui a derrière elle un héritage très ancien, là aussi, des luttes populaires contre l'oppression, consiste cette fois à détourner la production officielle pour fabriquer des objets de lutte:"Dans les moments de révolte, de tous temps les travailleurs détournaient leurs outils pour en faire des armes." (Robert Kosmann, Perruque et bricole ouvrier) On le retrouvait, par exemple, aux  temps des révoltes paysannes de l'âge féodal, quand il s'agissait de détourner la faux de son usage premier pour en faire une instrument de combat. En voici une version moderne, parmi tant d'autres, de ces chaudronniers du chantier naval de Gijon en Espagne, qui avaient bricolé, à partir des matériaux de leur lieu de travail "des guérites de protection de plusieurs modèles qui leur permettaient d'avancer et d'approcher les policiers à portée de lances pierres." (ibid.): video from Jan Zizka on Vimeo.


Ce "Chomageopoly" , fabriqué par les ouvriers en grève de l'usine LIP, qui a la malice de détourner un jeu phare de l'esprit du capitalisme pour le reconstruire suivant la perspective des "loosers" du marché, est une dernière version que nous donnerons de ces objets de grève où l'on retrouve, de la façon la plus claire qui soit, la dimension ludique de la perruque visant une forme d'accomplissement de soi...




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