dimanche 18 mai 2014

4) Toute morale est-elle contre-nature?

à 5', extinction de l'empathie avec les "progrès" de l'armement militaire dans le documentaire Chomsky et compagnie.

4) Le facteur institutionnel dans le développement des dispositions morales
a)Dispositifs qui affaiblissent l'empathie
Nous avons reconnu que l'être humain à cette faculté supérieure de pouvoir mettre en question ses propres institutions pour les transformer et faire, dans une certaine mesure, sa propre histoire. D'où la question décisive à poser: quel genre d'institutions favorise ou entrave le développement de la pulsion prosociale? Il y a ici encore des enseignements à tirer pour l'être humain de l'éthologie. Certaines expériences menées sur des singes capucins montrent par quels procédés artificiels il est possible d'affaiblir la pulsion prosociale. On peut en décrire trois dont on peut montrer leur pertinence jusque dans les sociétés humaines. Repartons des expériences faites sur les singes capucins pour tester leur niveau d'altruisme, qui consistent à leur faire choisir entre des jetons égoïstes qui leur donnent une récompense à eux seuls et des jetons prosociaux qui récompensent, en outre, leur voisin. Comme nous l'avions vu, "nos singes préféraient à une majorité écrasante l'option prosociale, prouvant ainsi leur souci d'autrui." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 283) Cependant, on peut définir trois variantes au protocole expérimental qui vont affaiblir le comportement altruiste:"Mais l'égoïsme rôde toujours au coin du bois. En testant  les deux options chez les capucins, nous avons découvert trois façons d'annuler leur tendance à être sociables." ( ibid., p. 284) On verra que la  même problématique se repose concernant les sociétés humaines et certains de ses mécanismes institutionnels qui désincitent et découragent les comportements prosociaux.


1- Les limites d'une communauté: la relation à l'étranger
On peut facilement affaiblir le comportement prosocial en associant les singes à des inconnus: "l'égoïsme prévaut face à des partenaires qu'ils n'ont jamais rencontré auparavant, confortant l'idée que le cercle fermé est le berceau de la coopération."(De Waal, L'âge de l'empathie, p. 284). Mais ce problème est aussi celui des sociétés humaines et de l'impossibilité apparente d'une extension universelle de l'empathie qui doit aboutir à sa propre négation. Dans les sociétés humaines, le vice est que souvent cette loi est facilement intégrée dans le cadre de stratégie de domination intracommunautaire. Les multiples variétés de nationalisme et de chauvinisme que nous rencontrons dans l'histoire politique récente sont autant de variations autour de ce thème. Le principe de tout nationalisme est, comme le rappelait H. Arendt, de souder la nation par référence à un ennemi commun: si la patron de Krupp et le prolétaire qui travaille dans son usine peuvent devenir des partenaires, c'est parce qu'ils auront un même ennemi à combattre qui sera, par exemple, le juif étranger à la nation. Ceci explique que très souvent le péril intérieur du conflit social entre riches et pauvres se résout par des guerres ou des politiques impérialistes. Les politiques bellicistes menées hors des frontières sont souvent liées à des difficultés intérieures liées au conflit social. Un pays qui ne colonise pas est mûr pour le socialisme, c'est-à-dire pour la subversion de l'ordre établie, comme le rappelait J. Ferry pour justifier la politique coloniale de la France à son apogée à la fin du XIXème siècle
 Le lecteur de La République de Platon se souviendra ici qu'une des premières définitions de la justice à être discutée est celle qui l'assimile au fait de "rendre service à ses amis et nuire à ses ennemis." Comme le pensait encore Proudhon:"Si tout le monde est mon frère, je n'ai pas de frère."Le problème est donc que l'égoïsme de l'individu  ne semble pouvoir être dépassé que par le renforcement de l'égoïsme de la communauté centrée sur elle-même qui développera des comportements d'hostilité, de xénophobie, de racisme à l'égard de tout ce qui lui est étranger. Il y a probablement un très fort enracinement biologique limitant l'empathie à un communauté  plus ou moins restreinte s'il est vrai que les vertus de sociabilité se sont d'abord développées comme facteurs consolidant la survie du groupe sous la  pression de la sélection naturelle. Risquons même cette loi: plus un groupe se développe dans un milieu qui lui est hostile et qui menace sa survie et plus tendront à se renforcer en son sein les rapports coopératifs. Une fraternité universelle est-elle donc inconcevable? La question est ancienne et n'est pas l'apanage de la philosophie occidentale; c'est celle que se posait au Vème siècle avant J.-C., le philosophe chinois Mo Zi, consterné par les ravages des guerres. Une morale universelle, à l'écouter, supposerait de considérer, "le pays des autres peuples comme le notre." (cité par de Waal dans, Primates et philosophes, p. 186) Cela a été une dimension fondamentale du mouvement socialiste moderne qui se voulait internationaliste. De ce point de vue, on aimerait souscrire à l'optimisme de socialistes des origines comme B. Malon ou E. Fournière qui voyaient se dessiner des rapports coopératifs sur une base toujours plus élargie dans l'histoire humaine, avec, comme horizon ultime, la fraternité universelle. Un  facteur incitatif primordial nous semble jouer en ce sens aujourd'hui, sans avoir à se faire une vision trop idéaliste de l'être humain. Ce qui pourrait inciter les populations du monde à se rassembler dans une même lutte, et, à surmonter leurs différences de classes sociales, de nations, de races, d'ethnies, de religions etc. tient à une menace commune qu'elles ont à affronter qui tient à  la dégradation alarmante de leur condition vitales d'existence sur terre. Leur survie, en fonction du principe de l'association pour la lutte, risque fort de dépendre de leur capacité à affronter ensemble ce défi. Nous approfondirons cette question, étant donné son importance, dans un exposé ultérieur consacré à la crise écologique.
2- L'absence de face-à-face
 En faisant "coulisser un panneau opaque entre les deux singes [...] Il agit comme si son partenaire n'était pas là et fait preuve d'un parfait égoïsme [...] Les capucins semblent avoir besoin de voir leur partenaire pour partager." (ibid., p. 285) Faut-il n'y voir que l'indice de capacités d'empathie imaginative limités? Certes, les capacités imaginatives de l'être humain à se représenter ce qui est très éloigné de lui, comme par exemple, éprouver de la satisfaction à se représenter des écoliers à l'autre bout du monde, dans un pays pauvre, pour lesquels il a fait des dons, sont plus développées que celles de "petits singes [...], qui tirent peut-être une satisfaction similaire de la générosité, mais seulement s'ils en voient le résultat..." (ibid., p. 285) Si les capacités imaginatives de l'être humain  sont plus élevées, elles ne sont pas telles, que son empathie ne puisse être gravement affectée par des systèmes sophistiqués d'organisation sociale comme le notre qui séparent par tout un ensemble de médiations le bourreau de sa victime potentielle. Une variante du dilemme du trolley est très instructive: dans ce cas, il ne  s'agit plus de devoir pousser quelqu'un sur la voie mais d'actionner un levier qui dirigera le trolley sur une voie où il écrasera une personne plutôt que cinq: dans ce cas de figure, l'option rationnelle et utilitariste l'emporte à la majorité.(Autre point remarquable à relever, alors que quand la question du dilemme  est posée dans la langue maternelle, 20% reconnaissent qu’ils pourraient pousser eux-mêmes la personne, la proportion grimpe à… 50% quand le choix est proposé dans une langue étrangère apprise! Par où l'on voit aussi que le langage est bien d'avantage qu'un simple instrument de communication mais ce à l'intérieur de quoi prend  forme notre façon de penser les choses). Il en découle des implications de première importance touchant le développement de la technique moderne et  ses répercussions sur le plan moral. Ce n'est pas du tout la même chose de devoir pousser quelqu'un sur la voie ce qui implique un rapport de corps à corps ou de simplement actionner un levier pour le tuer. Dans le second cas, les inhibitions qui nous retiennent de lui faire du mal disparaissent. En médiatisant toujours d'avantage notre rapport pratique au monde, la technique moderne, mais aussi les organisations bureaucratisées qui cloisonnent les tâches de direction et d'exécution,  sapent dans des proportions toujours plus importantes les bases émotionnelles de notre comportement qui constituent les inhibitions de base nous empêchant de faire du mal à autrui. Songeons, par exemple, que dans les formes les plus sophistiquées des guerres actuelles, le bourreau n'est plus confronté qu'à un univers purement virtuel où sa victime  lui apparaît sous la forme d'une cible virtuelle sur un écran vidéo. Le problème est que ces instruments amenuisent prodigieusement les capacités d'empathie qui retiennent de tuer, en éliminant toute possibilité de corps à corps:"C'est moins visible aujourd'hui, où les guerres peuvent se faire à distance, presque comme dans un jeu vidéo, qui supprime la plus grande partie des inhibitions naturelles." (de Waal, L'âge de l'empathie, p; 318) Voyez, à partir de 5', dans la partie du documentaire Chomsky et compagnie, ci-dessus, pour une illustration grandeur nature. Il y avait toujours eu, quand les combats devaient se faire au corps à corps des mécanismes neuropsychologiques suscitant des réticences à tuer:"Le soldat ordinaire éprouve une résistance intense à passer son semblable à la baïonnette, et elle n'est surpassée que par le refus de recevoir le coup de baïonnette." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 319) C'est ce qui explique ces curieuses statistiques de la Seconde Guerre Mondiale ou de la Guerre du Vietnam qui montraient la très faible proportion des tirs qui visaient à tuer l'ennemi: "Pendant la Seconde Guerre mondiale, seulement 1 soldat américain sur 5 tira réellement sur l'ennemi [...] pendant la guerre du Vietnam, les soldats américains utilisèrent plus de 50 000 cartouches pour chaque soldat ennemi tué." (ibid., pp. 317-318) Dans des tribus de Nouvelle-Guinée, des comportements semblables s'observent, "chez lesquelles les hommes sont d'excellents tireurs à l'arc pendant la chasse, mais, lorsqu'ils partent en guerre, ôtent les plumes de leur flèches, les privant ainsi de toute efficacité. Ils préfèrent se battre avec des armes moins précises, sachant que leurs ennemis en feront autant." (ibid., p. 318) L'extinction de toute empathie émotionnelle et de toute inhibition à tuer  est le fait d'une infime minorité, celle-là même que les Nazis pouvaient charger en bout de chaîne de la liquidation  physique dans les camps de la mort:"La grande majorité des tueries lors d'une guerre sont imputables à seulement un petit pourcentage des combattants - peut-être 1 ou 2%[...] La plupart des soldats font état de leur profonde révulsion. Ils vomissent à la vue d'ennemis morts et rentrent dans leurs foyers avec des souvenirs qui les hanteront à jamais." (ibid., pp. 318-319) Voilà qui étaye la thèse suivant laquelle l'empathie n'est pas un monopole féminin.
Mais on peut donner un autre exemple dans un contexte tout différent qui donne, en passant, un bon aperçu, du degré effarant de bêtise et d'extinction de toute capacité d'empathie, que peuvent atteindre les gens dans le contexte des dispositifs de la société de spectacle, avec cette variante très significative de l'expérience de Milgram à laquelle nous consacrerons plus tard un traitement spécifique (seulement 20% des candidats refusent d'aller jusqu'au bout de la logique criminelle du "jeu"). Ce qui nous intéresse ici c'est le contexte qui fait qu'il n'y plus de face-à-face possible entre les bourreaux et la victime ce qui facilite, comme chez les singes testés, l'affaiblissement des capacités d'empathie; voyez à partir de 16'45, le protocole expérimental mis en place à ce effet:

L’importance de l’expression du visage pour s’identifier à autrui et être perméable aux émotions qu'il exprime. "Les corps parlent aux corps" comme le dit de Waal. C’est parce que le corps n’est pas un objet qu’il peut laisser transparaître les états mentaux du sujet. Le concept de corps subjectif tel qu'on le trouve élaboré dans la phénoménologie matérielle, chez M. Henry, par exemple, permet de penser plus à fond cette subjectivité des corps qui nous affecte. Comme le remarquait Descartes, je ne suis pas dans mon corps comme un pilote dans son navire. Mon corps n'est en aucune façon un objet que je pourrais mettre à distance de moi. En ce sens, il doit être intégré dans la sphère d'évidences absolues du cogito, sum (Je pense, je suis) contrairement à la mise en doute de son existence que lui fait subir Descartes dans une autre partie célèbre de son oeuvre, Les méditations métaphysiques. C'est ce qui explique aussi que les malades atteints de paralysie faciale font l'objet d'un rejet par les autres:"un thérapeute du langage notait que si, dans un groupe de quarante patients, cinq montraient une rigidité faciale, tous les autres les évitaient [...] l'empathie a besoin d'un visage[...] comme M. Merleau-Ponty l'écrivait: "je vis dans l'expression faciale de l'autre, comme je le sens vivre dans la mienne". Lorsque nous essayons de parler à quelqu'un au visage de pierre, nous tombons dans un trou noir émotionnel." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 128) D'où encore, ce fait que notait Godbout à propos de cette particularité du don moderne, étrangère aux sociétés archaïques et primitives, qui s'adresse à des inconnus, comme c'est le cas pour des dons envoyés à des pays lointains de la périphérie, par exemple, pour venir en aide à des enfants dans le besoin:" Pour stimuler l'attitude donatrice, il est souvent nécessaire de pourvoir mettre un visage sur celui auquel on donne:"Dans certains cas, on encourage le public à donner à un enfant en l'identifiant, en l'"adoptant", etc. On rétablit ainsi un lien fort entre  donataire (celui qui reçoit) et donateur ..." (Godbout, L'esprit du don, p.89) Cette stratégie peut obéir évidemment à des objectifs plus ou moins louables. C'est la même mise en oeuvre dans une une opération médiatique comme celle du Téléthon qui est critiquable à bien des égards , où l'on présente sur des plateaux de télévision le visage d'enfants en souffrance pour inciter à donner.
3- Le sentiment d'injustice 
"La troisième façon d'éliminer les actes de bonté, la plus déconcertante aussi, est liée à l'absence d'équité. Si leur partenaire obtient une récompense supérieure, nos singes choisiront moins volontiers l'option prosociale. Ils ne demandent pas mieux que de partager, mais à condition que [leur partenaire] obtienne la même rétribution qu'eux. Dès qu'il reçoit d'avantage, la compétition entre en jeu et perturbe la générosité" (de Waal, L'âge de l'empathie., pp. 285-286) La meilleure façon d'obtenir la docilité et l'obéissance d'un chimpanzé à un exercice qu'on lui ordonne de faire, comme de choisir des images sur un écran tactile, est de donner la récompense à un compagnon qui se trouve à proximité:"Les yeux rivés sur l'écran, il s'applique afin d'empêcher son bonus d'aller à l'autre. c'est ce que nous appelons le paradigme de la "récompense compétitive."" (ibid., p. 286) Mais, là, encore, c'est un problème qui se repose à l'échelon humain, en particulier dans le contexte de la compétition économique de tous contre tous telle qu'elle est institutionnalisée aujourd'hui:"On peut tabler sur cette compétition pour exploiter les primates, de la même façon que notre système économique l'utilise pour pressurer les individus." (ibid., p. 286) C'est à cela que s'ingénie le management actuel, aussi bien dans le secteur privé que public, qui individualise les situations et organise la compétition généralisée. Ce  sentiment d'injustice peut aller encore beaucoup plus loin dans ses effets "désassociatifs". Il peut nous éclairer sur le fond archaïque de cruauté que l'on rencontre dans l'espèce humaine, particulièrement chez les tempéraments masculins. Il y  a incontestablement un  plaisir éprouvé à voir souffrir quelqu'un qui nous a fait du tort, ce que les Allemands appellent  la schadenfreude. Si l'empathie qui nous porte spontanément à éprouver une profonde répugnance à voir souffrir autrui et à chercher à lui porter secours fait appel à des mécanismes inscrits au plus profond de notre biologie, on ne peut non plus occulter qu'il existe son exact contraire, la schadenfreude, le plaisir pris à voir souffrir autrui dont Nietzsche dévirait l'institution judiciaire des sociétés humaines. Pourquoi le tort que nous a fait quelqu'un se répare par la souffrance que nous lui voyons infliger? D'où dérive, demandait Nietzsche, le  fond archaïque de cruauté que nous rencontrons dans toutes les formes d'institution judiciaire, jusqu'aux plus modernes qui implique d'infliger de la souffrance à celui qui nous a fait du tort pour réparation? Ici aussi, comme le soupçonnait Nietzsche le phénomène s'inscrit dans les strates les plus profondes de notre biologie: si les zones du cerveau liées à la douleur s'activent  à la vue de la souffrance d'une personne avec qui nous avons noué des liens amicaux, c'est exactement le contraire  qui se passe dans le cas d'une personne avec la quelle nous avons des relations d'hostilité. Dans une série d'expériences, on avait demandé à des partenaires "de tricher  dans un jeu avec le sujet, avant de soumettre ce dernier à un scanner. Lorsque quelqu'un nous a dupés, nous exprimons le contraire de l'empathie: en voyant ce quelqu'un souffrir, les centres du plaisir du cerveau s'éclairent. Sa détresse nous requinque!" (L'âge de l'empathie, p. 112) D'où l'étrange vision du paradis que donnait un des pères fondateurs de l'Eglise, Tertullien:"Un des textes les plus vivants sur ce sujet est peut-être le célèbre passage dans lequel Tertullien explique qu'un des plus grands bonheurs du paradis consiste à regarder les tortures des damnés." (Orwell, Ecrits politiques, p. 231) Le point intéressant est qu'Orwell fait intervenir cette référence dans le contexte d'un passage où il insiste sur l'impuissance de l'imaginaire chrétien à susciter une vision suffisamment attractive du paradis ("le paradis est un bide" ibid., p. 230) autrement que comme un belvédère qui donne à contempler le spectacle de la souffrance de nos ennemis. Il semble néanmoins, comme le relève de Waal, qu'"une étude du caractère de Tertullien concluait que le père de l'Eglise était à la limite de la psychopathie." (L'âge de l'empathie, p. 365) Nous avions déjà constaté que cette prédisposition perverse semble beaucoup plus marquée dans la psychologie masculine, y compris au niveau pré humain, chez les animaux sociaux:"Peut-être qu'il existe bien un paradis tertullien, au moins pour les hommes, d'où ils regardent leurs ennemis rôtir dans les flammes." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 317)
b) l'égoïsme érigé en en devoir dans les institutions du capitalisme moderne
Une institution est une création des hommes qui incite à se comporter d'une façon et qui encourage ou désincite certains types de comportement. Le trait le plus étrange des institutions centrales du capitalisme moderne que sont les corporations réside dans ce fait qu'elles font de l'égoïsme un devoir moral: nous renvoyons ici à l'analyse que nous avons  fait  du mode fonctionnement des corporations dans L'utopie destructrice de la société de marché. L'égoïsme érigé en système est le trait peut-être le plus singulier du projet de civilisation des temps modernes, qui interdit et punit les pulsions prosociales et altruistes. C'est l'économie politique qui prétend, au nom de sa prétendue science, organiser aujourd'hui le monde; comme le résumait un des pontes de cette morale de l'égoïsme, M. Friedman, prix Nobel d'économie, :"peu de tendances pourraient autant ébranler les fondations de notre société libre que l'acceptation par les dirigeants d'entreprise d'une responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d'argent possible pour leurs actionnaires." (cité De Waal, L'âge de l'empathie, p. 62) Le comportement moral qui demande de ne pas faire à autrui ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fasse tend à devenir contre nature dans un un certain contexte culturel qui est celui d'une société comme la notre dont les institutions, comme le marché de la concurrence et de la compétition de tous contre tous, opère comme un mécanisme de déliaison universelle qui fait de chaque individu ou groupe  une monade isolé qui n'est plus lié par rien aux générations passées, présentes ou futures. L'égoïsme érigé en système n'est pas une donnée initiale de la nature d'où l'humanité devrait s'extirper pour conquérir la civilisation au prix de l'institution de rapports de domination domestiquant la bête en nous (on se demanderait d'ailleurs où trouver des êtres humains, dans le cadre de cette hypothèse, qui mériteraient qu'on leur prête un tel pouvoir; voir l'aporie que soulève le texte de Kant, de l'impossibilité d'instituer une justice publique). Il est, au contraire,  l'horizon d'une civilisation qui veut se constituer sur la base de rapports de concurrence de tous contre tous où chacun est occupé à calculer rationnellement ses gains et ses pertes pour maximiser son intérêt:"Ce sont nos sociétés d'Occident qui ont, très récemment, fait de l'homme un "animal économique"[...] L'homo oeconomicus n'est pas derrière nous, il est devant nous ..." (M. Mauss, Essai sur le don, p. 231) Pour étayer ce propos, on peut se référer à un article du  Gardian  de décembre 2002, dans lequel J. Stiglitz, prix Nobel et ancien chef économiste de la Banque Mondiale s'amusait à relever la chose suivante: "L’économie expérimentale est arrivée à des conclusions assez amusantes dans ses études sur l’altruisme et l’égoïsme. Il apparaît que les personnes volontaires pour ces expériences ne sont pas aussi égoïstes que les économistes le prédisaient théoriquement, à l’exception d’un groupe, celui des économistes eux-mêmes."
c) Pour une politique de l'empathie
Nous aimerions pouvoir, malgré tout, finir sur une note d'espoir. Les réservoirs d'empathie que des millions d'années d'évolution de la vie ont pu accumuler, comme nous l'avons vu, ne sauraient s'épuiser aussi rapidement que le laisserait croire l'évolution des sociétés modernes. Il a là un fond sur lequel nous savons pouvoir compter pour édifier un monde plus décent et vivable que celui qui nous est imposé aujourd'hui: "L'empathie est une part de notre héritage aussi ancienne que la lignée des mammifères. elles mobilisent des régions du cerveau vieilles de plus de cent millions d'années. Cette capacité est apparue il y a longtemps, avec le mimétisme moteur et la contagion émotionnelle, puis l'évolution a ajouté une couche après l'autre, jusqu'à ce que nos ancêtres non seulement ressentent ce qu'éprouvaient les autres, mais comprennent leurs désirs et besoins éventuels.""L'ancienneté de l'empathie dans l'évolution m'inspire un immense optimisme. Elle en fait un trait robuste qui se développera chez quasiment tous les êtres humains, sur lequel la société peut compter et qu'elle est en mesure d'encourager et de cultiver." ( de Waal, L'âge de l'empathie, p. 303 ) Ce dernier point mériterait une profonde transformation d'une organisation sociale qui a érigé l'égoïsme en système et qui se développe, de plus en plus , comme une culture du narcissisme qui sape les bases des formes les plus élaborées de l'empathie. Cette transformation sociale passera sans doute par une réhabilitation et une valorisation d'une morale du care dont est porteur une bonne partie du mouvement d'émancipation des femmes partout dans le monde. En ce sens, comme nous l'avions déjà suggéré, ce combat rejoint celui pour l'émancipation de la société toute entière. Si, dans l'évolution, les organes  les plus récents sont aussi les plus fragiles et imparfaits, a contrario, les plus anciens, en particulier, le noyau le plus intérieur de l'empathie émotionnelle, est aussi celui sur lequel nous pouvons  le plus compter pour espérer voir les gens oeuvrer dans ce sens:"La conscience est la dernière et la plus tardive évolution de l'organique et par conséquent aussi ce qu'il y a en [l'homme] de plus inachevé et de moins solide [...] avant d'être parfaitement élaborée et mûre, une fonction constitue un danger pour l'organisme: tant mieux si elle est tyrannisée pendant aussi longtemps!"(Nietzsche, Le gai savoir, Livre I, 11) A vrai dire, il est heureux que la fausse représentation que la conscience se fait de l'être humain comme d'un égoïste calculateur soit "tyrannisé" par le sûr instinct qui nous pousse, malgré elle, à l'empathie et au souci des autres.
Conclusion
a)La morale n'apparaît comme contre-nature que dans une certain contexte de civilisation qui est, en particulier, celui de l'Occident qui ne voyait dans la nature humaine rien d'autre qu'un état d'égoïsme vulgaire à domestiquer, ou, dans ses versions laïcisées à ériger en système par la compétition de tous contre tous censée favoriser un état de prospérité générale.
b) Fort heureusement, cette anthropologie sombre, qui sous tend notre système social, est aujourd'hui largement remise en question par divers affluents de l'anthropologie, de l'éthologie, des neurosciences et de la philosophie morale qui convergent pour faire ressortir toute l'importance de l'empathie dans nos sociétés et bien au-delà d'elles, pour l'évolution de la vie elle-même.
c) C'est dans le grand réservoir de l'évolution de milliards d'années de la vie qui a favorisé la survie et la prospérité des espèces les plus sociables dont l'homo sapiens est issu que l'on peut espérer puiser pour édifier, à l'avenir, un monde plus décent et vivable qui reconnaisse la vulnérabilité comme un élément central de la condition humaine.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire