Limites d'une économie de maisonnées régulée suivant la norme de Chayanov
La norme de subsistance, ce qui est considéré comme étant le nécessaire pour vivre, se fixe autour de la moyenne des maisonnées, en termes de capacité productive, de sorte que la majorité peut l'atteindre. Mais, considéré en lui-même, en tant que simple agglomérat de maisonnées tournées vers une autoproduction régulée d'après la norme de Chayanov, le MPD trouve une double limite:
-car il implique que certaines maisonnées, les moins bien loties, ne parviennent pas à atteindre la norme de subsistance; c'est le cas de celles dont le ratio consommateurs/producteurs est par trop défavorable, typiquement celui d'une maisonnée composée d'une veuve ayant seule ses enfants à charge. Et, tenant compte du cycle de reproduction de ses membres, toute maisonnée, un jour ou l'autre, peut déchoir ainsi.
-le MPD est incapable par lui-même de produire un surplus aux fins de prendre en charge les institutions collectives intégrant les maisonnées en un tout qui fasse société, chose au moins aussi nécessaire que la ration alimentaire quotidienne, comme le souligne Sahlins; elles ne seraient alors pas plus que des patates jetées en vrac dans un sac, le degré 0 d'organisation sociale, et de quoi alimenter un des lieux communs de l'idéologie colonialiste répétant à l'envie que, décidément non, ces bandes de Sauvages ne forment pas de véritables sociétés.
Le matériau empirique montre pourtant que ces insuffisances potentiels sont généralement évitées dans la pratique. Pour ne prendre que l'aspect alimentaire, le cas fidjien a valeur générale: "Du moins, aucun village moala ne semble souffrir de la faim, alors qu'il est évident que certains chefs de famille ne produisent pas assez de nourriture pour couvrir leurs besoins de subsistance." (AP-AA, p. 112)
Comment les insuffisances potentielles du MPD sont compensées? La réponse part de la prise en compte du caractère grégaire de l'anarchie primitive sur la base du principe de réciprocité. La réciprocité est le principe qui règle ce que nous appelons une économie de don. La dynamique centrifuge, tournée vers l'autoproduction, du MPD, se trouve contre-balancée par cette puissante logique d'intégration du cycle du don: donner-recevoir-rendre. C'est ce qui rend compte de certaines entorses à la norme de Chayanov, c'est-à-dire une intensification de la production au-dessus de la norme commune, qui permet aussi bien d'assurer la subsistance de tous, que d'alimenter les institutions nécessaires à la vie collective. Le don fonctionne alors comme un intensificateur de production suivant deux lignes directrices:
- celle entre les maisonnées elles- mêmes
- celle entre la chefferie et les maisonnées
Extension de la réciprocité entre les maisonnées
En s'inspirant des propositions de Sahlins, on peut donner comme modèle de la réciprocité une suite de cercles concentriques qui se forment à la surface de l'eau après y avoir jeté un objet, et qui vont se dispersant vers la périphérie jusqu'à finir par s'effacer. Atteignant son intensité maximale au coeur de la maisonnée (réciprocité généralisée ou inconditionnelle), la réciprocité va tendre à s'affaiblir à mesure qu'on en sort et qu'on va vers la périphérie; elle devient, dans sa partie médiane, réciprocité symétrique ou équilibrée, jusqu'à éventuellement finir par inverser son signe et se transformer en réciprocité négative, par la guerre et la violence, avec un groupe étranger, suivant la Loi du talion (Oeil pour oeil, dent pour dent, etc) Ce phénomène de dispersion et d'affaiblissement de la réciprocité vers la périphérie est contrecarré par les obligations de solidarité des maisonnées les mieux lotis envers les plus démunis jusqu'à celles avec lesquelles n'existe plus de lien de parenté. Et cela conduit les maisonnées les plus en capacité de produire à intensifier leur production au dessus du niveau fixé par la norme de Chayanov. L'excédent généré compense l'insuffisance d'autres maisonnées relativement à la norme de subsistance, suivant les mécanismes de transfert du don. Et c'est quelque chose qui se retrouve dans l'ensemble des cultures de l'âge de pierre quelque soit l'aire géographique considérée. Comparer ces deux compte-rendus ethnographiques pourtant indépendants l'un de l'autre a priori:
Andamans d'Asie:"On a dit plus haut que toute nourriture est propriété privée et qu'elle appartient à l'homme ou à la femme qui se l'est procurée. Cependant tous ceux qui ont de la nourriture sont tenus d'en donner à ceux qui n'en ont pas...le résultat de ces coutumes est que pratiquement toute la nourriture obtenue est redistribuée équitablement à travers tout le village..." (Radcliffe-Brown cité par Sahlins, p. 372)
Bochimans d'Afrique noire:"La nourriture, tant végétale qu'animale, et l'eau, sont également propriété privée, et appartiennent à quiconque se les procure. Cependant tous ceux qui ont de la nourriture sont tenus d'en donner à ceux qui n'en ont pas. Le résultat est que pratiquement toute la nourriture obtenue est redistribuée équitablement dans le camp." (Schapera cité par Sahlins, p. 372)
Abondent dans le même sens
Indiens Chukchee:""(...) les Chukchee sont remarquablement généreux envers tous ceux qui sont dans le besoin" (Bogoras, 1904-1909, p. 47); y compris envers les étrangers, telles ces pauvres familles de Lamut qui étaient prises en charge par leurs riches voisins chukchee sans aucune exigence de contrepartie, et aussi ces colons russes mourant de faim, en faveur desquels les Chukchee abattirent leurs troupeaux sans compensation ou presque. Lors de l'abattis annuel d'automne, environ un tiers des rennes était offert aux invités, sans que ceux-ci soient tenus de payer en retour, surtout s'ils étaient pauvres;" (AP-AA, p. 379)
Indiens Patwin: "Les cadeaux substantiels de viande, de poisson et autres, offerts par les maisonnées patwin au chef du village, étaient redistribués aux familles nécessiteuses; une famille pouvait toujours demander de la nourriture à des voisins mieux lotis." (ibid., p. 379) Dans ce cas, on voit déjà entrer en jeu l'institution de la chefferie comme mécanisme redistributif.
"Et dans les forêts de la Nouvelle-Zélande comme dans les savanes du Soudan: "il était inconcevable qu'une famille souffre de la faim et du besoin tant que d'autres au village étaient abondamment pourvues en nourriture"." (Firth cité par Sahlins, ibid., p. 380)
Et cette extension de la réciprocité se vérifie d'autant mieux que les temps sont durs. Dans cet ordre d'idée, les indiens Blackfoot offrent la version indigène de la fable de la cigale et de la fourmi: "A une pénurie générale, on réagissait par une intensification du partage. La disette sévissait souvent l'hiver: "Alors les riches qui avaient fait, l'automne précédent, d'importantes provisions pour l'hiver, devaient partager leur nourriture avec les pauvres."" (Ewers cité par Sahlins, ibid., p. 376)
Eskimos:"En temps de disette, c'était le chasseur de phoques chanceux et sa famille qui risquaient de souffrir de la faim, car dans sa générosité, il donnait tout ce qu'il avait sous la main." (ibid., p. 373)
La prévalence de la réciprocité dans les rapports sociaux fonctionne comme mécanisme anti-accumulation qui interdit l'émergence d'une logique capitaliste à des fins d'enrichissement personnel. La règle est que plus on donne et plus on est valorisé socialement. C'est pourquoi chez les Trobriands, posséder et donner signifient la même chose:"Mais l'important est que pour eux, détenir signifie donner... Un homme qui possède un bien est naturellement tenu de le partager, de le distribuer, d'en être le dépositaire et le dispensateur. Et les obligations sont d'autant plus grandes que le rang est élevé..." (Malinowski cité par Sahlins, p. 361-362)
Dans les sociétés comme la nôtre, gagnées à la logique d'accumulation capitaliste, il est de coutume d'associer la richesse à l'avarice. On ne peut imaginer plus antithétique que ce qui prévaut dans les sociétés anarcho-grégaires de l'âge de pierre: ici, au contraire, tous les agencements sociaux rendent impossibles la conjonction de ces deux attributs. L'éthique en vigueur dans ce type de société veut qu'il n'y aurait pas pire motif de déchéance sociale. Les sociétés de l'âge de pierre ne sont donc pas des sociétés sans hiérarchie sociale, sauf qu'elles sont fondées d'une toute autre façon, non pas sur la capacité à accumuler de la richesse qu'on pourrait convertir en pouvoir sur les autres, comme c'est le cas dans un régime capitaliste comme le nôtre, mais, au contraire, sur la propension à la dispenser autour de soi.
Rapport de missionnaires sur l'île de Tahiti, 1799:"La pauvreté n'est jamais pour un homme, cause d'opprobe; en revanche, il n'y a pas plus grande honte que d'être riche et avaricieux (...) Ils se dépouilleront des vêtements qu'ils ont sur le dos plutôt que de s'entendre traiter de peere, peere, ou "pingre"." (Cité par Sahlins, AP-AA, p. 380)
"Dans l'esprit des gens, la richesse n'est légitime que parce qu'elle rend possible une redistribution des biens en faveur de ceux que la fortune a moins favorisés, procédure qui, par la même occasion, procure au dispensateur l'adhésion des malchanceux." (Pospisil cité par Salhins, AP-AA, p. 359)
"De retour d'une fructueuse razzia, le guerrier indien était parfois tellement harcelé de flatteries par les vieux, sur le chemin de sa loge, que rendu chez lui, il se trouvait ("fréquemment") avoir distribué tout son butin." (Denig cité par Sahlins, p. 375)
Cette incitation sociale à hyperboliser la générosité constitue alors l'amorce par laquelle la société choisira son chef, celui qui devra porter la production à son point d'intensification maximale, bien au-dessus de la norme chayanoviste du travail...
Intensification de la réciprocité dans la chefferie
Cet aspect des choses complète ce qui a déjà été abordé ailleurs au sujet de la nature de la chefferie primitive: elle fonctionne comme un mécanisme de centralisation des réciprocités par la redistribution. La redistribution se tire donc analytiquement de la réciprocité qu'on peut considérer, dans cette mesure, comme principe premier. Le don est ici porté à sa pointe la plus inconditionnelle; suivant la formule de Sahlins, le chef est un parent d'un ordre exalté, il porte l'idéologie de la parenté à son point d'intensification maximale. Ce qu'il obtient en retour de sa générosité, c'est, non pas un pouvoir de commandement, qu'il serait de toute façon bien en peine de faire valoir, étant donné la nature anarchique d'une économie de maisonnées telle que présentée dans la partie précédente, mais un statut social, des marques de reconnaissance. En ce sens on peut dire que le moteur de l'ambition politique joue comme accélérateur de production, au détriment de toute motivation d'ordre égoïste d'enrichissement personnel.
Le vocabulaire imagé suivant lequel la collectivité parle de sa relation à sa chefferie est assez parlant pour saisir la nature du "contrat" passé entre les deux
Hawaï: "De même que le rat n'abandonne pas le placard à provisions...lorsqu'il sait y trouver de la nourriture, de même les gens n'abandonnent pas le roi tant qu'ils pensent que ses greniers regorgent de nourriture." (Malo cité par Sahlins, p. 365)
Dicton Bemba se rapportant au chef: "Nous secouerons l'arbre jusqu'à ce qu'il rende ses fruits." (Cité par Sahlins, p. 370)
Et dans le cas où les fruits resteraient obstinément attachés à l'arbre du chef; où il trahirait son obligation de générosité à des fins d'enrichissement personnel, la sanction sociale pourra éventuellement être radicale; comme pour ce chef, Mote Jupowija de Madi, mis à mort. Voilà pourquoi la condition de chef est à l'exact opposé de celle de sociétés comme les nôtres où l'accès à la chefferie autorise une élévation économique au dessus du commun des mortels.
'Gawa mélanésien: "Ces chefs étaient "des hommes qui mangeaient des os et mâchaient de la chaux - les meilleurs morceaux de viande, ils les donnaient et ne gardaient pour eux que les déchets, et ils distribuaient si généreusement les noix d'arec et le poivre de bétel qu'il ne leur restait plus de quoi préparer leut bétel." (Hogbin cité par Sahlins, p. 358)
Indiens Assiniboin: "Un chef doit se dépouiller de tout son avoir pour maintenir sa popularité et il est toujours le plus pauvre de la bande..." (Denig cité par Sahlins, p. 362)
Indiens Kansa-Osage: "Les chefs et tous ceux qui recherchent la faveur du public, alimentent leur popularité en faisant étalage de désintéressement et de leur pauvreté. Chaque fois qu'un succès extraordinaire leur échoit en matière d'acquisition, ce sont leurs très méritoires adhérents qui en profitent, car ils redistribuent tout autour d'eux avec la plus outrancière libéralité, et se font gloire d'être réputés les plus pauvres de la communauté." (Hunter cité par Sahlins, p. 363)
Rapport de missionnaires sur le chef tahitien Ha'amanimani, 1799:" "Vous me donnez, leur dit-il, beaucoup de parow [de bonnes paroles] et de prières à l'Eatura, mais très peu de haches, de couteaux, de ciseaux et de tissu." Le fait est qu'il distribue sur le champ à ses amis et clients tout ce qu'il reçoit en cadeaux; de sorte qu'il n'a plus rien maintenant à exhiber des nombreux présents qu'il a reçus, hormis un chapeau vernis, une paire de culottes et une vieille redingote noire qu'il a ornée d'une frange de plumes rouges. Et il justifie sa prodigalité en disant que faute d'agir ainsi, il ne serait pas roi (sic), ni même chef de quelque conséquence." (Cité par Sahlins, p. 182)
Bochiman d'Afrique noire: "Aucun Bochiman n'ambitionne de devenir un personnage mais Toma [le chef de la bande] poussait plus loin que d'autres la démarche contraire: il ne possédait pratiquement rien et donnait tout ce qui lui passait entre les mains. Mais c'était diplomatie de sa part, car cette pauvreté délibérément provoquée lui valait le respect et l'adhésion de tous." (Thomas cité par Sahlins, p. 188)
Une des fonctions essentielle de la chefferie est donc d'assurer la redistribution de la richesse et d'abord à l'endroit des maisonnées qui se trouvent être dans le besoin. Dans cette mesure, le chef doit travailler bien au-dessus de la norme coutumière, pour assurer un flux continuel de richesse à redistribuer. C'est pourquoi c'est à peine une exagération de dire comme P. Clastres que seul le chef travaille véritablement dans la société primitive puisqu' il est constamment obligé de réalimenter la machine à distribuer que requiert sa fonction; on comprend en tout cas aisément que le temps qu'il doit y consacrer le situe bien au-dessus de la norme chayanoviste du travail qui prévaut par ailleurs.
Busama de Nouvelle-Guinée:"[...] le chef de la Maison des Hommes doit travailler plus dur que quiconque afin de réapprovisionner ses stocks de nourriture. Celui qui aspire aux honneurs ne peut pas s'endormir sur ses lauriers. Il lui faut continuellement donner de grands festins et faire provision de crédit. On reconnait qu'il doit peiner depuis le lever du jour jusqu'au coucher - " ses mains sont toujours terreuses et son front inondé de sueur"." (Hogbin cité par Sahlins, AP-AA, p. 185)
Une façon de comprendre cette singularité de la chefferie primitive consiste à partir du sens dans lequel circule la dette. Alors que dans les sociétés à Etat comme la nôtre, la dette va de la société vers la chefferie, ici, en sens inverse, c'est la chefferie qui se retrouve en situation de débiteur perpétuel vis-à-vis de la société qui l'oblige à constamment redistribuer autour de lui ce qu'il a.
Kachin: "En théorie donc, les personnages de haut rang reçoivent des cadeaux de leurs inférieurs. Toutefois, ils n'e retirent aucun avantage économique. Quiconque reçoit un don contracte une dette (hka) envers le donateur... Paradoxalement, bien que le noble soit défini par cette capacité de recevoir des dons... il pèse constamment sur lui l'obligation sociale de prodiguer plus qu'il n'a reçu, faute de quoi on lui fera une réputation d'avaricieux et un avare risque de déchoir." (Leach cité par Sahlins, p. 369)
Maori: "(Le chef) était tenu de rendre avec usure tout ce qui lui était donné... Il ne pouvait se dérober aux obligations d'hospitalité qu'il se devait à tous les chefs qui lui rendaient visite avec leur suite...De plus, à l'occasion d'une naissance, d'un mariage ou de la mort d'un villageois titré, on tirait encore sur ses réserves personnelles, et l'organisation d'un grand festin pouvait épuiser ses réserves de nourriture." (Firth cité par Sahlins, p. 364)
La chefferie, génératrice de surplus, constitue pour l'ensemble de la collectivité une sorte d'assurance sociale ou de trésor public remédiant aux insuffisances d'une économie de maisonnées. Et voilà qui dot éviter une fâcheuse confusion souvent faite dans l'enchaînement des faits quand on essaye de retracer l'origine des inégalités sociales. La séquence que nous proposent les sociétés de l'âge de pierre ne va pas de la formation d'un surplus aïguisant les convoitises à celle d'une chefferie qui se l'approprierait, comme on l'imagine habituellement, mais, à l'inverse, c'est l'institution de la chefferie qui a pour vocation la formation d'un surplus, compensant ainsi les déficiences d'une production de maisonnée régulée suivant la norme de Chayanov.
En dehors des strictes questions de subsistance, l'autre aspect des choses est donc que la chefferie prend en charge les institutions collectives garantissant l'assise de la société et l'une des premières d'entre elles, celle de la fête C'est encore un autre trait général des sociétés primitives d'alimenter une culture festive à l'opposé de ce que serait une culture du besoin si elles avaient tout juste de quoi assurer leur survie, comme le préjugé misérabiliste à leur endroit se le figure. Considérée d'un simple point de vue économique, la fête est aussi un intensificateur essentiel de production de la chefferie:
Sa'a "(...) les gens aimaient un chef qui, par le faste de ses fêtes, apportait gloire à son pays; l'une des raisons pour lesquelles on surnommait le chef Wate'ou'ou... "Celui qui maintient la pirogue dans sa droite course" était sa compétence en matière de fêtes." (Ivens cité par Sahlins, p. 361)
"(Les Sa'a) ont deux mots pour désigner la fête, ngauhe et houlaa: le premier veut dire "manger", le second "gloire".." (Ivens cité par Sahlins, p. 178)
"Sans les fêtes (dit un Wogeo) nous ne parviendrons jamais à ramasser toutes nos châtaignes, ni à planter une telle quantité d'arbres. Sans doute aurions-nous de quoi manger, mais nous ne ferions jamais de gros repas." (Hogbin cité par Sahlins, AP-AA, p. 178)
"(...) je propose de voir dans la Fête des Ancêtres et tout ce qui s'y rapporte, le mobile premier de toute vie économique et sociale des Lamet. Ces exigences somptuaires forcent les plus actifs et les plus ambitieux à produire au-delà de leurs besoins de subsistance ordinaires. Cette quête de prestige joue un rôle particulièrement important dans la vie économique des Lamet et les incite à produire des surplus." (Izikowitz cité par Sahlins, p. 185)
Tableau synthétique d'une société anarcho-grégaire
Le type de la société anarcho-grégaire de l'âge de pierre est du " communisme en action", pour reprendre la formule de L. H. Morgan, que Marx et Engels avaient bien lu, un communisme suivant sa déclinaison libertaire, la seule qui vaille, répondant à la devise, "De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins", et tel qu'on en trouve la plus parfaite illustration chez les indiens Creek, qui, dans cette mesure, peuvent offrir une synthèse terminale:
:"On trouve l'une des plus remarquables descriptions de redistribution par le chef, sous-tendue par le principe de réciprocité généralisée, dans le récit de W. Bartram, récit qui date de la fin du XVIIIème siècle:"Lorsque la fête du busc est terminée et que les bleds sont mûrs, la ville entière s'assemble, et chaque homme apporte les fruits de son labeur, c'est-à-dire le produit de la parcelle du champ communal qui lui fut allouée initialement, produit qu'il entrepose dans son propre grenier à grain: ce grenier est sa propriété privée. Mais avant que chacun emporte la récolte qu'il a moissonnée sur sa parcelle, on érige sur le champ communal, une vaste hutte ou grenier qui est dit "grenier du roi", et là chaque famille vient déposer une certaine quantité, selon ses possibilités, sa capacité ou son désir, et rien du tout s'il en décide ainsi, et c'est là apparemment un tribut au mico (chef) ou une rente qui lui est faite. Mais le but véritable est autre. Il s'agit, en réalité, d'une sorte de trésor public, alimenté par quelques contributions volontaires et auquel tout citoyen a libre accès, à titre rigoureusement égalitaire lorsque ses propres réserves sont épuisées; une sorte de fonds de secours en cas de besoin, où l'on peut aussi puiser pour porter assistance aux villes voisines qui ont fait de mauvaises récoltes, régaler les étrangers et voyageurs de passage, ravitailler les expéditions militaires, ou pour toutes autres exigences d'utilité publique..." (AP-AA, p. 369)
Clap de fin: ce qui devient le cancer de la terre
Ne pas se leurrer. Les sociétés de l'âge de pierre ne peuvent être des modèles pour nous.
Non
sens d'un retour en arrière, sauf à imaginer que soit rayé de la carte
plus de 99 % de la population mondiale.
Il faut compléter le triangle d'autolimitation d'une société primitive, présentée dans la partie précédente, par celui de la sous-exploitation, d'ordre spatio-temporel, qui lui est indissociablement lié, et qui se lit de cette façon: à la discontinuité temporelle du travail, répond une discontinuité spatiale qui réside dans le sous-peuplement, les deux conjugués s'accordant à une sous-exploitation du milieu de vie.
La notion de sous-peuplement s'évalue par rapport au seuil critique qui est la densité maximum que peut atteindre une population sur un territoire donné sans mettre en péril les ressources qu'offre le milieu, aux fins de satisfaire la norme de subsistance d'une population donnée: "Les résultats obtenus dans le cadre des systèmes traditionnels - c'est-à-dire en dehors des réserves- bien que singulièrement variables, sont singulièrement cohérents sur un point tout au moins: la population existante est généralement inférieure, et souvent il s'en faut de beaucoup, au seuil critique déterminable." (AP-AA; p. 85)
Le fait que dans les sociétés primitives la densité de population est généralement bien en deçà de ce seuil est une condition essentielle du régime d'abondance, puisqu'il garantit un épais matelas de sécurité, un excédent sanctuarisé, un trop plein de moyens à disposition relativement à la norme de subsistance, trop-plein qui est donc aussi celle d'une force de travail ordinairement sous-employé.
La société est organisée politiquement, indirectement, et parfois directement, de telle sorte que la densité de population reste toujours bien en deçà du seuil critique;
Indirectement, on trouve le mécanisme politique du suffrage à l'unanimité. La démocratie primitive ignore notre règle de majorité qui lui serait apparue comme une insupportable tyrannie des uns; fussent-ils les plus nombreux, sur les autres; pour qu'une décision puisse s'appliquer, elle requiert l'unanimité du groupe; en cas de désaccord définitif d'une partie, celle-ci est amenée à faire fission et partir s'établir ailleurs; de cette manière, la règle politique d'unanimité joue comme une norme régulatrice maintenant la densité de population à un niveau qui ne risque pas d'atteindre le seuil critique pour l'intégrité de la société.
D'autre part, directement et délibérément, il ne faut pas se cacher la dimension malthusienne des politiques de chasseurs-collecteurs par des mesures drastiques qui maintiennent à un bas niveau la densité de population, politique à mettre en contraste avec le credo biblique enjoignant à l'humanité de se multiplier:"d'où la suppression des vieillards, la pratique de l'infanticide, l'abstinence sexuelle pendant l'allaitement, etc., autant de pratiques abondamment attestées parmi les chasseurs-collecteurs." (AP-AA, p. 75) Voir à partir de 1h 27' 20 ce que dit à ce sujet P. Clastres:
La question démographique de la densité de peuplement met à une distance incommensurable de nous les formations sociales héritées de l'âge de pierre. Pour se fixer un ordre de grandeur, les paléohistoriens estiment à 500 le nombre de personnes vivant en région parisienne autour de -15 000 ans. Aujourd'hui, le projet mégalomaniaque du grand Paris promet d'y englober 15 millions d'individus.
Un cliquet malthusien a sauté et un processus de l'ordre du développement d'une cellule cancéreuse s'est enclenché. Et ce cliquet a sauté dès la phase de néolithisation, le début de la fin pour l'humanité, de l'avis de nombreux paléohistoriens; en tous les cas, dès cette époque, les modes d'existence des sociétés de l'âge de pierre sont voués irrémédiablement à l'extinction; ils restaient viables tant que la population humaine sur terre n'excédait pas une dizaine de millions d'individus, soit en gros le nombre estimé d'humains à l'aube de la période néolithique autour de - 10 000 ans. Aujourd'hui que nous allons atteindre la barre des huit milliards d'individus , le jugement qu'A.Comte formulait à la fin du XIXème siècle, et qu'il croyait certainement intangible, voulant que l'humanité est composée de plus de morts que de vivants est devenu caduque. Vit aujourd'hui sur terre un nombre de personnes excédant tout ce que l'humanité a compté d'individus depuis les débuts du processus d'hominisation il y a quelques trois millions d'années, rapport qui à de quoi donner le vertige.
Mais une démographie galopante peut tout autant être un symptôme de vitalité que de morbidité:"[...] les recherches ethnographiques démontrent [...] que même le fait qu'une population augmente [...] n'exclut pas nécessairement qu'il se produise une catastrophe culturelle. En réalité, le taux de croissance naturel d'une population peut être un indice, soit de vitalité culturelle, soit de dégradation culturelle. Le sens originel du mot "prolétaire", qui rattache fécondité et mendicité, exprime cette ambivalence de manière frappante." (Polanyi, La grande transformation, p. 232) Et le sens dérivé renforce l'hypothèse, car c'est une sorte de prolétarisation universelle, au sens d'une perte générale des savoirs, qui accompagne aujourd'hui la démographie mondiale galopante, directement en rapport avec le développement aveugle et indifférencié de la prétendue "intelligence" artificielle. Le prétendu grand bond en avant du néolithique est un mythe et le progrès qu'il est censé avoir permis jusqu'à aujourd'hui apparaîtra de plus en plus comme celui d'une erreur, pour reprendre la formule de W. Benjamin.
L'espèce humaine n'est-elle pas devenue le cancer de la Terre? A tout le moins, une espèce qu'on qualifie habituellement, dans ces cas là, quand il s'agit des autres, d'invasive et qui met en oeuvre à l'échelle planétaire une véritable extermination systématique de la vie, comme l'attestent toutes les enquêtes scientifiques menées à ce sujet.
Ce n'est pas l'espèce humaine dans sa généralité mais le capitalisme tel que l'Occident moderne l' a constitué qui serait en cause rétorquent ceux qui, à gauche, refusent de parler d'anthropocène pour incriminer un "capitalocène". Sauf que, à l'heure où il s'est mondialisé, il se confond désormais avec l'immense partie de l'humanité, rendant ce genre de distinction oiseuse.
Sauf que la catastrophe actuelle était déjà en germe au moins depuis les débuts de la néolithisation et que le capitalisme moderne n'en est que l'ultime avatar, le plus morbide, le plus fou et le plus destructeur.
Un des aspects singulier de la situation actuelle est que la mal nommée espèce "sapiens" (qu'il serait infiniment plus juste de rebaptiser "demens") est la dernière branche survivante du genre homo, alors qu'il y avait toujours eu jusque là plusieurs espèces d'humanité qui coexistaient (les paléohistoriens ne sont pas encore catégorique sur ce point; il y a pu y avoir éventuellement un précédent autour d' 1,2 millions d'années, avec l'homo erectus) et une branche désormais tellement mal en point qu'on en vient à se demander si, avec son pourrissement, ce n'est pas le buisson du genre homo qui arrive à son exténuation finale, ce qui ne serait après tout pas une mauvaise nouvelle pour peu qu'on souhaite à la vie de reprendre le cours de son aventure buissonnante.
Voilà le credo d'une sagesse péniblement acquise:
1 L'espèce humaine est vouée à disparaître
2 La seule chose raisonnable est de se demander comment, à son échelle, faciliter sa disparition.
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