Mise à jour, 18-04-2018
Introduction.
Ma liberté de faire de la batterie à trois heures du matin s'arrête là où commence la liberté de mon voisin de dormir la nuit. La limite de ma liberté m'interdit d'empiéter sur celle d'autrui. Cette évidence mérite-t-elle qu'on s'y attarde plus? Oui car, sous ses apparences de savoir-vivre, elle semble impliquer une relation purement négative à autrui qui n'est jamais perçu que comme ce qui restreint le champ de ma propre liberté. Une liberté substantielle peut-elle s'édifier sur une base sociale aussi négative et vide? Cette formule n'implique-t-elle pas toute une anthropologie philosophique (une conception de l'être humain) qui demeure problématique en ce sens qu'elle implique de concevoir des individus foncièrement égoïstes condamnés à rester des étrangers les uns pour les autres? Comme parvenir à faire société dans de telles conditions?
- J'établirai d'abord que, même si on peut donner un champ de validité limité à cette formule qui veut voir dans autrui une simple limite à ma liberté, il n'en restera pas moins que la conception de la liberté impliquée en elle est très loin d'être universelle (qu'elle constitue même plutôt une exception si l'on se donne la peine d'une enquête un peu sérieuse sur ce que nous apprennent l'anthropologie et l'histoire) mais qu'elle est caractéristique de l'homo oeconomicus qui constitue le type anthropologique (type humain) des sociétés marchandes développées comme la nôtre où les gens tendent à vivre repliés sur leur sphère privée d'existence et ont toutes les peines du monde à entretenir entre eux des rapports de socialisation positifs.
-Le problème sera alors de parvenir à reconceptualiser (redéfinir) la notion de liberté en lui déterminant une forme qui s'associe avec un processus de socialisation positif fondé sur des liens de réciprocité, de solidarité et d'entraide. On verra finalement dans quelle mesure cela a pu être le projet d'un socialisme de la liberté issu du mouvement ouvrier à l'époque moderne.
I L'opinion commune: ma liberté s'arrête là où commence celle d'autrui
a) fondements anthropologique et psychologique de l'opinion commune
Si l'opinion commune peut avoir une certaine légitimité, c'est dans la mesure où l'enfant pour se socialiser devra, partout et toujours, intégrer le sens de certaines limites qui fait qu'il ne peut pas se permettre de faire n'importe quoi n'importe comment avec n'importe qui.
Il faut faire ici un travail de conceptualisation sur la notion de limite: ce qui caractérise, à son premier stade de développement, la psyché (l'âme) infantile, c'est l'absence du sens des limites qui fait que le nourrisson ne se distingue pas, au début de sa vie, de son environnement extérieur. C'est l'état narcissique primitif dans lequel, conformément à la légende du poète latin de l'antiquité Ovide, Narcisse n'a pas encore appris que le reflet qu'il contemple dans une eau pure est le sien. Il n'a pas encore intégré le sens de la limite entre lui et le monde extérieur. Cela correspond à l'état initial du foetus humain qui est totalement immergé dans le liquide amniotique de l'utérus de la mère et qui fusionne intégralement avec elle. Dans la légende d'Ovide, Narcisse meurt et se transforme en fleur le jour où il découvre que le reflet qu'il contemple est bien le sien. C'est à ce moment précis qu'il intègre la limite entre lui et son environnement et qu'il devient un être capable de vivre en société.
La psyché humaine se socialise à partir du moment où elle commence à reconnaître autrui comme une source autonome de désir qui se distingue d'elle, qu'elle et sa mère constituent bien deux êtres distincts qui ne peuvent fusionner plus longtemps l'un avec l'autre. Que ce soit là le réquisit minimal pour vivre en société, partout et toujours, peut être concédé sans problème. Mais, en faisant de la formule, "ma liberté s'arrête là où commence celle d'autrui" le modèle de toute socialisation possible, l'opinion commune va infiniment plus loin car elle reprend inconsciemment à son compte toute une anthropologie philosophique, celle de l'idéologie actuelle ultra dominante du libéralisme économique, qui doit être soumise à la discussion et à la critique car elle est parfaitement incapable de donner un contenu positif à la socialisation des individus.
b) l'homo oeconomicus de la pensée libérale
Les théories du libéralisme économique qui forment l'armature idéologique des sociétés modernes comme la nôtre reposent sur deux axiomes (principes fondateurs):
-l'axiome de l'homo oeconomicus qui fait de l'égoïsme calculateur le trait dominant de la nature humaine.
-l'axiome de la main invisible du marché économique qui affirme que c'est en laissant chacun ne chercher que son intérêt personnel qu'il doit en résulter, par les mécanismes autorégulateurs du marché, une prospérité qui sera favorable au plus grand nombre.
Dans ce cadre, la fonction de la loi juridique (le droit) est de permettre à chacun de préserver son espace de liberté privée en évitant qu'autrui vienne empiéter dessus, ce que résume ainsi un ultra libéral du XXème siècle comme Friedrich Hayek:"Le rôle de la loi n'est pas d'organiser les actions individuelles afin de concourir à la réalisation d'un but ou d'un projet commun; mais de définir ou codifier un cadre abstrait de règles dont la finalité est de protéger la liberté d'action des individus et des groupes autant contre l'arbitraire de tout pouvoir organisé que contre les empiétements des autres." La fonction de la loi est double en ce sens. D'une part, de préserver la liberté privée de chacun, de façon verticale, à l'égard de l'empiétement qui serait celui de "l' arbitraire de tout pouvoir organisé". Précisément, donner aux individus des garanties que l'Etat n'abuse pas de son pouvoir sur eux. Et, d'autre part, veiller, de façon horizontale, à ce que la liberté des uns n'empiètent pas sur celles des autres.
Cette conception pose problème sur ces deux plans. D'abord, verticalement, la garantie qu'elle semble apporter aux individus qu'un pouvoir placé au-dessus d'eux ne viennent pas empiéter sur leur liberté de penser, de s'exprimer et d'agir semble effectivement tout à fait fondamentale. Pourtant, très paradoxalement, l'histoire récente a montré de façon incontestable que cette garantie juridique peut être totalement détournée de cet objectif louable, à des fins de domination d'organisations privées, et non plus seulement étatiques, sur les individus eux-mêmes. Il faut, pour bien l'observer, retourner au détournement auquel a donné lieu le 14ème amendement de la Constitution des Etats-Unis voté initialement pour garantir les droits des Noirs contre l'arbitraire du pouvoir de l'Etat, à une époque où ils commençaient à peine à sortir de l'esclavage: "Aucun Etat ne peut priver quiconque de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale." Dans les faits, ce droit humain fondamental n'a pas, à quelques exceptions près, profité aux Noirs mais essentiellement aux organisations capitalistes du marché économique. Sur les recours devant les tribunaux, au nom de cet amendement,"entre 1890 et 1910, dix-neuf concernaient les droits des Noirs et deux cent quatre-vingt-huit ceux des entreprises." (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 303) Dans l'intervalle, ces entreprises du secteur privé avaient fait travailler toute une armée d'avocats à leur service pour que la loi leur reconnaisse le statut de personne juridique à part entière qui pouvaient bénéficier de cet amendement. Donner ce droit à ces organisations, à la puissance économique déjà considérable, cela revenait à étendre encore bien d'avantage leur pouvoir sur la vie des populations.
En théorie, les doctrines libérales prétendent garantir la liberté des individus contre "l'arbitraire de tout pouvoir organisé", dans la pratique, elles conduisent à renforcer ce pouvoir organisé, qu'il soit privé ou public n'y change rien.
Horizontalement ensuite, et c'est surtout ce qui va nous intéresser pour traiter ce sujet, ce qui est problématique dans le premier axiome de l'homo oeconomicus, c'est le fait que nous n'arrivons à donner aucun contenu positif aux formes de socialisation qu'il induit. La façon dont les individus sont amenés à rentrer en relation les uns avec les autres est la plus pauvre qui soit, si bien qu'à terme, on ne voit pas bien comment la société qui en découle pourrait tout simplement continuer à fonctionner durablement. Autrui n'est jamais perçu que comme ce qui vient restreindre mon champ de liberté. La collectivité est toujours ce contre quoi il importe de se protéger pour éviter qu'elle n'empiète sur mon espace privé de liberté. Sur quelle base commune pouvons-nous encore espérer vivre ensemble? Une société sans un espace commun suffisamment étendu est-elle seulement possible?
II-La critique de l'anthropologie libérale
a) Homo donator versus homo oeconomicus
L'égoïsme et l'asociabilité naturelle de l'homme qui en découle, conformément au premier axiome des théories libérales soutient fort mal l'épreuve des faits. L'abondant corpus de données que nous pouvons tirer de l'anthropologie et de l'histoire nous conduisent à cette conclusion qui est celle de l'anthropologue américain Marshall Sahlins:" la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l'homme est sans doute la plus grande illusion qu'on ait jamais connu en anthropologie." (La nature humaine, une illusion occidentale, p. 55) Il n'est pas question ici de mobiliser tout l'impressionnant ensemble de données que les sciences sociales ont accumulé depuis des décennies pour confirmer cette thèse. Un ouvrage monumental y suffirait à peine. Donnons juste, un exemple, parmi des centaines possibles, celui que relatait l'anthropologue américaine Margaret Mead à propos du mode de vie des Arapesh de Nouvelle Guinée:"S'il y a de la viande sur son fumoir au-dessus du feu, c'est ou bien la chair d'un animal tué par un autre, par un frère, un beau-frère, un fils de sa soeur etc., qui lui a été donnée [...], ou bien la chair d'un animal qu'il a tué lui-même et qu'il fume avant de la donner à quelqu'un d'autre, car manger le fruit de sa propre chasse [...] est un crime que commettent seuls les débiles mentaux (sic)..." ( citée par Karl Polanyi, Essais, p. 87) L'égoïsme que nous croyons, nous Occidentaux, "naturel" à l'humain, est tenu par eux comme une sévère forme de maladie mentale qui mérite qu'on la soigne énergiquement.
Il en découle une conception de l'origine sociale des individus aux antipodes de l'imaginaire occidental de l'homo oeconomicus qui consiste à croire que les humains auraient commencé, à l'origine, par vivre isolés les uns des autres. Partout ailleurs que dans l' Occident moderne, l'identité des individus, qui je suis, a toujours été pensé comme se constituant dans un réseau social de parenté qui en fait une identité relationnelle. La parenté se définit "comme un ensemble de relations à autrui constitutives de l'identité subjective et objective de la personne." (Marshall Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 49)
Ce qui marque la sociabilité de l'être humain, ce qui en fait d'abord un homo donator, c'est-à-dire un être mû par le besoin de donner et non de posséder, c'est le fait que la forme de relation sociale qui se développe dans ces sociétés obéit aux règles fondamentales du don, en particulier à celle-ci qui veut que "le bénéfice acquis par l'homme doit être restitué à sa source- afin qu'elle demeure source." (Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 220). C'est sur ce mode fondamental que s'institue le réseau de liens sociaux aussi bien de façon verticale, à l'égard des êtres surnaturels, que sur le plan horizontal des relations entre vivants. Prenons le premier cas, vertical, de la façon dont s'instituent ainsi les relations de l'humain à la nature qui est habitée par les Grands Esprits, des êtres surnaturels. Ce que la forêt donne comme gibiers ou produits de la cueillette devra impérativement lui être restitué sous forme de contre dons que les prêtres sorciers transmettront à l'esprit de la forêt pour qu'ainsi elle demeure la source féconde de toute vie et continue de donner. C'est de la même façon, sur le plan horizontal de la relation entre les individus, que ce principe prévaut: si je fais un don à quelqu'un et que celui en fait don à un tiers et que le tiers fait un contre don à son égard, alors celui-ci sera tenu par les règles du don de transmettre ce contre don au donateur initial. Autrement dit, il lui est interdit de s'accaparer et de garder pour lui-même le bénéfice que génère la circulation du don. C'est ainsi seulement que le premier donateur continuera à être source de dons, garantissant ainsi que le cycle des dons se perpétuera indéfiniment de la même façon que la forêt restera une source de vie éternellement féconde.
Dans de telles sociétés, il est hors de question que quelqu'un accumule la richesse pour lui-même au détriment des autres. L'égoïsme de l'homo oeconomicus est donc d'abord une construction sociale qui n'apparaît qu'à un stade tardif de l'évolution humaine et qui reste étrangère "à une société où la liberté de gagner aux dépens d'autrui n'est pas inscrite dans les relations et modalités de l'échange." (Marshall Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 213-214) Ce que les théories du libéralisme économique décrivent, c'est la vérité de ce que devient l'homme occidental dans les formes vides de la socialisation dans lesquelles il est pris et qui finissent par faire des individus des atomes d'égoïsme. C'est seulement à partir de là que la formule "Autrui est une limite à ma liberté" devient valable sur tous les plans de la vie sociale et sûrement pas avant.
b)La société du spectacle
Le concept de société du spectacle a été élaboré par la philosophie critique de ces formes vides de socialisation. Partons d'une comparaison pour en faire ressortir le contenu essentiel. Soit, une séance de cinéma ou une assemblée générale d'ouvriers chez les LIP, dernier grand épisode du mouvement ouvrier français dans les années 1970, avant qu'il ne finisse par être désintégré dans les cadres de la société du spectacle. Si nous en restons à un niveau d'analyse purement formel, on peut soutenir que dans les deux cas on a à faire à des formes de socialisation, à une certaine façon pour les gens de se réunir. Mais, sur le plan du contenu, il est impossible de ne pas voir "l'opposition absolue du type d'intégration sociale que ces deux modes représentent et la différence de leurs effets sur la dynamique de la société considérée..." (Cornelius Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne) Dans le cas d'une séance de cinéma les individus ne sont mis en relation les uns avec les autres que par l'intermédiaire du pôle actif, l'écran vers lequel tous les regards se tournent; ils n'ont donc pas entre eux la forme de relation directe qui est celle d'une assemblée générale; ils restent juxtaposés les uns à côté des autres sans qu'aucun lien ne s'établisse entre eux. Ils sont condamnés à rester les uns pour les autres des étrangers. C'est le modèle de socialisation que Platon décrivait dans L'allégorie de la caverne tiré de son grand ouvrage, La République, et qui lui faisait dire que le plus grand danger qui menace une cité ne réside pas tant dans les conflits et les factions rivales mais dans le divertissement qui oriente les gens vers des formes vides de socialisation qui les rendent très facilement aptes à être dominés et manipulés:"Platon observait dans les Lois que le plus grand ennemi de la cité était "la distraction plutôt que la discorde."" (Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 216)
La séance de cinéma n'est qu'un cas particulier de la forme générale que prennent les rapports sociaux dans la société du spectacle, qui est celle, paradoxale, de la "foule solitaire". C'est ce qu'avait parfaitement mis en évidence un des principaux philosophiques qui a contribué à l'élaboration du concept de société du spectacle pour appréhender au mieux la nature singulière des sociétés modernes. Les individus sont mis en ensemble tout en restant isolés les uns des autres: "L'intégration au système doit ressaisir les individus isolés en tant qu'individus isolés ensemble: les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les "grands ensembles" sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité..." (Guy Debord, La société du spectacle, 172)
C'est donc seulement dans ce cadre social bien déterminé historiquement que la formule, "Autrui est une limite à ma liberté" devient une litanie qui est rabâchée sans fin par presque toute le monde comme une évidence et qui explique aussi pourquoi on la retrouve chez l'écrasante majorité des élèves qui ont parfaitement intériorisé ces formes vides de socialisation dans lesquelles ils se meuvent tristement: "Le spectacle, performance d'un individu ou d'un groupe spécialisé devant le public impersonnel et transitoire, devient ainsi le modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui comme sujet possible d'échange, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements." (Cornelius Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne) L'évolution moderne vers ces formes vides de socialisation se manifeste dans toute sa clarté avec le Carnaval: de fête populaire au sein de laquelle tous les membres de la communauté participaient activement, il s'est transformé progressivement au cours du XIXème siècle en un spectacle de masse dans lequel les individus devenus passifs sont mis ensemble par la seule médiation d'un pôle actif de professionnels chargés de l'organiser. On retrouve alors la même situation paradoxale que celle déjà évoqué plus haut dans laquelle les individus sont mis ensemble tout en restant parfaitement isolés les uns des autres:"Ce qui relie les spectateurs n'est qu'un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé." (souligné par l'auteur, Guy Debord, La société du spectacle, 29). Pour des développements sur la mort du Carnaval en tant que fête populaire et sa transmutation en un spectacle voir, Du Carnaval à Paris au XIXème de Alain Faure. Toute autre était la structure du réseau social d'une fête populaire, qui remonte aux fonds des âges de l'humanité, et qui repose sur la capacité à agir de concert (ensemble) des individus et à créer ainsi des formes autonomes de culture (versus culture de masse), en voyant en autrui, tout le contraire d'une limite à sa liberté mais un sujet d'échange, de communication, de coopération et d'entraide.
c) La (dé)socialisation par la bagnole
La bagnole comme objet fétiche de la société moderne est partie intégrante de ce mode de socialisation qui tourne à vide:""On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là", me disait un ami est-allemand, consterné par le spectacle de la circulation parisienne." (Cité par André Gorz, L'idéologie sociale de la bagnole) On aura peut-être commencé à deviner que le socialisme moderne, tel qu'il a trouvé son origine toute pratique dans le mouvement ouvrier, doit être compris, dans son contenu le plus essentiel, comme un combat contre la société du spectacle. La bagnole implique une façon d'entrer en relation avec autrui où celui-ci apparaît toujours inéluctablement comme ce qui vient limiter ma propre liberté de mouvement. Cette limite devient très vite insupportable à partir du moment où tout le monde se met à rouler en bagnole:"L'enfer c'est les autres", correspond assez bien à l'état d'esprit de l'automobiliste pris dans un embouteillage à Paris.
Goofy motor mania (Walt Disney)
La "démocratisation" de la bagnole, comme le souligne encore André Gorz, est une vaste entourloupe (tromperie) car elle est l'exemple type d'un bien, comme les maisons de vacances au bord de la mer, qui ne peut être universalisé sans perdre de sa valeur d'usage. Autrement dit, elle doit rester un privilège réservé à quelques uns, comme elle l'était à ses débuts, pour permettre d'aller plus vite. Le contraire, c'est par exemple, l'aspirateur. Sa généralisation dans la société ne lui fait pas perdre sa valeur d'usage. Le terme de "massification" convient donc ici aussi infiniment mieux que celui de "démocratisation" pour comprendre ce qu'a produit véritablement le déferlement de bagnoles dans la société, car ce que sape la nouvelle ville, qui va voir le jour, adaptée à la bagnole, ce sont les conditions pour que s'y développe une vie démocratique sur la base de rapports de socialisation positifs et voici comment cela peut se montrer.
Plus la ville est faite pour y circuler et moins elle est faite pour y habiter. La ville adaptée à la bagnole dévore les lieux d'habitation pour en faire des espaces de circulation et tenter, en vain, en réalité, de remédier au problème insoluble des embouteillages:"Deux cent soixante hectares d'autoroutes et de parkings pour chaque demi-hectare de constructions diverses, telle paraît être la structure idéale d'une cité de ce type." (Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 758). Ce qui se trouve ainsi détruit, ce sont ces lieux intermédiaires qui fournissent la base d'une socialisation positive au sein de la vie de n'importe quel quartier ou commune:"Il apparaît clairement [...] qu'une ville où la circulation a la primauté sur tout autre souci ne peut plus assumer son rôle traditionnel qui consiste à fournir un cadre adéquat aux échanges et aux rapports sociaux." (ibid., p. 564). Ce "cadre adéquat" est celui que fournissent les lieux tiers: la rue, la place, le parc, etc.
Le type de ce genre de lieux, c'est à Marrakech, la place Jemaa-el-fna, inscrite désormais au patrimoine immatériel de l'humanité par l'UNESCO, ce qui n'est jamais très bon signe, car c'est bien l'indice qu'un tel lieu est désormais sérieusement menacé, à son tour, par l'extension universelle des cadres de la société du spectacle. Si vous commencez à introduire des bagnoles dans ce lieu, c'en est radicalement et inéluctablement fini de son existence.
Par leur situation à mi-chemin entre les lieux proprement publics, propriétés exclusives de l'Etat, où s'exerce le pouvoir politique officiel, comme l'Assemblée nationale, et les lieux purement privés où chacun est chez soi, les lieux intermédiaires encore mieux nommés lieux communs constituent le coeur qui fait vivre une société. On peut le montrer à trois titres au moins:
-Ce sont dans ces lieux que nous apprenons à vivre avec des gens que nous n'avons pas choisi ce qui est la base de tout savoir-vivre. Autrui est l'alter ego, ce qui veut dire, en un sens, qu'il est l'altérité, celui qui est différent de moi et ne partage pas nécessairement les mêmes opinions, croyances et moeurs. Là où ce savoir élémentaire de toute vie en commun se perd, se développent nécessairement comme nouveaux modèles de relations sociales, le réseau privé, le tribalisme et le communautarisme qui doivent mener la société au bord de l'implosion.
-Ce sont dans ces lieux où des gens n'ayant pas la même position sociale, ni la même épaisseur de porte feuille, peuvent malgré tout entrer en relation sur un pied d'égalité. Ce qui détermine la valeur d'un individu, dans ces lieux, tient à autre chose: entre autres, la capacité à rendre service, à se sentir responsable de la vie de son quartier sans avoir à être payé pour cela, à animer une conversation de rue ou de bistrot, etc.
-Ce sont enfin dans ces lieux que peut prendre corps une forme de contre pouvoir populaire dans les formes institutionnelles que lui reconnaît un gouvernement représentatif (et non pas une démocratie comme on le croit à tort) Il faut lire, par exemple, attentivement, le premier article du Bill of Rights ajouté à la Constitution américaine: "Le Congrès ne peut faire aucune loi [...] qui limite la liberté de parole, celle de la presse, ou le droit du peuple à se rassembler pacifiquement et à présenter des pétitions au gouvernement pour le redressement des torts."(Souligné par moi) Ce que sapent les formes vides de la socialisation contemporaine, ce sont les bases tout à la fois anthropologiques, sociologiques et urbaines qui rendraient possible l'exercice effectif d'un tel droit. Il suppose une forme de rassemblement qui n'est évidemment pas celui d'un ensemble d'atomes juxtaposés les uns à côté des autres dans un cadre spectaculaire, et limitant mutuellement leur liberté, mais celui du réseau social qu'on trouve dans une fête populaire. Ce sont précisément dans ces lieux communs que de tels rassemblements peuvent se faire et seulement là. Dans le cadre institutionnel politique qui est celui du gouvernement représentatif où c'est seulement une aristocratie élective de représentants qui est habilitée à gouverner et légiférer, ces lieux communs constituent ce topos (grec ancien qui a donné "lieu") où un contre pouvoir populaire (ce qu'on appelle aussi, la plupart du temps pour le remettre à sa place, si besoin, par la force, le pouvoir de la rue) peut se faire entendre et faire contre poids aux tendances inévitablement oligarchiques (gouverner d'abord dans l'intérêt des plus riches) de l'élite au pouvoir. L'érosion de ces lieux communs signifient alors conjointement et inéluctablement le déclin de ce contre pouvoir populaire, soit, purement et simplement, celui de la démocratie: "[...] il peut exister [...] un rapport direct entre le déclin de la démocratie participative et la disparition des lieux tiers." (Christopher Lasch, La révolte des élites, p. 131) Une démocratie véritable, et non son ersatz (produit de remplacement de qualité inférieure à l'original) suppose une articulation que doivent réaliser ces lieux communs entre la sphère vie privée d'existence et la vie publique dans les lieux officiels du pouvoir:"il y a toujours [...] trois sphères dans la vie sociale considérée du point de vue politique. Une sphère privée, celle de la vie étroitement personnelle des gens; une sphère publique, où se prennent les décisions s'appliquant obligatoirement à tous et publiquement sanctionnées; et une sphère que l'on peut appeler publique-privée, ouverte à tous mais où le pouvoir politique [...] n'a pas à intervenir [...] La démocratie, c'est l'articulation correcte des trois sphères [...] Cela exige la participation de tous à la direction des affaires communes, et cela à son tour exige des institutions qui permettent aux gens de participer et les incite à le faire." (Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, pp. 25-26) De ce point de vue là, la pleine et entière liberté d'association dans le cadre des lieux tiers ou "publics-privés", que je préfère toujours appelé communs, comme le faisait remarquer un philosophe et homme politique bourgeois du XIXème siècle,Tocqueville, qui n'avait pourtant rien d'un homme du peuple, est consubstantielle avec la démocratie, ce que signifie précisément Castoriadis lorsqu'il dit que "le pouvoir politique [...] n'a pas à [y] intervenir."
On voit donc combien, l'érosion considérable qu'ont subi ces lieux communs sous l'effet d'une toute nouvelle urbanisation (le terme exact est, en réalité, celui de conurbation, littéralement, un agglomérat de villes qui finissent par fusionner les unes avec les autres, et qui donne naissance aux actuelles mégalopoles qui ne sont plus du tout à une échelle humainement habitable) repensée et adaptée pour la circulation des machines ont contribué, de façon décisive, à détruire les conditions de formes de socialisation positive au sein desquelles les individus puissent être autre chose que des atomes d'égoïsme limitant mutuellement leur liberté.
d)La critique marxienne du droit bourgeois
La socialisation par la bagnole n'est donc qu'un avatar, certes très important, mais pas le seul (la télévision, autre objet fétiche de la société du spectacle, a oeuvré puissamment dans le même sens, par exemple) de la forme générale que prennent les rapports sociaux dans le monde moderne qui fait qu'il est devenu quasiment impossible de voir en autrui autre chose qu'une limite à sa liberté. On peut repartir de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et de la critique qu'en a fait Marx, au XIXème siècle, dans, La question juive, pour apercevoir que la société du spectacle a des racines qui plongent aux origines du monde moderne. La liberté y est presque entièrement conçue de telle sorte qu'autrui ne puisse plus être considéré autrement que comme une limite à la mienne. Précisément, la liberté telle qu'elle est pensée dans l'article 6, l'est sur le modèle de la propriété privée ("la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui"). Quand je dis que là où ma liberté finit, celle d'un autre commence, c'est bien le schéma de la propriété privée que j'ai en tête pour déterminer le sens de la liberté: là où ma propriété privée finit commence celle d'un autre. La loi, sur le plan juridique, joue le rôle qui est celui de la clôture qui délimite deux propriétés: "les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d'une clôture." (Marx, La question juive) Les droits de l'homme tels que les conçoivent les révolutionnaires de 1789 ne sont donc que l'expression, pour Marx, de la conception bourgeoise de la société qui est vue comme un agrégat d'individus unit par le seul lien de l'intérêt économique, et vivant repliés sur leur sphère privée d'existence, étrangers les uns aux autres: "le droit humain de la liberté n'est pas fondé sur l'union de l'homme avec l'homme, mais au contraire sur la séparation de l'homme d'avec l'homme [...]Elle laisse chaque homme trouver en autrui non la réalisation mais plutôt la limite de sa propre liberté [...]. Ainsi, aucun des prétendus droits de l'homme ne s'étend au-delà de l'homme égoïste, au-delà de l'homme comme membre de la société civile, savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l'individu séparé de la communauté." (ibid.) La liberté est donc pensée de façon négative, ce qui occulte une autre dimension de la liberté, bien plus substantielle, car elle repose, elle, sur des formes de socialisation positives au sein desquelles autrui a cessé d'être une limite pour la mienne: "L’Etat veille à ce que la liberté individuelle de chacun n’empiète pas sur celle d’autrui, il maintient les conditions d’une liberté négative. Mais cette attention portée à la liberté négative cache une autre face de la liberté, à savoir la liberté positive fondée sur la capacité à agir ensemble, à participer aux discussions et aux décisions publiques." ( Jean-Louis Laville, Avec Polanyi et Mauss, p. 283 dans Socio économie et démocratie, l’actualité de Polanyi)
C’est exactement dans le même esprit que Marx, celui des premiers socialismes, que Pierre Leroux, en 1845, en France, critiquait le droit bourgeois d’une société presque exclusivement fondée sur la propriété privée, présageant un état de guerre de tous contre tous par le délitement (destruction) du lien social qu’il implique. La vie publique tend alors à se réduire à son expression la plus pauvre: le droit à la sécurité, c'est-à-dire, assurer par la police et les tribunaux que la liberté des uns n’empiète pas sur celle des autres: "La propriété ainsi faite est devenue la base de ce qui est resté de société entre les hommes. Chacun retiré sur sa motte de terre, devenait souverain absolu et indépendant; et toute l’action sociale se réduisait à faire que chacun restât maître de la motte de terre que l’héritage, le travail, le hasard ou le crime lui avait procurée." (cité par P. Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 187)
e) Limites de la critique marxienne du droit bourgeois
Il faut cependant apporter quelques restrictions à la généralisation qui guide l'interprétation de Marx qui fait rentrer toute entière la Déclaration de 1789 sous la catégorie du droit bourgeois. Notez bien déjà que s'il fallait prendre celle de 1793, ces restrictions seraient encore plus importantes, tenant compte du fait que c'est sur celle-ci, certes vite jetée aux orties, que le peuple a pu peser de tout son poids. Comme la Constitution américaine (cf. plus haut), elle intègre bien une composante démocratique qui reconnaît un ensemble de libertés positives au peuple qui fait corps (qui s'assemble positivement), en particulier, dans ses articles 10 et 11 qui constituent le pendant du Premier amendement de la Constitution américaine et qui donne à chacun le droit de faire valoir ses opinions dans la sphère de ces lieux publics-privés qui constituent, de ce fait, l'assise d'un pouvoir démocratique dans les formes du gouvernement représentatif. L'article 10 énonce ainsi que "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi." Et l'article 11 énonce que:"La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme;tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi." Reste que la restriction apportée à ces droits fondamentaux peut être interprétée de façon très élastique (" pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi." article 10) suivant le dicton que formulait un avocat à l'humour graveleux voulant que "le droit c'est comme la peau des couilles, ça peut se tendre dans tous les sens". Emile Pouget, un des fondateurs du syndicalisme révolutionnaire en France, ne craignait d'ailleurs pas d'insister, en 1905, sur les limites très restreintes de ces droits politiques du peuple dans les institutions politiques du gouvernement représentatif:"En effet, depuis 1889, tous les ans, au Ier mai, on recommence les pétitionnements en faveur de la journée de huit heures;tous les ans, les délégations ouvrières déposent leurs revendications entre les mains des préfets, qui les transmettent au pouvoirs publics. Tous les ans on organise des manifestations platoniques du Ier mai. Et jamais aucune de ces pétitions, aucune de ces revendications n'ont été prises en considération." ( Emile Pouget, La conquête de la journée de huit heures, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 228) Il en tirait comme conclusion évidente que les droits politiques accordés au peuple dans le cadre de l'Etat bourgeois ne sauraient suffire pour faire avancer la cause de son émancipation.
f) La privatisation bourgeoise de la morale et le règne du crétin procédurier
On ne saurait donc se contenter des droits de l'homme et du citoyen tels qu'ils existent aujourd'hui si l'on veut faire valoir quelque chose qui ressemble à une vrai démocratie.
L’ironie de l’histoire est que les principes de tolérance du libéralisme classique, celui de la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle, qui ont inspiré les déclarations modernes des droits de l'homme, qui laissent à chacun poursuivre ses intérêts particuliers dans les simples limites où il ne nuit pas à autrui, tendent à produire, au bout du compte, un état social rigoureusement à l'opposé de ses bonnes intentions initiales. En privatisant la morale, c'est-à-dire en posant que chacun est libre de définir comme il lui plaira sa conception du bien et du mal, le libéralisme élimine tout montage normatif (au sens de règles) commun permettant de vivre aux individus en bonne entente entre eux. Il finira par en découler inévitablement une situation insupportable où chacun tendra à juger les façons d'être et d'opiner (de opinion) d’autrui comme une atteinte insupportable à sa propre liberté. De cette atomisation de la société au nom du respect des libertés des uns et des autres découle logiquement une situation, dont les Etats Unis offrent l’exemple le plus avancé, de guerre de tous contre tous par avocats interposés devant les tribunaux, qui fait que toute résolution à l'amiable des conflits entre les gens, sans passer par l'appareil d'Etat, devient de plus en plus problématique à envisager. Comme le souligne le philosophe Jean-Claude Michéa, "[quand] le droit en vient à fonctionner d'emblée comme un recours normal [...]- quand, en d'autres termes, la menace de procès réciproques devient une forme ordinaire de la civilité- on entre alors dans le règne des individus procéduriers et dans la tyrannie du droit. C'est précisément ce qui a lieu chaque fois que progresse la modernisation marchande de la vie.[...]Le système capitaliste tend progressivement à ne laisser aux individus, pour régler leurs différents litiges, que deux modalités majeures: la violence et le recours systématique au Tribunal." (L'enseignement de l'ignorance p. 111) Ce que pourrait être cette "forme ordinaire de la civilité" qui tend à disparaître des sociétés modernes, garant du noyau d'une morale commune à tous permettant le vivre ensemble, nous renvoie directement à ce que fut, dans son inspiration première, issue du mouvement ouvrier, le socialisme de liberté. Il apparaîtra alors clairement que loin d'être une limite à ma liberté, autrui est, tout au contraire, sa condition essentielle.
III Le socialisme de la liberté: autrui est un auxiliaire (aide) de ma liberté
a) Socialisme de la liberté vs conception bourgeoise de la liberté
Ce qu'on peut reprocher, entre autres, à cette conception bourgeoise purement privative de la liberté, c'est de ne voir la richesse sociale que dans l'accumulation de biens, et, de se couper ainsi d'une part essentielle de la richesse sociale qui se trouve dans les liens sociaux. C'est de cette dernière façon qu'elle a toujours été conçue dans les organisations sociales humaines héritées de l'âge primitif. La richesse, dans ce cadre, comme on le trouve encore partout dans les pays dits "pauvres" de la planète, se mesure très exactement à l'étendue du réseau de relations sociales qu'un individu peut tisser. L'individu pauvre, c'est l'individu isolé.
Passé un certain stade de développement matériel, que les sociétés occidentales ont franchi de très loin, continuer à accumuler des biens n'accroît plus le bien être mais devient, au contraire, contre productif, ne serait-ce que pour des raisons écologiques par la surexploitation des ressources naturelles que cela implique, ce qui nous renvoie à la dévastation en cours de la nature sous ses trois aspects les plus critiques: tellurique (épuisement des sols), atmosphérique (réchauffement climatique) et biologique (effondrement de la biodiversité). C'est sur un tout autre plan que mon développement humain doit se poursuivre, si je veux accéder à une vie bonne, et, en particulier, sur le plan affectif, ce qui implique nécessairement des formes de socialisation positive fondées sur la coopération, l'entraide, la camaraderie, l'amitié, l'amour etc. Il faut alors opposer à ce concept de la liberté fondée sur la séparation des individus, le concept positif d'une liberté qui se nourrit des liens sociaux. Une des grandes faiblesses de la pensée libérale bourgeoise est de ne savoir distinguer entre des liens qui libèrent et des liens oppressifs, de les confondre en supposant que tout ce qui peut nous lier aux autres restreint nécessairement le champ de notre liberté. Or, c'est une distinction capitale à faire dont on peut définir rigoureusement le sens. Il faut pour cela partir de l'une des thèses centrales de l'anthropologie de l'homo donator qui consiste à dire que le don est l'opérateur par quoi se crée le lien social dans toutes les sociétés. Seulement, il y a au moins trois types de don à bien distinguer: agonistique, injurieux et réciproque. A partir des deux premiers se nouent des liens de domination. C'est le type du don réciproque qui engendre des liens qui libèrent. C'est celui-ci qui dessine la figure précise d'un socialisme de liberté (pour de larges développements sur ces ces trois types de don, je renvoie à la partie 3 du sujet, Quelque chose peut-il valoir que l'on donne sa vie?).
Il y a donc deux concepts opposés de la liberté, celui des doctrines libérales bourgeoises qui supposent de couper le lien social, et celui qu'ont élaboré les diverses formes de socialisme de liberté qui s'enracine dans un certain type de lien social que noue le don de type réciprocitaire, celui qui fait qu'un don appelle un contre don en retour suivant la séquence universelle du donner-recevoir-rendre. Je dis bien "universelle" car c'est probablement la thèse la plus importante de l'anthropologie du don qu'a fondé Marcel Mauss au XXème siècle de prétendre que ce schéma du don est le noyau invariant de toutes les morales humaines, partout et toujours depuis la nuit des temps. A cette thèse, on opposera celle des théories libérales d'une pluralité irréductible des conceptions du bien dont on a vu dans la partie 2d qu'elle mène au type du crétin procédurier et à la guerre de tous contre tous par avocats interposés.
Si, dans ce dernier cas, autrui est ce qui limite ma liberté, dans l'autre cas , il en est, au contraire, sa condition essentielle. C’est la même distinction qu’envisageait un socialiste du XIXème siècle comme Proudhon lorsqu’il différenciait la « liberté simple » et la « liberté composée »: « La première est synonyme d’isolement, et, de ce point de vue barbare », « celui-là est le plus libre dont l’action est la moins limitée par celle des autres. » (Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 191) Par opposition, la liberté composée « suppose pour son existence le concours de deux ou plusieurs libertés. La liberté de chacun rencontre la liberté d’autrui non plus comme une limite mais un auxiliaire. » (ibid., p. 192) C'est ce qui produit ce que Proudhon a appelé "la force collective": ce qu'elle peut produire est supérieure à la simple somme des efforts individuels dont elle se compose:"Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l'obélisque de Luqsor sur sa base; suppose-t-on qu'un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout?" (Proudhon cité par Dardot et Laval, Commun, p. 207) Mais tirer parti de cette "force collective" qui augmente d'autant la puissance d'agir de chacun implique de s’engager dans des rapports de coopération et d'entraide qui exigent que chacun puisse faire confiance à l’autre et s'organiser sur la base d'une libre association qui n'est pas dominée par un pouvoir supérieur comme un Etat. D'où le fait que l'on voit bien ici que les socialismes tels qu'ils ont été inventés, et d'abord de façon pratique, au début du XIXème siècle, dans le mouvement ouvrier, ce sont exactement le contraire de doctrines étatiques. Mais ils s'opposent, évidemment, tout autant, au pouvoir des entreprises privées. Ce que Proudhon dénoncera dans le capitalisme, c'est le vol dont fait l'objet cette force collective par les capitalistes qui s'en approprient tout le profit au détriment des travailleurs qui la génèrent.
Prenons le modèle de la ville car elle renferme potentiellement ces deux concepts opposés de la liberté: la liberté qui correspond à la possibilité de se libérer des liens sociaux, celle qui permet, par exemple, de se promener dans la rue dans le plus parfait anonymat. Mais, la liberté de l'homo oeconomicus replié sur sa sphère privée d'intérêts est problématique car elle se transforme très facilement en son contraire, la soumission impuissante à un pouvoir tutélaire (au-dessus de) suivant la formule que donnait la philosophe Hannah Arendt que seul l'individu isolé peut être totalement dominé:" Au bout de la libération marchande et étatique, on ne trouve pas un individu libre, mais un individu seul, fragile, dépendant, vulnérable, pris en charge par des appareils extérieurs à lui et sur lesquels il n' a aucune prise, proie facile et préférée des idéologies totalitaires..." ( Jacques Godbout et Alain Caillé, L'esprit du don, p. 270) A cela, on opposera la formule qui était celle du Moyen Age central (X-XIIIème siècle), en Allemagne, à cette époque qui a vu la première grande renaissance, après une longue parenthèse, du projet de la démocratie hérité de l'antiquité grecque et qui voulait que "l'air de la ville rend libre". C'est en son sein que les classes populaires ont pu se coaliser (s'assembler) pour acquérir du pouvoir alors qu'elle vivaient dispersées auparavant dans les campagnes sous le joug (domination) du système féodal du servage.
b) Liberté individuelle et liberté collective
Par ailleurs, que peut devenir la liberté de l'individu isolé au sein d'une collectivité asservie, dominée par ces appareils extérieurs à elle que sont les Etats et les gigantesques organisations de marché? C'est tout le paradoxe de la forme de liberté que développe la société bourgeoise ainsi que le formulait Marcel Gauchet:"L’affirmation de l’autonomie individuelle est allée et va rigoureusement de pair avec un accroissement de l’hétéronomie collective." (cité par Serge Latouche, L’âge des limites, p. 133) C'est pourquoi il y a deux sortes de libération, celle conforme aux doctrines libérales bourgeoises qui débouche sur un individu isolé, et pour cela, finalement impuissant, livré à lui-même, et celle conforme à un socialisme de liberté qui vise d'abord à émanciper la collectivité elle-même:"Il y a deux sortes de libération. Il y a la libération vis-à-vis des liens sociaux, au sens que l'on se libère d'eux [...], et il y a la libération des liens sociaux eux-mêmes. Libérer l'individu de la communauté est un processus qui atteint vite sa limite. Libérer la communauté elle-même est certes beaucoup plus difficile, mais beaucoup plus fondamental." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 270) Il est bien évident qu'une masse d'individus atomisés, séparés les uns des autres, qui ont pour souci exclusif qu'on ne vienne empiéter sur leur espace privé de liberté, sera infiniment plus facile à dominer qu'une collectivité s'organisant sur la base de rapports de coopération et qui pourra peser d'un poids politique sur le pouvoir. Un individu vraiment libre ne peut aller sans une collectivité libre. Entendu en ce sens, le concept de liberté n'implique plus un rapport minimaliste à l'autre comme ce qui me limite. Tout au contraire, comme le pensait encore Eugène Fournière, une autre figure des premiers socialismes, "l'homme réalise une liberté effective d'autant plus grande que se densifient ses liens de solidarité avec ses semblables..." (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 216) Ou, comme le résumait déjà Proudhon:"L'homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables." (cité par Chanial, ibid., p. 192) C'est bien de ce point de vue que la ville a pu être le creuset de la liberté politique des classes populaires, de la capacité pour les travailleurs pauvres de se coaliser pour peser d'un poids politique. C'est à partir de là qu'un socialisme de liberté, tel que le mouvement ouvrier l'a inventé au XIXème siècle, a été rendu possible. Ce processus d'urbanisation a posé "de nouvelles formes de coexistence sociale, d'"être-ensemble" [...] et c'est ce dernier élément qui a fait l'importance du mouvement ouvrier." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 128) En réalité, si on exhume (déterre) le cadavre du socialisme tel qu’il a d’abord été pratiqué et pensé avant d’être enterré par la quasi totalité de la gauche, on voit que, loin de s’opposer aux principes d’une société de liberté, il cherche à en réaliser la forme authentique. Sa critique du libéralisme vise à radicaliser son exigence de liberté et à la rendre cohérente avec elle-même. Le libéralisme fait de la liberté des individus quelque chose d’inaboutie qui doit se transformer dans son contraire, la servitude pour le plus grand nombre. En outre, par la forme des rapports sociaux qu’il donne à la société, qui est celle, vide, de la société du spectacle, bien loin d’affirmer et de développer l’individualité, il tend à l’assiéger de toutes parts: "il est ridicule de parler d‘individualisme quand tous les soirs à huit heures vingt millions de foyers appuient sur le même bouton et voient le même programme." (Castoriadis, Une société à la dérive, pp. 250-251). Au contraire, suivant la formule de Gauchet, "le socialisme dans sa définition initiale […] ne se conçoit bien que comme l’accomplissement révolutionnaire du libéralisme." (cité par Chanial, p. 198) L’affirmation de l’individualité va main dans la main avec l’extension des rapports sociaux fondés, en premier lieu sur la réciprocité du don. Comme le disait Marcel Mauss, le fondateur de l'anthropologie du don,« l’individu s’accroît de l’incessant échange avec l’univers, et celui qui peut donner le plus est le plus individuel et le plus libre. » (cité par Chanial, p. 217) Retraçant l'évolution historique sur une grande échelle de temps, Eugène Fournière en concluait que " le sentiment individualiste ne s’est [...] développé que lorsque les peuples ou su dessiner des cercles de solidarité toujours plus étendus. Cette extension des cercles sociaux, en multipliant les points de contact […] a permis aux hommes de rompre avec leur isolement […] puis de se dégager progressivement de l’ensemble des servitudes du passé." (ibid., p. 218)
Introduction.
Ma liberté de faire de la batterie à trois heures du matin s'arrête là où commence la liberté de mon voisin de dormir la nuit. La limite de ma liberté m'interdit d'empiéter sur celle d'autrui. Cette évidence mérite-t-elle qu'on s'y attarde plus? Oui car, sous ses apparences de savoir-vivre, elle semble impliquer une relation purement négative à autrui qui n'est jamais perçu que comme ce qui restreint le champ de ma propre liberté. Une liberté substantielle peut-elle s'édifier sur une base sociale aussi négative et vide? Cette formule n'implique-t-elle pas toute une anthropologie philosophique (une conception de l'être humain) qui demeure problématique en ce sens qu'elle implique de concevoir des individus foncièrement égoïstes condamnés à rester des étrangers les uns pour les autres? Comme parvenir à faire société dans de telles conditions?
- J'établirai d'abord que, même si on peut donner un champ de validité limité à cette formule qui veut voir dans autrui une simple limite à ma liberté, il n'en restera pas moins que la conception de la liberté impliquée en elle est très loin d'être universelle (qu'elle constitue même plutôt une exception si l'on se donne la peine d'une enquête un peu sérieuse sur ce que nous apprennent l'anthropologie et l'histoire) mais qu'elle est caractéristique de l'homo oeconomicus qui constitue le type anthropologique (type humain) des sociétés marchandes développées comme la nôtre où les gens tendent à vivre repliés sur leur sphère privée d'existence et ont toutes les peines du monde à entretenir entre eux des rapports de socialisation positifs.
-Le problème sera alors de parvenir à reconceptualiser (redéfinir) la notion de liberté en lui déterminant une forme qui s'associe avec un processus de socialisation positif fondé sur des liens de réciprocité, de solidarité et d'entraide. On verra finalement dans quelle mesure cela a pu être le projet d'un socialisme de la liberté issu du mouvement ouvrier à l'époque moderne.
I L'opinion commune: ma liberté s'arrête là où commence celle d'autrui
a) fondements anthropologique et psychologique de l'opinion commune
Si l'opinion commune peut avoir une certaine légitimité, c'est dans la mesure où l'enfant pour se socialiser devra, partout et toujours, intégrer le sens de certaines limites qui fait qu'il ne peut pas se permettre de faire n'importe quoi n'importe comment avec n'importe qui.
Il faut faire ici un travail de conceptualisation sur la notion de limite: ce qui caractérise, à son premier stade de développement, la psyché (l'âme) infantile, c'est l'absence du sens des limites qui fait que le nourrisson ne se distingue pas, au début de sa vie, de son environnement extérieur. C'est l'état narcissique primitif dans lequel, conformément à la légende du poète latin de l'antiquité Ovide, Narcisse n'a pas encore appris que le reflet qu'il contemple dans une eau pure est le sien. Il n'a pas encore intégré le sens de la limite entre lui et le monde extérieur. Cela correspond à l'état initial du foetus humain qui est totalement immergé dans le liquide amniotique de l'utérus de la mère et qui fusionne intégralement avec elle. Dans la légende d'Ovide, Narcisse meurt et se transforme en fleur le jour où il découvre que le reflet qu'il contemple est bien le sien. C'est à ce moment précis qu'il intègre la limite entre lui et son environnement et qu'il devient un être capable de vivre en société.
La psyché humaine se socialise à partir du moment où elle commence à reconnaître autrui comme une source autonome de désir qui se distingue d'elle, qu'elle et sa mère constituent bien deux êtres distincts qui ne peuvent fusionner plus longtemps l'un avec l'autre. Que ce soit là le réquisit minimal pour vivre en société, partout et toujours, peut être concédé sans problème. Mais, en faisant de la formule, "ma liberté s'arrête là où commence celle d'autrui" le modèle de toute socialisation possible, l'opinion commune va infiniment plus loin car elle reprend inconsciemment à son compte toute une anthropologie philosophique, celle de l'idéologie actuelle ultra dominante du libéralisme économique, qui doit être soumise à la discussion et à la critique car elle est parfaitement incapable de donner un contenu positif à la socialisation des individus.
b) l'homo oeconomicus de la pensée libérale
Les théories du libéralisme économique qui forment l'armature idéologique des sociétés modernes comme la nôtre reposent sur deux axiomes (principes fondateurs):
-l'axiome de l'homo oeconomicus qui fait de l'égoïsme calculateur le trait dominant de la nature humaine.
-l'axiome de la main invisible du marché économique qui affirme que c'est en laissant chacun ne chercher que son intérêt personnel qu'il doit en résulter, par les mécanismes autorégulateurs du marché, une prospérité qui sera favorable au plus grand nombre.
Dans ce cadre, la fonction de la loi juridique (le droit) est de permettre à chacun de préserver son espace de liberté privée en évitant qu'autrui vienne empiéter dessus, ce que résume ainsi un ultra libéral du XXème siècle comme Friedrich Hayek:"Le rôle de la loi n'est pas d'organiser les actions individuelles afin de concourir à la réalisation d'un but ou d'un projet commun; mais de définir ou codifier un cadre abstrait de règles dont la finalité est de protéger la liberté d'action des individus et des groupes autant contre l'arbitraire de tout pouvoir organisé que contre les empiétements des autres." La fonction de la loi est double en ce sens. D'une part, de préserver la liberté privée de chacun, de façon verticale, à l'égard de l'empiétement qui serait celui de "l' arbitraire de tout pouvoir organisé". Précisément, donner aux individus des garanties que l'Etat n'abuse pas de son pouvoir sur eux. Et, d'autre part, veiller, de façon horizontale, à ce que la liberté des uns n'empiètent pas sur celles des autres.
Cette conception pose problème sur ces deux plans. D'abord, verticalement, la garantie qu'elle semble apporter aux individus qu'un pouvoir placé au-dessus d'eux ne viennent pas empiéter sur leur liberté de penser, de s'exprimer et d'agir semble effectivement tout à fait fondamentale. Pourtant, très paradoxalement, l'histoire récente a montré de façon incontestable que cette garantie juridique peut être totalement détournée de cet objectif louable, à des fins de domination d'organisations privées, et non plus seulement étatiques, sur les individus eux-mêmes. Il faut, pour bien l'observer, retourner au détournement auquel a donné lieu le 14ème amendement de la Constitution des Etats-Unis voté initialement pour garantir les droits des Noirs contre l'arbitraire du pouvoir de l'Etat, à une époque où ils commençaient à peine à sortir de l'esclavage: "Aucun Etat ne peut priver quiconque de sa liberté ou de ses biens sans procédure légale." Dans les faits, ce droit humain fondamental n'a pas, à quelques exceptions près, profité aux Noirs mais essentiellement aux organisations capitalistes du marché économique. Sur les recours devant les tribunaux, au nom de cet amendement,"entre 1890 et 1910, dix-neuf concernaient les droits des Noirs et deux cent quatre-vingt-huit ceux des entreprises." (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 303) Dans l'intervalle, ces entreprises du secteur privé avaient fait travailler toute une armée d'avocats à leur service pour que la loi leur reconnaisse le statut de personne juridique à part entière qui pouvaient bénéficier de cet amendement. Donner ce droit à ces organisations, à la puissance économique déjà considérable, cela revenait à étendre encore bien d'avantage leur pouvoir sur la vie des populations.
En théorie, les doctrines libérales prétendent garantir la liberté des individus contre "l'arbitraire de tout pouvoir organisé", dans la pratique, elles conduisent à renforcer ce pouvoir organisé, qu'il soit privé ou public n'y change rien.
Horizontalement ensuite, et c'est surtout ce qui va nous intéresser pour traiter ce sujet, ce qui est problématique dans le premier axiome de l'homo oeconomicus, c'est le fait que nous n'arrivons à donner aucun contenu positif aux formes de socialisation qu'il induit. La façon dont les individus sont amenés à rentrer en relation les uns avec les autres est la plus pauvre qui soit, si bien qu'à terme, on ne voit pas bien comment la société qui en découle pourrait tout simplement continuer à fonctionner durablement. Autrui n'est jamais perçu que comme ce qui vient restreindre mon champ de liberté. La collectivité est toujours ce contre quoi il importe de se protéger pour éviter qu'elle n'empiète sur mon espace privé de liberté. Sur quelle base commune pouvons-nous encore espérer vivre ensemble? Une société sans un espace commun suffisamment étendu est-elle seulement possible?
II-La critique de l'anthropologie libérale
a) Homo donator versus homo oeconomicus
L'égoïsme et l'asociabilité naturelle de l'homme qui en découle, conformément au premier axiome des théories libérales soutient fort mal l'épreuve des faits. L'abondant corpus de données que nous pouvons tirer de l'anthropologie et de l'histoire nous conduisent à cette conclusion qui est celle de l'anthropologue américain Marshall Sahlins:" la notion occidentale de la nature animale et égoïste de l'homme est sans doute la plus grande illusion qu'on ait jamais connu en anthropologie." (La nature humaine, une illusion occidentale, p. 55) Il n'est pas question ici de mobiliser tout l'impressionnant ensemble de données que les sciences sociales ont accumulé depuis des décennies pour confirmer cette thèse. Un ouvrage monumental y suffirait à peine. Donnons juste, un exemple, parmi des centaines possibles, celui que relatait l'anthropologue américaine Margaret Mead à propos du mode de vie des Arapesh de Nouvelle Guinée:"S'il y a de la viande sur son fumoir au-dessus du feu, c'est ou bien la chair d'un animal tué par un autre, par un frère, un beau-frère, un fils de sa soeur etc., qui lui a été donnée [...], ou bien la chair d'un animal qu'il a tué lui-même et qu'il fume avant de la donner à quelqu'un d'autre, car manger le fruit de sa propre chasse [...] est un crime que commettent seuls les débiles mentaux (sic)..." ( citée par Karl Polanyi, Essais, p. 87) L'égoïsme que nous croyons, nous Occidentaux, "naturel" à l'humain, est tenu par eux comme une sévère forme de maladie mentale qui mérite qu'on la soigne énergiquement.
Il en découle une conception de l'origine sociale des individus aux antipodes de l'imaginaire occidental de l'homo oeconomicus qui consiste à croire que les humains auraient commencé, à l'origine, par vivre isolés les uns des autres. Partout ailleurs que dans l' Occident moderne, l'identité des individus, qui je suis, a toujours été pensé comme se constituant dans un réseau social de parenté qui en fait une identité relationnelle. La parenté se définit "comme un ensemble de relations à autrui constitutives de l'identité subjective et objective de la personne." (Marshall Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale, p. 49)
Ce qui marque la sociabilité de l'être humain, ce qui en fait d'abord un homo donator, c'est-à-dire un être mû par le besoin de donner et non de posséder, c'est le fait que la forme de relation sociale qui se développe dans ces sociétés obéit aux règles fondamentales du don, en particulier à celle-ci qui veut que "le bénéfice acquis par l'homme doit être restitué à sa source- afin qu'elle demeure source." (Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 220). C'est sur ce mode fondamental que s'institue le réseau de liens sociaux aussi bien de façon verticale, à l'égard des êtres surnaturels, que sur le plan horizontal des relations entre vivants. Prenons le premier cas, vertical, de la façon dont s'instituent ainsi les relations de l'humain à la nature qui est habitée par les Grands Esprits, des êtres surnaturels. Ce que la forêt donne comme gibiers ou produits de la cueillette devra impérativement lui être restitué sous forme de contre dons que les prêtres sorciers transmettront à l'esprit de la forêt pour qu'ainsi elle demeure la source féconde de toute vie et continue de donner. C'est de la même façon, sur le plan horizontal de la relation entre les individus, que ce principe prévaut: si je fais un don à quelqu'un et que celui en fait don à un tiers et que le tiers fait un contre don à son égard, alors celui-ci sera tenu par les règles du don de transmettre ce contre don au donateur initial. Autrement dit, il lui est interdit de s'accaparer et de garder pour lui-même le bénéfice que génère la circulation du don. C'est ainsi seulement que le premier donateur continuera à être source de dons, garantissant ainsi que le cycle des dons se perpétuera indéfiniment de la même façon que la forêt restera une source de vie éternellement féconde.
Dans de telles sociétés, il est hors de question que quelqu'un accumule la richesse pour lui-même au détriment des autres. L'égoïsme de l'homo oeconomicus est donc d'abord une construction sociale qui n'apparaît qu'à un stade tardif de l'évolution humaine et qui reste étrangère "à une société où la liberté de gagner aux dépens d'autrui n'est pas inscrite dans les relations et modalités de l'échange." (Marshall Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 213-214) Ce que les théories du libéralisme économique décrivent, c'est la vérité de ce que devient l'homme occidental dans les formes vides de la socialisation dans lesquelles il est pris et qui finissent par faire des individus des atomes d'égoïsme. C'est seulement à partir de là que la formule "Autrui est une limite à ma liberté" devient valable sur tous les plans de la vie sociale et sûrement pas avant.
b)La société du spectacle
Le concept de société du spectacle a été élaboré par la philosophie critique de ces formes vides de socialisation. Partons d'une comparaison pour en faire ressortir le contenu essentiel. Soit, une séance de cinéma ou une assemblée générale d'ouvriers chez les LIP, dernier grand épisode du mouvement ouvrier français dans les années 1970, avant qu'il ne finisse par être désintégré dans les cadres de la société du spectacle. Si nous en restons à un niveau d'analyse purement formel, on peut soutenir que dans les deux cas on a à faire à des formes de socialisation, à une certaine façon pour les gens de se réunir. Mais, sur le plan du contenu, il est impossible de ne pas voir "l'opposition absolue du type d'intégration sociale que ces deux modes représentent et la différence de leurs effets sur la dynamique de la société considérée..." (Cornelius Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne) Dans le cas d'une séance de cinéma les individus ne sont mis en relation les uns avec les autres que par l'intermédiaire du pôle actif, l'écran vers lequel tous les regards se tournent; ils n'ont donc pas entre eux la forme de relation directe qui est celle d'une assemblée générale; ils restent juxtaposés les uns à côté des autres sans qu'aucun lien ne s'établisse entre eux. Ils sont condamnés à rester les uns pour les autres des étrangers. C'est le modèle de socialisation que Platon décrivait dans L'allégorie de la caverne tiré de son grand ouvrage, La République, et qui lui faisait dire que le plus grand danger qui menace une cité ne réside pas tant dans les conflits et les factions rivales mais dans le divertissement qui oriente les gens vers des formes vides de socialisation qui les rendent très facilement aptes à être dominés et manipulés:"Platon observait dans les Lois que le plus grand ennemi de la cité était "la distraction plutôt que la discorde."" (Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 216)
La séance de cinéma n'est qu'un cas particulier de la forme générale que prennent les rapports sociaux dans la société du spectacle, qui est celle, paradoxale, de la "foule solitaire". C'est ce qu'avait parfaitement mis en évidence un des principaux philosophiques qui a contribué à l'élaboration du concept de société du spectacle pour appréhender au mieux la nature singulière des sociétés modernes. Les individus sont mis en ensemble tout en restant isolés les uns des autres: "L'intégration au système doit ressaisir les individus isolés en tant qu'individus isolés ensemble: les usines comme les maisons de la culture, les villages de vacances comme les "grands ensembles" sont spécialement organisés pour les fins de cette pseudo-collectivité..." (Guy Debord, La société du spectacle, 172)
C'est donc seulement dans ce cadre social bien déterminé historiquement que la formule, "Autrui est une limite à ma liberté" devient une litanie qui est rabâchée sans fin par presque toute le monde comme une évidence et qui explique aussi pourquoi on la retrouve chez l'écrasante majorité des élèves qui ont parfaitement intériorisé ces formes vides de socialisation dans lesquelles ils se meuvent tristement: "Le spectacle, performance d'un individu ou d'un groupe spécialisé devant le public impersonnel et transitoire, devient ainsi le modèle de la socialisation contemporaine, dans laquelle chacun est passif relativement à la communauté et ne perçoit plus autrui comme sujet possible d'échange, de communication et de coopération, mais comme corps inerte limitant ses propres mouvements." (Cornelius Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne) L'évolution moderne vers ces formes vides de socialisation se manifeste dans toute sa clarté avec le Carnaval: de fête populaire au sein de laquelle tous les membres de la communauté participaient activement, il s'est transformé progressivement au cours du XIXème siècle en un spectacle de masse dans lequel les individus devenus passifs sont mis ensemble par la seule médiation d'un pôle actif de professionnels chargés de l'organiser. On retrouve alors la même situation paradoxale que celle déjà évoqué plus haut dans laquelle les individus sont mis ensemble tout en restant parfaitement isolés les uns des autres:"Ce qui relie les spectateurs n'est qu'un rapport irréversible au centre même qui maintient leur isolement. Le spectacle réunit le séparé, mais il le réunit en tant que séparé." (souligné par l'auteur, Guy Debord, La société du spectacle, 29). Pour des développements sur la mort du Carnaval en tant que fête populaire et sa transmutation en un spectacle voir, Du Carnaval à Paris au XIXème de Alain Faure. Toute autre était la structure du réseau social d'une fête populaire, qui remonte aux fonds des âges de l'humanité, et qui repose sur la capacité à agir de concert (ensemble) des individus et à créer ainsi des formes autonomes de culture (versus culture de masse), en voyant en autrui, tout le contraire d'une limite à sa liberté mais un sujet d'échange, de communication, de coopération et d'entraide.
c) La (dé)socialisation par la bagnole
La bagnole comme objet fétiche de la société moderne est partie intégrante de ce mode de socialisation qui tourne à vide:""On ne fera jamais le socialisme avec ces gens-là", me disait un ami est-allemand, consterné par le spectacle de la circulation parisienne." (Cité par André Gorz, L'idéologie sociale de la bagnole) On aura peut-être commencé à deviner que le socialisme moderne, tel qu'il a trouvé son origine toute pratique dans le mouvement ouvrier, doit être compris, dans son contenu le plus essentiel, comme un combat contre la société du spectacle. La bagnole implique une façon d'entrer en relation avec autrui où celui-ci apparaît toujours inéluctablement comme ce qui vient limiter ma propre liberté de mouvement. Cette limite devient très vite insupportable à partir du moment où tout le monde se met à rouler en bagnole:"L'enfer c'est les autres", correspond assez bien à l'état d'esprit de l'automobiliste pris dans un embouteillage à Paris.
Goofy motor mania (Walt Disney)
La "démocratisation" de la bagnole, comme le souligne encore André Gorz, est une vaste entourloupe (tromperie) car elle est l'exemple type d'un bien, comme les maisons de vacances au bord de la mer, qui ne peut être universalisé sans perdre de sa valeur d'usage. Autrement dit, elle doit rester un privilège réservé à quelques uns, comme elle l'était à ses débuts, pour permettre d'aller plus vite. Le contraire, c'est par exemple, l'aspirateur. Sa généralisation dans la société ne lui fait pas perdre sa valeur d'usage. Le terme de "massification" convient donc ici aussi infiniment mieux que celui de "démocratisation" pour comprendre ce qu'a produit véritablement le déferlement de bagnoles dans la société, car ce que sape la nouvelle ville, qui va voir le jour, adaptée à la bagnole, ce sont les conditions pour que s'y développe une vie démocratique sur la base de rapports de socialisation positifs et voici comment cela peut se montrer.
Plus la ville est faite pour y circuler et moins elle est faite pour y habiter. La ville adaptée à la bagnole dévore les lieux d'habitation pour en faire des espaces de circulation et tenter, en vain, en réalité, de remédier au problème insoluble des embouteillages:"Deux cent soixante hectares d'autoroutes et de parkings pour chaque demi-hectare de constructions diverses, telle paraît être la structure idéale d'une cité de ce type." (Lewis Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 758). Ce qui se trouve ainsi détruit, ce sont ces lieux intermédiaires qui fournissent la base d'une socialisation positive au sein de la vie de n'importe quel quartier ou commune:"Il apparaît clairement [...] qu'une ville où la circulation a la primauté sur tout autre souci ne peut plus assumer son rôle traditionnel qui consiste à fournir un cadre adéquat aux échanges et aux rapports sociaux." (ibid., p. 564). Ce "cadre adéquat" est celui que fournissent les lieux tiers: la rue, la place, le parc, etc.
Le type de ce genre de lieux, c'est à Marrakech, la place Jemaa-el-fna, inscrite désormais au patrimoine immatériel de l'humanité par l'UNESCO, ce qui n'est jamais très bon signe, car c'est bien l'indice qu'un tel lieu est désormais sérieusement menacé, à son tour, par l'extension universelle des cadres de la société du spectacle. Si vous commencez à introduire des bagnoles dans ce lieu, c'en est radicalement et inéluctablement fini de son existence.
Par leur situation à mi-chemin entre les lieux proprement publics, propriétés exclusives de l'Etat, où s'exerce le pouvoir politique officiel, comme l'Assemblée nationale, et les lieux purement privés où chacun est chez soi, les lieux intermédiaires encore mieux nommés lieux communs constituent le coeur qui fait vivre une société. On peut le montrer à trois titres au moins:
-Ce sont dans ces lieux que nous apprenons à vivre avec des gens que nous n'avons pas choisi ce qui est la base de tout savoir-vivre. Autrui est l'alter ego, ce qui veut dire, en un sens, qu'il est l'altérité, celui qui est différent de moi et ne partage pas nécessairement les mêmes opinions, croyances et moeurs. Là où ce savoir élémentaire de toute vie en commun se perd, se développent nécessairement comme nouveaux modèles de relations sociales, le réseau privé, le tribalisme et le communautarisme qui doivent mener la société au bord de l'implosion.
-Ce sont dans ces lieux où des gens n'ayant pas la même position sociale, ni la même épaisseur de porte feuille, peuvent malgré tout entrer en relation sur un pied d'égalité. Ce qui détermine la valeur d'un individu, dans ces lieux, tient à autre chose: entre autres, la capacité à rendre service, à se sentir responsable de la vie de son quartier sans avoir à être payé pour cela, à animer une conversation de rue ou de bistrot, etc.
-Ce sont enfin dans ces lieux que peut prendre corps une forme de contre pouvoir populaire dans les formes institutionnelles que lui reconnaît un gouvernement représentatif (et non pas une démocratie comme on le croit à tort) Il faut lire, par exemple, attentivement, le premier article du Bill of Rights ajouté à la Constitution américaine: "Le Congrès ne peut faire aucune loi [...] qui limite la liberté de parole, celle de la presse, ou le droit du peuple à se rassembler pacifiquement et à présenter des pétitions au gouvernement pour le redressement des torts."(Souligné par moi) Ce que sapent les formes vides de la socialisation contemporaine, ce sont les bases tout à la fois anthropologiques, sociologiques et urbaines qui rendraient possible l'exercice effectif d'un tel droit. Il suppose une forme de rassemblement qui n'est évidemment pas celui d'un ensemble d'atomes juxtaposés les uns à côté des autres dans un cadre spectaculaire, et limitant mutuellement leur liberté, mais celui du réseau social qu'on trouve dans une fête populaire. Ce sont précisément dans ces lieux communs que de tels rassemblements peuvent se faire et seulement là. Dans le cadre institutionnel politique qui est celui du gouvernement représentatif où c'est seulement une aristocratie élective de représentants qui est habilitée à gouverner et légiférer, ces lieux communs constituent ce topos (grec ancien qui a donné "lieu") où un contre pouvoir populaire (ce qu'on appelle aussi, la plupart du temps pour le remettre à sa place, si besoin, par la force, le pouvoir de la rue) peut se faire entendre et faire contre poids aux tendances inévitablement oligarchiques (gouverner d'abord dans l'intérêt des plus riches) de l'élite au pouvoir. L'érosion de ces lieux communs signifient alors conjointement et inéluctablement le déclin de ce contre pouvoir populaire, soit, purement et simplement, celui de la démocratie: "[...] il peut exister [...] un rapport direct entre le déclin de la démocratie participative et la disparition des lieux tiers." (Christopher Lasch, La révolte des élites, p. 131) Une démocratie véritable, et non son ersatz (produit de remplacement de qualité inférieure à l'original) suppose une articulation que doivent réaliser ces lieux communs entre la sphère vie privée d'existence et la vie publique dans les lieux officiels du pouvoir:"il y a toujours [...] trois sphères dans la vie sociale considérée du point de vue politique. Une sphère privée, celle de la vie étroitement personnelle des gens; une sphère publique, où se prennent les décisions s'appliquant obligatoirement à tous et publiquement sanctionnées; et une sphère que l'on peut appeler publique-privée, ouverte à tous mais où le pouvoir politique [...] n'a pas à intervenir [...] La démocratie, c'est l'articulation correcte des trois sphères [...] Cela exige la participation de tous à la direction des affaires communes, et cela à son tour exige des institutions qui permettent aux gens de participer et les incite à le faire." (Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, pp. 25-26) De ce point de vue là, la pleine et entière liberté d'association dans le cadre des lieux tiers ou "publics-privés", que je préfère toujours appelé communs, comme le faisait remarquer un philosophe et homme politique bourgeois du XIXème siècle,Tocqueville, qui n'avait pourtant rien d'un homme du peuple, est consubstantielle avec la démocratie, ce que signifie précisément Castoriadis lorsqu'il dit que "le pouvoir politique [...] n'a pas à [y] intervenir."
On voit donc combien, l'érosion considérable qu'ont subi ces lieux communs sous l'effet d'une toute nouvelle urbanisation (le terme exact est, en réalité, celui de conurbation, littéralement, un agglomérat de villes qui finissent par fusionner les unes avec les autres, et qui donne naissance aux actuelles mégalopoles qui ne sont plus du tout à une échelle humainement habitable) repensée et adaptée pour la circulation des machines ont contribué, de façon décisive, à détruire les conditions de formes de socialisation positive au sein desquelles les individus puissent être autre chose que des atomes d'égoïsme limitant mutuellement leur liberté.
d)La critique marxienne du droit bourgeois
La socialisation par la bagnole n'est donc qu'un avatar, certes très important, mais pas le seul (la télévision, autre objet fétiche de la société du spectacle, a oeuvré puissamment dans le même sens, par exemple) de la forme générale que prennent les rapports sociaux dans le monde moderne qui fait qu'il est devenu quasiment impossible de voir en autrui autre chose qu'une limite à sa liberté. On peut repartir de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, et de la critique qu'en a fait Marx, au XIXème siècle, dans, La question juive, pour apercevoir que la société du spectacle a des racines qui plongent aux origines du monde moderne. La liberté y est presque entièrement conçue de telle sorte qu'autrui ne puisse plus être considéré autrement que comme une limite à la mienne. Précisément, la liberté telle qu'elle est pensée dans l'article 6, l'est sur le modèle de la propriété privée ("la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui"). Quand je dis que là où ma liberté finit, celle d'un autre commence, c'est bien le schéma de la propriété privée que j'ai en tête pour déterminer le sens de la liberté: là où ma propriété privée finit commence celle d'un autre. La loi, sur le plan juridique, joue le rôle qui est celui de la clôture qui délimite deux propriétés: "les limites dans lesquelles chacun peut se mouvoir sans préjudice pour autrui sont fixées par la loi, comme les limites de deux champs le sont par le piquet d'une clôture." (Marx, La question juive) Les droits de l'homme tels que les conçoivent les révolutionnaires de 1789 ne sont donc que l'expression, pour Marx, de la conception bourgeoise de la société qui est vue comme un agrégat d'individus unit par le seul lien de l'intérêt économique, et vivant repliés sur leur sphère privée d'existence, étrangers les uns aux autres: "le droit humain de la liberté n'est pas fondé sur l'union de l'homme avec l'homme, mais au contraire sur la séparation de l'homme d'avec l'homme [...]Elle laisse chaque homme trouver en autrui non la réalisation mais plutôt la limite de sa propre liberté [...]. Ainsi, aucun des prétendus droits de l'homme ne s'étend au-delà de l'homme égoïste, au-delà de l'homme comme membre de la société civile, savoir un individu replié sur lui-même, sur son intérêt privé et son caprice privé, l'individu séparé de la communauté." (ibid.) La liberté est donc pensée de façon négative, ce qui occulte une autre dimension de la liberté, bien plus substantielle, car elle repose, elle, sur des formes de socialisation positives au sein desquelles autrui a cessé d'être une limite pour la mienne: "L’Etat veille à ce que la liberté individuelle de chacun n’empiète pas sur celle d’autrui, il maintient les conditions d’une liberté négative. Mais cette attention portée à la liberté négative cache une autre face de la liberté, à savoir la liberté positive fondée sur la capacité à agir ensemble, à participer aux discussions et aux décisions publiques." ( Jean-Louis Laville, Avec Polanyi et Mauss, p. 283 dans Socio économie et démocratie, l’actualité de Polanyi)
C’est exactement dans le même esprit que Marx, celui des premiers socialismes, que Pierre Leroux, en 1845, en France, critiquait le droit bourgeois d’une société presque exclusivement fondée sur la propriété privée, présageant un état de guerre de tous contre tous par le délitement (destruction) du lien social qu’il implique. La vie publique tend alors à se réduire à son expression la plus pauvre: le droit à la sécurité, c'est-à-dire, assurer par la police et les tribunaux que la liberté des uns n’empiète pas sur celle des autres: "La propriété ainsi faite est devenue la base de ce qui est resté de société entre les hommes. Chacun retiré sur sa motte de terre, devenait souverain absolu et indépendant; et toute l’action sociale se réduisait à faire que chacun restât maître de la motte de terre que l’héritage, le travail, le hasard ou le crime lui avait procurée." (cité par P. Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 187)
e) Limites de la critique marxienne du droit bourgeois
Il faut cependant apporter quelques restrictions à la généralisation qui guide l'interprétation de Marx qui fait rentrer toute entière la Déclaration de 1789 sous la catégorie du droit bourgeois. Notez bien déjà que s'il fallait prendre celle de 1793, ces restrictions seraient encore plus importantes, tenant compte du fait que c'est sur celle-ci, certes vite jetée aux orties, que le peuple a pu peser de tout son poids. Comme la Constitution américaine (cf. plus haut), elle intègre bien une composante démocratique qui reconnaît un ensemble de libertés positives au peuple qui fait corps (qui s'assemble positivement), en particulier, dans ses articles 10 et 11 qui constituent le pendant du Premier amendement de la Constitution américaine et qui donne à chacun le droit de faire valoir ses opinions dans la sphère de ces lieux publics-privés qui constituent, de ce fait, l'assise d'un pouvoir démocratique dans les formes du gouvernement représentatif. L'article 10 énonce ainsi que "nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi." Et l'article 11 énonce que:"La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme;tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi." Reste que la restriction apportée à ces droits fondamentaux peut être interprétée de façon très élastique (" pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la Loi." article 10) suivant le dicton que formulait un avocat à l'humour graveleux voulant que "le droit c'est comme la peau des couilles, ça peut se tendre dans tous les sens". Emile Pouget, un des fondateurs du syndicalisme révolutionnaire en France, ne craignait d'ailleurs pas d'insister, en 1905, sur les limites très restreintes de ces droits politiques du peuple dans les institutions politiques du gouvernement représentatif:"En effet, depuis 1889, tous les ans, au Ier mai, on recommence les pétitionnements en faveur de la journée de huit heures;tous les ans, les délégations ouvrières déposent leurs revendications entre les mains des préfets, qui les transmettent au pouvoirs publics. Tous les ans on organise des manifestations platoniques du Ier mai. Et jamais aucune de ces pétitions, aucune de ces revendications n'ont été prises en considération." ( Emile Pouget, La conquête de la journée de huit heures, L'action directe et autres écrits syndicalistes, p. 228) Il en tirait comme conclusion évidente que les droits politiques accordés au peuple dans le cadre de l'Etat bourgeois ne sauraient suffire pour faire avancer la cause de son émancipation.
f) La privatisation bourgeoise de la morale et le règne du crétin procédurier
On ne saurait donc se contenter des droits de l'homme et du citoyen tels qu'ils existent aujourd'hui si l'on veut faire valoir quelque chose qui ressemble à une vrai démocratie.
L’ironie de l’histoire est que les principes de tolérance du libéralisme classique, celui de la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle, qui ont inspiré les déclarations modernes des droits de l'homme, qui laissent à chacun poursuivre ses intérêts particuliers dans les simples limites où il ne nuit pas à autrui, tendent à produire, au bout du compte, un état social rigoureusement à l'opposé de ses bonnes intentions initiales. En privatisant la morale, c'est-à-dire en posant que chacun est libre de définir comme il lui plaira sa conception du bien et du mal, le libéralisme élimine tout montage normatif (au sens de règles) commun permettant de vivre aux individus en bonne entente entre eux. Il finira par en découler inévitablement une situation insupportable où chacun tendra à juger les façons d'être et d'opiner (de opinion) d’autrui comme une atteinte insupportable à sa propre liberté. De cette atomisation de la société au nom du respect des libertés des uns et des autres découle logiquement une situation, dont les Etats Unis offrent l’exemple le plus avancé, de guerre de tous contre tous par avocats interposés devant les tribunaux, qui fait que toute résolution à l'amiable des conflits entre les gens, sans passer par l'appareil d'Etat, devient de plus en plus problématique à envisager. Comme le souligne le philosophe Jean-Claude Michéa, "[quand] le droit en vient à fonctionner d'emblée comme un recours normal [...]- quand, en d'autres termes, la menace de procès réciproques devient une forme ordinaire de la civilité- on entre alors dans le règne des individus procéduriers et dans la tyrannie du droit. C'est précisément ce qui a lieu chaque fois que progresse la modernisation marchande de la vie.[...]Le système capitaliste tend progressivement à ne laisser aux individus, pour régler leurs différents litiges, que deux modalités majeures: la violence et le recours systématique au Tribunal." (L'enseignement de l'ignorance p. 111) Ce que pourrait être cette "forme ordinaire de la civilité" qui tend à disparaître des sociétés modernes, garant du noyau d'une morale commune à tous permettant le vivre ensemble, nous renvoie directement à ce que fut, dans son inspiration première, issue du mouvement ouvrier, le socialisme de liberté. Il apparaîtra alors clairement que loin d'être une limite à ma liberté, autrui est, tout au contraire, sa condition essentielle.
III Le socialisme de la liberté: autrui est un auxiliaire (aide) de ma liberté
a) Socialisme de la liberté vs conception bourgeoise de la liberté
Ce qu'on peut reprocher, entre autres, à cette conception bourgeoise purement privative de la liberté, c'est de ne voir la richesse sociale que dans l'accumulation de biens, et, de se couper ainsi d'une part essentielle de la richesse sociale qui se trouve dans les liens sociaux. C'est de cette dernière façon qu'elle a toujours été conçue dans les organisations sociales humaines héritées de l'âge primitif. La richesse, dans ce cadre, comme on le trouve encore partout dans les pays dits "pauvres" de la planète, se mesure très exactement à l'étendue du réseau de relations sociales qu'un individu peut tisser. L'individu pauvre, c'est l'individu isolé.
Passé un certain stade de développement matériel, que les sociétés occidentales ont franchi de très loin, continuer à accumuler des biens n'accroît plus le bien être mais devient, au contraire, contre productif, ne serait-ce que pour des raisons écologiques par la surexploitation des ressources naturelles que cela implique, ce qui nous renvoie à la dévastation en cours de la nature sous ses trois aspects les plus critiques: tellurique (épuisement des sols), atmosphérique (réchauffement climatique) et biologique (effondrement de la biodiversité). C'est sur un tout autre plan que mon développement humain doit se poursuivre, si je veux accéder à une vie bonne, et, en particulier, sur le plan affectif, ce qui implique nécessairement des formes de socialisation positive fondées sur la coopération, l'entraide, la camaraderie, l'amitié, l'amour etc. Il faut alors opposer à ce concept de la liberté fondée sur la séparation des individus, le concept positif d'une liberté qui se nourrit des liens sociaux. Une des grandes faiblesses de la pensée libérale bourgeoise est de ne savoir distinguer entre des liens qui libèrent et des liens oppressifs, de les confondre en supposant que tout ce qui peut nous lier aux autres restreint nécessairement le champ de notre liberté. Or, c'est une distinction capitale à faire dont on peut définir rigoureusement le sens. Il faut pour cela partir de l'une des thèses centrales de l'anthropologie de l'homo donator qui consiste à dire que le don est l'opérateur par quoi se crée le lien social dans toutes les sociétés. Seulement, il y a au moins trois types de don à bien distinguer: agonistique, injurieux et réciproque. A partir des deux premiers se nouent des liens de domination. C'est le type du don réciproque qui engendre des liens qui libèrent. C'est celui-ci qui dessine la figure précise d'un socialisme de liberté (pour de larges développements sur ces ces trois types de don, je renvoie à la partie 3 du sujet, Quelque chose peut-il valoir que l'on donne sa vie?).
Il y a donc deux concepts opposés de la liberté, celui des doctrines libérales bourgeoises qui supposent de couper le lien social, et celui qu'ont élaboré les diverses formes de socialisme de liberté qui s'enracine dans un certain type de lien social que noue le don de type réciprocitaire, celui qui fait qu'un don appelle un contre don en retour suivant la séquence universelle du donner-recevoir-rendre. Je dis bien "universelle" car c'est probablement la thèse la plus importante de l'anthropologie du don qu'a fondé Marcel Mauss au XXème siècle de prétendre que ce schéma du don est le noyau invariant de toutes les morales humaines, partout et toujours depuis la nuit des temps. A cette thèse, on opposera celle des théories libérales d'une pluralité irréductible des conceptions du bien dont on a vu dans la partie 2d qu'elle mène au type du crétin procédurier et à la guerre de tous contre tous par avocats interposés.
Si, dans ce dernier cas, autrui est ce qui limite ma liberté, dans l'autre cas , il en est, au contraire, sa condition essentielle. C’est la même distinction qu’envisageait un socialiste du XIXème siècle comme Proudhon lorsqu’il différenciait la « liberté simple » et la « liberté composée »: « La première est synonyme d’isolement, et, de ce point de vue barbare », « celui-là est le plus libre dont l’action est la moins limitée par celle des autres. » (Philippe Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 191) Par opposition, la liberté composée « suppose pour son existence le concours de deux ou plusieurs libertés. La liberté de chacun rencontre la liberté d’autrui non plus comme une limite mais un auxiliaire. » (ibid., p. 192) C'est ce qui produit ce que Proudhon a appelé "la force collective": ce qu'elle peut produire est supérieure à la simple somme des efforts individuels dont elle se compose:"Deux cents grenadiers ont en quelques heures dressé l'obélisque de Luqsor sur sa base; suppose-t-on qu'un seul homme, en deux cents jours, en serait venu à bout?" (Proudhon cité par Dardot et Laval, Commun, p. 207) Mais tirer parti de cette "force collective" qui augmente d'autant la puissance d'agir de chacun implique de s’engager dans des rapports de coopération et d'entraide qui exigent que chacun puisse faire confiance à l’autre et s'organiser sur la base d'une libre association qui n'est pas dominée par un pouvoir supérieur comme un Etat. D'où le fait que l'on voit bien ici que les socialismes tels qu'ils ont été inventés, et d'abord de façon pratique, au début du XIXème siècle, dans le mouvement ouvrier, ce sont exactement le contraire de doctrines étatiques. Mais ils s'opposent, évidemment, tout autant, au pouvoir des entreprises privées. Ce que Proudhon dénoncera dans le capitalisme, c'est le vol dont fait l'objet cette force collective par les capitalistes qui s'en approprient tout le profit au détriment des travailleurs qui la génèrent.
Prenons le modèle de la ville car elle renferme potentiellement ces deux concepts opposés de la liberté: la liberté qui correspond à la possibilité de se libérer des liens sociaux, celle qui permet, par exemple, de se promener dans la rue dans le plus parfait anonymat. Mais, la liberté de l'homo oeconomicus replié sur sa sphère privée d'intérêts est problématique car elle se transforme très facilement en son contraire, la soumission impuissante à un pouvoir tutélaire (au-dessus de) suivant la formule que donnait la philosophe Hannah Arendt que seul l'individu isolé peut être totalement dominé:" Au bout de la libération marchande et étatique, on ne trouve pas un individu libre, mais un individu seul, fragile, dépendant, vulnérable, pris en charge par des appareils extérieurs à lui et sur lesquels il n' a aucune prise, proie facile et préférée des idéologies totalitaires..." ( Jacques Godbout et Alain Caillé, L'esprit du don, p. 270) A cela, on opposera la formule qui était celle du Moyen Age central (X-XIIIème siècle), en Allemagne, à cette époque qui a vu la première grande renaissance, après une longue parenthèse, du projet de la démocratie hérité de l'antiquité grecque et qui voulait que "l'air de la ville rend libre". C'est en son sein que les classes populaires ont pu se coaliser (s'assembler) pour acquérir du pouvoir alors qu'elle vivaient dispersées auparavant dans les campagnes sous le joug (domination) du système féodal du servage.
b) Liberté individuelle et liberté collective
Par ailleurs, que peut devenir la liberté de l'individu isolé au sein d'une collectivité asservie, dominée par ces appareils extérieurs à elle que sont les Etats et les gigantesques organisations de marché? C'est tout le paradoxe de la forme de liberté que développe la société bourgeoise ainsi que le formulait Marcel Gauchet:"L’affirmation de l’autonomie individuelle est allée et va rigoureusement de pair avec un accroissement de l’hétéronomie collective." (cité par Serge Latouche, L’âge des limites, p. 133) C'est pourquoi il y a deux sortes de libération, celle conforme aux doctrines libérales bourgeoises qui débouche sur un individu isolé, et pour cela, finalement impuissant, livré à lui-même, et celle conforme à un socialisme de liberté qui vise d'abord à émanciper la collectivité elle-même:"Il y a deux sortes de libération. Il y a la libération vis-à-vis des liens sociaux, au sens que l'on se libère d'eux [...], et il y a la libération des liens sociaux eux-mêmes. Libérer l'individu de la communauté est un processus qui atteint vite sa limite. Libérer la communauté elle-même est certes beaucoup plus difficile, mais beaucoup plus fondamental." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 270) Il est bien évident qu'une masse d'individus atomisés, séparés les uns des autres, qui ont pour souci exclusif qu'on ne vienne empiéter sur leur espace privé de liberté, sera infiniment plus facile à dominer qu'une collectivité s'organisant sur la base de rapports de coopération et qui pourra peser d'un poids politique sur le pouvoir. Un individu vraiment libre ne peut aller sans une collectivité libre. Entendu en ce sens, le concept de liberté n'implique plus un rapport minimaliste à l'autre comme ce qui me limite. Tout au contraire, comme le pensait encore Eugène Fournière, une autre figure des premiers socialismes, "l'homme réalise une liberté effective d'autant plus grande que se densifient ses liens de solidarité avec ses semblables..." (Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 216) Ou, comme le résumait déjà Proudhon:"L'homme le plus libre est celui qui a le plus de relations avec ses semblables." (cité par Chanial, ibid., p. 192) C'est bien de ce point de vue que la ville a pu être le creuset de la liberté politique des classes populaires, de la capacité pour les travailleurs pauvres de se coaliser pour peser d'un poids politique. C'est à partir de là qu'un socialisme de liberté, tel que le mouvement ouvrier l'a inventé au XIXème siècle, a été rendu possible. Ce processus d'urbanisation a posé "de nouvelles formes de coexistence sociale, d'"être-ensemble" [...] et c'est ce dernier élément qui a fait l'importance du mouvement ouvrier." (Castoriadis, Une société à la dérive, p. 128) En réalité, si on exhume (déterre) le cadavre du socialisme tel qu’il a d’abord été pratiqué et pensé avant d’être enterré par la quasi totalité de la gauche, on voit que, loin de s’opposer aux principes d’une société de liberté, il cherche à en réaliser la forme authentique. Sa critique du libéralisme vise à radicaliser son exigence de liberté et à la rendre cohérente avec elle-même. Le libéralisme fait de la liberté des individus quelque chose d’inaboutie qui doit se transformer dans son contraire, la servitude pour le plus grand nombre. En outre, par la forme des rapports sociaux qu’il donne à la société, qui est celle, vide, de la société du spectacle, bien loin d’affirmer et de développer l’individualité, il tend à l’assiéger de toutes parts: "il est ridicule de parler d‘individualisme quand tous les soirs à huit heures vingt millions de foyers appuient sur le même bouton et voient le même programme." (Castoriadis, Une société à la dérive, pp. 250-251). Au contraire, suivant la formule de Gauchet, "le socialisme dans sa définition initiale […] ne se conçoit bien que comme l’accomplissement révolutionnaire du libéralisme." (cité par Chanial, p. 198) L’affirmation de l’individualité va main dans la main avec l’extension des rapports sociaux fondés, en premier lieu sur la réciprocité du don. Comme le disait Marcel Mauss, le fondateur de l'anthropologie du don,« l’individu s’accroît de l’incessant échange avec l’univers, et celui qui peut donner le plus est le plus individuel et le plus libre. » (cité par Chanial, p. 217) Retraçant l'évolution historique sur une grande échelle de temps, Eugène Fournière en concluait que " le sentiment individualiste ne s’est [...] développé que lorsque les peuples ou su dessiner des cercles de solidarité toujours plus étendus. Cette extension des cercles sociaux, en multipliant les points de contact […] a permis aux hommes de rompre avec leur isolement […] puis de se dégager progressivement de l’ensemble des servitudes du passé." (ibid., p. 218)
c) L'endettement mutuel positif: les liens qui libèrent
Le socialisme tel que nous l’avons repensé dans cette réflexion signifie donc tout sauf plus d’ Etat. En réalité, si on apprend à connaître un peu sérieusement ce qu'a été la création du socialisme tant sur le plan pratique que théorique, l’expression "socialisme d’Etat" est un monstre logique, un oxymore: "l’expression « socialisme d’Etat » équivaut aux expressions cercle carré, solide à une seule dimension etc." (Cornelius Castoriadis, une société à la dérive, p. 169) Dit autrement, le problème central du socialisme autoritaire et étatique n'a jamais été celui de la liberté mais celui de la pauvreté. Dans ce cadre, il s'agit simplement de réclamer une meilleure redistribution des parts du gâteau mais jamais de se réapproprier la boulangerie toute entière. Au contraire dans le cadre d'un socialisme de la liberté il ne s'agit plus de réclamer une part plus grosse du gâteau par les mécanismes redistributifs de l'Etat Providence mais de reprendre possession de la boulangerie. La collectivité des LIP, dernier grand épisode du mouvement ouvrier français dans les années 1970, est l'incarnation type de ce socialisme de la liberté qui est celui d'une collectivité libre qui s'auto gouverne en ayant aboli la division entre dirigeants et exécutants. Le témoignage de Michel Jeanningros sur ce que fut l'aventure des LIP dit l'essentiel de la nature des liens sociaux qui se tissent dans un socialisme de la liberté qui font d'autrui tout le contraire d'une limite à ma liberté: "Dans l'usine occupée on a surtout essayé que la plupart des gens prennent quelque chose sous leur responsabilité et se mettent en marche. Bon, il y en a qui tondaient les pelouses, il y en a qui préféraient faire la bouffe au resto, préparer les casse-croûtes, il y en a qui préféraient balayer les grands couloirs le matin, il y en a qui préféraient monter la garde la nuit parce qu'en même temps ils pouvaient jouer aux cartes et puis, bon, c'était toujours sympathique..." Ce qu'il décrit là n'est qu'un rien d'autre que l'état d'endettement mutuel positif que génère une collectivité organisée sur la base d'un système de don de type réciprocitaire qui fonctionne bien. Une collectivité génère un état d'endettement mutuel positif à partir du moment où chacun a l'impression de recevoir plus qu'il ne donne. Dans le cas précis des LIP, il s'agit plus que d'une simple impression mais d'une réalité: celui, par exemple, qui donne de son temps pour "tondre la pelouse" reçoit, en contrepartie, bien plus, la somme de toutes les activités des autres membres de la collectivité, et, de surcroît, le bien être que génère inévitablement un état de dette positive qui aboutit à ceci qu'il fait bon vivre dans une telle communauté. La force des LIP, qui leur ont permis de tenir en respect l’appareil répressif d’Etat ligué avec les forces hostiles des organisations du marché pendant si longtemps n’est pas à aller chercher ailleurs. Benoît Malon, une autre figure du socialisme de liberté de la fin du XIXème siècle, l’avait par avance bien expliqué: "Vingt amis sont plus forts que cent coreligionnaires n’ayant entre eux aucun lien d’amitié. Les treize de Balzac tenaient par leur affection mutuelle et leur dévouement à toute épreuve, toute société en échec." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 59) Pour le dire en terme spinoziste, la puissance d'agir de chacun est augmentée de la puissance d'agir de tous. La communauté n'est plus, dans cette forme de vie sociale, "un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur indépendance originelle" (Marx) qui risque à tout moment d'empiéter sur leurs libertés, mais ce à l'intérieur de quoi je passe à une puissance d'exister supérieure.
Le socialisme tel que nous l’avons repensé dans cette réflexion signifie donc tout sauf plus d’ Etat. En réalité, si on apprend à connaître un peu sérieusement ce qu'a été la création du socialisme tant sur le plan pratique que théorique, l’expression "socialisme d’Etat" est un monstre logique, un oxymore: "l’expression « socialisme d’Etat » équivaut aux expressions cercle carré, solide à une seule dimension etc." (Cornelius Castoriadis, une société à la dérive, p. 169) Dit autrement, le problème central du socialisme autoritaire et étatique n'a jamais été celui de la liberté mais celui de la pauvreté. Dans ce cadre, il s'agit simplement de réclamer une meilleure redistribution des parts du gâteau mais jamais de se réapproprier la boulangerie toute entière. Au contraire dans le cadre d'un socialisme de la liberté il ne s'agit plus de réclamer une part plus grosse du gâteau par les mécanismes redistributifs de l'Etat Providence mais de reprendre possession de la boulangerie. La collectivité des LIP, dernier grand épisode du mouvement ouvrier français dans les années 1970, est l'incarnation type de ce socialisme de la liberté qui est celui d'une collectivité libre qui s'auto gouverne en ayant aboli la division entre dirigeants et exécutants. Le témoignage de Michel Jeanningros sur ce que fut l'aventure des LIP dit l'essentiel de la nature des liens sociaux qui se tissent dans un socialisme de la liberté qui font d'autrui tout le contraire d'une limite à ma liberté: "Dans l'usine occupée on a surtout essayé que la plupart des gens prennent quelque chose sous leur responsabilité et se mettent en marche. Bon, il y en a qui tondaient les pelouses, il y en a qui préféraient faire la bouffe au resto, préparer les casse-croûtes, il y en a qui préféraient balayer les grands couloirs le matin, il y en a qui préféraient monter la garde la nuit parce qu'en même temps ils pouvaient jouer aux cartes et puis, bon, c'était toujours sympathique..." Ce qu'il décrit là n'est qu'un rien d'autre que l'état d'endettement mutuel positif que génère une collectivité organisée sur la base d'un système de don de type réciprocitaire qui fonctionne bien. Une collectivité génère un état d'endettement mutuel positif à partir du moment où chacun a l'impression de recevoir plus qu'il ne donne. Dans le cas précis des LIP, il s'agit plus que d'une simple impression mais d'une réalité: celui, par exemple, qui donne de son temps pour "tondre la pelouse" reçoit, en contrepartie, bien plus, la somme de toutes les activités des autres membres de la collectivité, et, de surcroît, le bien être que génère inévitablement un état de dette positive qui aboutit à ceci qu'il fait bon vivre dans une telle communauté. La force des LIP, qui leur ont permis de tenir en respect l’appareil répressif d’Etat ligué avec les forces hostiles des organisations du marché pendant si longtemps n’est pas à aller chercher ailleurs. Benoît Malon, une autre figure du socialisme de liberté de la fin du XIXème siècle, l’avait par avance bien expliqué: "Vingt amis sont plus forts que cent coreligionnaires n’ayant entre eux aucun lien d’amitié. Les treize de Balzac tenaient par leur affection mutuelle et leur dévouement à toute épreuve, toute société en échec." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 59) Pour le dire en terme spinoziste, la puissance d'agir de chacun est augmentée de la puissance d'agir de tous. La communauté n'est plus, dans cette forme de vie sociale, "un cadre extérieur aux individus, une entrave à leur indépendance originelle" (Marx) qui risque à tout moment d'empiéter sur leurs libertés, mais ce à l'intérieur de quoi je passe à une puissance d'exister supérieure.
d) Liberté et relations de don avec autrui
Le rapport de don a ceci de spécial que pour fonctionner il doit laisser à chacun la plus grande marge de liberté possible. Tandis que la logique de l'homo oeconomicus est de réduire la marge d'incertitude qu'on peut attendre du comportement d'autrui via des contrats sanctionnés par la loi, celle de l'homo donator vise, à l'inverse, à maintenir une marge d'incertitude pour que l'autre soit libre de donner à son tour ce qu'il voudra. Dans le rapport de don de type réciprocitaire, je suis conduit à élargir la marge de liberté d'autrui; dans le rapport qui est celui qu'institue la rationalité instrumentale de l'homo oeconomicus, je suis conduit, à l'inverse, à réduire sa marge de liberté (si tu ne rends pas je porte plainte): "la logique du système d'action poussera les acteurs à limiter la liberté des autres là où l'homo strategicus domine, alors que celle d'un système de don invitera les acteurs à accroître la liberté des autres. Le modèle du don est le seul qui valorise la liberté des autres." (Jacques Godbout, Ce qui circule, p. 279) C'est le sens de ces formules de politesse, que l'on retrouve dans toutes les langues du monde, qui nous font minimiser le don que nous faisons:"De rien, y' a pas de quoi, di niente, de nada, my pleasure..." Le donateur ne veut pas d'abord et avant tout le retour; il veut d'abord que le retour soit libre, donc incertain. Minimiser le don qu'on fait, c'est une façon de signifier que "tu ne me dois rien en retour, tu es libre de ne pas me rendre, ou de me rendre ce que tu voudras, quand tu le voudras etc. Ne te sens pas obligé, ni surtout dominé par suite de ce geste, ce n'est pas le sens que tu dois lui donner. Si tu rends ce sera donc un don.""(Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 266) Un don qui n'est pas libre n'est donc plus un don. On voit ici, avec toute la clarté possible, que la relation à autrui, dans le don de type réciprocitaire, ne limite absolument pas sa liberté mais, tout au contraire, l'élargit.
Conclusion
Le rapport de don a ceci de spécial que pour fonctionner il doit laisser à chacun la plus grande marge de liberté possible. Tandis que la logique de l'homo oeconomicus est de réduire la marge d'incertitude qu'on peut attendre du comportement d'autrui via des contrats sanctionnés par la loi, celle de l'homo donator vise, à l'inverse, à maintenir une marge d'incertitude pour que l'autre soit libre de donner à son tour ce qu'il voudra. Dans le rapport de don de type réciprocitaire, je suis conduit à élargir la marge de liberté d'autrui; dans le rapport qui est celui qu'institue la rationalité instrumentale de l'homo oeconomicus, je suis conduit, à l'inverse, à réduire sa marge de liberté (si tu ne rends pas je porte plainte): "la logique du système d'action poussera les acteurs à limiter la liberté des autres là où l'homo strategicus domine, alors que celle d'un système de don invitera les acteurs à accroître la liberté des autres. Le modèle du don est le seul qui valorise la liberté des autres." (Jacques Godbout, Ce qui circule, p. 279) C'est le sens de ces formules de politesse, que l'on retrouve dans toutes les langues du monde, qui nous font minimiser le don que nous faisons:"De rien, y' a pas de quoi, di niente, de nada, my pleasure..." Le donateur ne veut pas d'abord et avant tout le retour; il veut d'abord que le retour soit libre, donc incertain. Minimiser le don qu'on fait, c'est une façon de signifier que "tu ne me dois rien en retour, tu es libre de ne pas me rendre, ou de me rendre ce que tu voudras, quand tu le voudras etc. Ne te sens pas obligé, ni surtout dominé par suite de ce geste, ce n'est pas le sens que tu dois lui donner. Si tu rends ce sera donc un don.""(Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 266) Un don qui n'est pas libre n'est donc plus un don. On voit ici, avec toute la clarté possible, que la relation à autrui, dans le don de type réciprocitaire, ne limite absolument pas sa liberté mais, tout au contraire, l'élargit.
Conclusion
a) On rappelle que ce qui était au coeur de cette question c'était de savoir si on peut fonder la liberté sur une base sociale aussi négative qui incline à voir en autrui une simple limite qui restreint de toute part ma liberté réduite à la sphère de ma vie privée.
b) Que cette idéologie qui croit avoir une validité universelle est, en réalité, l'exception dans l'histoire des sociétés modernes dominées par l'imaginaire du capitalisme.
c) Elle néglige complètement le fait que la véritable richesse n'est pas dans l'accumulation sans fin de biens mais, passé un certain degré de développement matériel, dans l'étendue et la profondeur de mes rapports sociaux.
c) Dès lors, autrui, tout au contraire d'une limite à ma liberté, est sa condition essentielle. C'est du moins ainsi que le socialisme ouvrier a développé un tout autre concept de la liberté au nom duquel il a combattu pour s'attaquer aux formes vides de socialisation des sociétés du spectacle, qui ne laissent guère d'autres perspectives pour l'avenir qu'un été généralisé de guerre de tous contre tous...
c) Elle néglige complètement le fait que la véritable richesse n'est pas dans l'accumulation sans fin de biens mais, passé un certain degré de développement matériel, dans l'étendue et la profondeur de mes rapports sociaux.
c) Dès lors, autrui, tout au contraire d'une limite à ma liberté, est sa condition essentielle. C'est du moins ainsi que le socialisme ouvrier a développé un tout autre concept de la liberté au nom duquel il a combattu pour s'attaquer aux formes vides de socialisation des sociétés du spectacle, qui ne laissent guère d'autres perspectives pour l'avenir qu'un été généralisé de guerre de tous contre tous...
c'est très bien ça d'avoir entamé des études de philo, les vocations se faisant de plus en plus rares!Si tu as besoin à l'occasion de conseil ou d'information, n'hésite pas à me demander.
RépondreSupprimerQuant à mes mauvaises prédictions d'il y a deux ans, je ne m'en rappelle plus très bien; désolé pour la frayeur;je suis un fort mauvais pronostiqueur!Mais tant mieux si c'est dans ce sens et félicitations pour le 17...