poupée russe symbolisant l'emboîtement des trois formes d'empathie |
3) La strate spécifiquement humaine de la morale
a) Les capacités méta cognitives: le dernier étage de la morale
Ce qu'il peut y avoir de spécifiquement humain dans la morale ne s'oppose pas à la nature mais fait émerger de nouvelles capacités qui s'étayent sur une strate naturelle. Ce qui est en jeu ici, ce sont certaines capacités méta cognitives que sont l'introspection, la maîtrise de soi et le décentrement de son existence; c'est par leur développement que l'être humain accède aux formes les plus élevées de moralité. Si les capacités complexes d'empathie imaginative existent déjà chez les animaux sociaux les plus évolués, comme nous l'avons constaté, l'être humain semble pouvoir leur donner de nouveaux développements qui les portent encore plus loin et qui n'impliquent pas seulement la dimension morale de son existence.
C'est ce qui rend possible, par exemple, la constitution de sciences sociales. Comment serait-il possible, sans cela, à un chercheur de prétendre comprendre des cultures très différentes de la sienne sans projeter sur elles ses propres catégories? Il lui faut radicalement décentrer son existence et mettre entre parenthèses des jugements de valeur propres à sa culture:"La première condition est évidemment de suspendre son jugement et de se décentrer par rapport à son Moi social et à son Moi intime. La deuxième est d'entreprendre de construire en lui-même un Moi distinct de son Moi social, un Moi cognitif..." (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 253) Une école qui est censée instruire se donnerait pour mission prioritaire de développer de telles capacités métacognitives sans lesquelles on en reste à un stade infantile et purement émotionnelle de développement. Au contraire, l'éducation nationale actuelle semble plutôt, dans une large mesure, décourager cette démarche. Prenons le cas exemplaire qui a donné lieu à un véritable lynchage médiatique qu'a eu à subir une enseignante de physique qui a eu le malheur de vouloir faire passer ses élèves par cette démarche impliquant un décentrement intellectuel de leur existence, exercice qui avait des implications morales de première importance. Soit le problème de chimie à résoudre, qu'il faut resituer dans le contexte de la fameuse citation de Rabelais, "science sans conscience n'est que ruine de l'âme" à partir duquel l'enseignante l'avait donné: "Hitler faisait mourir les juifs en les enfermant dans des cars dont le tuyau d’échappement était branché vers l’intérieur. Sachant que le volume d’un car est de 50 m3, quel volume de monoxyde de carbone doit se dégager pour atteindre la proportion mortelle de 5%? Sachant que les personnes mettaient en moyenne 20 minutes à mourir, quel volume de monoxyde de carbone le moteur produisait-il à l’heure?" L'exercice consistait à se constituer un Moi cognitif qui adopte la perspective du bourreau. C'est en cela qu'il était difficile et donc pédagogiquement fécond; il supposait de dépasser les formes d'empathie purement émotionnelles auxquelles invitent l'industrie culturelle du divertissement qui conduisent toujours à s'identifier à celui qui a le "le beau rôle". Il était difficile et pertinent à un deuxième titre, puisqu'il obligeait, en se mettant dans la peau du bourreau, de reconnaître qu'il n'est pas nécessaire, dans les conditions de la division industrielle et bureaucratique du travail, d'être un monstre pour collaborer à la réalisation d'actes monstrueux; c'est la "banalité du mal" dont avait parlé Arendt à propos du cas semblable d'un bureaucrate du régime nazi comme Eichmann qui ne faisait qu'administrer la logistique de convois de chemins de fer et dont les problèmes étaient du même ordre que ceux que devaient résoudre les ingénieurs chimistes, par exemple, combien peut-on entasser de déportés par wagon dans un convoi. Les ingénieurs du géant allemand de l'industrie de la chimie de l'époque, IG Farben, comme les bureaucrates de l'administration de l'Etat allemand, étaient des travailleurs ordinaires qui n'avaient rien de monstres sadiques et qui se contentaient de faire leur travail routinier de chimistes, de bureaucrates sans plus s'interroger sur la portée de leurs actes. Qu'une société décourage et punisse des enseignants qui se donnent la peine de faire passer leurs élèves par une telle démarche en dit long sur son degré de misère intellectuelle (c'est la leçon tirée de cette triste histoire, L'affaire Schulmann par G. Molinier, par un collègue enseignant en philosophie qui a eu le courage de prendre la défense de Mme Schulmann contre la meute déchaînée gardienne du "consensus républicain").
La capacité à décentrer son existence et à se mettre en imagination à la place d'autrui n'est pas seulement la base fondamentale sur laquelle s'étaye les sciences sociales, et, en règle générale, toute capacité de réflexion critique; elle est aussi, pour ce qui nous intéresse ici, la base fondamentale de toute morale humaine. C'est ce qui donne son assise à une des plus importantes théorie de la justice élaborée au XXème siècle par l'américain J. Rawls. Pour parvenir à élaborer des principes de justice universels, qui peuvent recueillir le consentement de tous, Rawls construit la fiction du "voile d'ignorance " qui fait que l'individu doit choisir des principes de justice en faisant comme s'il ignorait tout de ce que sera sa position dans la société; c'est seulement à cette condition du "voile d'ignorance" que ses choix en matière de principes de justice ne seront pas déterminés par ses intérêts particuliers. Une telle démarche requiert une capacité à décentrer son existence sous la forme la plus développée qui soit. Cette capacité, l'enfant la développe à un certain stade de son développement que Rawls appelle "la moralité d'association":"L'aspect crucial du sens de l'équité acquis au cours de cette étape est la capacité d'adopter les divers points de vue de ceux qui nous entourent et à voir les choses selon leurs perspectives. Nous apprenons à percevoir quels sont les buts, les projets et les motivations des autres personnes, à partir de ce qu'elles disent et font." (S. Moller Okin dans, Le souci des autres, p. 138) L'attitude requise sous les conditions du voile d'ignorance suppose, par exemple, pour un athée de pouvoir faire abstraction de ses croyances et d'adopter les perspectives des croyants pour déterminer les principes de justice qu'il voudrait que la société adopte en faisant comme s'il ignorait tout de ce que seront ses propres opinions à ce sujet et vice-versa: si j'étais un athée, est-ce que je voudrais vivre dans un monde qui les persécute? La capacité pour un homme de se mettre à la place d'une femme: si j'étais une femme, voudrais-je vivre dans un monde où elles doivent être soumises? La capacité pour un patron d'entreprise de pouvoir se mettre à la place d'un ouvrier etc.:"Si nous, qui savons bien qui nous sommes, devons penser comme si nous étions dans la position originelle (du voile d'ignorance), il nous faut développer de formidables capacités d'empathie et de communication avec autrui envers ce que sont les différentes vies humaines [...] Ici, en soutenant que la théorie de la justice de Rawls dépend, de manière centrale, de la capacité des personnes morales à être concernées par le souci des autres et à le manifester, notamment envers ceux qui leur sont le plus étrangers..." (Susan Moller Okin dans Le souci des autres, pp. 150-151) La démarche de Rawls revient à dire que pour avoir le bon de vue pour commencer à discuter de tout ce qui tourne autour du juste et de l'injuste, il faut pouvoir adopter la perspective des autres. Comme le résumait déjà parfaitement le philosophe allemand Leibniz (XVIIème siècle):"Mettez-vous à la place d'autrui et vous aurez le bon point de vue pour décider de ce qui est juste." (cité par Michéa dans, Le complexe d'Orphée, pp. 153-154)
La capacité métacognitive à décentrer radicalement son existence va de pair avec ces autres facultés supérieures que sont l'autonomie et la maîtrise de soi. On peut reprendre les trois stades de la maturation du développement moral que distinguait Kohlberg: le stade préconventionnel où l'enfant se contente d'obéir aveuglément à la figure de l'autorité; le stade conventionnel qui résulte de la perception d'une différence entre les adultes qui conduira à adopter les comportements conformes à la norme dominante; enfin le stade post conventionnel qui correspond à l'accès à l'autonomie supposant la capacité à mettre en question la convention voir de la contester et de la refuser. L'autonomie ainsi caractérisée suppose la faculté d'introspection qui permet de percevoir les biais cognitifs inconscients, les automatismes de pensée qui altèrent de façon irrationnelle notre jugement. Comme y insistait Castoriadis, le dernier stade est, en réalité, rarement atteint dans l'histoire; l’écrasante majorité des sociétés humaines et des types anthropologiques qui s'y ajustent se reproduisent suivant le régime de l’hétéronomie (hétéro= extérieur à... + nomos la règle) Le régime de l'hétéronomie s'oppose à l'autonomie dès lors que la règle qui dicte notre conduite est attribuée à une origine extra humaine (divine, naturelle etc.) La question morale de fond, "qu'est-ce que je dois faire dans telles circonstances?", ne peut émerger que sur le mode de l'autonomie. Tant qu'une société donne à l'individu un ensemble de règles de bonnes conduites fixées d'avance, la question n'a pas lieu de se poser.
C'est cependant la différence cruciale qui semble séparer l'humanité de l'ensemble des espèces vivantes. Aussi loin que l'on ait pu observer le comportement de celles-ci, particulièrement chez les animaux sociaux les plus évolués, on n'a jamais pu en retirer quelque chose qui donnerait à penser qu'ils sont capables de remettre en question leur structure sociale et les règles qui les constituent. Il est difficile de ne pas donner raison à Godelier lorsqu'il soutient, qu'en dépit du fait que nous partageons avec les chimpanzés ou bonobos 98% du même patrimoine génétique,"jamais ils ne sont parvenus à modifier leurs façons de vivre en société, à transformer leurs rapports sociaux. Or c'est précisément ce que les humains ont la capacité de faire." (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, pp. 243-244) C'est en ce sens précis que peut se justifier l'idée que les êtres humains ne se contentent pas de vivre en société, comme les animaux, mais produisent de la société pour vivre. C'est l'accès à l'autonomie en son double sens, qui a toujours, à la fois une portée morale (que dois-je faire?) et une portée politique (dans quelle société je veux vivre?) qui rend possible à l'être humain de faire, jusqu'à un certain point sa propre histoire, de transformer ses propres conditions sociales d'existence dont il a hérité: "c'est produire, pour un groupe humain, une histoire différente, un avenir différent, bref, faire l'histoire." (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 244) C'est comme cela que Marx comprenait l'historicité de l'être humain qui fait que chaque génération hérite d'un ensemble de conditions social historiques qui définissent un champ de possibilités concrètes de transformation de cet héritage:"Les hommes font leur propre histoire, mais il ne la font pas comme ils veulent; ils ne la font pas dans des circonstances qu'ils ont eux-mêmes choisies." ( Cité par Sahlins Raison utilitaire et raison culturelle, p. 67) Ce qui fait de l'histoire humaine une synthèse de liberté et de nécessité.
b) La complexité de la morale humaine: morale de la justice et morale du care
La formulation même du sujet,"Toute morale est-elle..." présuppose qu'il n'en existe pas une seule version. Comme penser cette pluralité sans tomber dans un relativisme qui fait perdre tout sens aux notions de bien et de mal? La valorisation de la maîtrise de soi et de l'autonomie, comme capacités spécifiquement humaines à atteindre les degrés les plus élevés de l'édifice de la morale méritent d'être l'objet d'un examen critique. Ces valeurs relèvent d'un certain tempérament moral qui ne peut prétendre à lui seul épuiser tout ce que nous attendons d'une morale. Partons d'une expérience très simple qui donne beaucoup à réfléchir, le dilemme du trolley; le cas de conscience est le suivant: un trolley fonce sur un groupe de cinq personnes qu'il va écraser. Nous avons le choix entre le laisser continuer sa route ou pousser sur la voie un individu de forte corpulence qui est à côté de nous pour le stopper. Autrement dit, préférions-nous sacrifier la vie d'une personne pour en sauver cinq ou laisser mourir cinq personnes pour éviter d'avoir à accomplir un geste criminel qui nous répugne? Les résultats sont significatifs d'un certain nombre de choses de la morale ordinaire qui guide les gens. La majorité des sujets testés décident de refuser de sacrifier une vie pour en sauver cinq; chez eux l'influence des émotions est prédominante. La minorité, au contraire, qui prend le temps de la réflexion, va passer outre sa répugnance; ce sont ceux chez qui la raison l'emporte sur les émotions. L'application des techniques d'imagerie neuronales pendant le processus de prise de décision révèlent des choses fort intéressantes. Dans le premier cas, ce sont des zones du cerveau les plus anciennes liés aux émotions qui sont mises en branle (zone du precuneus) Dans le second cas, ce sont les zones liées à la connaissance rationnelle qui se sont constituées le plus tardivement dans l'évolution qui sont principalement activées (zone préfrontale dorsolatérale antérieure); de Waal en conclut que pour la grande majorité de l'humanité, le comportement moral se développe avant tout sur une base émotionnelle mettant en jeu des mécanismes cérébraux bien antérieurs à l'apparition de l'espèce homo sapiens, confirmant ainsi la thèse d'une base naturelle de la morale et réfutant la théorie du vernis qui en fait une singularité humaine conquise contre l'animalité subsistant en nous:"L'accent que met la théorie du vernis sur la spécificité humaine voudrait que la résolution de problèmes moraux relève de parties du cerveau récemment évoluées, comme le cortex préfrontal; or, l'imagerie neuronale montre qu'en réalité les jugements moraux activent de nombreuses aires du cerveau, dont certaines sont très anciennes. En bref, les neurosciences confortent une vision de la morale ancrée dans l'évolution de la socialité mammifère." (de Waal, Primates et philosophes, p. 87)
Mais, allons plus loin. La façon dont les gens, en majorité, résolvent le dilemme du trolley montre aussi et surtout qu'il existe deux types différents de tempéraments moraux dont l'un semble dominant. Faisons l'hypothèse qu'ils recouvrent la distinction qui a été faite par un courant du mouvement féministe entre une éthique du care connotée de façon féminine et une éthique de la justice connotée de façon masculine. L'éthique du care est à dominante émotionnelle; elle conduirait plutôt à l'option prise par la majorité:"Pour les personnes raisonnant en termes de care, les jugements moraux sont liés aux sentiments d'empathie et de compassion; les impératifs moraux majeurs se concentrent sur le fait de donner des soins, de ne pas blesser autrui et d'éviter l'égoïsme." (Marilyn Friedman dans, Le souci des autres, p. 80; nous laissons dans sa langue d'origine le terme de care étant donné la difficulté à lui trouver un strict équivalent en français; son champ de significations s'éclairera dans les développements qui suivent); l'éthique de la justice est à dominante rationnelle; elle correspond plutôt à l'option choisit par la minorité qui est celle d'une morale utilitariste inspirée de philosophes comme Bentham ou Mill basée sur un calcul de type économique gain-perte:"Certains penseurs utilitaristes ont tenté d'invoquer le principe d'utilité pour résoudre de tels dilemmes [...] la mort d'une seule personne engendre moins de souffrance que la mort de dix d'entre elles, mieux vaut donc accepter de tuer une personne que d'en laisser tuer dix." (F. Plot dans, Le souci des autres, p. 271) (1)
Ethique du care Ethique de la justice
-à dominante émotionnelle -raison, maîtrise de soi-dépendance, vulnérabilité, besoins -autonomie, affirmation de soi, droits
-morale contextuelle -application de principes universels
-type: l'infirmière -type: le juge
Trois séries de remarques méritent d'être faites sur le sens et la portée de cette distinction entre deux dimensions de la morale dont il faudra, malgré tout, pouvoir penser l'intrication mutuelle.
La connotation féminine de l'éthique du care
Premièrement, la connotation féminine de l'éthique du care semble attestée déjà du fait qu'elle a été d'abord théorisée dans les milieux du mouvement d'émancipation des femmes; statistiquement, ensuite, les femmes manifestent des capacités d'empathie émotionnelle plus développées que les hommes. Par exemple, la propension sadique à se réjouir du malheur de quelqu'un, la "schadenfreude", sur laquelle nous reviendrons, est beaucoup plus saillante chez l'homme que chez la femme comme le montrent les études de T. Singer:"[Elle] testa des hommes et des femmes en scannant leur cerveau quand ils voyaient un tiers souffrir. Les deux sexes compatissaient. La région de la douleur s'éclairait dans leur propre cerveau quand ils voyaient le tiers recevoir une légère décharge électrique sur la main, comme s'ils l'avaient eux-mêmes ressentie [...] La situation changeait radicalement si le partenaire avait triché. Les sujets se sentaient roulés, et voir souffrir l'autre ne les affectait guère. Les femmes continuaient de montrer un peu d'empathie, mais celle-ci s'était tarie chez les hommes. Au contraire, si ces derniers voyaient le tricheur recevoir une décharge, la région du plaisir du cerveau s'éclairait." ( de Waal, L'âge de l'empathie, p. 316) C'est aussi ce que C. Gilligan, dans son ouvrage fondateur du mouvement féminin du care, Une voix différente, croyait avoir observé; elle affirme que les femmes "comprennent comme morales les dispositions et les conduites qui conduisent à perpétuer et à renforcer des liens particuliers fortement teintés d'affectivité, et que cela s'exprime par leur manière de résoudre les dilemmes de la vie courante. Chez les femmes, ce serait donc de façon immédiate, et non après les filtrages imposés par les principes de l'universalisme égalitariste et par les froides médiations juridistes ou utilitaristes, que l'affect sympathique et altruiste apparaîtrait..." (S. Haber dans, Le souci des autres, p. 190) Fait remarquable qui semble là aussi aller dans le sens d'un enracinement dans les couches les plus profondes de l'évolution, un comportement similaire s'observe chez les souris. Leur empathie semble décroître en présence de souris en situation de souffrance qui leur sont étrangères:"Les souris devenaient étonnement passives. Cependant, cette réaction contre-empathique était le fait des mâles, qui sont aussi les plus susceptibles d'hostilité réciproque." ( de Waal, L'âge de l'empathie, p. 112) Il est difficile de ne pas mettre en relation ces données avec le fait évoqué dans la partie précédente (cf. 2.c. L'empathie émotionnelle) que la sélection naturelle a d'abord favorisé la transmission du patrimoine génétique des mères les plus attentives à leur progéniture; il est un fait, que chez la grande majorité des espèces, ce sont d'abord les femelles qui ont la garde et le soin des nourrissons.
Parmi ces dilemmes de la vie courante que les femmes auront tendance à traiter à leur manière, figure le cas de Heinz rendu célèbre par les analyses qu'en a tiré Carol Gilligan pour mettre à jour une voix différente chez les filles:"On présente à Amy, ainsi qu'à un garçon de 11 ans, Jake, le "dilemme de Heinz": Heinz dont la femme est malade n'a pas d'argent pour payer le médicament. Il se trouve face à l'alternative:voler un médicament ou laisser mourir sa femme." (Le souci des autres, p. 13) Carol Gilligan avance, sur la base de données empiriques, que le tempérament féminin traitera d'une toute autre façon que le tempérament masculin ce dilemme. Pour le garçon, l'évidence s'impose que la priorité est de sauver sa femme et qu'il faut aller voler le médicament. L'attitude de la fille est totalement différente; en réalité, elle refusera de se laisser enfermer dans ce dilemme et proposera d'aller discuter avec le pharmacien pour trouver une solution; elle objecte, que si Heinz va en prison pour son vol, la situation sera encore pire. Elle met en oeuvre une forme de métacognition imaginative différente de celle qu'on trouve dans les morales de la justice qui font appellent à la raison suivant une démarche de type kantienne consistant à se demander si la règle de son action peut valoir universellement; la fille essayera plutôt de s'imaginer la nouvelle situation qui pourrait survenir si x se comporte de telle ou telle façon:"L'idée même d'un dilemme moral est remise en question par les filles: il leur apparaît comme un faux problème dont la fausseté tient précisément à ce qu'on doit le résoudre en toute généralité. Selon elles, la généralité doit être abandonnée au profit d'un enrichissement de la question, par l'imagination des situations concrètes: se demander quelles conséquences pour la femme, si son mari va en prison pour avoir volé, faute d'argent, un médicament dont elle a besoin [...]; envisager la possibilité d'une discussion avec le pharmacien [...] montrer l'absurdité du vol du médicament par des personnes ne sachant pas l'utiliser, etc. Ces arguments n'apparaissent pas chez le garçon, qui accepte le dilemme comme dilemme..." (L. Raïd dans, Le souci des autres, pp. 293-294) Mais cette différence de comportement entre la fille et le garçon n'est peut-être pas si naturelle qu'elle paraît; il y a peut-être bien des raisons culturelles qui poussent le garçon à étouffer la voix féminine en lui. D'où le deuxième point.
La dévalorisation de l'éthique féminine du care
Deuxièmement, dans les cadres patriarcaux qui dominent en Occident, comme sur l'immense partie de la surface du globe, la philosophie morale s'est développée dans un sens qui a conduit à dévaloriser massivement cette morale du care. Comme chez Kant dont la philosophie morale est une des principales matrices des actuelles théories libérales de la justice, l'élaboration de principes universels suppose de fonder la morale en faisant totalement abstraction de tout ce qui relève de la sensibilité qui appartient au mécanisme de la nature:" Au sein de ces théories libérales, les vertus morales sont définies à partir de principes de justice, et ne sont pas fondées sur cette "nature" qui porterait à faire du bien aux proches, nature donc défaite de sa prétention à la moralité." ( L. Raïd dans, Le souci des autres, p. 286) C'est un lieu commun, heureusement aujourd'hui discuté, des philosophes, des moralistes comme des psychologues de reprocher aux femmes, leur immaturité en terme de développement moral, attestée par le fait qu'elles seraient beaucoup trop émotives, dépendantes et incapable de maîtrise de soi. C'est typiquement le cas de "toutes ces théories du développement -celle de Freud, d'Erikson, de Piaget, de Kohlberg - [qui]voyaient les femmes comme déficientes sur le plan du développement parce que leur investissement dans les relations était supposé se faire au détriment de soi, et que leurs jugements ou leur capacité à prendre des décisions de façon rationnelle étaient vus comme compromis par les émotions." ( Carol Gilligan dans Le souci des autres, p.40) La résolution du dilemme du trolley, qui est celle qui refuse de sacrifier une personne en devant commettre un acte répugnant pour en sauver cinq, serait, de ce point de vue, le signe clinique d'une immaturité morale dont les femmes seraient particulièrement l'objet. La maturité morale serait du côté de la minorité capable de maîtriser ses émotions et faire valoir la voix de la rationalité. Mandeville résume à lui seul toute l'équivoque cette morale bourgeoise de type patriarcal qui donne aux femmes le statut de "sexe faible" tout en devant reconnaître que, sans elles, on ne voit plus bien ce qui permettrait à la société de se reproduire:"La pitié est plus importante en général chez les esprits faibles, raison pour laquelle personne n'est plus compatissant que les femmes et les enfants. il faut reconnaître que de toutes nos faiblesses, elle est la plus aimable et présente la plus grande ressemblance avec la vertu; ou plutôt, s'il n'en existait une part considérable, la société pourrait à peine subsister." (cité par de Waal, L'âge de l'empathie, p. 313) La vulnérabilité n'est pas perçue comme l'élément constitutif de la condition humaine mais comme une tare, une faiblesse qu'il faut cacher:"Quand l'accent mis sur l'individualisation et la réussite individuelle se prolonge dans la vie adulte et que la maturité est assimilée à l'autonomie personnelle, le souci de l'autre et des rapports humains apparaît plutôt comme une faiblesse que comme une force humaine." (C. Gilligan, Une voix différente, p. 36). Cependant, ici aussi, il est difficile d'y voir un trait spécifiquement humain qui ne serait lié qu'à des facteurs culturels tenant à la prédominance d'institutions de type patriarcal comme le marché concurrentiel. Chez les babouins, par exemple, un phénomène semblable s'observe. L'éthologue R. Sapolsky, qui utilisait des fléchettes comme sédatifs observait la chose suivante sur les mâles:"[...] il est très dangereux d'en décocher une devant leurs rivaux. Dès que le mâle qui a reçu la fléchette commence à tanguer sous l'effet du sédatif, les autres se rapprochent, voyant là une occasion idéale de lui régler son compte. Il n'y a pas de problème avec les femelles, mais les babouins mâles ne ratent aucune opportunité de profiter de la faiblesse d'un autre. On cache sa vulnérabilité." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 315) De la même façon, de Waal observait que "des chimpanzés mâles [...] se livraient à des manifestations vigoureuses quand ils étaient malades ou blessés. Ils léchaient leurs plaies pendant une minute, l'air misérable, mais dès que leur principal rival se montrait, ils affichaient leur puissance musculaire, au moins le temps de lui en imposer." (ibid., p. 315) Il y a une remarquable parenté avec le comportement humain de ce point de vue. Les hommes manifestent, dans un certain contexte d'intimité des capacités d'empathie aussi développés que les femmes. quand des psychologues les interrogent " sur leurs être chers - parents, femmes, enfants et amis proches-, la plupart des hommes témoignent d'une empathie considérable. Il en est de même à l'égard de tiers inconnus et neutres." (ibid., p. 313) Mais, dès que l'on rentre dans la sphère publique de la rivalité et de la compétition sociale, les sources d'empathie se tarissent et l'interrupteur de la contagion émotionnelle se met sur off:"Mais la situation change radicalement quand les hommes passent au mode compétitif, par exemple quand ils développent leurs intérêts ou leur carrière. Brusquement, il n' y guère de place pour des sentiments plus aimables." (ibid., pp. 313-314) C'est le soupçon que l'on peut aussi avoir à l'endroit de la philosophie sceptique qui prétend que l'intériorité d'autrui nous est inaccessible. En réalité, on peut se demander dans quelle mesure cette façon de vouloir creuser un abîme entre mes propres états mentaux et ceux d'autrui ne cache pas une stratégie pour masquer sa peur de devoir reconnaître la lisibilité de son propre visage face à autrui, une façon typiquement masculine de nier sa vulnérabilité:"En sa face cachée, le scepticisme est donc évitement de l'autre, dont la reconnaissance comme être sensible expressif entraîne la reconnaissance de ma vulnérabilité à l'examen d'autrui." (L. Raïd dans, Le souci des autres, p. 296) En dépit de ces multiples formes de machisme, il faut bien admettre, comme le concède à demi mots Mandeville, que l'attitude de care est la seule qui puisse donner sens à cette exigence qui s'impose à toutes espèces d'animaux sociaux, y compris l'être humain, de faire société pour vivre et non pas seulement se contenter de vivre en société; elle est la source nourricière du lien social. L'attitude de care contribue aussi à "l'assurance d'un ancrage, d'un sentiment d'appartenance en l'absence duquel il serait sans doute difficile de donner un contenu à ce que faire société veut dire [...] L'attention à l'autre concret, aux particularités des situations appelant une réponse [...] construit un lien social basique dont l'absence pointe a contrario l'importance..." (P. Paperman dans, Le souci des autres, p. 334)
L'éthique du care et la condition humaine
D'où la troisième remarque. Ce qui est remarquable, dans les données tirées du l'expérience du trolley, c'est que ce reproche de succomber trop facilement aux émotions, n'a pas à être adressé exclusivement aux femmes, mais à la majorité de la population. Des recherches actuelles ont d'ailleurs prétendu mettre en évidence que, contrairement à un préjugé courant, plus un choix est complexe à trancher, plus la pensée qui conduit à sa résolution est inconsciente. En dépit des valeurs patriarcales encore idéologiquement dominantes, malgré tous les progrès qui ont pu être réalisés en Occident, la population semble majoritairement incliner, dans le cas du dilemme du trolley, vers une morale féminine à dominante émotionnelle. C'est pourquoi, il serait tout simplement faux de faire correspondre, terme à terme la distinction homme-femme et éthique du care-éthique de la justice. Toute psyché humaine est bisexuée; elle comporte un versant féminin et masculin comme l'ont mis en évidence les travaux fondateurs de Freud en ce domaine:"Selon lui, la psyché féminine comprend des traits actifs tout autant que des traits passifs [...] en outre, les hommes sont partiellement "féminins"." (Lasch, La famille assiégée, p. 179; voir aussi p. 173 et suite pour des développements plus précis) Certaines recherches plus pointues ont permis de mettre "en doute l'existence de différences sexuelles marquées dans l'empathie." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 365) C'est d'ailleurs ce que Carol Gilligan avait tenu à préciser suite à son ouvrage fondateur, Une voix différente: il y a en chacun nous, homme ou femme, deux voix différentes et non pas "une opposition irréductible entre homme et femme, où le premier tiendrait le rôle du justicier, la seconde celui de l'infirmière." (L. Raïd dans, Le souci des autres, p. 288). Dans les cadres encore largement prépondérants du patriarcat; "Carol Gilligan ne visait pas tant à introduire une différence essentielle qu'à mettre en évidence nos présupposés sur la morale et l'étouffement d'une voix chez chacun(e) d'entre nous." ( Préface, Le souci des autres, p. 13) De ce point vue, l'intérêt des travaux de J. Benjamin, dans le prolongement de la psychanalyse freudienne a été de montré que "la froideur instrumentale masculine, opposée de la bienveillance affective féminine, n'illustrerait que deux déviances instables, névrotiques au fond, qui s'écartent de ce point d'équilibre inhérent [...] au développement sain de la vie psychique." (S. Haber dans, Le souci des autres, p. 193)
Sur le terrain de l'histoire des idées, en dépit de la prédominance des théories rationalistes, la philosophie morale de David Hume (XVIIIème siècle) qui fait des émotions la base fondamentale de toute morale en est la meilleure illustration à tel point qu'Annette Baier pensait lui décerner, non sans humour, "le titre de femme honoris causa." ( A titre honorifique. L. Raïd dans, Le souci des autres, p. 292) Ce qui est en jeu ici, par delà les différences de genre entre hommes et femmes, c'est, au niveau le plus fondamental, quelque chose qui relève d'une paradiastole qui met en jeu un conflit de valeur touchant à la signification de la condition humaine. L'humanité des cadres patriarcaux, virile et prométhéenne, qui part à la conquête du monde, doit avoir à se confronter à une toute autre détermination mettant l'accent sur la vulnérabilité et la fragilité de tout être humain, qu'il soit mâle ou femelle, qu'il se dresse tel un coq sur ses ergots ou qu'il soit manifestement en situation de détresse:"Ce qui [...] spécifie l'apport de la perspective du care à l'intelligence du monde social, c'est l'identification de la dépendance et de la vulnérabilité comme trait central de l'existence humaine et l'analyse de la porté sociale, morale et politique de ce qui a été considéré comme un fait marginal par les conceptions majoritaires." (Patricia Papeman dans, Le souci des autres, p. 329). Notre condition d'être vulnérable s'exprime déjà par le fait de notre perméabilité aux émotions que manifeste autrui, comme nous l'avons suffisamment montré avec le phénomène de la contagion émotionnelle profondément ancré dans l'évolution de la vie. Mais plus encore, ce qui fait de la vulnérabilité l'élément central de la condition humaine s'exprime, au plan biologique, par la néoténie, concept fondamental à intégrer pour comprendre celle-ci. Comparé aux autres espèces, l'être humain naît prématuré et inachevé ce qui explique ces deux traits fondamentaux que constituent sa fragilité et sa dépendance prolongée à l'égard d'autrui. Le monde peut-il être durablement vivable en reléguant à la marge et à l'anormalité cette composante de vulnérabilité à assumer, tant bien que mal, pour chacun d'entre nous? Il nous semble, de ce point de vue, que le combat pour l'émancipation des femmes rejoint celui pour l'émancipation de la société toute entière à l'égard de cadres patriarcaux qui sont, dans leur déni de la vulnérabilité, psychologiquement pathogènes. La reconceptualisation de la condition humaine qu'induit l'accent mis sur la vulnérabilité conduit à faire de l'être humain, non pas seulement un sujet de droits, comme c'est classiquement le cas, mais aussi un sujet de besoins: il faut "passer du modèle de sujet de droits à celui de la personne sujette à des besoins." (S. Haber dans, Le souci des autres, p. 201) Nous ne nous y attarderons pas ici, mais cette compréhension alternative de la condition humaine a des répercussions aussi bien touchant notre compréhension de ce que doit être une morale, que concernant le noyau de ce que devrait être la sphère politique du débat public dont l'ethos machiste est encore aujourd'hui ultra dominant: "il faudrait donc opposer en théorie politique l'idée d'une démocratie radicale fondée sur la libre communication des besoins et la lutte pour la reconnaissance de ces besoins dans un espace public perméable à toutes les sortes d'expressions humaines." (ibid., p. 201)
Il y a tout un art qui permet d'accepter et d'apprivoiser sa propre vulnérabilité que Pascale Molinier décrit admirablement concernant le métier ô combien difficile d'aide-soignante (faire une toilette mortuaire, découvrir un pendu dans une chambre, affronter des patients en état de crise de nerf, constituent le lot ordinaire et terriblement éprouvant de ces activités de care) C'est par l'autodérision et l'humour que se forme "cet art de vivre avec la défaite":"Car l'humour doit être ici mis au service de la capacité à endurer sa propre vulnérabilité, vulnérabilité indispensable au travail de care, là où il serait beaucoup plus économique du point de vue psychologique de s'endurcir, de se couper affectivement de la détresse d'autrui [...] On voit que si l'autodérision couplée à la dérision permet une certaine prise de distance, un certain détachement, celui-ci n'est en rien synonyme d'indifférence, il permet plutôt l'acceptation et l'élaboration de la vulnérabilité." (P. Molinier, Le souci des autres, p.351-352) il y a d'ailleurs un rapprochement certain à faire avec la fonction du rire dans les sociétés primitives que véhicule des légendes tournant en ridicule des personnages qui, comme le Chaman ou le Jaguar, inspirent autrement de la crainte par le pouvoir qu'ils détiennent sur les êtres:"On voit ici apparaître une fonction pour ainsi dire cathartique (purificatrice) du mythe; il libère dans son écrit une passion des Indiens, l'obsession secrète de rire de ce que l'on craint. Il dévalue sur le plan du langage ce qui ne saurait l'être dans la réalité..." (P. Clastres, De quoi rient les Indiens dans, La société contre l'Etat, p. 126)
L'application aux choses de la vie du dilemme du trolley montre, que l'on ne peut faire l'économie de la voie des émotions et de l'anti utilitarisme, à rebours de la rationalité calculatrice, si nous voulons conserver un monde humainement vivable; par exemple, concernant ce débat à propos des opérations coûteuses de sauvetage d'un enfant tombé dans un puits aux Etats Unis:"Des centaines de milliers de dollars ont été dépensés pour sauver Jessica [...]; cet argent aurait pu avantageusement être utilisé pour prévenir la mort de douzaines d'autres petits enfants."" Voilà comment raisonnent les utilitaristes conséquencialistes." (Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 70) Poussée jusqu'à une telle extrémité,on doit opposer à la rationalité conséquencialiste du moindre mal cette question:"Mais dans quel monde vivrions-nous si nous ne sauvions pas Jessica, si la société n'avait plus de tels gestes spontanés condamnés par la rationalité instrumentale conséquencialiste?" (ibid., p. 70),Un autre exemple montre à quel point le comportement moral de l'être humain, qui va de soi pour ses agents, contrevient complètement aux principes élémentaires de toute morale utilitariste qui raisonne en termes de rapport gain-perte. Lors de la catastrophe nucléaire de Fukushima des centaines de policiers se sont mobilisés au risque d'être irradiés pour retrouver la dépouille d'un de leur collègue mort dans le tsunami: voilà le genre de comportement parfaitement absurde si on se place du point de vue de la rationalité du calcul gains/pertes: risquer la vie de centaines de personnes tout cela pour retrouver quelqu'un qui, de toute façon, est déjà mort est, d'un point utilitariste, parfaitement aberrant. Et pourtant, une société qui ne pourrait compter sur de tels comportements serait en voie de décomposition, touchée au coeur des liens sociaux qui la constituent.
Les émotions constituent la sève qui alimentent la morale et font de l'être humain, par nature, non pas un animal égoïste et calculateur mais un homo donator dont le comportement défie les lois de l'intérêt bien compris, un être possédé par l'esprit du don: la marque de celui-ci est toujours la spontanéité qui fait que donner c'est donner sans compter à partir d'un élan spontané que nous ne contrôlons pas. Comme le montre le dilemme du trolley, la grande majorité des gens déterminent leur comportement sur une base affective qui "relève d'une impulsion à peu près incontrôlable: elle nous saisit sur le champ, comme un réflexe, sans nous laisser le temps de peser le pour et le contre." (de Waal, Primates et philosophes, p. 82) Quand Westermarck demandait:"Peut-on s'empêcher d'avoir de la compassion pour ses amis?" Il sous entendait évidemment que non et rejoignait les thèses de Mencius pour qui "les hommes tendent vers le bien aussi naturellement que l'eau descend la pente." (Primates et philosophes, p. 81) Il est d'ailleurs remarquable qu'A. Smith lui-même, dont l'histoire des idées a surtout retenu ses réflexions sur l'homo oeconomicus dans son ouvrage La richesse des nations, en ait montré, par ailleurs, les limites dans une autre partie de son oeuvre qu'on trouve dans sa Théorie des sentiments moraux:"Aussi égoïste que l'homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s'intéresser à la fortune des autres et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoi qu'il n'en retire rien d'autre que le plaisir de la voir heureux." (Cité par de Waal dans Primates et philosophes, p. 37) Comme nous l'avons vu, nous commençons à comprendre aujourd'hui, avec la découverte des neurones-miroirs, les mécanismes au niveau neurophysiologique qui confirment cette intuition et en font autre chose qu'une forme d'idéalisation naïve d'une nature humaine qui serait fondamentalement condamnée à la méchanceté et à l'égoïsme. Les mécanismes d'identification affective à autrui, qui se jouent au niveau des strates les plus primitives de notre évolution, font que il serait impossible à un être humain normalement constitué d'être heureux, eût-il tous les biens désirables en sa possession, dans un monde où règne autour de lui la misère et la souffrance. Illustrons le par cette expérience tout à fait significative menée par le psychologue suédois U. Dimberg. Le protocole consistait à enregistrer à l'aide d'électrodes les plus infimes variations musculaires sur le visage de sujets auxquels on montrait des images de personnages ou joyeux ou en tristes. Ce qui est remarquable c'est que les variations se produisaient même en présence d'images subliminales trop furtives pour être perçues consciemment et qu'elles n'affectaient pas seulement des mouvements musculaires mais le moral de sujets:"La découverte révolutionnaire fut qu'il obtint la même réaction à des images projetées trop brièvement pour que le sujet en eût une perception consciente. Interrogés sur ce qu'ils avaient vu après cette présentation subliminale, ils ignoraient tout des visages heureux ou tristes mais les avaient néanmoins reproduits. Des expressions sur un écran ne font pas seulement réagir nos muscles. elles induisent également des émotions. Les sujets qui avaient été exposés à des visages joyeux déclaraient se sentir mieux que ceux qui l'avaient été à des visages en colère, même si aucun des groupes n'avait conscience de ce qu'il avait vu." (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 105) Voilà qui donne un ingrédient indispensable du bonheur et "nous remet en mémoire une des plus anciennes définition de la sympathie: la vision du bonheur d'autrui nous rend heureux." (ibid., p. 285)
La dévalorisation massive dont ont été victimes les émotions dans la tradition de pensée rationaliste de l'Occident est aujourd'hui largement remise en question, aussi bien au niveau de la philosophie morale, qu'au niveau des sciences cognitives. On sait aujourd'hui qu'elles ont un rôle fondamental à jouer aussi bien sur le plan épistémique du développement intellectuel (On ne peut rien apprendre de sérieux dans l'ennui et l'apathie:"nous savons aujourd'hui qu'il n'y a pas d'activité cognitive sans émotion." -Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 788- Restent deux solutions pour enraciner dans la mémoire par l'affect ce que l'on apprend: par la terreur ou par la joie. Soit par la terreur que faisait régner autrefois le maître d'école à coup de triques; l'intuition de Nietzsche que l'être humain a commencé par acquérir de la mémoire en se voyant infliger de grandes souffrances a devancé les découvertes neurobiologiques actuelles en ce domaine . Soit par la joie que suscite immanquablement une relation d'endettement mutuel positif se nouant entre une classe et un instituteur) que sur le plan du développement moral.
c) Poupées russes et canard-lapin
Aidons-nous de deux images pour essayer de nous représenter l'intrication de voix morales différentes qui parlent en même temps en nous, celle à dominante émotionnelle et celle à dominante rationnelle.
Les poupées russes
Ajouter une légende |
Reprenons l’image que donne de Waal de la poupée russe pour schématiser la façon dont s’imbriquent ces différents niveaux de la capacité à agir moralement. Dans tous les cas, la morale n’est pas seulement une affaire de raison, mais présuppose toujours un noyau émotionnel. Démontrons-le par l'absurde. Quel serait le tempérament moral de quelqu'un qui aurait des capacités d'empathie imaginative hautement développées mais qui serait dépourvu de toute capacité d'empathie émotionnelle? Il se rapprocherait du type psychopathe et manipulateur. Ce qui caractérise le psychopathe, c’est qu’il possède la sphère la plus enveloppante de la moralité, celle qui permet de s’identifier intellectuellement à autrui pour adopter sa perspective mais qu’il est dépourvu du noyau le plus archaïque qui lui permettrait d‘être affecté par ce que l‘autre éprouve; D’où une grande intelligence de type manipulatrice indifférente aux émotions d'autrui: "les psychopathes semblent dépourvus du vieux noyau mammalien de la poupée russe. Ils en possèdent toutes les couches extérieures cognitives, qui leur permettent de comprendre les désirs et les besoins des autres, ainsi que leurs faiblesses, mais ils se désintéressent complètement de l’effet de leur comportement sur eux." ( de Waal, L’âge de l’empathie, p. 308) Autrement dit la dissociation entre empathie émotionnelle et intellectuelle, qui, pour un individu normal, doit être ponctuel et, dans le meilleur des cas, opérée de façon lucide et réfléchie, devient, pour le psychopathe son état chronique et pathologique:"l'indifférence inhumaine aux sentiments d'autrui" est un des traits typiques de la personnalité de type psychopathe (voir le manuel DSM IV, édité par l' O.M.S. -Organisation Mondiale de la Santé-) . L'empathie, pour avoir un sens moral, exige donc toujours un engagement émotionnel: "Imaginer la situation d'autrui peut se faire en toute indifférence - un peu comme nous comprenons comment vole un avion. L'empathie exige d'abord et avant tout un engagement émotionnel." (De Waal, L'âge de l'empathie, p; 113). Une pure morale de l'autonomie qui voudrait faire abstraction de tout sentiment, telle qu'on en trouve le prototype dans la philosophie de la raison pratique de Kant reste insuffisante pour prendre toute la mesure des bases émotionnelles sur lesquelles a besoin de s'étayer une morale humaine. Toute attitude morale serait inconcevable sans une base émotionnelle qui constitue son noyau le plus intime. C'est ce qu'intègre une pensée du care qui peut "rendre compte de ce qui, chez tous les êtres humains, désigne un régime d'affectivité sans lequel le raisonnement et la délibération des sujets moraux ne serait, tout simplement, pas possible." (C. Gautier dans, Le souci des autres, p. 182)
On peut donc distinguer avec de Waal trois poupées s'emboîtant et correspondant à trois nivaux de l'empathie, du plus central au plus périphérique, du plus primitif au plus humain chaque niveau intégrant l'autre comme sa condition. Le noyau le plus central est celui de la contagion émotionnel, puis, l'englobant, l'empathie cognitive impliquant la capacité à "évaluer la situation et les raisons de l'état émotionnel de l'autre" débouchant sur des comportements visant à consoler celui dont la détresse nous affecte, et, enfin, le niveau qui serait le plus développé chez l'être humain, l'attribution d'état mentaux qui implique d'adopter en imagination le point de vue de l'autre et qui permet de lui apporter l'aide ciblée dont il a besoin:"Selon le modèle de la poupée russe, l'empathie recouvre tous les processus conduisant à relier les états émotionnels du sujet et de l'objet. au centre réside un simple mécanisme automatique de boucle perception-action: il en résulte immédiatement, et souvent inconsciemment, une correspondance d'états entre les individus. Des niveaux plus élevés d'empathie s'appuient sur cette base structurale, notamment l'empathie cognitive (comprendre les raisons des émotions de l'autre) et l'attribution d'état mentaux (adopter totalement le point de vue de l'autre). Ce modèle, à l'image d'une poupée russe suggère que les niveaux les plus extérieurs (complexes) requièrent l'existence de niveaux plus internes..." (de Waal, Primates et philosophes, p. 67)
C'est pourquoi l'option rationnelle du moindre mal qui paraît, à première vue, témoigner des possibilités les plus élevées de la moralité humaine, n'est pas sans ambiguïté: est-ce parce que l'individu est capable de faire barrage à ses émotions qui l'assaillent qu'il arrive à s'élever à ce degré supérieur de la moralité ou est-ce parce qu'il souffre d'une déficience pathologique d'empathie émotionnelle qu'il parvient aussi facilement à opter pour la solution conforme à la raison utilitariste du moindre mal? Le degré d'empathie n'est pas le même suivant les tempéraments: un certain degré de filtrage des émotions, variable suivant les individus, est, de toute façon nécessaire, pour rendre la vie psychologiquement supportable:"Vous imaginez ce que serait la vie si nous partagions la souffrance du monde sous toutes ses formes?" (de Waal, L'âge de l'empathie, p. 310) Ici aussi, nous commençons à peine à comprendre les mécanismes neurologiques en jeu avec ce que Lakoff appelle les "super neurones miroir" agissant à un niveau métacognitif, "capables de régler (stimuler/interdire) l'action empathique des neurones miroir et de désensibiliser un sujet par rapport à la souffrance et au bien-être des autres." (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 195) S'il faut bien admettre que "comme les autres mammifères sociaux, nous réagissons de manière automatique et émotionnelle à certains types de comportement, et ces réactions sont en grande partie constitutives de notre morale." ( P. Singer dans Primates et philosophes, p. 191) Ce niveau ne suffit pas à lui seul à constituer pleinement le comportement moral chez l'être humain. Ce que l'option rationnelle du moindre mal prise par la petite minorité montre c'est que "[au] contraire des autres mammifères sociaux, nous sommes capables de réfléchir à ces réactions et de décider de ne pas nous y conformer." (P. Singer, ibid., p. 191) Par là, nous rejoignons le concept d'autonomie dans un sens proche de celui qu'entendait Castoriadis: la capacité spécifiquement humaine à filtrer les émotions pour déterminer de façon lucide et réfléchie si nous pouvons accepter ou non de les laisser se transposer en acte dans telle ou telle circonstance. En un sens voisin, le philosophe américain H. Frankfurt, définissait l'autonomie et la liberté de la volonté comme résultant de l'accord entre les deux niveaux de nos états mentaux, cognitif et métacognitif. Nous sommes autonomes et libres quand ce que nous désirons peut coïncider avec ce que nous désirons désirer, c'est-à-dire, avec ce que nous souhaitons être, niveau qui constitue celui de notre moi le plus profond. Au contraire, nous sommes dans la non liberté quand il y a désaccord et conflit entre ces deux niveaux; quand nous n'arrivons pas à désirer le désir que nous éprouvons, soit, quand nous sommes insatisfaits de nous-mêmes:"Dans ces conditions, je suis autonome si mon désir de X est constitutif de ce que je désire être, et je manque d'autonomie s'il m'est étranger, si je ne désire pas qu'il soit mon désir..." (M. Jouan dans, Le souci des autres, p. 246)
De l'insensibilité pathologique à la souffrance d'autrui jusqu'aux formes de sainteté prenant sur elles toute la misère du monde, tous les types humains se rencontrent. Le plus cruel dans l'histoire étant que ce sont les gens dont l"empathie émotionnelle est la plus développée qui sont les plus vulnérables car les plus amenés à souffrir dans un monde qui est, pour beaucoup trop de gens, "une vallée de larmes". Une illustration exemplaire de ces capacités d'empathie portées à leur paroxysme se retrouve chez une grande figure du socialisme de liberté, au XXème siècle, Simone Weil, comme le relatait Simone de de Beauvoir dans ses Mémoires:"Une grande famine venait de dévaster la Chine, et l'on m'avait raconté qu'en apprenant cette nouvelle, elle avait sangloté : ces larmes forcèrent mon respect plus encore que ses dons philosophiques." (Mémoires d'une jeune fille rangée) Jusqu'à quel point, il faut laisser ouvert l'interrupteur de la contagion émotionnelle est une question qui ne peut être tranchée à partie d'un principe universel, valable pour tout le monde; c'est à chacun, dans chaque situation concrète de la vie, d'apprendre cet art.
Canard-lapin
Un choix moral, ne peut se réduire à l'application de principes universels comme le voudraient les morales de la justice; il se situe toujours dans un contexte déterminé:"Si nous remarquons un mendiant dans la rue, soit nous le regardons, ce qui peut éveiller notre pitié, soit nous détournons les yeux, voire traversons la rue pour évité d'être confronté à lui. Nous disposons d'une quantité de stratégies pour ouvrir ou fermé la porte (de la contagion émotionnelle)." ( de Waal, L'âge de l'empathie, p. 311) C'est aussi sur ce point que les éthiques du care ont profondément remis en question les morales universalistes de la raison pratique inspirées de Kant:"Le thème commun des théories morales contextuelles est qu'elles s'abstiennent de donner une réponse formelle et absolue aux questions morales." (J. Tronto dans, Le souci des autres, p. 63). Tout est d'abord affaire de contexte; dans les choses pratiques de la vie, il n'y a pas de règle a priori qui déterminerait par avance ce qu'il faut faire dans chaque cas. Il y aurait un rapprochement significatif à faire sur ce point entre l'éthique féminine du care et les formes primitives de morale, sans qu'il n' y ait là aucune connotation péjorative, bien au contraire. Comme l'analyse Sahlins à propos des Siuai (Papous de Nouvelle-Guinée), chez eux, "les normes en sont relatives et contingentes, plutôt qu'absolues et universelles. Autrement dit, un acte donné n'est pas mauvais ou bon en soi, mais seulement en fonction de qui est l'Autre..." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 254) Il n'y pas de réponse simple et univoque aux dilemmes moraux qui se dressent sur la route de tout un chacun. Rien n'est simple touchant la morale humaine. Si nous reprenons les termes du dilemme du trolley, il faut bien se résoudre à dire qu'il serait strictement dépourvu de sens de dire qu'une solution est bonne et que l'autre est mauvaise. Les deux sont partie intégrante de ce qu'il pourrait être moralement convenable de faire. C'est pourquoi l'image que donnait Wittgenstein du canard-lapin pour illustrer toute l'équivoque des questions morales semble ici particulièrement pertinente. Elle recoupe le caractère bisexué de toute psyché humaine, à la fois mâle et femelle.Telle est peut-être la meilleure façon de penser l'intrication, à son niveau le plus profond, entre une morale du care féminine et une morale de la justice masculine. Elles composent ensemble une même figure de ce que l'on peut attendre d'une morale humaine même s'il semble impossible de les faire valoir en même temps:"Chacune de ces perspectives saisit la relation entre le soi et les autres sous un certain aspect comme dans[...] la figure dans laquelle on peut discerner soit la canard soit le lapin, mais où il est difficile de maintenir en même temps la vision des deux aspects." (P. Paperman dans, Le souci des autres, p. 324)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire