mercredi 9 décembre 2020

4a) Les régimes de la mobilisation dans le salariat. L'extraction du "travailleur libre": émancipation ou déshumanisation?

 "Or, ce que le Blanc pratique aujourd'hui encore à l'occasion dans des contrées lointaines, à savoir la démolition des structures sociales pour en extraire l'élément travail, des Blancs l'ont fait au XVIIIème siècle à des populations blanches avec les mêmes objectifs." (K. Polanyi, La grande transformation)

La source principale de référence sera ici La grande transformation de K. Polanyi, abrégé dorénavant GT, un de ces ouvrages fondamentaux pour revenir à la source des maux qui affligent notre époque, et, malheureusement trop largement délaissé, pour ne parler que de la France.

Le mouvement de l'économie libérale a voulu se présenter comme un processus d'émancipation des individus qui se serait concrétisé dans la formation du "travailleur libre" par opposition à ses formes asservies du passé. Présenter les choses ainsi relève d'une simplification outrancière qui passe à côté du caractère extraordinairement ambigu de la liberté dont il est question ici, ce qui ressort pour le mieux des analyses conduites par Polanyi.

Pour cela, il avait donné à comprendre le mouvement vers l'économie de marché comme un processus par lequel l'économie se constitue en sphère séparée de la société et il employait la métaphore, à laquelle on réduit le plus souvent sa pensée, les rares fois où l'on s'y réfère, sans trop s'attarder dessus, du travail par lequel le mineur désencastre le charbon de la roche dans laquelle il est pris, pour son exploitation industrielle. 

 Voilà qui donne effectivement une bonne image d'ensemble des choses mais dont il est nécessaire de se faire une idée plus précise et détaillée. La bourgeoisie libérale a joué en quelque sorte le rôle de mineur sur le plan des réformes sociales et politiques, mais les éléments qu'il s'agissait d'extraire de la totalité sociale pour constituer une sphère économique séparée obéissant aux mécanismes de marché n'étaient plus du charbon, mais, parmi les trois fondamentaux, la terre, la monnaie et le travail, c'est sur ce dernier qu'il s'agira de centrer l'analyse en notant bien qu'en réalité ils forment une totalité organique qu'on ne peut dissocier que pour les besoins momentanés de l'analyse.

C'est l'Angleterre, de la période allant des années 1780 jusqu'à la date clé de 1834, marquant le véritable acte de naissance d'un marché du travail, qui a fourni au monde le modèle à suivre et c'est donc de ce qui s'est passé à ce moment à cet endroit là qu'on doit repartir; et ce n'est pas rien puisqu'il s'agit de la Révolution industrielle, un de ces très rares bouleversements dans l'histoire de l'humanité auquel il faudrait toujours revenir pour comprendre notre époque puisqu'elle trouve ici ses fondations. La grande industrie naissante fondée sur l'introduction des machines dans la production avait alors un besoin impératif de mobiliser la force de travail pour la faire affluer dans les fabriques, les ancêtres des usines. Le terme de "mobiliser" doit être entendu dans son acception littérale de rendre mobile, car la société telle qu'elle était organisée alors faisait obstacle à ce processus en immobilisant le travailleur dans sa localité. Il faut considérer ce qu'était la situation du travailleur pauvre des campagnes en Angleterre juste avant que ne s'amorce la Révolution industrielle. On était alors encore sous le régime de la loi de domiciliation, votée en 1660, qui obligeait le pauvre à résider dans sa paroisse. Dans cette mesure, la force de travail dont avaient besoin les manufacturiers restait prisonnière de la communauté villageoise traditionnelle dans laquelle elle était immobilisée. Il fallait donc l'en désencastrer en faisant sauter la loi. Les apologues du Progrès verront là une émancipation de l'individu s'il est vrai que la première de toutes les libertés est celle de mouvement. Pourtant, présenter les choses ainsi relève d'une simplification grossière. Certes, la loi du domicile était terriblement restrictive et la vagabondage était férocement réprimé, jusqu'à la peine de mort en cas de récidive. Mais, en contrepartie de son immobilisation, le pauvre bénéficiait de la protection de la communauté villageoise qui lui garantissait son droit de vivre. Et parmi les éléments clés de celui-ci, il y avait le régime de l'institution communale de la terre qui lui en permettait l'accès pour pourvoir à ses besoins de base. C'est pourquoi en même temps que la loi de domiciliation était attaquée, on assistait à la dernière grande vague d'enclosure des terres, dont la première avait eu lieu dès la fin du XVème siècle, qui allait définitivement priver le pauvre du libre accès à la source nourricière de sa vie. C'était la condition sine qua non pour qu'apparaisse sur la scène de l'histoire la figure du "travailleur libre", celui dont la force de travail est maintenant disponible pour le marché de l'emploi:"il était nécessaire de liquider la société organique qui refusait de laisser l'individu mourir de faim." (GT, p. 237) On commence à voir  le prix extrêmement lourd qu'il a fallu payer pour cette liberté. Et il faut bien réaliser le genre de mobilité qu'acquiert par là le pauvre. Elle est celle d'un être déraciné, privé du soutien de la communauté et de son droit de vivre, livré à lui-même et à la famine, qui va se retrouver à errer, tel un zombie, faisant penser à ces ombres sans consistance du royaume d'Hadès qu'évoquait la mythologie grecque, et formant le "prolétariat sans feu ni lieu" dont parlait Marx. Il faudra dans la suite bien prendre la mesure des raisons de la déchéance sociale qui en résulte, qui sera encore aggravée par les conditions maladroites sous lesquelles la vieille société de l'aristocratie terrienne va organiser sa défense (1).

L'apparition du "travailleur libre" n'est donc pas le fruit d'un mouvement spontané de la société, mais, au contraire, la résultante d'un processus extrêmement violent qui devait la faire voler en éclats. De la même façon que le désencastrement du charbon ne peut se faire qu'au prix de la pulvérisation de la roche, l'extraction de la force de travail, retenue prisonnière dans les structures sociales héritées du passé, devait avoir comme conséquence la désintégration de celles-ci. C'est pourquoi, si on comprend la communauté villageoise comme une totalité organique, on peut tout aussi bien employer la métaphore glaçante de la vivisection qui est opérée sur son tissu vivant pour en retirer les divers éléments dont on veut constituer un marché séparé, soit, parmi ceux de la monnaie, de la terre, celui du travail qui nous occupe principalement ici:"La création d''un marché du travail est un acte de vivisection pratiqué sur le corps de la société par ceux qui se sont endurcis à la tâche grâce à l'assurance que seule la science peut donner." (GT, p. 189) C'est effectivement ce qui est explicitement formulé dans les textes des économistes de cette époque comme D. Ricardo qui place au même niveau de certitude que la loi de la gravitation le fait que la protection sociale accordée aux pauvres condamne la société à la pénurie en empêchant la mobilisation de la force de travail dans l'appareil industriel entrain de se constituer.

Mais les faits ne leur ont-ils pas donné raison? Si l'''histoire mondiale est le tribunal du monde", comme le voulait Hegel, ne faut-il pas reconnaître que le verdict rendu est celui d'un formidable essor de la production à partir de l'abrogation des lois sur les pauvres qui leur garantissaient leur droit de vivre? Les faits en question méritent qu'on y regarde plus près. Car il y a un prix à payer dont il est fort possible que l'addition qui reste devant nous à régler soit de plus en plus salée. Et ce prix apparaît  mal tant qu'on en reste à la mesure de grandeurs purement économiques, comme les courbes de croissance ou d'augmentation du PIB. Car la thèse polanyienne, qui semble bien devoir regagner de plus en plus en consistance de nos jours, consiste à soutenir que l'économie de marché ne peut prendre forme qu'au prix de la destruction du milieu socio-naturel dans lequel l'homme puise la substance de son être. C'est le point précis qui était pour Polanyi d'une extrême gravité. Pour s'en tenir à l'aspect strictement anthropologique, que reste-t-il de l'individu une fois désintégrées ses structures sociales? Un être purement biologique qui aura "perdu sa forme humaine", comme il y insiste, en s'appuyant sur les témoignages des débuts de la Révolution industrielle aussi bien que sur le matériau ethnologique, partout dans le monde où a été introduit par le biais du colonialisme les principes d'une économie de marché. Et ce ne sont donc pas là des choses qui seraient à une distance, dans le temps ou l'espace, suffisamment lointaines de nous, pour qu'on puisse se permettre de les ignorer. Elles nous ramèneront en plein coeur de la désorientation actuelle de nos propres sociétés, dont on dirait qu'elles ont perdu leur boussole. Et pour avoir une chance d'en retrouver une, il est nécessaire d'en revenir à ce par quoi elles ont prétendu se réinstituer avec la Révolution industrielle (à suivre...)

 

(1) On fait ici allusion à l'instauration du système de Speenhamland en 1795 qui établit inconditionnellement un revenu minimum garanti au pauvre indexé sur le prix du pain. On passera dessus car il y aurait tant à en dire qu'il faudrait y consacrer un sujet à part entière. Notons juste à ce propos que quand on parle aujourd'hui d'instaurer un revenu d'existence, il faudrait toujours avoir présent à l'esprit ce qu'on peut considérer comme une sorte d'ancêtre de cette mesure, surtout pour éviter de reproduire les mêmes erreurs qui ont fait que, loin d'améliorer le sort des pauvres, comme il prétendait le faire, Speenhamland a plutôt fait empirer leur situation, d'après l'analyse qu'en fait Polanyi.

3 commentaires:

  1. Bonjour Jean-Didier,
    est-il possible de t'envoyer un travail sur l'extractivisme? je n'ai pas ton adresse mail. Puisses-tu me l'indiquer.
    A bientôt
    Benjamin L-T

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  2. Tu es Benjamin Larvol si je ne me trompe? Heureux que tu sois toujours dans la réflexion, c'est une denrée trop rare par les temps qui courrent, et pourtant nécessaire; ça m'intéresse ton travail, tu es en plein dans le sujet là, même si l'aborde ici par un biais qui n'est pas très coutumier.
    Tu peux m'envoyer ça à serpenvert@gmail.com

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  3. Hi thanks for sharing nice information.
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