Mise à jour, 19-04-2018
Introduction
Le Christ s’adresse en ces termes à ses disciples dans l’Evangile de Jean: " Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres." Mais que faut-il entendre ici par "vérité"? Et en quel sens pourrait-elle être l’instrument par lequel nous faisons la conquête de notre liberté? Et de quelle liberté peut-il s‘agir? Rien ne va pourtant moins de soi que d’attribuer à la vérité un tel pouvoir. En effet, à première vue, la vérité semble plutôt tout ce qu'il y a de plus contraignant: par exemple, je suis contraint d’accepter la vérité que la somme des trois angles d’un triangle, en géométrie euclidienne, est égale à deux droits, que la terre est ronde et non pas plate etc. La vérité, autrement dit, n’est pas du ressort de mon libre arbitre. Elle est ce qu’elle est indépendamment de mon bon vouloir. Si elle doit être malgré tout libératrice demandons-nous alors à l’égard de quoi elle pourrait assumer cette fonction? Ne serait-ce pas à l’égard des illusions qui encombrent la conscience humaine? Mais aussi à l’égard des mensonges des gens de pouvoir qui ont un intérêt quelconque à tromper les gens pour mieux les soumettre, et ce, d'autant mieux, que nous sommes plus enclins à nous faire des illusions, justement? En ce sens, ne pourrait-on pas aller jusqu’à dire que le respect dû à la vérité a une portée révolutionnaire, qui peut puissamment contribuer à libérer les hommes des systèmes de domination qui les oppriment?
1) L'opposition apparente entre la vérité et la liberté
a) Le concept de vérité objective
S'il y a de prime abord opposition entre vérité et liberté, c'est déjà, d'une part, parce que nous prenons la vérité au sens de la vérité objective. Pour saisir le sens de ce concept, il faut commencer par dépasser un cliché, celui qui consiste à dire "à chacun sa vérité" ou sa variante "chacun est libre de penser ce qu‘il veut". La liberté de pensée aurait ainsi pour corollaire l’arbitraire le plus complet qui fait du vrai et du faux des notions totalement relatives à chaque subjectivité. Pourtant, lorsque, par exemple, je dis qu’en vertu des axiomes (principes fondamentaux) de la géométrie euclidienne, la somme des trois angles d’un triangle est égal à 180°, je n’estime pas, sauf à divaguer, que c’est là mon opinion qui en vaut une autre et que chacun est libre de défendre sa vérité. De même lorsque je soutiens que l’eau bout à 100° ou que la France a perdu la guerre en 1940 et que s'est mis en place un gouvernement massivement soutenu par les élites économiques, politiques et administratives du pays, qui était allié aux Nazis ou qu'il a existé un génocide orchestré par ces mêmes Nazis avec la collaboration zélée des autorités françaises. Par où l'on voit déjà que refuser le concept de vérité objective et croire que la vérité n'est qu'affaire d'appréciation subjective qui fait que chacun serait libre de penser ce qu'il lui plaît, c'est laisser la porte ouverte aux pires délires négationnistes (négation de l'extermination orchestrée par les nazis, par exemple), comme ceux que pouvait soutenir un Faurisson en France.
Dire qu’il existe des vérités objectives, c’est soutenir deux choses:
-qu’il existe des énoncés qui sont universellement vraies, c’est-à-dire, qui ne sont pas seulement vraies pour celui qui les profère mais pour tout être humain en état de faire usage de son entendement
et de son sens de l'enquête méticuleuse.
-que leur vérité échappe au pouvoir des hommes et ne dépend que de leur conformité à la réalité qui est ce qu’elle est indépendamment de ce qu'ils peuvent en dire.
Ce concept de vérité objective avait déjà été formalisé par Aristote au IVème siècle avant J-C: est vrai l’énoncé qui concorde avec la réalité, est faux l’énoncé qui ne concorde pas. Il en découle que c’est la réalité elle-même qui décide si un énoncé lui est conforme ou non, ce n’est donc pas la libre appréciation de chacun.
En ce sens, on peut bien dire qu’il y a un caractère foncièrement contraignant de la vérité. Comme le notait la philosophe Hannah Arendt, "[ce] que Mercier de la Rivière a remarqué un jour à propos de la vérité mathématique s'applique à toutes les espèces de vérité:"Euclide est un véritable despote; et les vérités géométriques qu'il nous a transmises sont des lois véritablement despotiques.""( Vérité et politique, p.306) "Despotique" signifie ici ce qui nous contraint à les accepter que cela nous plaise ou non. Les mathématiques, en ce sens, fournissent le modèle de toute vérité possible.
Mais, si le concept de vérité objective a ainsi un caractère essentiellement contraignant, on ne voit plus bien en quel sens il pourrait être libérateur. Vérité et liberté semblent plutôt se disjoindre ce qui nous enferme dans une alternative ruineuse où il faut choisir l’une ou l’autre alors même qu'elles constituent toutes deux des valeurs essentielles à la vie humaine. Comment en sortir? Examinons d'abord chacun des termes de l'alternative. Nous verrons alors peut-être une issu se dessiner.
b) Les amis de la vérité
Pour les amis de la vérité, tout savoir fondé en vérité confère un pouvoir, et, dans cette mesure, le pouvoir ne devrait revenir qu’à ceux qui savent, et qui, en vertu de leur savoir, sont les seuls aptes à prendre les bonnes décisions éclairées et à guider la grande masse des ignorants tel un troupeau. C’est alors au nom de la vérité que se légitime un ordre de domination exercé par une classe d’intellectuels: de Platon, au IVème siècle avant J.-C. à Burnham, au XXème siècle, nous avons ici une longue tradition de philosophie politique élitiste et anti démocratique qui est plus que jamais d’actualité. C’est au nom de la complexité des affaires du monde, qui, aujourd’hui, aurait atteint un point tel, qu’une élite peut prétendre monopoliser le pouvoir et justifier la mise à l’écart des populations des prises de décision politiques. Dans ce cadre, loin d'être libératrice, la vérité justifie la mise sous tutelle des individus trop peu éclairés par les lumières de la raison.
c) Les amis de la liberté
Pour les amis de la liberté, il faudrait alors renoncer au concept de vérité objective pour fonder un ordre reposant sur la tolérance, le respect de la pluralité des opinions et le refus de tout système de domination au nom d'un tel concept. Dans cette optique, la vérité sera tenue pour une construction sociale qui n'a pas de correspondance avec une réalité qui lui serait extérieure et on sera conduit à une forme de relativisme correspondant à la formule convenue, que les élèves rabâchent sans fin, « à chacun sa vérité. » Ainsi, on pense enlever toute légitimité à un pouvoir qui prétendrait s’imposer au nom de quelque chose comme la Vérité. Mais cette façon d’envisager les choses, en dépit de ses intentions louables, risquent d’avoir des conséquences désastreuses. En effet, si la vérité n’est rien de plus qu’une construction sociale dépendant uniquement du libre arbitre humain, alors, il n’y aura plus pour trancher les conflits entre les diverses « vérités » qu’un simple rapport de force et ce seront ceux qui sont en position dominante dans la société, en particulier dans les démocraties modernes, par la mainmise qu’ils ont sur les moyens de communication et d’information qui imposeront leur version de la « vérité ». On en revient alors à la même impasse que celle où menaient les amis de la vérité. Nous nous retrouvons ainsi face à une aporie (impasse).
d) Position du problème
Nous nous sommes enfermés dans une alternative qui semble ruineuse: soit nous nous rangeons du côté de la vérité, mais ainsi nous justifions un système de domination d’une élite supposée éclairée. Soit nous renonçons à la vérité objective mais alors nous privons les opprimés de toute arme critique qui leur permettrait de s’opposer au discours dominant. Dans les deux cas, on se retrouve dans la même impasse. Mais, il s'agit peut-être là d'une fausse alternative. C’est du moins ce que donne à penser une tradition de pensée héritière du libéralisme classique, dans ce qu'il a pu avoir d'authentiquement émancipateur (libérateur), que l'on peut dessiner à partir d'un triangle dont les sommets relieraient à cette même famille trois grands penseurs comme Bertrand Russell, Noam Chomsky et George Orwell, tous appartenant au XXème siècle (Chomsky étant le dernier encore vivant de nos jours). Le dénominateur commun qui les relie à ce triangle consistera à soutenir la thèse qui veut qu’il existe un lien intrinsèque (intérieur) entre la mentalité libérale et le concept de vérité objective et que l’opposition que nous avons dressé entre liberté et vérité est, en réalité, une fausse opposition. Cette façon de considérer les choses conduira, au contraire, à trouver dans la poursuite d'un idéal de vérité objective une vertu profondément libératrice pour les individus.
2) Le lien intrinsèque entre la mentalité libérale et le concept de vérité objective
a) L'expérience de Asch: présentation
Ce qu’il faut entendre par "mentalité libérale" c’est ce dont le libéralisme classique des Lumières au XVIIIème siècle faisait la promotion en prenant pour devise: "Aie le courage de te servir de ton propre entendement" (Kant, Qu'est-ce que les Lumières), formule que l'on trouve dans les Lumières allemandes chez son plus célèbre représentant, Emmanuel Kant. Il s’agit d’en appeler à l’émancipation des individus et ne plus s’en remettre à une autorité morale, celle de l'Eglise, en particulier, ou une autre, celle de l'Etat ou de l'opinion publique, placée au dessus de nous pour nous dire ce qu’il faut croire ou non. Mais, pourquoi la capacité à se servir de son propre entendement requiert le concept de vérité objective? Autrement dit, pourquoi renoncer au concept de vérité objective revient à ruiner les bases de la mentalité libérale? Nous nous servirons de l'expérience de Asch, un grand classique de l'expérimentation dans le domaine de la psychologie sociale des années 1950, pour faire ressortir la nature du lien intime qui unit la mentalité libérale à la vérité objective. Nous en tirerons deux leçons majeures. L'une qui devra commencer à faire comprendre grâce à quoi une petite minorité (moins du tiers) des individus testés parvient à résister à la pression du groupe et à conserver intact l'usage de son propre entendement. La seconde leçon devra permettre de comprendre pourquoi la grande majorité y a renoncé et préfère croire le groupe plutôt que ce que lui montre ses propres yeux.
b) L'expérience de Asch, première leçon: mise en évidence du lien intrinsèque entre la mentalité libérale et le concept de vérité objective
La première leçon que nous allons voir n'est pas celle qui saute aux yeux en premier; elle est cependant tout aussi importante à prendre en compte que la seconde que nous verrons, si nous voulons comprendre le socle à partir duquel un individu testé peut résister à la pression du groupe.
Le concept de vérité objective se manifeste ici dans le fait qu’il serait absurde de mettre en avant le slogan "à chacun sa vérité" quand il s’agit de savoir si le segment a est égal au segment b, c ou d. Nous sommes tous d’accord pour reconnaître qu’il n’y a qu’un seul énoncé universellement vrai, celui qui pose que "a = c" et que sa vérité ne dépend en aucune façon du pouvoir de l’être humain, ni de sa libre appréciation subjective. Aussi bien, cela signifie qu’il peut y avoir autour de moi autant d’individus que je peux imaginer pour me soutenir que cet énoncé est faux, il n’en restera pas moins vrai. Et c’est précisément cela qui laisse ouverte la possibilité que je puisse maintenir envers et contre tous mon jugement "a = c". S’il n’y avait aucune vérité objective à laquelle je puisse me raccrocher, je ne vois plus du tout par quel moyen il me serait encore possible de résister à la pression que le groupe ou n’importe quelle autorité instituée dans la société, exerce sur moi, pour maintenir mes propres jugements tirés de ma propre expérience de la réalité. On voit parfaitement ici que s'il n'y avait pas de vérité objective, il n‘y aurait plus pour trancher les questions d‘opinions divergentes que de purs rapports de force où doit l‘emporter le parti qui dispose de l‘appareil de propagande le plus efficace et le plus puissant, celui qui parviendra à établir un large consensus dans la population. C’est parce qu’il existe des vérités qui ne dépendent d'aucun pouvoir de fabrication de l’être humain, qu’elles peuvent constituer pour moi ce socle indestructible sur lequel m’appuyer pour former mes propres jugements en toute indépendance et me prémunir contre quelque autorité que ce soit qui prétend me dicter ce qu‘il faut croire. Le philosophe Jean-Jacques Rosat montre ainsi le lien intrinsèque existant, dans la philosophie d'Orwell, entre les concepts de vérité objective et de liberté dont l'essentiel peut être ramassé dans ces deux thèses:
-Ce sont les faits eux-mêmes et non les individus qui décident si les énoncés que nous formulons sont vraies ou faux: la vérité échappe de ce fait à tout pouvoir humain.
-Il en découle que celui qui reconnaît de telles vérités échappe à tout système de pouvoir qui voudrait lui imposer des croyances qui contredisent celles auxquelles il peut accéder par lui-même sur la base de raisonnements logiques et de faits bien établis.
C'est ce qui confère à la vérité son caractère souverain qu'il n'est au pouvoir d'aucune puissance, aussi grande soit-elle, de détruire comme le donnait à penser le philosophe chrétien du XVIIème siècle Blaise Pascal:"C'est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d'opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever d'avantage." C’est en ce sens aussi qu’on peut comprendre ces propos qu’ Orwell mettait dans la bouche de Winston, le héros de 1984, son roman qui décrit admirablement la logique d'un système totalitaire, celui qui vise à établir une domination totale sur les populations:"La liberté, c’est la liberté de dire que 2+2 font quatre; si cela est accordé, le reste suit." C'était déjà ainsi que s'affirmait la mentalité libérale à l'époque où l'autorité de l'Eglise et du roi, au XVIIème siècle, étaient encore toutes puissantes. Les vérités mathématiques étaient mises en avant pour exhiber les limites absolues de leur pouvoir. Comme le notait Hannah Arendt, "Grotius[...] désirant limiter le pouvoir du monarque absolu, avait insisté sur le fait que "même Dieu ne peut pas faire que deux et deux ne fassent pas quatre."" ( Vérité et politique, La crise de la culture, p. 306) ; D'où l'importance décisive, aux yeux d'un penseur comme Orwell, des truismes, c'est-à-dire des vérités objectives les plus banales car ils offrent le modèle de vérités qui peuvent être assumées par tout un chacun indépendamment du fait qu'elles fassent ou non l'unanimité dans la société. C’est de la même façon que Hannah Arendt exhibait la position d’une réalité factuelle qui constitue la limite absolue qui s’impose à tout pouvoir, et qui constitue, de ce fait, le seul garde fou contre la domination totale qu‘il pourrait nous imposer:"Que les faits ne soient pas en sécurité dans les mains du pouvoir, cela est évident, mais l’important est ici que le pouvoir, par sa nature même, ne peut jamais produire un substitut pour la stabilité assurée de la réalité factuelle[…]Les faits s’affirment eux-mêmes par leur obstination […] Dans leur opiniâtreté, les faits sont supérieurs au pouvoir…" (Vérité et politique, La Crise de la culture, p.329)
Face à un système qui vise la domination totale sur les populations, l'ultime refuge, ce sont les vérités objectives les plus triviales. Ce que vise cette forme de domination qu'a inventé le XXème siècle, est bien mis en scène dans ce passage du roman de 1984 où les autorités essayent de faire croire à Winston qu'il n'y a que quatre doigts levés là où il en voit cinq: c'est à ce point précis que peuvent se réaliser les conditions psychosociales de la domination totale, quand l'individu en vient d'avantage à croire ce qui se dit autour de lui que ce que lui montrent ses propres yeux. L'expérience de Asch établit clairement les mécanismes qui rendent la chose tout à fait possible. C'est maintenant sur cet aspect le plus manifeste de cette expérience qu'il faut s'attarder pour observer avec quelle facilité, dans les sociétés modernes dites "démocratiques", où chacun prétend pouvoir penser ce qu'il veut, il est, en réalité, d'une déconcertante facilité de priver les individus de l'usage de leur propre entendement.
c) L'expérience de Asch, deuxième leçon: le conformisme et la ruine de la mentalité libérale
Ce qui est donc particulièrement visible de ce qui ressort de l'expérience de Asch, c'est combien notre appréhension du réel dépend du contexte social dans lequel nous sommes plongés. Elle nous donne par là une bonne idée du courage nécessaire pour maintenir dans l'isolement ses propres jugements basés sur la réalité factuelle la plus élémentaire et résister aux plus extravagantes absurdités dès lors qu'elles constituent la norme dans la société. Elle nous montre "dans quelle mesure notre appréhension de la réalité dépend de notre partage du monde avec les autres hommes, et quelle force de caractère est requise pour s'en tenir à quelque chose, vérité ou mensonge, qui n'est pas partagé."( Hannah Arendt, Vérité et politique) Si déjà nous avons massivement tendance à renoncer à l'usage de notre propre entendement pour une opération aussi simple que celle qui consiste à comparer des longueurs, combien, à plus forte raison, ce doit être encore plus le cas, lorsqu'il s'agit de juger de choses aussi complexes qu'une loi, un programme politique, une oeuvre d'art, une théorie philosophique ou scientifique etc. Comme le formulait Pierre Bayard:"Pour tenir seul ou presque contre tous, il faut une ossature morale intérieure extrêmement solide, de puissantes convictions personnelles, la capacité d'être son propre interlocuteur, de "fabriquer seul son électricité.""
"La capacité d'être son propre interlocuteur" est précisément ce que Platon avait défini comme étant la faculté de penser elle-même, à savoir "un dialogue de l'âme avec elle-même", ce qui suppose nécessairement ce qu'on appelle en termes savants le développement et l'exercice de cette capacité méta-cognitive de se mettre à distance de soi pour être en mesure de questionner ses propres opinions, soit la base élémentaire de toute pensée critique. C'est à partir de ce centre le plus intérieur de notre moi que prend source la fabrication de notre propre "électricité", notre lumière intérieure. L'exemple type de l'individu s'affirmant ainsi, c'est K. Liebknecht qui témoigna d'un formidable courage et d'une indépendance d'esprit à toute épreuve, lorsque, le 04 décembre 1914, il fût le seul membre du Parlement allemand à voter contre les seconds crédits de guerre à accorder au gouvernement de l'époque, ce qui paraîtra d'autant plus extraordinaire en resituant cette attitude dans le contexte fanatiquement va-t'en-guerre de l'époque.
A l'extrême opposé, prenons le type de l'individu chez qui est éteint toute pensée critique. Hannah Arendt avait assez longuement étudié le cas du bureaucrate nazi Adolf Eichmann en assistant à son procès à Jérusalem en 1961. Il était chargé, dans l'administration du IIIème Reich, d'organiser, à travers toute l'Europe, les convois de chemin de fer des déportés vers les camps d'extermination, et il s'était acquitté de sa tâche avec le plus grand zèle et sens du devoir, sans jamais avoir tué quelqu'un de ses propres mains, notez bien. La philosophe en était arrivée à la conclusion finale que tout le mal dont souffrait Eichmann ne résidait absolument pas dans des pulsions mauvaises mais dans la pure et simple absence de toute pensée au sens où nous venons de la définir. Il ne disposait pas, à cause de cela, de la capacité à mettre ne serait-ce que la plus petite distance entre lui et les directives que sa hiérarchie donnait pour éprouver, du moins, une réserve intérieure à ce qu'il faisait. Ainsi, lors de son procès, il ne cessait de répéter inlassablement qu'il n'avait fait rien de plus que son simple devoir de fonctionnaire. C'est à partir de là qu'Hannah Arendt a forgé le concept de banalité du mal pour pouvoir répondre à cette question: comment un individu tout ce qu'il y a de plus ordinaire a pu collaborer consciencieusement à un projet aussi monstrueux que l'extermination de millions de personnes? Et, on pourrait ajouter que les gens ont toutes les peines du monde à voir qu'une telle absence de pensée critique peut produire le mal dans des proportions encore bien plus considérables que tous les instincts supposés barbares de l'humanité. Il reste tout de même que dans le cas d'Eichmann, Arendt a probablement sous-estimé l'engagement idéologique du personnage, comme des historiens l'ont mis en évidence ultérieurement; mais, il ne fait guère de doute que pour bon nombre d'autres cas de l'administration nazie la simple absence de pensée a pu jouer un rôle moteur.
Si l'individu peut abdiquer si facilement l'usage de son propre jugement, n'est-ce pas parce qu'il cède à la tentation du conformisme? C'est en ce sens que le philosophe Erich Fromm a analysé la très lourde tendance des individus dans les sociétés modernes dites "démocratiques" à se plier au conformisme pour échapper au douloureux sentiment de séparation et de solitude :"Si je me conforme aux coutumes, usages vestimentaires et idées, au pattern du groupe, je suis sauvé ; sauvé de l’expérience effrayante de la solitude[...] On ne peut s’expliquer l’emprise qu’exerce la peur d’être différent, la peur de s’éloigner du troupeau ne fût-ce que de quelques pas, sinon en comprenant à quelle profondeur se situe le besoin de ne pas être séparé. Mais en fait, les gens veulent se conformer à un degré bien plus élevé qu’ils n’y sont contraints, du moins dans les démocraties occidentales. La plupart des gens ne sont même pas conscients de leur besoin de conformisme. Ils vivent avec l’illusion qu’ils suivent leurs propres idées et penchants, qu’ils sont individualistes, que les opinions auxquelles ils sont arrivés représentent l’aboutissement de leur propre réflexion - et que, si leurs idées rejoignent celles de la majorité, c’est en quelque sorte une coïncidence." (Erich Fromm, L'art d'aimer) Les sociétés occidentales modernes ont tendance à se penser comme individualistes, chacun affirmant être libre de penser ce qu'il veut. Il y a là une complète illusion. Tout au contraire, les dispositifs technologiques de ces sociétés sapent, dans des proportions considérables la libre individualité, celle qui ose se servir de son propre entendement: "Mais il est ridicule de parler d'individualisme quand tous les soirs à huit heures vingt millions de foyers appuient sur le même bouton et voient le même programme." (Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, p. 250-251) Les données de l'expérience de Asch doivent permettre de soupçonner, au moins, le formatage des esprits que peut produire un tel dispositif de masse quand tout le monde ou presque autour de soi relaye l'ordre du jour des actualités qui sont passées à la télévision. Il est, par exemple, assez amusant, si l'on peut dire, de voir proclamer les élèves que chacun est libre de penser ce qu'il veut et de constater, en même temps, que pour traiter un sujet de dissertation, on retrouve, dans la grande majorité des cas, les mêmes opinions: "c'est en quelque sorte une coïncidence", dira-t-on pour se rassurer...
Si les sociétés modernes dites "démocratiques" sont en réalité profondément conformistes, c'est une tendance encore beaucoup plus universelle des êtres humains, quelque soit la société considérée. Pour l'observer il faut remonter à la racine psychologique la plus primitive du sentiment angoissant de la séparation qui pousse au conformisme pour la surmonter, comme l'a très bien mis en évidence Erich Fromm. Elle se trouve précisément dans l'expérience par laquelle tout enfant doit nécessairement passer, ce moment où intervient la rupture de la totalité fusionnelle qu'il formait originellement avec sa mère. Nous sommes alors conduit à envisager l'examen de données relatives au fonctionnement singulier de l'esprit humain qui montrera une profonde tendance à vivre d'illusions et à chercher par la voie la plus courte possible, celle de la pente du moindre effort, qu'offre le conformisme, d'annuler ce douloureux sentiment de séparation. Il s'agira alors de se demander dans quelle mesure la quête, certes bien plus longue et difficile à mener, de la vérité objective pourrait nous en libérer et nous rendre, de cette façon, infiniment plus difficile à manipuler par un appareil de propagande qui vise la domination, quel qu'il soit.
3) La vérité objective est libératrice à l’égard des illusions qui encombrent notre conscience
a) Les racines psychologiques de l'illusion: le désir humain
Il faut donc ici recourir à certaines données psychologiques fondamentales pour comprendre en quel sens il est possible de dire qu’il y a une tendance profondément enracinée dans l’esprit humain à vivre d’illusions, tendance qui conduira à se construire des représentations délirantes de soi et du monde que seule peut rectifier une éthique de la véracité mettant en jeu le concept de vérité objective tel que nous l'avons élaboré. L’illusion est à comprendre par distinction avec l’erreur au sens où Sigmund Freud, grand connaisseur de l'âme humaine s'il en est, l’entendait:"Une illusion n'est pas la même chose qu'une erreur. L'opinion d'Aristote d'après laquelle la vermine serait engendrée par l'ordure était une erreur[...] alors que c'était une illusion de la part de Christophe Colomb quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime pour les Indes [...] Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée de désirs humains; elle se rapproche par là de l'idée délirante en psychiatrie." A la différence de la simple erreur facile à rectifier, l’illusion a pour source un désir; autrement dit, être dans l’illusion c’est, comme le dit justement la formule populaire, "prendre ses désirs pour des réalités". L’illusion, entendue ainsi, s’enracine dans un trait typique de l’esprit humain que Cornelius Castoriadis, qui était, entre autres, psychanalyste, avait relevé en ces termes lorsqu’il disait qu’il y a chez l'humain une prédominance du plaisir représentatif sur le plaisir d’organe. Les représentations que la psyché (l'âme) forme constituent pour elle des sources de plaisir ce qui a comme conséquence qu’il y a une tendance lourde en chacun de nous à se former une représentation de soi-même et du monde non pas tel que nous avons de bonnes raisons d'estimer que les choses sont ainsi suivant un concept de vérité objective, mais tel que nous désirerions qu'elles soient: le critère décisif pour adhérer ou non à une croyance n‘est alors pas de savoir si elle est vraie ou non, au sens de sa conformité avec la logique et les faits, mais de savoir si elle est source de plaisir. De là découle la tendance lourde à se former des représentations délirantes de soi et du monde qui dénote la folie plutôt que la raison comme marque distinctive de l’être humain.
Si nous voulons remonter aux racines les plus archaïques de ses illusions, nous trouverons, comme le pense encore Castoriadis, le phantasme de toute puissance auquel la psyché humaine doit très tôt renoncer pour elle-même, dès que se rompt la totalité fusionnelle que le nourrisson formait avec sa mère et qui faisait alors qu'il était encore dans l'illusion du "pouvoir magique" de sa pensée, ainsi que l'appelait Freud: il vivait alors dans le phantasme que c'est par la seule force de son cri que le sein vient à lui. Mais cette croyance en la toute-puissance à laquelle il doit renoncer pour lui-même, il aura alors tendance à la projeter, pour chercher en vain à la retrouver, sur les différentes figures qui jalonneront les étapes de sa socialisation: la mère, le gourou, le professeur, le chef politique, etc. Par où l'on voit combien une telle projection est potentiellement dévastatrice par la soumission inconditionnelle à une autorité qu'elle peut induire. L'appétit illimité des gens de pouvoir trouvera ici le terreau fertile sur lequel ils pourront faire croître leur domination. On peut alors caractériser la psyché humaine comme une entité productrice d’un flux continu et illimité (qui ne s'arrête même pas la nuit, comme en témoignent les rêves) de phantasmes, c‘est-à-dire, de représentations dont elle tire un plaisir sans tenir aucun compte de leur adéquation au réel. C’est ainsi qu’on peut comprendre ce que Bertrand Russell exprimait à sa façon lorsqu’il prétendait qu’"en grande partie [ la certitude irrationnelle dans le monde] est due à l’irrationalité et à la crédulité inhérentes à la nature humaine moyenne." (Pensée libre et propagande officielle) Le sens d’une éthique de la véracité telle qu’on la trouve aussi bien dans le véritable esprit scientifique que philosophique est alors d’amener l’être humain à rectifier ses représentations pour se penser lui-même et le monde non pas tels qu’il souhaiterait qu’ils soient mais tels qu’on a de bonnes raisons de supposer qu’ils sont ainsi et pas autrement, sur la base d'une enquête méticuleuse conforme à la logique et aux faits. C’est ainsi que s’exprime la profession de foi du rationalisme critique comme vecteur de liberté et de progrès humain chez Russell:"Ce n'est pas par l'illusion que l'humanité peut prospérer, mais seulement par le courage et la constance dans la poursuite de la vérité."
b)L’illusion condition du mensonge
Si les êtres humains peuvent aussi facilement être la proie d'un système de propagande qui va dicter leur comportement, cela tient donc d'abord au fait qu'ils sont facilement enclins à se fabriquer des illusions. Un individu sera d'autant plus facilement manipulable que son degré de crédulité est élevé. Par où l'on voit que les trois composantes sceptique (douter), rationnelle (la logique) et expérimentale (les faits) essentielles à une éthique de la véracité est ce qui seule peut nous immuniser contre un tel système de propagande et rendre la pensée libre. L'histoire du mouton noir illustre très bien ce qu'est le sens d'un tel ethos (comportement):
Quatre voyageurs débarquent en Australie et prennent le train; ils voient par la fenêtre un mouton qui semble noir.
Le premier en conclut que les moutons sont noirs en Australie.
Le second en conclut qu'il existe des moutons noirs en Australie.
Le troisième qu'il existe en Australie au moins un mouton noir.
Le quatrième, qui symbolise le véritable esprit libre, qu'il existe en Australie au moins un mouton dont l'un des côtés est noir.
Le mouton ici, bien évidemment, symbolise les affaires du monde qui font la une des médias de masse, et qui, en vertu de certains mécanismes pas bien difficiles à comprendre, auront toujours tendance à nous montrer le mouton des affaires du monde sous le même angle en s'alimentant aux mêmes sources d'information officielles. D'où la règle de base du véritable esprit libre: apprendre à vérifier et diversifier ses sources d'information pour se faire une idée de l'aspect global du mouton, soit des sujets vers lesquels mon intérêt va me porter (et non pas en me laissant dicter ceux-ci par autrui).
Il y a encore un autre élément important à prendre en compte pour comprendre comment le mensonge peut atteindre son efficacité maximale. Le mensonge à la différence de l’illusion traduit une intention consciente de tromper autrui. Mais, on mentira d’autant mieux qu’on finira par se persuader soi-même de la "vérité" du mensonge qu’on profère. C’est ce qui explique que très souvent les hommes de pouvoir arrivent à proférer des énormités avec un aplomb déconcertant qui les fait passer pour des évidences indiscutables. L’inestimable avantage de se mentir d’abord à soi-même est de neutraliser en soi tout conflit intérieur. On peut inscrire cette forme de mensonge, de ce fait, dans l‘ensemble des stratégies que la psyché humaine peut mettre en œuvre pour surmonter une situation de dissonance cognitive, entre, par exemple, les idéaux auxquels nous prétendons adhérer et la réalité de ce que nous faisons, pour rétablir dans son bon droit le principe de plaisir qui la gouverne. Les propos que tenait en 1973, Jerôme Doolittle, un représentant du gouvernement américain au Laos, une région asiatique, en fournit une illustration parfaite, alors que ce pays était entrain d’être dévasté par les bombardements de B-52 américains pour réprimer dans la terreur des mouvements populaires qui mettaient en péril les intérêts stratégiques américains dans la région: "Pourquoi nous obstinons nous à mentir? A mon arrivée au Laos, on me conseilla de répondre aux questions de la presse à propos de notre campagne de bombardement intensive et impitoyable sur ce petit pays par une phrase type:"A la requête de la monarchie laotienne, les Etats Unis effectuent une reconnaissance aérienne pacifique protégée par une escadrille autorisée à répondre en cas d’agression." C’était un mensonge. Tous les journalistes auxquels je répondais savaient qu’il s’agissait d’un mensonge. Tout membre du Congrès un peu curieux et lecteur assidu de la presse savaient également que c’était un mensonge.[…] En fin de compte, ces mensonges servaient à cacher quelque chose à quelqu’un, et ce quelqu’un c’était nous -mêmes."(Cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 545) Reformulée suivant une éthique de la véracité, la phrase type voulait dire quelque chose comme: "la monarchie laotienne aux ordres des Etats-Unis, laisse ouvert son espace aérien pour une campagne de terreur sans limite." C’est aussi tout le sens de cette anecdote médiévale que rapporte Hannah Arendt:"C’est l’histoire de ce qui arriva une nuit dans une ville: sur la tour de guet, une sentinelle était postée jour et nuit pour avertir les gens de l’approche de l’ennemi. La sentinelle était un homme enclin aux mauvaises plaisanteries, et cette nuit-là il sonna l’alarme juste pour faire un peu peur aux gens de la ville. Il eut un succès foudroyant: tout le monde se rua aux murs et ce fut notre sentinelle qui s’y précipita la première." Ici aussi le "succès foudroyant" du mensonge s'explique par le fait que la sentinelle était d'autant plus persuadé de la vérité de son mensonge.
On peut très bien comprendre au niveau physiologique pourquoi le mensonge le plus efficace est celui dont on est soi-même persuadé. Il suffit de partir des observations anciennes de Darwin qui montraient que "des muscles difficiles à activer volontairement peuvent résister aux tentatives d’inhiber ou de masquer l’expression en révélant les véritables sentiments." (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p; 187) Cela veut dire que celui qui ment en connaissance de cause risquera toujours de se trahir par certaines expressions de son corps et de son visage qui dissimuleront mal le mensonge qu'il veut faire croire aux autres; en particulier, « il est plus facile de maîtriser les mouvements faciaux (plus suivis par l’interlocuteur) que les mouvements corporels, le menteur prête moins attention à ces derniers. » (ibid., p. 188) Mais, cet art de démasquer le mensonge sera peu partagé, là aussi par un manque de connaissances qui vient de ce que ce genre de choses ne fait l'objet d'aucun enseignement dans les établissements scolaires, sauf à se spécialiser beaucoup plus tard dans ce domaine pour acquérir les techniques de domination sur l'humanité: "Beaucoup de personnes ne réagissent qu’aux macro -expressions et sont alors fourvoyées tandis qu’un petit nombre d’observateurs (moins de 1% de la population générale), sachant détecter les micro-expressions et autres imperfections dans la présentation, se trouvent informés correctement." (ibid., p. 188) En réalité, il semblerait, d'après l'expérience relatée par Oliver Sachs, que ce soient des malades atteints de trouble du langage qui sont les mieux placés pour déchiffrer les gestes qui trahissent le mensonge chez l'autre; il s'agit de ce groupe de patients aphasiques qui étaient tordus de rire devant un discours télévisé du président des Etats-Unis, Ronald Reagan:"Incapables de comprendre les mots, les aphasiques suivent ce qui est dit grâce aux expressions faciales et au langage du corps. Ils sont si attentifs aux indices non verbaux qu'on ne peut pas leur mentir. Sachs a conclu que le président, dont le discours paraissait tout à fait normal aux autres, combinait si sournoisement des mots et un ton trompeurs que seuls des patients atteints de lésions cérébrales étaient capables de le démasquer." (Frans de Waal, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux, p. 150)
4) la vérité libératrice à l’égard de la propagande
a)Un exemple: l'histoire comme "mémoire de l'Etat"
On peut définir ainsi la finalité de toute propagande: contrairement à ce que l'on croit, comme l'a bien montré Jacques Ellul, dans son ouvrage, Propagandes, son but n'est pas tant d'endoctriner les gens, c'est-à-dire de les faire adhérer à une orthodoxie (opinion conforme à une norme), mais plus fondamentalement encore, de produire une orthopraxie (comportement conforme à une norme): obéir aux lois et aux chefs, aller voter, aller travailler, regarder la télévision, acheter des marchandises etc. C'est tout le sens de ce propos de Joseph Goebbels, ministre de l'éducation du peuple et de la propagande sous Hitler:"Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir un certain effet." (cité par Jacques Ellul, Propagandes, p. 5) La propagande joue donc un rôle déterminant dans la reproduction d’un système de domination en régulant les comportements des populations suivant les normes édictées par les hiérarchies.
Ceci étant intégré, on peut en donner une illustration d'une immense portée concernant la fabrication du récit historique, suivant la formule que donnait Orwell: qui contrôle le présent contrôle le passé, et qui contrôle le passé contrôle l'avenir. On aura donc compris que l'histoire conçue comme cette "mémoire de l'Etat" dont parlait Henry Kissinger, homme politique et criminel de guerre américain, comme l'ont montré aussi bien Howard Zinn que Noam Chomsky, c'est l'histoire telle qu'elle est relatée par ses vainqueurs, le mouton toujours montré du même côté sans jamais soupçonner quel aspect il pourrait prendre vu à partir d'une autre perspective, celle des victimes, en particulier. Ce que la propagande des vainqueurs de l’histoire dira, par exemple, de ce que fût la colonisation de l’Amérique ressemblera à cette interprétation qui en a été donnée en 1992 lors du 500ème anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb sur cette île aujourd'hui appelé "Haïti", devenu l'un des pays les pauvres de la planète alors qu'elle était la plus riche colonie de l'Empire français au XVIIIème siècle, et qu‘on trouve encore aujourd‘hui dans les manuels d‘histoire pour les écoliers américains:"Pendant les milliers de siècles où les peuples humains ont évolué, bâti des communautés et mis en place les fondements des civilisations nationales en Afrique, en Asie et en Europe, le continent aujourd’hui connu sous le nom d’Amérique était vierge de toute humanité ainsi que de son œuvre." (cité par Noam Chomsky, Futurs proches, p. 26) Ou encore ce qu’un historien de la prestigieuse université de Harvard, Perry Miller, évoquait comme une "progression de la culture européenne dans les étendues sauvages et désertiques du continent américain." (cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p.707) Affirmer de telles choses revient à nier la réalité des faits autant qu’affirmer que les pierres sont liquides, que deux et deux font cinq ou que la terre est plate comme une assiette. Il existait quelques millions d’Indiens qui avaient développé des formes de civilisation qui par bien des aspects pourraient être estimées supérieures à celle de l’homme blanc européen, comme nous l'ont bien montré les acquis de la connaissance en anthropologie; que la colonisation du continent américain par les Blancs n’a pu se faire qu’au prix de pratiques génocidaires s’inscrivant dans une logique de la terreur à l‘échelle d‘un continent entier.
Prenons un autre exemple beaucoup moins facile à mettre en évidence et pourtant d'une portée toute aussi grande: la mémoire de l'Etat sur ce que furent les Lumières. La doctrine officielle consiste à présenter le mouvement des Lumières au XVIIIème comme une force émancipatrice faisant reculer l'obscurité des superstitions attachées à la domination de l'Eglise sur la société. L'amnésie dont souffre cette mémoire consiste à passer la trappe le fait que le mouvement anti clérical des Lumières fut d'abord nécessaire au régime de l'asservissement des populations sans terre dans le travail salarié dont avait besoin le capitalisme pour son expansion. De Colbert, ministre de Louis XIV, qui au XVIIème siècle supprima 17 fêtes religieuses sur les 55 existantes alors, au premier ministre français François Raffarin qui en 2004 fait sauter le lundi de Pentecôte férié ou Virgin Megastore qui orchestre un lobbying intense pour faire ouvrir ses magasins le dimanche, le jour sacré du repos du Seigneur, en passant par Turgot et les Lumières au XVIIIème siècle, nous sommes dans la continuité d'un même mouvement historique cherchant à transformer les individus en travailleur/consommateur perpétuels dans cette forme de vie sociale totale que constitue le capitalisme moderne et qui devait pour cela faire sauter tous les verrous hérités de la place de la religion dans la société. Passera alors aussi à la trappe de la "mémoire de l'Etat", la très forte résistance des milieux populaires tout au long du XIXème siècle encore à l'embrigadement dans le régime du salariat qui était vécu alors comme une nouvelle forme d'oppression privant l'artisan aussi bien que le petit paysan indépendant de la maîtrise de sa propre activité. Les appareils d'Etat, en charge de la propagande officielle, auront tout intérêt à occulter ces pans entiers du passé. Comme le conclut Chomsky, à propos de la façon dont les gens ont fini au XXème siècle par trouver "naturel" d'aller un chercher un travail salarié,"voilà encore un exemple d'oppression intériorisée, et c'est une réussite."
b) Le mensonge total et universel à l'époque moderne
On aperçoit dès lors mieux l'énormité du pouvoir qu'on peut se procurer sur les populations à partir du moment où l'on se trouve en position de modeler le consentement dans la société, ce qu'on appelle "l'opinion publique", en ayant la maîtrise des institutions chargées de la tâche: école, télévision, radio, presse à grand tirage etc. Mais cela nous met aussi sur la voie de ce fait décisif que le mensonge atteint aujourd'hui un degré que sûrement aucune autre époque n'avait connu jusque là. N'y a-t-il pas une singularité du mensonge moderne qui rend d'autant plus impérieux (nécessaire) l'affirmation sans faille d'une éthique de la véracité telle que nous l'avons conceptualisé, pour nous éviter de sombrer complètement dans la soumission?
Certains pourront objecter à ceci que le mensonge comme instrument de domination constitue une constante anthropologique qui se retrouve dans toutes les sociétés humaines, celles du moins structurées suivant des rapports de domination (il existe bien des sociétés plus ou moins égalitaires, celles qui ont hérité des temps primitifs de l'âge de pierre, comme l'a montré, là aussi, la connaissance anthropologique). Pourquoi ne deviendrait-il total qu’à notre époque? Du temps des monarchies de droit divin, la légitimation du pouvoir ne relevait-elle pas tout autant de la fable, comme le grand penseur des droits humains du XVIIIème siècle,Thomas Paine le notait pour la monarchie britannique, quand il en retraçait la véritable origine en remontant à la conquête normande de 1066, lorsque Guillaume le Conquérant s‘installa sur le trône d‘Angleterre:"Un bâtard français débarquant avec sa horde de malfrats et s’instituant lui-même roi d’Angleterre contre le consentement des indigènes n’est, en termes crus, qu’un original doublé d’un vaurien et d’un misérable. Rien de divin là-dedans." En quel sens le mensonge irait-il plus loin dans les démocraties modernes? Ici aussi, l'origine réelle de la fortune des classes possédantes, tenant à tout un ensemble de vols, spoliations sous le masque légal du droit et massacres sera cette fois occultée derrière le paravent du principe des droits sacrés et naturels de l'homme et le premier d'entre eux, celui de la propriété privée de la terre et du capital industriel. Se perd alors dans les oubliettes de l'histoire le fait, par exemple, qu'"entre 1860 et 1910, l'armée américaine, débarrassant les Grandes Plaines de ses habitations indiennes, permit aux compagnies ferroviaires d'y pénétrer et de mettre la main sur les meilleures terres." (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 327) Blaise Pascal avait déjà généralisé la portée de cette remarque au XVIIème siècle. Tout système de domination se bâtit dans la durée sur un mensonge qui tient dans l'occultation de son origine réelle:"Il ne faut pas que le peuple sente la vérité de l'usurpation; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu'elle prenne bientôt fin."
Une rapide analyse historique du concept de propagande nous mettra pourtant sur la voie de la nouveauté que constitue le mensonge à notre époque. Commençons par noter qu’à l’origine, le terme "propagande" n’avait pas la connotation négative qu’il a acquis par la suite. Les intellectuels jusque dans les années 1920 parlaient eux-mêmes sans aucune gêne de faire de la propagande pour leurs idées. Edward Bernays, l'un des pères des techniques actuelles de propagande, n'hésitait pas à intituler son ouvrage consacré à développer les moyens de duper (tromper) les foules dans les démocraties modernes, Propaganda, comment manipuler l'opinion dans les démocraties. "Propagande" est un terme qui vient, à l'origine, de la sphère de la religion et qui désignait, au sens premier, l’idée de propager la foi et les dogmes de la religion chrétienne: propager la foi, œuvrer pour sa propagation, était l’œuvre de la "propagande". Mais ici déjà, on voit bien dans quelle mesure cela a pu servir un système de domination, et le plus effroyable qui soit, celui de l’esclavagisme et du colonialisme accompagnés de son cortège lugubre de pratiques génocidaires. Le terme n'acquis une connotation négative qu'au cours des années 1930 lorsqu'il fut repris à son compte par le régime nazi, et, en particulier, par le ministère de l'éducation du peuple et de la propagande dirigé par Joseph Goebbels. En réalité, comme le note Chomsky, Goebbels "avait été fort impressionné par les succès de la propagande anglo-américaine au cours de la Première Guerre mondiale et avait la sensation, non sans raison, qu’elle expliquait pour partie la défaite allemande." Les Nazis retinrent bien la leçon et c'est pour cela, entre autres raisons, que spécialement, il portèrent tout leurs efforts là-dessus en y consacrant tout le travail d'un ministère. La Première guerre mondiale fût le creuset des toutes nouvelles techniques modernes de propagande bénéficiant pour la première fois d'instruments de diffusion de masse grâce au progrès technique: le cinéma, la presse à grand tirage, la radio (à quoi on ajoutera la télévision à partir des années 1950) Aujourd'hui, on n'emploie donc plus, dans les milieux officiels, le terme "propagande" une fois salie par l'oeuvre des nazis. Il a été remplacé par celui neutre et même plutôt amical, en apparence, de "relations publiques".
Par où l'on voit déjà que la propagande n'est pas du tout l'apanage (monopole) des dictatures totalitaires. Une interprétation orientée et propagandiste justement de l’œuvre d’Orwell, en particulier, ses deux textes les plus populaires, 1984 et La ferme aux animaux, n'a voulu n’y voir qu’une critique de l’Empire totalitaire soviétique à une époque où la propagande des puissances occidentales avaient besoin d’agiter la menace communiste partout dans le monde où leurs intérêts stratégiques étaient menacés par les aspirations populaires des pays pauvres du Sud à conquérir leur indépendance. En réalité, tenant compte des remarques d’Orwell lui-même, ces récits voulaient autant dénoncer le système totalitaire russe que les tendances extrêmement puissantes à l‘œuvre, dans les sociétés occidentales, à générer un ordre de même nature. Un indice allant dans ce sens, la fiction de, 1984, se déroule entièrement en Angleterre.
De fait, un des traits caractéristiques de la propagande à l'ère moderne, qu'elle soit l'oeuvre de systèmes totalitaires ou de régimes se réclamant de la démocratie, ce qui la rend aussi inquiétante et extrême, c'est qu'elle bénéficie d'un progrès technoscientifique, via le développement des moyens de communication de masse, qu'aucune époque antérieure n'avait connu. C'est fondamentalement ce qui lui permet de devenir total. A partir de là, on a affaire à une propagande qui peut reposer sur la négation de l'évidence des faits même les plus solidement établis. Hannah Arendt tout comme Orwell avait très bien identifié cette nouveauté radicale: "Le mensonge politique traditionnel[...] portait d'ordinaire ou bien sur des secrets authentiques [...] ou bien sur des intentions qui, de toute façon, ne possèdent pas le même degré de certitude que des faits accomplis." ( Vérité et politique, La crise de la culture, p. 321) Les mensonges politiques modernes vont extraordinairement plus loin en ce sens qu'ils s'édifient sur la négation des faits même les plus élémentaires, du même ordre que "les pierres sont dures". La réponse (on pense ici à la pensée transformée en un "gramophone" dans la langue du pouvoir qu'analyse Orwell) que devait donner Doolittle à la presse pour expliquer la campagne de terreur des américains au Laos constitue le type même du mensonge politique moderne, comme vu plus haut:"A la requête de la monarchie laotienne, les Etats Unis effectuent une reconnaissance aérienne pacifique protégée par une escadrille autorisée à répondre en cas d’agression." Mais, Hannah Arendt nous donne encore d'autres exemples de ce type de mensonges entièrement nouveau:"Nous nous trouvons finalement en présence d'hommes d'Etat hautement respectés qui, comme De Gaulle et Adenauer (chancelier de l'Allemagne de l'ouest à l'époque, je précise) ont été capables d'édifier leurs politiques de base sur des non-faits aussi évidents que ceux-ci: la France fait partie des vainqueurs de la dernière guerre et est donc une des grandes puissances et "la barbarie du national-socialisme avait affecté seulement un pourcentage relativement faible du pays.""Attardons nous sur le cas de la France puisqu'en tant que français, je suis concerné au premier chef, d'autant plus que les élèves ont, en règle générale, encore aujourd'hui, toutes les peines du monde à apercevoir ce non-fait aussi gros que 2 et 2 font 5 ou que la terre est carrée, une fois passés par la moulinette de l'Education nationale, comme j'ai pu en faire à chaque fois l'expérience quand je leur soumettais cette proposition de la philosophe. Les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale se rencontrent à Yalta du 4 au 11 février 1945, pour, entre autres choses importantes, savoir comment se partager le gâteau du monde. On y trouve là Staline pour la Russie, Roosevelt pour les Etats-Unis et Churchill pour le Royaume-Uni. Vous aurez beau chercher pendant tout le reste de votre vie, vous n'y apercevrez pas un représentant de la France, et pour cause. Celle-ci a capitulé en 1940, laminée en à peine plus d'un mois par l'Allemagne nazie. C'est pourtant bien sur ce mensonge aussi énorme que De Gaulle a fondé toute sa politique extérieure de l'après-guerre dans l'espoir vain, au bout du compte (et c'est tant mieux vu le nombre incalculable de destructions et de souffrance que tout cela a engendré), que la France conserve son empire colonial dans le monde. En fait, je suis fortement tenté de croire que De Gaulle avait fini par être lui-même persuadé de ce qu'il clamait haut et fort: comme la partie 3b l'a établi, c'est de cette façon que le mensonge est le plus efficace.
Cette capacité singulière des Temps modernes, qui n'a donc absolument rien de spécifique à la France, de faire la promotion de mensonges les plus énormes, capacité qui menace de destruction le sens commun des gens ordinaires, s'explique essentiellement par la nature particulière d'une époque qui se nourrit d'images et de mots véhiculées par les médias de masse. Il y a, en particulier, une singularité de l'image à l'époque des technologies de l'information de masse qu'Arendt avait relevé et qui la rend capable de se substituer plus ou moins complètement à la réalité elle-même et de finir par l'occulter pour de bon:"[...] une image à la différence d'un portrait à l'ancienne mode, n'est pas censée flatter la réalité mais offrir d'elle un substitut complet. Et ce substitut, à cause des techniques modernes et des mass médias, est, bien sûr, beaucoup plus en vue que ne le fut jamais l'original." (Vérité et politique, La crise de la culture, p. 321) L'image télévisuelle est d'une certaine façon trop parfaite en ce sens qu'elle imite tellement bien le réel qu'elle peut porter à son comble la confusion entre l'ordre de la représentation et l'ordre du réel.
Bien sûr que ce n'est pas une pipe comme nous en avertit le peintre Magritte, en dépit du réflexe spontané qui nous porte à le dire. C'est la représentation d'une pipe, et cela change tout. Pour se donner une bonne idée de l'extraordinaire déformation de notre représentation du monde qu'engendre une telle confusion, à l'échelle de masse des images télévisuelles, faute de pouvoir faire cette distinction élémentaire, on se référera à cette étude fort significative nous venant des Etats-Unis: "Entre 1978 et 1992, une petite moyenne de 2 à 5 % des gens mentionnait la criminalité comme sujet principal de préoccupation. Au terme de cette période, la proportion explosa inexplicablement. Elle atteignit […] 52 % en 1994 […] Cette évolution parut d’autant plus curieuse aux observateurs que les statistiques du FBI avaient mis en évidence une diminution de la criminalité, notamment violente, durant la décennie 1990-2000." (Michel Desmurget, TV Lobotomie, pp. 231-232) Ce paradoxe trouve sa solution dans l’évolution du traitement médiatique de la criminalité. Ce qui a explosé, ce ne sont pas les crimes qui eux ont baissé en réalité mais leur représentation médiatique: "Sur la décennie 1990-2000, aux Etats-Unis, les sujets consacrés à des affaires de meurtres augmentèrent de plus de 500%. Sur la même période, le nombre d’homicides constatés par le FBI chutait de 40%." (ibid., p. 232) Le phénomène observé avait déjà des antécédents encore plus spectaculaires qui remontent à l'avènement du journalisme de masse à la fin du XIXème siècle, qui commençait déjà à s'alimenter aux faits-divers, ce que le sociologue P. Bourdieu a appelé la "fait-diversion", pour faire ressortir cette façon qu'ils ont de détourner l'attention du public des vrais problèmes:"La fait-diversion de l'actualité eut pour conséquence[...] de persuader les Français que le monde dans lequel il vivait était de plus en plus violent. Or les statistiques disponibles prouvent exactement le contraire. Le nombre des crimes de sang recula fortement au cours des années 1880." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 399-400) Ainsi, le gouvernement républicain de l'époque, qui avait été plutôt libéral jusque là, amorça un brusque virage sécuritaire et répressif que rien ne justifiait objectivement. L'évolution de ces dernières décennies a, en ce sens, de troublantes similitudes avec celle de cette époque:"Une étude récente de l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) a montré qu'entre 2003 et 2013, la part des faits divers dans les journaux télévisés avait augmenté de 73 %!" (ibid., p. 722)
Ces cas montrent avec toute la clarté souhaitable que le public est victime du même type d’illusion que Platon décrivait dans son Allégorie de la caverne, il y a 2400 ans, confusion portée à son paroxysme (point extrême) grâce à la redoutable efficacité des images de type télévisuel: il confond une représentation spectaculaire du monde avec le monde lui-même. Le journalisme de masse ne s'intéresse qu'à ce qui est spectaculaire et qui fait vendre du "temps de cerveau humain disponible" ( dixit P. Le Lay, ex PDG de TF1) aux annonceurs; le reste est filtré et ne passera pas dans un JT de 20 heures: des pauvres qui meurent dans un tremblement de terre intéressera le journalisme de masse. Mais le fait que, d'après les chiffres de la FAO, l'organisme des Nations-Unies s'occupant des questions du droit à l'alimentation des populations dans le monde, un enfant de moins de 10 ans meure de faim toutes les cinq secondes dans le monde, ne l'intéressera pas: c'est le cours ordinaire, non spectaculaire, de la misère de la vie dans les conditions modernes, raison pour laquelle il n'en sera quasiment si ce n'est jamais question aux journaux de 20 heures. Il est pourtant, bien entendu, incommensurablement plus important de prendre en compte ce genre de données de la vie ordinaire que les événements épisodiques et spectaculaires des médias de masse pour appréhender correctement le cours du monde et avoir une chance d'y comprendre quelque chose. En ce sens, dans l'univers des médias de masse, règne en maître la fausseté aux antipodes de leur prétention à donner une représentation objective et vraie du monde, et, ce qu'il faut surtout bien voir, c'est que cela n'a pas grand chose à voir avec une quelconque volonté de duper le public, mais tient d'abord et avant tout à la logique de la course à l'audimat: dans ce cadre, le travail du journaliste n'est pas de rendre compte de ce qui se passe dans le monde mais de capter la part d'audience la plus large possible.
Si l'on en revient à l'étude rapportée par Michel Desmurget, la représentation télévisuelle spectaculaire du monde est le facteur principal et foncièrement toxique de ce qui s'appelle le syndrome du grand méchant monde, une façon de se le représenter, de façon complètement déformée, bien pire qu'il n'est, et qui constitue une des sources principales (mais non la seule, hélas) qui alimente la peur des populations et toute la propagande sécuritaire qui en découle que l'on trouve dans le champ de la politique officielle, légitimant le déploiement de dispositifs de contrôle des populations de plus en plus sophistiqués. L'état actuel du monde tel qu'une analyse lucide et bien documentée peut en faire ressortir la nature et ses perspectives d'avenir est déjà suffisamment alarmant comme cela sans qu'il soit besoin d'en déformer complètement la représentation et générer un sentiment anxiogène généralisée dans les populations. Faisons quand même une distinction importante entre des bonnes et des mauvaises images, pour ne pas mettre tout dans le même sac et sauver ce qui peut l'être. Il faut pour cela repartir de la différence que les Grecs anciens faisaient entre l'eikôn et l'eidôlon. La première, qui a donné le mot d'"icône"c'est la bonne image: si elle est telle c'est parce qu'elle se laisse voir comme image et ne risque pas d'être confondue avec son modèle. L'eidôlon a donné le terme d'"idôle": c'est donc la mauvaise image, celle qui imite tellement bien son modèle qu'elle fait oublier qu'elle n'est qu'une image et finit par se substituer complètement à son modèle. D'où l'expression négative d'idolâtrie qui consiste à attribuer à des images un pouvoir fantastique qu'elles n'ont pas en réalité, dans le cas des images que véhicule la lumière directe des écrans de télévision, de nous livrer le monde à domicile directement, ni plus ni moins, comme l'avait très bien analysé le philosophe Gunther Anders, dès les années 1950, au tout début de l'introduction de cette technologie dans les foyers, dans son ouvrage, L'obsolescence de l'homme. On n'est cependant pas encore au bout de la confusion puisqu'on nous annonce pour bientôt une nouvelle "merveille" du progrès, la télévision qui nous livrera les images en trois dimensions.
c) L'éventualité d'une destruction du concept de vérité objective et l'avènement de la "post vérité"
Si l’on songe, comme l’expérience de Asch l’enseigne, que nous avons déjà tendance à abdiquer l’usage de notre propre expérience du réel pour des opérations aussi élémentaires que la comparaison entre les longueurs de différents segments, avec la démultiplication de ces effets par la puissance des médias de masse, il ne fait guère de doute que Joseph Goebbels avait certainement raison lorsqu’il affirmait qu'"[Il] ne serait pas impossible de prouver, en le répétant suffisamment et en maîtrisant la psychologie des personnes concernées, qu’un carré est en fait un cercle. Ce sont des mots, de simples mots, et l’on peut façonner les mots jusqu’à ce qu’ils habillent les idées déguisées." Un système de propagande efficace fonctionne dans la répétition à l'infini de slogans simples et faciles à imprimer dans les couches les plus profondes du cerveau. C‘est tout le sens de ce propos qu‘on a attribué à Hitler: "Un mensonge répété dix fois reste un mensonge; répété dix mille fois il devient une vérité." C'est peut-être bien en s'inspirant de cette idée qu'A. Huxley fait dire à l'un des gestionnaires du centre de conditionnement, occupé de l'éducation des enfants, dans son roman, Le meilleur des mondes:"64 000 répétitions valent la vérité". Comprenons bien en quel sens cela peut le valoir, en partant l'exemple de la propagande de Ceausescu, un dictateur sanguinaire qui a régné sans partage sur la Roumanie au XXème siècle: "Un slogan du type « Ceausescu est notre père, le héros qui nous sauvés » écouté une, dix ou cent fois, reste un slogan. Mais sous l’effet de mécanismes neurotrophiques […] il devient quelque chose de différent si on l’écoute des dizaines de milliers de fois, dès la petite enfance… "(Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 506) Cette affirmation est solidement établie aujourd'hui sur la base de la recherche dans le domaine des neuro-sciences qui a fait de gros progrès, instrumentalisés, hélas et massivement, à des fins de domination, de plus en plus. Les "mécanismes neurotrophiques" relèvent du fonctionnement des neurones dans le cerveau. Un tel slogan inlassablement rabâché et martelé, depuis la plus tendre enfance, comme un clou qu'on enfoncerait dans le crâne à coups de marteau, finit par acquérir pour l’esprit dans lequel il s’imprime au plus profond du système neuronal, le statut d’un fait établi au même titre que les pierres sont dures. Le slogan peut dès lors constituer un parfait substitut de la réalité.
Mais là encore, il serait très naïf de s'imaginer que ce type de dispositif est le monopole des systèmes totalitaires: "Si un message (« l’Irak a des armes de destruction massive », « Nous allons libérer les Irakiens ») est répété plusieurs fois par jour, il devient pénétrant. Sa répétition en fait absorber le contenu comme si c’était un fait établi même s’il n’en est pas ainsi. " (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 174) Eventuellement, quand des faits viennent contredire le slogan ("absences d‘armes de destruction massive, absence de lien avec al-Qaida, opposition diffuse de la population, déviation de tout le pétrole irakien vers les Etats-Unis" ), l’esprit aura tendance à mettre en branle des mécanismes de défense (refoulement, déni de la réalité, double pensée: on pense une chose pour l'oublier tout de suite après et penser son exact contraire) qui lui permettent de rester aveugle à ce qu’il a sous les yeux et de préserver ainsi la cohérence interne de ses automatismes de pensée.
Il est important de préciser, en outre, que la prédisposition de la psyché humaine à amalgamer (confondre) l’imaginaire et le réel est particulièrement accentuée chez les enfants rendant ces processus de manipulation extrêmement redoutables à leur endroit. Au niveau neuro physiologique, le cortex prémoteur dorsal impliqué dans l’élaboration de la distinction entre le réel et l’imaginaire arrive très tard à maturité, pas avant 17 voir 20 ans et jusqu’à 8-10 ans, on ne constate pratiquement pas d’activité dans cette zone du cerveau. (source, Lutz Jäncke, neuropsychologue, dans le documentaire diffusé sur Arte, Le cerveau et la perception de la réalité) Ainsi, l’enfant se retrouve exposé sans aucune protection aux mécanismes de manipulation basée sur la répétition de slogans simples, mais aussi, soit dit en passant, à l’illusion de réalité que crée l’univers virtuel des technologies actuelles (internet, télévision, jeux vidéos etc.) C'est pourquoi aussi, les grandes firmes capitalistes prennent le plus grand soin à capter l'attention des enfants le plus tôt possible, via les techniques de propagandes publicitaires devenues aujourd'hui ultra sophistiquées en mobilisant tous les acquis des neuro-sciences, ce qui est la façon idéale pour elles de les tenir en laisse le restant de leur vie en chantant les louanges de leurs maîtres. Comme le disait une psychologue américaine dans le documentaire, The corporation, que l'on peut trouver sur Youtube, comparer la publicité d'hier à celle d'aujourd'hui, c'est comme comparer un fusil à air comprimé avec un missile téléguidé.
La destruction du concept de vérité objective, base fondamentale de la mentalité libérale, comme nous l'avons étayé, suivant lequel les pierres sont dures ou pour lequel un segment de dix centimètres est plus long qu’un segment de cinq centimètres, paraît alors effroyablement facile à envisager à mesure que progresseront toujours plus les techniques de manipulation des foules. Déjà, à son époque, Bertrand Russell faisait cette remarque: "Jadis, la plupart des psychologues auraient probablement cru qu’il était impossible de convaincre beaucoup de gens de l’excellence d’une marchandise en se bornant simplement à affirmer avec emphase qu’elle est excellente. Pourtant, l’expérience prouve qu’ils se trompaient." (Pensée libre et propagande officielle, p.170) De la même façon, on comprend comment il est possible de persuader quelqu'un que 2+2=5. L'industrie actuelle de la propagande n'est finalement peut être pas si éloignée des perspectives qu'ouvrait Joseph Goebbels sur les possibilités de manipulation des foules à l'ère des moyens de communication de masse.
La situation semble alors désespérée dès lors qu'on aperçoit avec quelle facilité il paraît facile de priver les gens de l'usage de leur propre jugement pour leur faire admettre des choses dont tout montre qu'elles sont absurdes. Il doit en tout cas apparaître clairement pourquoi l’un des poncifs préférés des élèves qui consiste à dire :"chacun est libre de penser ce qu’il veut", ou, ce qui revient au même, "à chacun sa vérité" est tellement dangereux car cela revient à occulter l’existence de vérités objectives qui seules peuvent limiter absolument le pouvoir de manipulation des puissants, qui atteint donc aujourd'hui des proportions inédites dans l'histoire humaine. Le cauchemar absolu qu'anticipait Orwell n'était d'ailleurs pas tant, pour lui, celui de l'arme nucléaire ou autre instrument de destruction massive qu'un système qui détruirait la notion même d'une vérité objective:"En fait, le totalitarisme exige la réécriture continue du passé et probablement, à plus ou moins longue échéance, le rejet de l'idée même de vérité objective."(Orwell, Où meurt la littérature, 1946) On peut dater très précisément le moment exact où Orwell a commencé à se rendre compte que le mensonge devenait universel et total à son époque. C'était lorsqu'il s'est engagé aux côtés des anarchistes espagnols, en 1936, lors de la Guerre civile d'Espagne, pour lutter contre le fascisme. Là, il a été stupéfait de constater pour la première fois que ce qu'il avait sous les yeux, sur le terrain, en Espagne, ne correspondait absolument plus à rien de ce qu'il pouvait lire dans les journaux britanniques qui prétendaient en faire le compte rendu:"Tôt dans ma vie, je m'étais aperçu qu'un journal ne rapporte jamais correctement aucun événement, mais en Espagne, pour la première fois, j'ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n'avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation vague que suppose un mensonge ordinaire. J'ai vu rapporter de grandes batailles là où aucun combat n'avait eu lieu et un complet silence là où des centaines d'hommes avaient été tués. J'ai vu des soldats, qui avaient bravement combattu, dénoncés comme des lâches et des traîtres, et d'autres, qui n'avaient jamais essuyé un coup de feu, salués comme les héros de victoires imaginaires."(Essais articles et lettres, Tome 2, p. 322-323, éditions Ivrea) C'est un moment clé de l'oeuvre d'Orwell, celui où il voit, avec toute la clarté possible, qu'on a désormais basculé dans le monde de 1984, là où le mensonge devient total. Son oeuvre la plus connue, ne peut être présenté simplement comme un roman d'anticipation, contrairement à ce que l'on raconte généralement. Nous avons commencé bel et bien de vivre bel depuis un certain temps dans l'univers qu'il décrit. Une récente anecdote va parfaitement dans ce sens: au lendemain du flop de la cérémonie d'investiture à la Maison blanche, le président Trump, contre les données factuelles les plus élémentaires, pouvait affirmer sans broncher que "la foule présente à la cérémonie était la plus considérable de l'histoire américaine"; interpellé par des journalistes sur cette curieuse affirmation, le porte parole de la Maison blanche s'est contenté de faire savoir que "[le président] n'a pas prononcé de contre vérités, il a proposé des faits alternatifs [alternative facts]". Nous voilà en plein dans l'univers décrit par 1984, et, signe des temps, le très sérieux Oxford english dictionnary a pu faire de la "post vérité" le mot de l'année 2016. La vénérable institution notait ainsi, pour justifier son choix, que son usage avait augmenté de 2000 % par rapport à l'année précédente, gonflé aux hormones du référendum sur le Brexit et de l'élection présidentielle américaine.
Suivant une philosophie de la post-vérité, tout fait est toujours le
produit d'un faire; il n'y donc rien pour
autoriser à dire qu'une construction des faits serait plus "vraie"
qu'une autre. Le New York Times peut bien construire les faits suivant ses préconceptions anti-Trump; rie n'empêche ses partisans de construire des "faits alternatifs" (suivant d'autres réglages de l'appareil, un autre angle de prise de vue, à un horaire différent, un logiciel pour retoucher l'image, etc.)
A contrario, refuser ce concept de post-vérité conduirait à soutenir, comme l'aurait fait Orwell, que nous sommes désormais en présence de formes massives de mégalomanie délirante d'individus qui pensent pouvoir modeler les faits et le réel suivant leur desiderata. Il faut alors se demander si notre société n'aurait pas absolument besoin de se doter d' une institution dédiée à la seule autorité de la vérité pour préserver et promouvoir la mentalité libérale aujourd'hui très sérieusement menacée ("ose te servir de ton propre entendement") et qui a constitué la part de l'héritage authentiquement émancipateur des Lumières?
C'est dans cet esprit que s'inscrivait déjà cette légende qu'on rapporte au sujet du grand mathématicien de l'antiquité grecque Euclide, par où l'on voit que ce projet d'une instruction publique a une longue tradition émancipatrice derrière lui:"Un jour, le roi Ptolémée visitait la bibliothèque. Passant en revue les ouvrages, il s’arrêta longuement devant les rayonnages où se tenaient les nombreux rouleaux des Eléments, rangés dans leurs étuis. Se retournant brusquement vers Euclide, il lui demanda s’il n’y avait pas une route plus courte que celle-ci pour pénétrer dans les sujets mathématiques. Euclide lui répondit : ‘’En géométrie, il n’y a pas de chemin direct réservé aux rois.’’ Ce qui vaut pour la géométrie vaut pour tous les domaines de la connaissance humaine où il est question de rechercher la vérité. Dès lors que l'on rentre dans le temple de la connaissance humaine, la puissance, la richesse, aussi grandes soient-elles, ne donnent plus aucun privilège. Seule vaut l'autorité de la vérité. C'est lorsqu'elle a renoncé à cette éthique de la véracité que l'Ecole peut devenir une institution dont la fonction se réduit à la pure et simple adaptation des individus à l'ordre social existant en tant qu'Education nationale, soit, dans les conditions de vie modernes, la formation de travailleurs obéissants, de citoyens apathiques politiquement et ayant le sentiment illusoire d'appartenir à une communauté nationale, comme le résumait Orwell. Jusqu'en 1932, le ministère en charge des écoles de la République, en France, s'appelait "ministère de l'instruction publique". C'est à cette date là qu'il a été rebaptisé "ministère de l'éducation nationale", par où l'on voit bien, que là non plus, les choses n'ont pas nécessairement évolué dans le bon sens.
Conclusion
a) Il y a bien un aspect contraignant dans la vérité qui fait que je ne peux pas me permettre de dire n'importe quoi sauf à délirer.
b) Mais cet aspect est d'abord et avant tout contraignant pour les hommes de pouvoir, les empêchant de mener à son terme le projet d'une domination totale entraînant la destruction même du concept de vérité objective.
c) En ce sens, on peut bien dire que ce concept est profondément libérateur pour l'individu à l'égard de tout système de domination.
d) Il doit finalement apparaître que les puissances dominantes dans la société peuvent bien étouffer, déguiser, travestir, camoufler la vérité; il ne sera jamais en leur pouvoir de la détruire: c'est ce qui, en dernière analyse, nous prémunit contre la démesure d'un pouvoir.sans limite sauf à imaginer le cauchemar ultime que ces puissances puissent transformer le réel conformément à leurs mensonges. En ce cas, pour reprendre ce que disait le philosophe Guy Debord, "mentir deviendrait superflu si le mensonge devenait vrai"...
Introduction
Le Christ s’adresse en ces termes à ses disciples dans l’Evangile de Jean: " Vous connaîtrez la vérité, et la vérité vous rendra libres." Mais que faut-il entendre ici par "vérité"? Et en quel sens pourrait-elle être l’instrument par lequel nous faisons la conquête de notre liberté? Et de quelle liberté peut-il s‘agir? Rien ne va pourtant moins de soi que d’attribuer à la vérité un tel pouvoir. En effet, à première vue, la vérité semble plutôt tout ce qu'il y a de plus contraignant: par exemple, je suis contraint d’accepter la vérité que la somme des trois angles d’un triangle, en géométrie euclidienne, est égale à deux droits, que la terre est ronde et non pas plate etc. La vérité, autrement dit, n’est pas du ressort de mon libre arbitre. Elle est ce qu’elle est indépendamment de mon bon vouloir. Si elle doit être malgré tout libératrice demandons-nous alors à l’égard de quoi elle pourrait assumer cette fonction? Ne serait-ce pas à l’égard des illusions qui encombrent la conscience humaine? Mais aussi à l’égard des mensonges des gens de pouvoir qui ont un intérêt quelconque à tromper les gens pour mieux les soumettre, et ce, d'autant mieux, que nous sommes plus enclins à nous faire des illusions, justement? En ce sens, ne pourrait-on pas aller jusqu’à dire que le respect dû à la vérité a une portée révolutionnaire, qui peut puissamment contribuer à libérer les hommes des systèmes de domination qui les oppriment?
1) L'opposition apparente entre la vérité et la liberté
a) Le concept de vérité objective
S'il y a de prime abord opposition entre vérité et liberté, c'est déjà, d'une part, parce que nous prenons la vérité au sens de la vérité objective. Pour saisir le sens de ce concept, il faut commencer par dépasser un cliché, celui qui consiste à dire "à chacun sa vérité" ou sa variante "chacun est libre de penser ce qu‘il veut". La liberté de pensée aurait ainsi pour corollaire l’arbitraire le plus complet qui fait du vrai et du faux des notions totalement relatives à chaque subjectivité. Pourtant, lorsque, par exemple, je dis qu’en vertu des axiomes (principes fondamentaux) de la géométrie euclidienne, la somme des trois angles d’un triangle est égal à 180°, je n’estime pas, sauf à divaguer, que c’est là mon opinion qui en vaut une autre et que chacun est libre de défendre sa vérité. De même lorsque je soutiens que l’eau bout à 100° ou que la France a perdu la guerre en 1940 et que s'est mis en place un gouvernement massivement soutenu par les élites économiques, politiques et administratives du pays, qui était allié aux Nazis ou qu'il a existé un génocide orchestré par ces mêmes Nazis avec la collaboration zélée des autorités françaises. Par où l'on voit déjà que refuser le concept de vérité objective et croire que la vérité n'est qu'affaire d'appréciation subjective qui fait que chacun serait libre de penser ce qu'il lui plaît, c'est laisser la porte ouverte aux pires délires négationnistes (négation de l'extermination orchestrée par les nazis, par exemple), comme ceux que pouvait soutenir un Faurisson en France.
Dire qu’il existe des vérités objectives, c’est soutenir deux choses:
-qu’il existe des énoncés qui sont universellement vraies, c’est-à-dire, qui ne sont pas seulement vraies pour celui qui les profère mais pour tout être humain en état de faire usage de son entendement
et de son sens de l'enquête méticuleuse.
-que leur vérité échappe au pouvoir des hommes et ne dépend que de leur conformité à la réalité qui est ce qu’elle est indépendamment de ce qu'ils peuvent en dire.
Ce concept de vérité objective avait déjà été formalisé par Aristote au IVème siècle avant J-C: est vrai l’énoncé qui concorde avec la réalité, est faux l’énoncé qui ne concorde pas. Il en découle que c’est la réalité elle-même qui décide si un énoncé lui est conforme ou non, ce n’est donc pas la libre appréciation de chacun.
En ce sens, on peut bien dire qu’il y a un caractère foncièrement contraignant de la vérité. Comme le notait la philosophe Hannah Arendt, "[ce] que Mercier de la Rivière a remarqué un jour à propos de la vérité mathématique s'applique à toutes les espèces de vérité:"Euclide est un véritable despote; et les vérités géométriques qu'il nous a transmises sont des lois véritablement despotiques.""( Vérité et politique, p.306) "Despotique" signifie ici ce qui nous contraint à les accepter que cela nous plaise ou non. Les mathématiques, en ce sens, fournissent le modèle de toute vérité possible.
Mais, si le concept de vérité objective a ainsi un caractère essentiellement contraignant, on ne voit plus bien en quel sens il pourrait être libérateur. Vérité et liberté semblent plutôt se disjoindre ce qui nous enferme dans une alternative ruineuse où il faut choisir l’une ou l’autre alors même qu'elles constituent toutes deux des valeurs essentielles à la vie humaine. Comment en sortir? Examinons d'abord chacun des termes de l'alternative. Nous verrons alors peut-être une issu se dessiner.
b) Les amis de la vérité
Pour les amis de la vérité, tout savoir fondé en vérité confère un pouvoir, et, dans cette mesure, le pouvoir ne devrait revenir qu’à ceux qui savent, et qui, en vertu de leur savoir, sont les seuls aptes à prendre les bonnes décisions éclairées et à guider la grande masse des ignorants tel un troupeau. C’est alors au nom de la vérité que se légitime un ordre de domination exercé par une classe d’intellectuels: de Platon, au IVème siècle avant J.-C. à Burnham, au XXème siècle, nous avons ici une longue tradition de philosophie politique élitiste et anti démocratique qui est plus que jamais d’actualité. C’est au nom de la complexité des affaires du monde, qui, aujourd’hui, aurait atteint un point tel, qu’une élite peut prétendre monopoliser le pouvoir et justifier la mise à l’écart des populations des prises de décision politiques. Dans ce cadre, loin d'être libératrice, la vérité justifie la mise sous tutelle des individus trop peu éclairés par les lumières de la raison.
c) Les amis de la liberté
Pour les amis de la liberté, il faudrait alors renoncer au concept de vérité objective pour fonder un ordre reposant sur la tolérance, le respect de la pluralité des opinions et le refus de tout système de domination au nom d'un tel concept. Dans cette optique, la vérité sera tenue pour une construction sociale qui n'a pas de correspondance avec une réalité qui lui serait extérieure et on sera conduit à une forme de relativisme correspondant à la formule convenue, que les élèves rabâchent sans fin, « à chacun sa vérité. » Ainsi, on pense enlever toute légitimité à un pouvoir qui prétendrait s’imposer au nom de quelque chose comme la Vérité. Mais cette façon d’envisager les choses, en dépit de ses intentions louables, risquent d’avoir des conséquences désastreuses. En effet, si la vérité n’est rien de plus qu’une construction sociale dépendant uniquement du libre arbitre humain, alors, il n’y aura plus pour trancher les conflits entre les diverses « vérités » qu’un simple rapport de force et ce seront ceux qui sont en position dominante dans la société, en particulier dans les démocraties modernes, par la mainmise qu’ils ont sur les moyens de communication et d’information qui imposeront leur version de la « vérité ». On en revient alors à la même impasse que celle où menaient les amis de la vérité. Nous nous retrouvons ainsi face à une aporie (impasse).
d) Position du problème
Nous nous sommes enfermés dans une alternative qui semble ruineuse: soit nous nous rangeons du côté de la vérité, mais ainsi nous justifions un système de domination d’une élite supposée éclairée. Soit nous renonçons à la vérité objective mais alors nous privons les opprimés de toute arme critique qui leur permettrait de s’opposer au discours dominant. Dans les deux cas, on se retrouve dans la même impasse. Mais, il s'agit peut-être là d'une fausse alternative. C’est du moins ce que donne à penser une tradition de pensée héritière du libéralisme classique, dans ce qu'il a pu avoir d'authentiquement émancipateur (libérateur), que l'on peut dessiner à partir d'un triangle dont les sommets relieraient à cette même famille trois grands penseurs comme Bertrand Russell, Noam Chomsky et George Orwell, tous appartenant au XXème siècle (Chomsky étant le dernier encore vivant de nos jours). Le dénominateur commun qui les relie à ce triangle consistera à soutenir la thèse qui veut qu’il existe un lien intrinsèque (intérieur) entre la mentalité libérale et le concept de vérité objective et que l’opposition que nous avons dressé entre liberté et vérité est, en réalité, une fausse opposition. Cette façon de considérer les choses conduira, au contraire, à trouver dans la poursuite d'un idéal de vérité objective une vertu profondément libératrice pour les individus.
2) Le lien intrinsèque entre la mentalité libérale et le concept de vérité objective
a) L'expérience de Asch: présentation
Ce qu’il faut entendre par "mentalité libérale" c’est ce dont le libéralisme classique des Lumières au XVIIIème siècle faisait la promotion en prenant pour devise: "Aie le courage de te servir de ton propre entendement" (Kant, Qu'est-ce que les Lumières), formule que l'on trouve dans les Lumières allemandes chez son plus célèbre représentant, Emmanuel Kant. Il s’agit d’en appeler à l’émancipation des individus et ne plus s’en remettre à une autorité morale, celle de l'Eglise, en particulier, ou une autre, celle de l'Etat ou de l'opinion publique, placée au dessus de nous pour nous dire ce qu’il faut croire ou non. Mais, pourquoi la capacité à se servir de son propre entendement requiert le concept de vérité objective? Autrement dit, pourquoi renoncer au concept de vérité objective revient à ruiner les bases de la mentalité libérale? Nous nous servirons de l'expérience de Asch, un grand classique de l'expérimentation dans le domaine de la psychologie sociale des années 1950, pour faire ressortir la nature du lien intime qui unit la mentalité libérale à la vérité objective. Nous en tirerons deux leçons majeures. L'une qui devra commencer à faire comprendre grâce à quoi une petite minorité (moins du tiers) des individus testés parvient à résister à la pression du groupe et à conserver intact l'usage de son propre entendement. La seconde leçon devra permettre de comprendre pourquoi la grande majorité y a renoncé et préfère croire le groupe plutôt que ce que lui montre ses propres yeux.
b) L'expérience de Asch, première leçon: mise en évidence du lien intrinsèque entre la mentalité libérale et le concept de vérité objective
La première leçon que nous allons voir n'est pas celle qui saute aux yeux en premier; elle est cependant tout aussi importante à prendre en compte que la seconde que nous verrons, si nous voulons comprendre le socle à partir duquel un individu testé peut résister à la pression du groupe.
Le concept de vérité objective se manifeste ici dans le fait qu’il serait absurde de mettre en avant le slogan "à chacun sa vérité" quand il s’agit de savoir si le segment a est égal au segment b, c ou d. Nous sommes tous d’accord pour reconnaître qu’il n’y a qu’un seul énoncé universellement vrai, celui qui pose que "a = c" et que sa vérité ne dépend en aucune façon du pouvoir de l’être humain, ni de sa libre appréciation subjective. Aussi bien, cela signifie qu’il peut y avoir autour de moi autant d’individus que je peux imaginer pour me soutenir que cet énoncé est faux, il n’en restera pas moins vrai. Et c’est précisément cela qui laisse ouverte la possibilité que je puisse maintenir envers et contre tous mon jugement "a = c". S’il n’y avait aucune vérité objective à laquelle je puisse me raccrocher, je ne vois plus du tout par quel moyen il me serait encore possible de résister à la pression que le groupe ou n’importe quelle autorité instituée dans la société, exerce sur moi, pour maintenir mes propres jugements tirés de ma propre expérience de la réalité. On voit parfaitement ici que s'il n'y avait pas de vérité objective, il n‘y aurait plus pour trancher les questions d‘opinions divergentes que de purs rapports de force où doit l‘emporter le parti qui dispose de l‘appareil de propagande le plus efficace et le plus puissant, celui qui parviendra à établir un large consensus dans la population. C’est parce qu’il existe des vérités qui ne dépendent d'aucun pouvoir de fabrication de l’être humain, qu’elles peuvent constituer pour moi ce socle indestructible sur lequel m’appuyer pour former mes propres jugements en toute indépendance et me prémunir contre quelque autorité que ce soit qui prétend me dicter ce qu‘il faut croire. Le philosophe Jean-Jacques Rosat montre ainsi le lien intrinsèque existant, dans la philosophie d'Orwell, entre les concepts de vérité objective et de liberté dont l'essentiel peut être ramassé dans ces deux thèses:
-Ce sont les faits eux-mêmes et non les individus qui décident si les énoncés que nous formulons sont vraies ou faux: la vérité échappe de ce fait à tout pouvoir humain.
-Il en découle que celui qui reconnaît de telles vérités échappe à tout système de pouvoir qui voudrait lui imposer des croyances qui contredisent celles auxquelles il peut accéder par lui-même sur la base de raisonnements logiques et de faits bien établis.
C'est ce qui confère à la vérité son caractère souverain qu'il n'est au pouvoir d'aucune puissance, aussi grande soit-elle, de détruire comme le donnait à penser le philosophe chrétien du XVIIème siècle Blaise Pascal:"C'est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d'opprimer la vérité. Tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à la relever d'avantage." C’est en ce sens aussi qu’on peut comprendre ces propos qu’ Orwell mettait dans la bouche de Winston, le héros de 1984, son roman qui décrit admirablement la logique d'un système totalitaire, celui qui vise à établir une domination totale sur les populations:"La liberté, c’est la liberté de dire que 2+2 font quatre; si cela est accordé, le reste suit." C'était déjà ainsi que s'affirmait la mentalité libérale à l'époque où l'autorité de l'Eglise et du roi, au XVIIème siècle, étaient encore toutes puissantes. Les vérités mathématiques étaient mises en avant pour exhiber les limites absolues de leur pouvoir. Comme le notait Hannah Arendt, "Grotius[...] désirant limiter le pouvoir du monarque absolu, avait insisté sur le fait que "même Dieu ne peut pas faire que deux et deux ne fassent pas quatre."" ( Vérité et politique, La crise de la culture, p. 306) ; D'où l'importance décisive, aux yeux d'un penseur comme Orwell, des truismes, c'est-à-dire des vérités objectives les plus banales car ils offrent le modèle de vérités qui peuvent être assumées par tout un chacun indépendamment du fait qu'elles fassent ou non l'unanimité dans la société. C’est de la même façon que Hannah Arendt exhibait la position d’une réalité factuelle qui constitue la limite absolue qui s’impose à tout pouvoir, et qui constitue, de ce fait, le seul garde fou contre la domination totale qu‘il pourrait nous imposer:"Que les faits ne soient pas en sécurité dans les mains du pouvoir, cela est évident, mais l’important est ici que le pouvoir, par sa nature même, ne peut jamais produire un substitut pour la stabilité assurée de la réalité factuelle[…]Les faits s’affirment eux-mêmes par leur obstination […] Dans leur opiniâtreté, les faits sont supérieurs au pouvoir…" (Vérité et politique, La Crise de la culture, p.329)
Face à un système qui vise la domination totale sur les populations, l'ultime refuge, ce sont les vérités objectives les plus triviales. Ce que vise cette forme de domination qu'a inventé le XXème siècle, est bien mis en scène dans ce passage du roman de 1984 où les autorités essayent de faire croire à Winston qu'il n'y a que quatre doigts levés là où il en voit cinq: c'est à ce point précis que peuvent se réaliser les conditions psychosociales de la domination totale, quand l'individu en vient d'avantage à croire ce qui se dit autour de lui que ce que lui montrent ses propres yeux. L'expérience de Asch établit clairement les mécanismes qui rendent la chose tout à fait possible. C'est maintenant sur cet aspect le plus manifeste de cette expérience qu'il faut s'attarder pour observer avec quelle facilité, dans les sociétés modernes dites "démocratiques", où chacun prétend pouvoir penser ce qu'il veut, il est, en réalité, d'une déconcertante facilité de priver les individus de l'usage de leur propre entendement.
c) L'expérience de Asch, deuxième leçon: le conformisme et la ruine de la mentalité libérale
Ce qui est donc particulièrement visible de ce qui ressort de l'expérience de Asch, c'est combien notre appréhension du réel dépend du contexte social dans lequel nous sommes plongés. Elle nous donne par là une bonne idée du courage nécessaire pour maintenir dans l'isolement ses propres jugements basés sur la réalité factuelle la plus élémentaire et résister aux plus extravagantes absurdités dès lors qu'elles constituent la norme dans la société. Elle nous montre "dans quelle mesure notre appréhension de la réalité dépend de notre partage du monde avec les autres hommes, et quelle force de caractère est requise pour s'en tenir à quelque chose, vérité ou mensonge, qui n'est pas partagé."( Hannah Arendt, Vérité et politique) Si déjà nous avons massivement tendance à renoncer à l'usage de notre propre entendement pour une opération aussi simple que celle qui consiste à comparer des longueurs, combien, à plus forte raison, ce doit être encore plus le cas, lorsqu'il s'agit de juger de choses aussi complexes qu'une loi, un programme politique, une oeuvre d'art, une théorie philosophique ou scientifique etc. Comme le formulait Pierre Bayard:"Pour tenir seul ou presque contre tous, il faut une ossature morale intérieure extrêmement solide, de puissantes convictions personnelles, la capacité d'être son propre interlocuteur, de "fabriquer seul son électricité.""
"La capacité d'être son propre interlocuteur" est précisément ce que Platon avait défini comme étant la faculté de penser elle-même, à savoir "un dialogue de l'âme avec elle-même", ce qui suppose nécessairement ce qu'on appelle en termes savants le développement et l'exercice de cette capacité méta-cognitive de se mettre à distance de soi pour être en mesure de questionner ses propres opinions, soit la base élémentaire de toute pensée critique. C'est à partir de ce centre le plus intérieur de notre moi que prend source la fabrication de notre propre "électricité", notre lumière intérieure. L'exemple type de l'individu s'affirmant ainsi, c'est K. Liebknecht qui témoigna d'un formidable courage et d'une indépendance d'esprit à toute épreuve, lorsque, le 04 décembre 1914, il fût le seul membre du Parlement allemand à voter contre les seconds crédits de guerre à accorder au gouvernement de l'époque, ce qui paraîtra d'autant plus extraordinaire en resituant cette attitude dans le contexte fanatiquement va-t'en-guerre de l'époque.
A l'extrême opposé, prenons le type de l'individu chez qui est éteint toute pensée critique. Hannah Arendt avait assez longuement étudié le cas du bureaucrate nazi Adolf Eichmann en assistant à son procès à Jérusalem en 1961. Il était chargé, dans l'administration du IIIème Reich, d'organiser, à travers toute l'Europe, les convois de chemin de fer des déportés vers les camps d'extermination, et il s'était acquitté de sa tâche avec le plus grand zèle et sens du devoir, sans jamais avoir tué quelqu'un de ses propres mains, notez bien. La philosophe en était arrivée à la conclusion finale que tout le mal dont souffrait Eichmann ne résidait absolument pas dans des pulsions mauvaises mais dans la pure et simple absence de toute pensée au sens où nous venons de la définir. Il ne disposait pas, à cause de cela, de la capacité à mettre ne serait-ce que la plus petite distance entre lui et les directives que sa hiérarchie donnait pour éprouver, du moins, une réserve intérieure à ce qu'il faisait. Ainsi, lors de son procès, il ne cessait de répéter inlassablement qu'il n'avait fait rien de plus que son simple devoir de fonctionnaire. C'est à partir de là qu'Hannah Arendt a forgé le concept de banalité du mal pour pouvoir répondre à cette question: comment un individu tout ce qu'il y a de plus ordinaire a pu collaborer consciencieusement à un projet aussi monstrueux que l'extermination de millions de personnes? Et, on pourrait ajouter que les gens ont toutes les peines du monde à voir qu'une telle absence de pensée critique peut produire le mal dans des proportions encore bien plus considérables que tous les instincts supposés barbares de l'humanité. Il reste tout de même que dans le cas d'Eichmann, Arendt a probablement sous-estimé l'engagement idéologique du personnage, comme des historiens l'ont mis en évidence ultérieurement; mais, il ne fait guère de doute que pour bon nombre d'autres cas de l'administration nazie la simple absence de pensée a pu jouer un rôle moteur.
Si l'individu peut abdiquer si facilement l'usage de son propre jugement, n'est-ce pas parce qu'il cède à la tentation du conformisme? C'est en ce sens que le philosophe Erich Fromm a analysé la très lourde tendance des individus dans les sociétés modernes dites "démocratiques" à se plier au conformisme pour échapper au douloureux sentiment de séparation et de solitude :"Si je me conforme aux coutumes, usages vestimentaires et idées, au pattern du groupe, je suis sauvé ; sauvé de l’expérience effrayante de la solitude[...] On ne peut s’expliquer l’emprise qu’exerce la peur d’être différent, la peur de s’éloigner du troupeau ne fût-ce que de quelques pas, sinon en comprenant à quelle profondeur se situe le besoin de ne pas être séparé. Mais en fait, les gens veulent se conformer à un degré bien plus élevé qu’ils n’y sont contraints, du moins dans les démocraties occidentales. La plupart des gens ne sont même pas conscients de leur besoin de conformisme. Ils vivent avec l’illusion qu’ils suivent leurs propres idées et penchants, qu’ils sont individualistes, que les opinions auxquelles ils sont arrivés représentent l’aboutissement de leur propre réflexion - et que, si leurs idées rejoignent celles de la majorité, c’est en quelque sorte une coïncidence." (Erich Fromm, L'art d'aimer) Les sociétés occidentales modernes ont tendance à se penser comme individualistes, chacun affirmant être libre de penser ce qu'il veut. Il y a là une complète illusion. Tout au contraire, les dispositifs technologiques de ces sociétés sapent, dans des proportions considérables la libre individualité, celle qui ose se servir de son propre entendement: "Mais il est ridicule de parler d'individualisme quand tous les soirs à huit heures vingt millions de foyers appuient sur le même bouton et voient le même programme." (Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, p. 250-251) Les données de l'expérience de Asch doivent permettre de soupçonner, au moins, le formatage des esprits que peut produire un tel dispositif de masse quand tout le monde ou presque autour de soi relaye l'ordre du jour des actualités qui sont passées à la télévision. Il est, par exemple, assez amusant, si l'on peut dire, de voir proclamer les élèves que chacun est libre de penser ce qu'il veut et de constater, en même temps, que pour traiter un sujet de dissertation, on retrouve, dans la grande majorité des cas, les mêmes opinions: "c'est en quelque sorte une coïncidence", dira-t-on pour se rassurer...
Si les sociétés modernes dites "démocratiques" sont en réalité profondément conformistes, c'est une tendance encore beaucoup plus universelle des êtres humains, quelque soit la société considérée. Pour l'observer il faut remonter à la racine psychologique la plus primitive du sentiment angoissant de la séparation qui pousse au conformisme pour la surmonter, comme l'a très bien mis en évidence Erich Fromm. Elle se trouve précisément dans l'expérience par laquelle tout enfant doit nécessairement passer, ce moment où intervient la rupture de la totalité fusionnelle qu'il formait originellement avec sa mère. Nous sommes alors conduit à envisager l'examen de données relatives au fonctionnement singulier de l'esprit humain qui montrera une profonde tendance à vivre d'illusions et à chercher par la voie la plus courte possible, celle de la pente du moindre effort, qu'offre le conformisme, d'annuler ce douloureux sentiment de séparation. Il s'agira alors de se demander dans quelle mesure la quête, certes bien plus longue et difficile à mener, de la vérité objective pourrait nous en libérer et nous rendre, de cette façon, infiniment plus difficile à manipuler par un appareil de propagande qui vise la domination, quel qu'il soit.
3) La vérité objective est libératrice à l’égard des illusions qui encombrent notre conscience
a) Les racines psychologiques de l'illusion: le désir humain
Il faut donc ici recourir à certaines données psychologiques fondamentales pour comprendre en quel sens il est possible de dire qu’il y a une tendance profondément enracinée dans l’esprit humain à vivre d’illusions, tendance qui conduira à se construire des représentations délirantes de soi et du monde que seule peut rectifier une éthique de la véracité mettant en jeu le concept de vérité objective tel que nous l'avons élaboré. L’illusion est à comprendre par distinction avec l’erreur au sens où Sigmund Freud, grand connaisseur de l'âme humaine s'il en est, l’entendait:"Une illusion n'est pas la même chose qu'une erreur. L'opinion d'Aristote d'après laquelle la vermine serait engendrée par l'ordure était une erreur[...] alors que c'était une illusion de la part de Christophe Colomb quand il croyait avoir trouvé une nouvelle route maritime pour les Indes [...] Ce qui caractérise l'illusion, c'est d'être dérivée de désirs humains; elle se rapproche par là de l'idée délirante en psychiatrie." A la différence de la simple erreur facile à rectifier, l’illusion a pour source un désir; autrement dit, être dans l’illusion c’est, comme le dit justement la formule populaire, "prendre ses désirs pour des réalités". L’illusion, entendue ainsi, s’enracine dans un trait typique de l’esprit humain que Cornelius Castoriadis, qui était, entre autres, psychanalyste, avait relevé en ces termes lorsqu’il disait qu’il y a chez l'humain une prédominance du plaisir représentatif sur le plaisir d’organe. Les représentations que la psyché (l'âme) forme constituent pour elle des sources de plaisir ce qui a comme conséquence qu’il y a une tendance lourde en chacun de nous à se former une représentation de soi-même et du monde non pas tel que nous avons de bonnes raisons d'estimer que les choses sont ainsi suivant un concept de vérité objective, mais tel que nous désirerions qu'elles soient: le critère décisif pour adhérer ou non à une croyance n‘est alors pas de savoir si elle est vraie ou non, au sens de sa conformité avec la logique et les faits, mais de savoir si elle est source de plaisir. De là découle la tendance lourde à se former des représentations délirantes de soi et du monde qui dénote la folie plutôt que la raison comme marque distinctive de l’être humain.
Si nous voulons remonter aux racines les plus archaïques de ses illusions, nous trouverons, comme le pense encore Castoriadis, le phantasme de toute puissance auquel la psyché humaine doit très tôt renoncer pour elle-même, dès que se rompt la totalité fusionnelle que le nourrisson formait avec sa mère et qui faisait alors qu'il était encore dans l'illusion du "pouvoir magique" de sa pensée, ainsi que l'appelait Freud: il vivait alors dans le phantasme que c'est par la seule force de son cri que le sein vient à lui. Mais cette croyance en la toute-puissance à laquelle il doit renoncer pour lui-même, il aura alors tendance à la projeter, pour chercher en vain à la retrouver, sur les différentes figures qui jalonneront les étapes de sa socialisation: la mère, le gourou, le professeur, le chef politique, etc. Par où l'on voit combien une telle projection est potentiellement dévastatrice par la soumission inconditionnelle à une autorité qu'elle peut induire. L'appétit illimité des gens de pouvoir trouvera ici le terreau fertile sur lequel ils pourront faire croître leur domination. On peut alors caractériser la psyché humaine comme une entité productrice d’un flux continu et illimité (qui ne s'arrête même pas la nuit, comme en témoignent les rêves) de phantasmes, c‘est-à-dire, de représentations dont elle tire un plaisir sans tenir aucun compte de leur adéquation au réel. C’est ainsi qu’on peut comprendre ce que Bertrand Russell exprimait à sa façon lorsqu’il prétendait qu’"en grande partie [ la certitude irrationnelle dans le monde] est due à l’irrationalité et à la crédulité inhérentes à la nature humaine moyenne." (Pensée libre et propagande officielle) Le sens d’une éthique de la véracité telle qu’on la trouve aussi bien dans le véritable esprit scientifique que philosophique est alors d’amener l’être humain à rectifier ses représentations pour se penser lui-même et le monde non pas tels qu’il souhaiterait qu’ils soient mais tels qu’on a de bonnes raisons de supposer qu’ils sont ainsi et pas autrement, sur la base d'une enquête méticuleuse conforme à la logique et aux faits. C’est ainsi que s’exprime la profession de foi du rationalisme critique comme vecteur de liberté et de progrès humain chez Russell:"Ce n'est pas par l'illusion que l'humanité peut prospérer, mais seulement par le courage et la constance dans la poursuite de la vérité."
b)L’illusion condition du mensonge
Si les êtres humains peuvent aussi facilement être la proie d'un système de propagande qui va dicter leur comportement, cela tient donc d'abord au fait qu'ils sont facilement enclins à se fabriquer des illusions. Un individu sera d'autant plus facilement manipulable que son degré de crédulité est élevé. Par où l'on voit que les trois composantes sceptique (douter), rationnelle (la logique) et expérimentale (les faits) essentielles à une éthique de la véracité est ce qui seule peut nous immuniser contre un tel système de propagande et rendre la pensée libre. L'histoire du mouton noir illustre très bien ce qu'est le sens d'un tel ethos (comportement):
Quatre voyageurs débarquent en Australie et prennent le train; ils voient par la fenêtre un mouton qui semble noir.
Le premier en conclut que les moutons sont noirs en Australie.
Le second en conclut qu'il existe des moutons noirs en Australie.
Le troisième qu'il existe en Australie au moins un mouton noir.
Le quatrième, qui symbolise le véritable esprit libre, qu'il existe en Australie au moins un mouton dont l'un des côtés est noir.
Le mouton ici, bien évidemment, symbolise les affaires du monde qui font la une des médias de masse, et qui, en vertu de certains mécanismes pas bien difficiles à comprendre, auront toujours tendance à nous montrer le mouton des affaires du monde sous le même angle en s'alimentant aux mêmes sources d'information officielles. D'où la règle de base du véritable esprit libre: apprendre à vérifier et diversifier ses sources d'information pour se faire une idée de l'aspect global du mouton, soit des sujets vers lesquels mon intérêt va me porter (et non pas en me laissant dicter ceux-ci par autrui).
Il y a encore un autre élément important à prendre en compte pour comprendre comment le mensonge peut atteindre son efficacité maximale. Le mensonge à la différence de l’illusion traduit une intention consciente de tromper autrui. Mais, on mentira d’autant mieux qu’on finira par se persuader soi-même de la "vérité" du mensonge qu’on profère. C’est ce qui explique que très souvent les hommes de pouvoir arrivent à proférer des énormités avec un aplomb déconcertant qui les fait passer pour des évidences indiscutables. L’inestimable avantage de se mentir d’abord à soi-même est de neutraliser en soi tout conflit intérieur. On peut inscrire cette forme de mensonge, de ce fait, dans l‘ensemble des stratégies que la psyché humaine peut mettre en œuvre pour surmonter une situation de dissonance cognitive, entre, par exemple, les idéaux auxquels nous prétendons adhérer et la réalité de ce que nous faisons, pour rétablir dans son bon droit le principe de plaisir qui la gouverne. Les propos que tenait en 1973, Jerôme Doolittle, un représentant du gouvernement américain au Laos, une région asiatique, en fournit une illustration parfaite, alors que ce pays était entrain d’être dévasté par les bombardements de B-52 américains pour réprimer dans la terreur des mouvements populaires qui mettaient en péril les intérêts stratégiques américains dans la région: "Pourquoi nous obstinons nous à mentir? A mon arrivée au Laos, on me conseilla de répondre aux questions de la presse à propos de notre campagne de bombardement intensive et impitoyable sur ce petit pays par une phrase type:"A la requête de la monarchie laotienne, les Etats Unis effectuent une reconnaissance aérienne pacifique protégée par une escadrille autorisée à répondre en cas d’agression." C’était un mensonge. Tous les journalistes auxquels je répondais savaient qu’il s’agissait d’un mensonge. Tout membre du Congrès un peu curieux et lecteur assidu de la presse savaient également que c’était un mensonge.[…] En fin de compte, ces mensonges servaient à cacher quelque chose à quelqu’un, et ce quelqu’un c’était nous -mêmes."(Cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats Unis, p. 545) Reformulée suivant une éthique de la véracité, la phrase type voulait dire quelque chose comme: "la monarchie laotienne aux ordres des Etats-Unis, laisse ouvert son espace aérien pour une campagne de terreur sans limite." C’est aussi tout le sens de cette anecdote médiévale que rapporte Hannah Arendt:"C’est l’histoire de ce qui arriva une nuit dans une ville: sur la tour de guet, une sentinelle était postée jour et nuit pour avertir les gens de l’approche de l’ennemi. La sentinelle était un homme enclin aux mauvaises plaisanteries, et cette nuit-là il sonna l’alarme juste pour faire un peu peur aux gens de la ville. Il eut un succès foudroyant: tout le monde se rua aux murs et ce fut notre sentinelle qui s’y précipita la première." Ici aussi le "succès foudroyant" du mensonge s'explique par le fait que la sentinelle était d'autant plus persuadé de la vérité de son mensonge.
On peut très bien comprendre au niveau physiologique pourquoi le mensonge le plus efficace est celui dont on est soi-même persuadé. Il suffit de partir des observations anciennes de Darwin qui montraient que "des muscles difficiles à activer volontairement peuvent résister aux tentatives d’inhiber ou de masquer l’expression en révélant les véritables sentiments." (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p; 187) Cela veut dire que celui qui ment en connaissance de cause risquera toujours de se trahir par certaines expressions de son corps et de son visage qui dissimuleront mal le mensonge qu'il veut faire croire aux autres; en particulier, « il est plus facile de maîtriser les mouvements faciaux (plus suivis par l’interlocuteur) que les mouvements corporels, le menteur prête moins attention à ces derniers. » (ibid., p. 188) Mais, cet art de démasquer le mensonge sera peu partagé, là aussi par un manque de connaissances qui vient de ce que ce genre de choses ne fait l'objet d'aucun enseignement dans les établissements scolaires, sauf à se spécialiser beaucoup plus tard dans ce domaine pour acquérir les techniques de domination sur l'humanité: "Beaucoup de personnes ne réagissent qu’aux macro -expressions et sont alors fourvoyées tandis qu’un petit nombre d’observateurs (moins de 1% de la population générale), sachant détecter les micro-expressions et autres imperfections dans la présentation, se trouvent informés correctement." (ibid., p. 188) En réalité, il semblerait, d'après l'expérience relatée par Oliver Sachs, que ce soient des malades atteints de trouble du langage qui sont les mieux placés pour déchiffrer les gestes qui trahissent le mensonge chez l'autre; il s'agit de ce groupe de patients aphasiques qui étaient tordus de rire devant un discours télévisé du président des Etats-Unis, Ronald Reagan:"Incapables de comprendre les mots, les aphasiques suivent ce qui est dit grâce aux expressions faciales et au langage du corps. Ils sont si attentifs aux indices non verbaux qu'on ne peut pas leur mentir. Sachs a conclu que le président, dont le discours paraissait tout à fait normal aux autres, combinait si sournoisement des mots et un ton trompeurs que seuls des patients atteints de lésions cérébrales étaient capables de le démasquer." (Frans de Waal, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux, p. 150)
4) la vérité libératrice à l’égard de la propagande
a)Un exemple: l'histoire comme "mémoire de l'Etat"
On peut définir ainsi la finalité de toute propagande: contrairement à ce que l'on croit, comme l'a bien montré Jacques Ellul, dans son ouvrage, Propagandes, son but n'est pas tant d'endoctriner les gens, c'est-à-dire de les faire adhérer à une orthodoxie (opinion conforme à une norme), mais plus fondamentalement encore, de produire une orthopraxie (comportement conforme à une norme): obéir aux lois et aux chefs, aller voter, aller travailler, regarder la télévision, acheter des marchandises etc. C'est tout le sens de ce propos de Joseph Goebbels, ministre de l'éducation du peuple et de la propagande sous Hitler:"Nous ne parlons pas pour dire quelque chose, mais pour obtenir un certain effet." (cité par Jacques Ellul, Propagandes, p. 5) La propagande joue donc un rôle déterminant dans la reproduction d’un système de domination en régulant les comportements des populations suivant les normes édictées par les hiérarchies.
Ceci étant intégré, on peut en donner une illustration d'une immense portée concernant la fabrication du récit historique, suivant la formule que donnait Orwell: qui contrôle le présent contrôle le passé, et qui contrôle le passé contrôle l'avenir. On aura donc compris que l'histoire conçue comme cette "mémoire de l'Etat" dont parlait Henry Kissinger, homme politique et criminel de guerre américain, comme l'ont montré aussi bien Howard Zinn que Noam Chomsky, c'est l'histoire telle qu'elle est relatée par ses vainqueurs, le mouton toujours montré du même côté sans jamais soupçonner quel aspect il pourrait prendre vu à partir d'une autre perspective, celle des victimes, en particulier. Ce que la propagande des vainqueurs de l’histoire dira, par exemple, de ce que fût la colonisation de l’Amérique ressemblera à cette interprétation qui en a été donnée en 1992 lors du 500ème anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb sur cette île aujourd'hui appelé "Haïti", devenu l'un des pays les pauvres de la planète alors qu'elle était la plus riche colonie de l'Empire français au XVIIIème siècle, et qu‘on trouve encore aujourd‘hui dans les manuels d‘histoire pour les écoliers américains:"Pendant les milliers de siècles où les peuples humains ont évolué, bâti des communautés et mis en place les fondements des civilisations nationales en Afrique, en Asie et en Europe, le continent aujourd’hui connu sous le nom d’Amérique était vierge de toute humanité ainsi que de son œuvre." (cité par Noam Chomsky, Futurs proches, p. 26) Ou encore ce qu’un historien de la prestigieuse université de Harvard, Perry Miller, évoquait comme une "progression de la culture européenne dans les étendues sauvages et désertiques du continent américain." (cité par Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p.707) Affirmer de telles choses revient à nier la réalité des faits autant qu’affirmer que les pierres sont liquides, que deux et deux font cinq ou que la terre est plate comme une assiette. Il existait quelques millions d’Indiens qui avaient développé des formes de civilisation qui par bien des aspects pourraient être estimées supérieures à celle de l’homme blanc européen, comme nous l'ont bien montré les acquis de la connaissance en anthropologie; que la colonisation du continent américain par les Blancs n’a pu se faire qu’au prix de pratiques génocidaires s’inscrivant dans une logique de la terreur à l‘échelle d‘un continent entier.
Prenons un autre exemple beaucoup moins facile à mettre en évidence et pourtant d'une portée toute aussi grande: la mémoire de l'Etat sur ce que furent les Lumières. La doctrine officielle consiste à présenter le mouvement des Lumières au XVIIIème comme une force émancipatrice faisant reculer l'obscurité des superstitions attachées à la domination de l'Eglise sur la société. L'amnésie dont souffre cette mémoire consiste à passer la trappe le fait que le mouvement anti clérical des Lumières fut d'abord nécessaire au régime de l'asservissement des populations sans terre dans le travail salarié dont avait besoin le capitalisme pour son expansion. De Colbert, ministre de Louis XIV, qui au XVIIème siècle supprima 17 fêtes religieuses sur les 55 existantes alors, au premier ministre français François Raffarin qui en 2004 fait sauter le lundi de Pentecôte férié ou Virgin Megastore qui orchestre un lobbying intense pour faire ouvrir ses magasins le dimanche, le jour sacré du repos du Seigneur, en passant par Turgot et les Lumières au XVIIIème siècle, nous sommes dans la continuité d'un même mouvement historique cherchant à transformer les individus en travailleur/consommateur perpétuels dans cette forme de vie sociale totale que constitue le capitalisme moderne et qui devait pour cela faire sauter tous les verrous hérités de la place de la religion dans la société. Passera alors aussi à la trappe de la "mémoire de l'Etat", la très forte résistance des milieux populaires tout au long du XIXème siècle encore à l'embrigadement dans le régime du salariat qui était vécu alors comme une nouvelle forme d'oppression privant l'artisan aussi bien que le petit paysan indépendant de la maîtrise de sa propre activité. Les appareils d'Etat, en charge de la propagande officielle, auront tout intérêt à occulter ces pans entiers du passé. Comme le conclut Chomsky, à propos de la façon dont les gens ont fini au XXème siècle par trouver "naturel" d'aller un chercher un travail salarié,"voilà encore un exemple d'oppression intériorisée, et c'est une réussite."
b) Le mensonge total et universel à l'époque moderne
On aperçoit dès lors mieux l'énormité du pouvoir qu'on peut se procurer sur les populations à partir du moment où l'on se trouve en position de modeler le consentement dans la société, ce qu'on appelle "l'opinion publique", en ayant la maîtrise des institutions chargées de la tâche: école, télévision, radio, presse à grand tirage etc. Mais cela nous met aussi sur la voie de ce fait décisif que le mensonge atteint aujourd'hui un degré que sûrement aucune autre époque n'avait connu jusque là. N'y a-t-il pas une singularité du mensonge moderne qui rend d'autant plus impérieux (nécessaire) l'affirmation sans faille d'une éthique de la véracité telle que nous l'avons conceptualisé, pour nous éviter de sombrer complètement dans la soumission?
Certains pourront objecter à ceci que le mensonge comme instrument de domination constitue une constante anthropologique qui se retrouve dans toutes les sociétés humaines, celles du moins structurées suivant des rapports de domination (il existe bien des sociétés plus ou moins égalitaires, celles qui ont hérité des temps primitifs de l'âge de pierre, comme l'a montré, là aussi, la connaissance anthropologique). Pourquoi ne deviendrait-il total qu’à notre époque? Du temps des monarchies de droit divin, la légitimation du pouvoir ne relevait-elle pas tout autant de la fable, comme le grand penseur des droits humains du XVIIIème siècle,Thomas Paine le notait pour la monarchie britannique, quand il en retraçait la véritable origine en remontant à la conquête normande de 1066, lorsque Guillaume le Conquérant s‘installa sur le trône d‘Angleterre:"Un bâtard français débarquant avec sa horde de malfrats et s’instituant lui-même roi d’Angleterre contre le consentement des indigènes n’est, en termes crus, qu’un original doublé d’un vaurien et d’un misérable. Rien de divin là-dedans." En quel sens le mensonge irait-il plus loin dans les démocraties modernes? Ici aussi, l'origine réelle de la fortune des classes possédantes, tenant à tout un ensemble de vols, spoliations sous le masque légal du droit et massacres sera cette fois occultée derrière le paravent du principe des droits sacrés et naturels de l'homme et le premier d'entre eux, celui de la propriété privée de la terre et du capital industriel. Se perd alors dans les oubliettes de l'histoire le fait, par exemple, qu'"entre 1860 et 1910, l'armée américaine, débarrassant les Grandes Plaines de ses habitations indiennes, permit aux compagnies ferroviaires d'y pénétrer et de mettre la main sur les meilleures terres." (Howard Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis, p. 327) Blaise Pascal avait déjà généralisé la portée de cette remarque au XVIIème siècle. Tout système de domination se bâtit dans la durée sur un mensonge qui tient dans l'occultation de son origine réelle:"Il ne faut pas que le peuple sente la vérité de l'usurpation; elle a été introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder comme authentique, éternelle, et en cacher le commencement si on ne veut qu'elle prenne bientôt fin."
Une rapide analyse historique du concept de propagande nous mettra pourtant sur la voie de la nouveauté que constitue le mensonge à notre époque. Commençons par noter qu’à l’origine, le terme "propagande" n’avait pas la connotation négative qu’il a acquis par la suite. Les intellectuels jusque dans les années 1920 parlaient eux-mêmes sans aucune gêne de faire de la propagande pour leurs idées. Edward Bernays, l'un des pères des techniques actuelles de propagande, n'hésitait pas à intituler son ouvrage consacré à développer les moyens de duper (tromper) les foules dans les démocraties modernes, Propaganda, comment manipuler l'opinion dans les démocraties. "Propagande" est un terme qui vient, à l'origine, de la sphère de la religion et qui désignait, au sens premier, l’idée de propager la foi et les dogmes de la religion chrétienne: propager la foi, œuvrer pour sa propagation, était l’œuvre de la "propagande". Mais ici déjà, on voit bien dans quelle mesure cela a pu servir un système de domination, et le plus effroyable qui soit, celui de l’esclavagisme et du colonialisme accompagnés de son cortège lugubre de pratiques génocidaires. Le terme n'acquis une connotation négative qu'au cours des années 1930 lorsqu'il fut repris à son compte par le régime nazi, et, en particulier, par le ministère de l'éducation du peuple et de la propagande dirigé par Joseph Goebbels. En réalité, comme le note Chomsky, Goebbels "avait été fort impressionné par les succès de la propagande anglo-américaine au cours de la Première Guerre mondiale et avait la sensation, non sans raison, qu’elle expliquait pour partie la défaite allemande." Les Nazis retinrent bien la leçon et c'est pour cela, entre autres raisons, que spécialement, il portèrent tout leurs efforts là-dessus en y consacrant tout le travail d'un ministère. La Première guerre mondiale fût le creuset des toutes nouvelles techniques modernes de propagande bénéficiant pour la première fois d'instruments de diffusion de masse grâce au progrès technique: le cinéma, la presse à grand tirage, la radio (à quoi on ajoutera la télévision à partir des années 1950) Aujourd'hui, on n'emploie donc plus, dans les milieux officiels, le terme "propagande" une fois salie par l'oeuvre des nazis. Il a été remplacé par celui neutre et même plutôt amical, en apparence, de "relations publiques".
Par où l'on voit déjà que la propagande n'est pas du tout l'apanage (monopole) des dictatures totalitaires. Une interprétation orientée et propagandiste justement de l’œuvre d’Orwell, en particulier, ses deux textes les plus populaires, 1984 et La ferme aux animaux, n'a voulu n’y voir qu’une critique de l’Empire totalitaire soviétique à une époque où la propagande des puissances occidentales avaient besoin d’agiter la menace communiste partout dans le monde où leurs intérêts stratégiques étaient menacés par les aspirations populaires des pays pauvres du Sud à conquérir leur indépendance. En réalité, tenant compte des remarques d’Orwell lui-même, ces récits voulaient autant dénoncer le système totalitaire russe que les tendances extrêmement puissantes à l‘œuvre, dans les sociétés occidentales, à générer un ordre de même nature. Un indice allant dans ce sens, la fiction de, 1984, se déroule entièrement en Angleterre.
De fait, un des traits caractéristiques de la propagande à l'ère moderne, qu'elle soit l'oeuvre de systèmes totalitaires ou de régimes se réclamant de la démocratie, ce qui la rend aussi inquiétante et extrême, c'est qu'elle bénéficie d'un progrès technoscientifique, via le développement des moyens de communication de masse, qu'aucune époque antérieure n'avait connu. C'est fondamentalement ce qui lui permet de devenir total. A partir de là, on a affaire à une propagande qui peut reposer sur la négation de l'évidence des faits même les plus solidement établis. Hannah Arendt tout comme Orwell avait très bien identifié cette nouveauté radicale: "Le mensonge politique traditionnel[...] portait d'ordinaire ou bien sur des secrets authentiques [...] ou bien sur des intentions qui, de toute façon, ne possèdent pas le même degré de certitude que des faits accomplis." ( Vérité et politique, La crise de la culture, p. 321) Les mensonges politiques modernes vont extraordinairement plus loin en ce sens qu'ils s'édifient sur la négation des faits même les plus élémentaires, du même ordre que "les pierres sont dures". La réponse (on pense ici à la pensée transformée en un "gramophone" dans la langue du pouvoir qu'analyse Orwell) que devait donner Doolittle à la presse pour expliquer la campagne de terreur des américains au Laos constitue le type même du mensonge politique moderne, comme vu plus haut:"A la requête de la monarchie laotienne, les Etats Unis effectuent une reconnaissance aérienne pacifique protégée par une escadrille autorisée à répondre en cas d’agression." Mais, Hannah Arendt nous donne encore d'autres exemples de ce type de mensonges entièrement nouveau:"Nous nous trouvons finalement en présence d'hommes d'Etat hautement respectés qui, comme De Gaulle et Adenauer (chancelier de l'Allemagne de l'ouest à l'époque, je précise) ont été capables d'édifier leurs politiques de base sur des non-faits aussi évidents que ceux-ci: la France fait partie des vainqueurs de la dernière guerre et est donc une des grandes puissances et "la barbarie du national-socialisme avait affecté seulement un pourcentage relativement faible du pays.""Attardons nous sur le cas de la France puisqu'en tant que français, je suis concerné au premier chef, d'autant plus que les élèves ont, en règle générale, encore aujourd'hui, toutes les peines du monde à apercevoir ce non-fait aussi gros que 2 et 2 font 5 ou que la terre est carrée, une fois passés par la moulinette de l'Education nationale, comme j'ai pu en faire à chaque fois l'expérience quand je leur soumettais cette proposition de la philosophe. Les vainqueurs de la Seconde guerre mondiale se rencontrent à Yalta du 4 au 11 février 1945, pour, entre autres choses importantes, savoir comment se partager le gâteau du monde. On y trouve là Staline pour la Russie, Roosevelt pour les Etats-Unis et Churchill pour le Royaume-Uni. Vous aurez beau chercher pendant tout le reste de votre vie, vous n'y apercevrez pas un représentant de la France, et pour cause. Celle-ci a capitulé en 1940, laminée en à peine plus d'un mois par l'Allemagne nazie. C'est pourtant bien sur ce mensonge aussi énorme que De Gaulle a fondé toute sa politique extérieure de l'après-guerre dans l'espoir vain, au bout du compte (et c'est tant mieux vu le nombre incalculable de destructions et de souffrance que tout cela a engendré), que la France conserve son empire colonial dans le monde. En fait, je suis fortement tenté de croire que De Gaulle avait fini par être lui-même persuadé de ce qu'il clamait haut et fort: comme la partie 3b l'a établi, c'est de cette façon que le mensonge est le plus efficace.
Cette capacité singulière des Temps modernes, qui n'a donc absolument rien de spécifique à la France, de faire la promotion de mensonges les plus énormes, capacité qui menace de destruction le sens commun des gens ordinaires, s'explique essentiellement par la nature particulière d'une époque qui se nourrit d'images et de mots véhiculées par les médias de masse. Il y a, en particulier, une singularité de l'image à l'époque des technologies de l'information de masse qu'Arendt avait relevé et qui la rend capable de se substituer plus ou moins complètement à la réalité elle-même et de finir par l'occulter pour de bon:"[...] une image à la différence d'un portrait à l'ancienne mode, n'est pas censée flatter la réalité mais offrir d'elle un substitut complet. Et ce substitut, à cause des techniques modernes et des mass médias, est, bien sûr, beaucoup plus en vue que ne le fut jamais l'original." (Vérité et politique, La crise de la culture, p. 321) L'image télévisuelle est d'une certaine façon trop parfaite en ce sens qu'elle imite tellement bien le réel qu'elle peut porter à son comble la confusion entre l'ordre de la représentation et l'ordre du réel.
Bien sûr que ce n'est pas une pipe comme nous en avertit le peintre Magritte, en dépit du réflexe spontané qui nous porte à le dire. C'est la représentation d'une pipe, et cela change tout. Pour se donner une bonne idée de l'extraordinaire déformation de notre représentation du monde qu'engendre une telle confusion, à l'échelle de masse des images télévisuelles, faute de pouvoir faire cette distinction élémentaire, on se référera à cette étude fort significative nous venant des Etats-Unis: "Entre 1978 et 1992, une petite moyenne de 2 à 5 % des gens mentionnait la criminalité comme sujet principal de préoccupation. Au terme de cette période, la proportion explosa inexplicablement. Elle atteignit […] 52 % en 1994 […] Cette évolution parut d’autant plus curieuse aux observateurs que les statistiques du FBI avaient mis en évidence une diminution de la criminalité, notamment violente, durant la décennie 1990-2000." (Michel Desmurget, TV Lobotomie, pp. 231-232) Ce paradoxe trouve sa solution dans l’évolution du traitement médiatique de la criminalité. Ce qui a explosé, ce ne sont pas les crimes qui eux ont baissé en réalité mais leur représentation médiatique: "Sur la décennie 1990-2000, aux Etats-Unis, les sujets consacrés à des affaires de meurtres augmentèrent de plus de 500%. Sur la même période, le nombre d’homicides constatés par le FBI chutait de 40%." (ibid., p. 232) Le phénomène observé avait déjà des antécédents encore plus spectaculaires qui remontent à l'avènement du journalisme de masse à la fin du XIXème siècle, qui commençait déjà à s'alimenter aux faits-divers, ce que le sociologue P. Bourdieu a appelé la "fait-diversion", pour faire ressortir cette façon qu'ils ont de détourner l'attention du public des vrais problèmes:"La fait-diversion de l'actualité eut pour conséquence[...] de persuader les Français que le monde dans lequel il vivait était de plus en plus violent. Or les statistiques disponibles prouvent exactement le contraire. Le nombre des crimes de sang recula fortement au cours des années 1880." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 399-400) Ainsi, le gouvernement républicain de l'époque, qui avait été plutôt libéral jusque là, amorça un brusque virage sécuritaire et répressif que rien ne justifiait objectivement. L'évolution de ces dernières décennies a, en ce sens, de troublantes similitudes avec celle de cette époque:"Une étude récente de l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) a montré qu'entre 2003 et 2013, la part des faits divers dans les journaux télévisés avait augmenté de 73 %!" (ibid., p. 722)
Ces cas montrent avec toute la clarté souhaitable que le public est victime du même type d’illusion que Platon décrivait dans son Allégorie de la caverne, il y a 2400 ans, confusion portée à son paroxysme (point extrême) grâce à la redoutable efficacité des images de type télévisuel: il confond une représentation spectaculaire du monde avec le monde lui-même. Le journalisme de masse ne s'intéresse qu'à ce qui est spectaculaire et qui fait vendre du "temps de cerveau humain disponible" ( dixit P. Le Lay, ex PDG de TF1) aux annonceurs; le reste est filtré et ne passera pas dans un JT de 20 heures: des pauvres qui meurent dans un tremblement de terre intéressera le journalisme de masse. Mais le fait que, d'après les chiffres de la FAO, l'organisme des Nations-Unies s'occupant des questions du droit à l'alimentation des populations dans le monde, un enfant de moins de 10 ans meure de faim toutes les cinq secondes dans le monde, ne l'intéressera pas: c'est le cours ordinaire, non spectaculaire, de la misère de la vie dans les conditions modernes, raison pour laquelle il n'en sera quasiment si ce n'est jamais question aux journaux de 20 heures. Il est pourtant, bien entendu, incommensurablement plus important de prendre en compte ce genre de données de la vie ordinaire que les événements épisodiques et spectaculaires des médias de masse pour appréhender correctement le cours du monde et avoir une chance d'y comprendre quelque chose. En ce sens, dans l'univers des médias de masse, règne en maître la fausseté aux antipodes de leur prétention à donner une représentation objective et vraie du monde, et, ce qu'il faut surtout bien voir, c'est que cela n'a pas grand chose à voir avec une quelconque volonté de duper le public, mais tient d'abord et avant tout à la logique de la course à l'audimat: dans ce cadre, le travail du journaliste n'est pas de rendre compte de ce qui se passe dans le monde mais de capter la part d'audience la plus large possible.
Si l'on en revient à l'étude rapportée par Michel Desmurget, la représentation télévisuelle spectaculaire du monde est le facteur principal et foncièrement toxique de ce qui s'appelle le syndrome du grand méchant monde, une façon de se le représenter, de façon complètement déformée, bien pire qu'il n'est, et qui constitue une des sources principales (mais non la seule, hélas) qui alimente la peur des populations et toute la propagande sécuritaire qui en découle que l'on trouve dans le champ de la politique officielle, légitimant le déploiement de dispositifs de contrôle des populations de plus en plus sophistiqués. L'état actuel du monde tel qu'une analyse lucide et bien documentée peut en faire ressortir la nature et ses perspectives d'avenir est déjà suffisamment alarmant comme cela sans qu'il soit besoin d'en déformer complètement la représentation et générer un sentiment anxiogène généralisée dans les populations. Faisons quand même une distinction importante entre des bonnes et des mauvaises images, pour ne pas mettre tout dans le même sac et sauver ce qui peut l'être. Il faut pour cela repartir de la différence que les Grecs anciens faisaient entre l'eikôn et l'eidôlon. La première, qui a donné le mot d'"icône"c'est la bonne image: si elle est telle c'est parce qu'elle se laisse voir comme image et ne risque pas d'être confondue avec son modèle. L'eidôlon a donné le terme d'"idôle": c'est donc la mauvaise image, celle qui imite tellement bien son modèle qu'elle fait oublier qu'elle n'est qu'une image et finit par se substituer complètement à son modèle. D'où l'expression négative d'idolâtrie qui consiste à attribuer à des images un pouvoir fantastique qu'elles n'ont pas en réalité, dans le cas des images que véhicule la lumière directe des écrans de télévision, de nous livrer le monde à domicile directement, ni plus ni moins, comme l'avait très bien analysé le philosophe Gunther Anders, dès les années 1950, au tout début de l'introduction de cette technologie dans les foyers, dans son ouvrage, L'obsolescence de l'homme. On n'est cependant pas encore au bout de la confusion puisqu'on nous annonce pour bientôt une nouvelle "merveille" du progrès, la télévision qui nous livrera les images en trois dimensions.
c) L'éventualité d'une destruction du concept de vérité objective et l'avènement de la "post vérité"
Si l’on songe, comme l’expérience de Asch l’enseigne, que nous avons déjà tendance à abdiquer l’usage de notre propre expérience du réel pour des opérations aussi élémentaires que la comparaison entre les longueurs de différents segments, avec la démultiplication de ces effets par la puissance des médias de masse, il ne fait guère de doute que Joseph Goebbels avait certainement raison lorsqu’il affirmait qu'"[Il] ne serait pas impossible de prouver, en le répétant suffisamment et en maîtrisant la psychologie des personnes concernées, qu’un carré est en fait un cercle. Ce sont des mots, de simples mots, et l’on peut façonner les mots jusqu’à ce qu’ils habillent les idées déguisées." Un système de propagande efficace fonctionne dans la répétition à l'infini de slogans simples et faciles à imprimer dans les couches les plus profondes du cerveau. C‘est tout le sens de ce propos qu‘on a attribué à Hitler: "Un mensonge répété dix fois reste un mensonge; répété dix mille fois il devient une vérité." C'est peut-être bien en s'inspirant de cette idée qu'A. Huxley fait dire à l'un des gestionnaires du centre de conditionnement, occupé de l'éducation des enfants, dans son roman, Le meilleur des mondes:"64 000 répétitions valent la vérité". Comprenons bien en quel sens cela peut le valoir, en partant l'exemple de la propagande de Ceausescu, un dictateur sanguinaire qui a régné sans partage sur la Roumanie au XXème siècle: "Un slogan du type « Ceausescu est notre père, le héros qui nous sauvés » écouté une, dix ou cent fois, reste un slogan. Mais sous l’effet de mécanismes neurotrophiques […] il devient quelque chose de différent si on l’écoute des dizaines de milliers de fois, dès la petite enfance… "(Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 506) Cette affirmation est solidement établie aujourd'hui sur la base de la recherche dans le domaine des neuro-sciences qui a fait de gros progrès, instrumentalisés, hélas et massivement, à des fins de domination, de plus en plus. Les "mécanismes neurotrophiques" relèvent du fonctionnement des neurones dans le cerveau. Un tel slogan inlassablement rabâché et martelé, depuis la plus tendre enfance, comme un clou qu'on enfoncerait dans le crâne à coups de marteau, finit par acquérir pour l’esprit dans lequel il s’imprime au plus profond du système neuronal, le statut d’un fait établi au même titre que les pierres sont dures. Le slogan peut dès lors constituer un parfait substitut de la réalité.
Mais là encore, il serait très naïf de s'imaginer que ce type de dispositif est le monopole des systèmes totalitaires: "Si un message (« l’Irak a des armes de destruction massive », « Nous allons libérer les Irakiens ») est répété plusieurs fois par jour, il devient pénétrant. Sa répétition en fait absorber le contenu comme si c’était un fait établi même s’il n’en est pas ainsi. " (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 174) Eventuellement, quand des faits viennent contredire le slogan ("absences d‘armes de destruction massive, absence de lien avec al-Qaida, opposition diffuse de la population, déviation de tout le pétrole irakien vers les Etats-Unis" ), l’esprit aura tendance à mettre en branle des mécanismes de défense (refoulement, déni de la réalité, double pensée: on pense une chose pour l'oublier tout de suite après et penser son exact contraire) qui lui permettent de rester aveugle à ce qu’il a sous les yeux et de préserver ainsi la cohérence interne de ses automatismes de pensée.
Il est important de préciser, en outre, que la prédisposition de la psyché humaine à amalgamer (confondre) l’imaginaire et le réel est particulièrement accentuée chez les enfants rendant ces processus de manipulation extrêmement redoutables à leur endroit. Au niveau neuro physiologique, le cortex prémoteur dorsal impliqué dans l’élaboration de la distinction entre le réel et l’imaginaire arrive très tard à maturité, pas avant 17 voir 20 ans et jusqu’à 8-10 ans, on ne constate pratiquement pas d’activité dans cette zone du cerveau. (source, Lutz Jäncke, neuropsychologue, dans le documentaire diffusé sur Arte, Le cerveau et la perception de la réalité) Ainsi, l’enfant se retrouve exposé sans aucune protection aux mécanismes de manipulation basée sur la répétition de slogans simples, mais aussi, soit dit en passant, à l’illusion de réalité que crée l’univers virtuel des technologies actuelles (internet, télévision, jeux vidéos etc.) C'est pourquoi aussi, les grandes firmes capitalistes prennent le plus grand soin à capter l'attention des enfants le plus tôt possible, via les techniques de propagandes publicitaires devenues aujourd'hui ultra sophistiquées en mobilisant tous les acquis des neuro-sciences, ce qui est la façon idéale pour elles de les tenir en laisse le restant de leur vie en chantant les louanges de leurs maîtres. Comme le disait une psychologue américaine dans le documentaire, The corporation, que l'on peut trouver sur Youtube, comparer la publicité d'hier à celle d'aujourd'hui, c'est comme comparer un fusil à air comprimé avec un missile téléguidé.
La destruction du concept de vérité objective, base fondamentale de la mentalité libérale, comme nous l'avons étayé, suivant lequel les pierres sont dures ou pour lequel un segment de dix centimètres est plus long qu’un segment de cinq centimètres, paraît alors effroyablement facile à envisager à mesure que progresseront toujours plus les techniques de manipulation des foules. Déjà, à son époque, Bertrand Russell faisait cette remarque: "Jadis, la plupart des psychologues auraient probablement cru qu’il était impossible de convaincre beaucoup de gens de l’excellence d’une marchandise en se bornant simplement à affirmer avec emphase qu’elle est excellente. Pourtant, l’expérience prouve qu’ils se trompaient." (Pensée libre et propagande officielle, p.170) De la même façon, on comprend comment il est possible de persuader quelqu'un que 2+2=5. L'industrie actuelle de la propagande n'est finalement peut être pas si éloignée des perspectives qu'ouvrait Joseph Goebbels sur les possibilités de manipulation des foules à l'ère des moyens de communication de masse.
La situation semble alors désespérée dès lors qu'on aperçoit avec quelle facilité il paraît facile de priver les gens de l'usage de leur propre jugement pour leur faire admettre des choses dont tout montre qu'elles sont absurdes. Il doit en tout cas apparaître clairement pourquoi l’un des poncifs préférés des élèves qui consiste à dire :"chacun est libre de penser ce qu’il veut", ou, ce qui revient au même, "à chacun sa vérité" est tellement dangereux car cela revient à occulter l’existence de vérités objectives qui seules peuvent limiter absolument le pouvoir de manipulation des puissants, qui atteint donc aujourd'hui des proportions inédites dans l'histoire humaine. Le cauchemar absolu qu'anticipait Orwell n'était d'ailleurs pas tant, pour lui, celui de l'arme nucléaire ou autre instrument de destruction massive qu'un système qui détruirait la notion même d'une vérité objective:"En fait, le totalitarisme exige la réécriture continue du passé et probablement, à plus ou moins longue échéance, le rejet de l'idée même de vérité objective."(Orwell, Où meurt la littérature, 1946) On peut dater très précisément le moment exact où Orwell a commencé à se rendre compte que le mensonge devenait universel et total à son époque. C'était lorsqu'il s'est engagé aux côtés des anarchistes espagnols, en 1936, lors de la Guerre civile d'Espagne, pour lutter contre le fascisme. Là, il a été stupéfait de constater pour la première fois que ce qu'il avait sous les yeux, sur le terrain, en Espagne, ne correspondait absolument plus à rien de ce qu'il pouvait lire dans les journaux britanniques qui prétendaient en faire le compte rendu:"Tôt dans ma vie, je m'étais aperçu qu'un journal ne rapporte jamais correctement aucun événement, mais en Espagne, pour la première fois, j'ai vu rapporter dans les journaux des choses qui n'avaient plus rien à voir avec les faits, pas même le genre de relation vague que suppose un mensonge ordinaire. J'ai vu rapporter de grandes batailles là où aucun combat n'avait eu lieu et un complet silence là où des centaines d'hommes avaient été tués. J'ai vu des soldats, qui avaient bravement combattu, dénoncés comme des lâches et des traîtres, et d'autres, qui n'avaient jamais essuyé un coup de feu, salués comme les héros de victoires imaginaires."(Essais articles et lettres, Tome 2, p. 322-323, éditions Ivrea) C'est un moment clé de l'oeuvre d'Orwell, celui où il voit, avec toute la clarté possible, qu'on a désormais basculé dans le monde de 1984, là où le mensonge devient total. Son oeuvre la plus connue, ne peut être présenté simplement comme un roman d'anticipation, contrairement à ce que l'on raconte généralement. Nous avons commencé bel et bien de vivre bel depuis un certain temps dans l'univers qu'il décrit. Une récente anecdote va parfaitement dans ce sens: au lendemain du flop de la cérémonie d'investiture à la Maison blanche, le président Trump, contre les données factuelles les plus élémentaires, pouvait affirmer sans broncher que "la foule présente à la cérémonie était la plus considérable de l'histoire américaine"; interpellé par des journalistes sur cette curieuse affirmation, le porte parole de la Maison blanche s'est contenté de faire savoir que "[le président] n'a pas prononcé de contre vérités, il a proposé des faits alternatifs [alternative facts]". Nous voilà en plein dans l'univers décrit par 1984, et, signe des temps, le très sérieux Oxford english dictionnary a pu faire de la "post vérité" le mot de l'année 2016. La vénérable institution notait ainsi, pour justifier son choix, que son usage avait augmenté de 2000 % par rapport à l'année précédente, gonflé aux hormones du référendum sur le Brexit et de l'élection présidentielle américaine.
Faits conventionnels (vs alternatifs) construits par le New York Times. En haut cérémonie d'investiture d'Obama en 2009; en bas, celle de Trump en 2017 |
A contrario, refuser ce concept de post-vérité conduirait à soutenir, comme l'aurait fait Orwell, que nous sommes désormais en présence de formes massives de mégalomanie délirante d'individus qui pensent pouvoir modeler les faits et le réel suivant leur desiderata. Il faut alors se demander si notre société n'aurait pas absolument besoin de se doter d' une institution dédiée à la seule autorité de la vérité pour préserver et promouvoir la mentalité libérale aujourd'hui très sérieusement menacée ("ose te servir de ton propre entendement") et qui a constitué la part de l'héritage authentiquement émancipateur des Lumières?
d) Une hypothétique école de l'instruction publique dédiée à un idéal de vérité objective comme dispositif d'émancipation
Le sens d'une école de l'instruction publique, tel qu'un révolutionnaire comme Condorcet l'a pensé au moment de la Révolution française de 1789, était d'être une institution dévouée entièrement à la promotion de la mentalité libérale. Il était, en ce sens, une incarnation des Lumières dans ce qu'elles ont pu avoir de mieux à offrir. De la même façon que Rousseau disait que nous devons nous donner des lois auxquelles nous obéissons pour éviter d'avoir à nous soumettre à la volonté d'un autre, nous nous donnons et nous nous soumettons ici à un idéal de vérité objective pour éviter d'avoir à sombrer dans la soumission aveugle à un système de pouvoir. Mais, il y avait une condition essentielle, pour Condorcet qui devait rendre possible une école de l'instruction publique dédiée à un idéal de vérité: c'est qu'elle soit la plus indépendante possible du pouvoir politique: "La première condition de toute instruction étant de n'enseigner que
des vérités, les établissements que la puissance publique y consacre
doivent être aussi indépendants qu’il est possible de toute autorité politique". (Condorcet, Rapport sur l'organisation générale de l'instruction publique
présenté à l'Assemblée nationale législative au nom du Comité
d'Instruction publique, les 20 et 21 avril 1792) En ce sens, ce n'est pas à un gouvernement, quelque qu'il soit, que l'instituteur a d'abord à obéir dans un projet d'instruction publique visant l'émancipation des individus, mais aux impératifs ordonnés à un idéal de vérité objective, qui sont donc indissociablement de trois sortes: douter, raisonner logiquement, et établir des procédures rigoureuses de validation des faits. Tel était aussi le sens du Manifeste des instituteurs syndicalistes de 1905 à une époque où ils avaient encore une très haute idée de leur métier:"Ce n’est pas au nom du gouvernement, même républicain, ni même au nom du Peuple Français que l’instituteur confère son enseignement : c’est au nom de la vérité." Sans doute, s'agit-il là de la revendication la plus radicale et révolutionnaire qu'un syndicat d'enseignants ait jamais formulé à notre époque, dont il ne reste plus grand chose aujourd'hui. Comme le formulait fort bien Orwell, allant à l'essentiel de la portée émancipatrice d'un idéal de vérité objective, à notre époque,"dans un monde de mensonge universel, dire la vérité est un acte révolutionnaire."C'est dans cet esprit que s'inscrivait déjà cette légende qu'on rapporte au sujet du grand mathématicien de l'antiquité grecque Euclide, par où l'on voit que ce projet d'une instruction publique a une longue tradition émancipatrice derrière lui:"Un jour, le roi Ptolémée visitait la bibliothèque. Passant en revue les ouvrages, il s’arrêta longuement devant les rayonnages où se tenaient les nombreux rouleaux des Eléments, rangés dans leurs étuis. Se retournant brusquement vers Euclide, il lui demanda s’il n’y avait pas une route plus courte que celle-ci pour pénétrer dans les sujets mathématiques. Euclide lui répondit : ‘’En géométrie, il n’y a pas de chemin direct réservé aux rois.’’ Ce qui vaut pour la géométrie vaut pour tous les domaines de la connaissance humaine où il est question de rechercher la vérité. Dès lors que l'on rentre dans le temple de la connaissance humaine, la puissance, la richesse, aussi grandes soient-elles, ne donnent plus aucun privilège. Seule vaut l'autorité de la vérité. C'est lorsqu'elle a renoncé à cette éthique de la véracité que l'Ecole peut devenir une institution dont la fonction se réduit à la pure et simple adaptation des individus à l'ordre social existant en tant qu'Education nationale, soit, dans les conditions de vie modernes, la formation de travailleurs obéissants, de citoyens apathiques politiquement et ayant le sentiment illusoire d'appartenir à une communauté nationale, comme le résumait Orwell. Jusqu'en 1932, le ministère en charge des écoles de la République, en France, s'appelait "ministère de l'instruction publique". C'est à cette date là qu'il a été rebaptisé "ministère de l'éducation nationale", par où l'on voit bien, que là non plus, les choses n'ont pas nécessairement évolué dans le bon sens.
Conclusion
a) Il y a bien un aspect contraignant dans la vérité qui fait que je ne peux pas me permettre de dire n'importe quoi sauf à délirer.
b) Mais cet aspect est d'abord et avant tout contraignant pour les hommes de pouvoir, les empêchant de mener à son terme le projet d'une domination totale entraînant la destruction même du concept de vérité objective.
c) En ce sens, on peut bien dire que ce concept est profondément libérateur pour l'individu à l'égard de tout système de domination.
d) Il doit finalement apparaître que les puissances dominantes dans la société peuvent bien étouffer, déguiser, travestir, camoufler la vérité; il ne sera jamais en leur pouvoir de la détruire: c'est ce qui, en dernière analyse, nous prémunit contre la démesure d'un pouvoir.sans limite sauf à imaginer le cauchemar ultime que ces puissances puissent transformer le réel conformément à leurs mensonges. En ce cas, pour reprendre ce que disait le philosophe Guy Debord, "mentir deviendrait superflu si le mensonge devenait vrai"...
Merci pour toutes ces ressources qui je l'espère inspirent et stimulent les collègues, et notamment les plus jeunes qui comme moi répugnent à sombrer dans le "néo-cousinisme".
RépondreSupprimerUne remarque néanmoins : il est ironique d'illustrer une analyse très pertinente sur la propagande avec un discours (celui de Léopold II) qui, comme le montre une recherche rapide sur internet, s'avère être un faux... (cf. notamment http://www.cairn.info/revue-politique-africaine-2006-2-page-128.htm)
cordialement
CL
Vous êtes bien charitable de penser que c'était ironique. C'ést plutôt un manque élémentaire de prudence qui m'a fait négliger de vérifier mes sources. Pour ma peine, voilà un exemple que j'utiliserai pur illustrer la question des sources d'information.
SupprimerBon courage!