mercredi 12 mars 2014

3) Les sociétés archaïques et la redistribution

 Mise à jour, 26-05-2020

Commençons par dresser un tableau comparatif qui récapitule les principaux points d'opposition entre les sociétés primitives et les sociétés archaïques. Nous en expliciterons ensuite les différents sens.


Société primitive
a)Prévalence de la réciprocité 
b)Société contre l'Etat
c) Clans, parenté
d)Sociétés plus ou moins égalitaires
e)La chefferie en dette à l'égard de la société
f) Solidarité                                                                                                  
g)Chaîne sans fin de dons-contre dons suivant des axes de symétrie                                                                                  

Société     archaïque                                                                                                                                                       a)Prévalence de la redistribution
b)Société à Etat
c)Castes, ordres, classes sociales
d) Stratification sociale, inégalités économiques
e)La société en dette à l'égard  de la chefferie
f) Protection-fidélité
g)Structure en étoile









Nous avons vu que dans la société primitive la richesse circule principalement par des circuits de réciprocité à base de dons-contre dons suivant des axes de symétrie. A partir de l'archaïque, prévaut un autre mode de circulation: la plus grande part de la richesse afflue de la périphérie vers un centre qui la redistribue ensuite, non sans en prélever une part souvent considérable pour lui-même. Cette distinction correspond à celle que faisait l'anthropologue anarchiste français P. Clastres entre société à Etat et société contre l'Etat. Dans ce dernier cas, prédomine la réciprocité; c'est alors la chefferie qui tend à se faire exploiter économiquement par sa collectivité. Elle se retrouve en situation de dette perpétuelle à son égard l'obligeant à redistribuer, en permanence, ses richesses: ce que le chef gagne en retour de son exploitation, c'est un statut social, des marques de prestige et de reconnaissance. En sens inverse, dans la société à Etat, c'est la collectivité qui se retrouve exploitée par un pouvoir centralisé et qui est en situation de dette perpétuelle à son égard sous la forme de tributs,d'impôts, de taxes, d'amendes etc. C'est à partir de là que se manifeste le pouvoir qu'une classe dirigeante exerce sur les classes subordonnées:"Ceux qui, dans une société quelle qu'elle soit, détiennent le pouvoir, marquent sa réalité et l'exercent en imposant à ceux qui le subissent le paiement du tribut. Détenir le pouvoir, imposer le tribut, c'est tout un, et le premier acte du despote consiste à proclamer l'obligation de le payer." (Clastres, Préface à Sahlins, Age de pierre, âge d'abondance, p. 26). 
On en trouve les premières ébauches dès la sortie du primitif, par exemple, chez les Oksapmin de Nouvelle-Guinée:" Un seuil a été franchi, une sorte d'aristocratie organisée en clans exerce un pouvoir centralisé sur le reste d'une population divisée et organisée elle aussi sur la base de clans et autres groupes de parenté." (Godelier, L'énigme du don, p. 264) L'organisation primitive fidjienne (îles du Pacifique) est travaillée par les mêmes forces centripètes (attraction vers le centre); "Le système fidjien est enclin, ou du moins vulnérable, à une certaine différenciation et centralisation du pouvoir." (Sahlins, Raison utilitaire et raison culturelle, p. 64) On observe ici aussi le passage d'une société où prévaut des circuits de réciprocité suivant des axes de symétrie où tout marche par paire à une structure en étoile avec le chef dominant la société en son centre:"Ce nouvel enthousiasme était le service du chef. Lui et sa famille étaient placés si haut au-dessus des autres qu'ils en bouleversèrent le vieil équilibre des groupes couplés. [ Ils ] ont commencés à se fragmenter en petites unités qui font toutes face au chef, telles des planètes autour du soleil." (ibid., pp. 65-66) Ce qui caractérise , au contraire de l'archaïque, la société primitive, c'est l'absence de centralisation du pouvoir empêchant la stratification sociale et l'apparition de rapports de domination par lesquels les classes sociales occupant le centre de la société domineraient celles de la périphérie:"Ce sur quoi il nous faut désormais insister, c'est sur l'absence, dans les sociétés datives (que nous nommerons tantôt sociétés vernaculaires, tantôt oblative, plutôt que primitives), d'un centre, politique, religieux ou économique, qui exercerait sur le circuit des échanges une action directrice et coercitive de nature à scinder le "sujet" en deux parts antagonistes et rivales: les dominants et les dominés." (Richir, Donner, recevoir, rendre, pp. 13-14)

Le féodalisme primitif (je reprends l'expression qu'emploie Polanyi. Je le comprends comme une forme transitoire qui conduit des sociétés primitives aux sociétés archaïques, et qui, pour cette raison, emprunte des traits caractéristiques de ces deux types de société)
La première étape qui conduit vers les formes de société à Etat fait passer par le "féodalisme primitif"  qui se comprend par distinction avec le "féodalisme de déclin" qui résultera plus tard de la décomposition des Etats et des Empires ( relevons à ce sujet que les politiques actuelles de décentralisation menées en France, dans le contexte d'une crise de l'Etat-providence, ne sont pas sans risque de dégénérer dans des formes renouvelées de ce féodalisme de déclin en donnant toujours plus de pouvoir à des potentats locaux qui font la pluie et le beau temps. Que l'on se rappelle de ce que Marx disait à propos du féodalisme de l'Ancien Régime que Polanyi comprenait comme une combinaison de féodalisme primitif et de féodalisme de déclin hérité de la décomposition de l'Empire romain:"L'oppression du peuple assujetti à tant de petits tyrans était naturellement affreuse. D'après Monteil, il y a avait alors en France 160.000 justices féodales, là où aujourd'hui 4.000 tribunaux suffisent." (Marx, Le Capital, I, p. 753). Fondé sur des rapports hiérarchiques de protection-obéissance entre le seigneur et ses vassaux, le "féodalisme primitif" se développe à partir de l'expansion territoriale de la tribu primitive qui exige de nouvelles institutions centralisées pour l'administrer. Comme l'étudiait Goldenweiser sur le cas des Baganda (Afrique noire), en 1922, "nous sommes ici en présence d'un système de clans en cours de mutation, qui passe de son modèle primitif et régulier à un système qui est mieux adapté à une population largement plus nombreuse et aux exigences d'un système politique centralisé." (cité par Polanyi, Essais, p. 109) Polanyi montre comment l'Etat, tel qu'il se développe dans la société archaïque, jouait d'abord le rôle de toit protecteur pour assurer le commerce au long cours et dans les situations de guerre:"Les activités qui contraignent si souvent les clans ou les tribus à créer une forme supérieure de pouvoir, afin de jouer le rôle de toit protecteur, à savoir la guerre et le commerce, exigent des moyens en hommes, en bétail, en matériaux, dont la réunion et l'usage  [...] engendrent des institutions tout à fait nouvelles." (La subsistance de l'homme, p. 106). 
On peut  retracer le étapes  conduisant vers la stratification d'une société à Etat, en passant des Baruya de Nouvelle Guinée aux Polynésiens de Tikopia puis à ceux du Tonga (île du Pacifique). Chez les Baruya, en dehors des rituels magico religieux, "les maîtres des initiations faisaient comme tous les autres Baruya. Ils abattaient des arbres pour ouvrir des jardins dans la, forêt, allaient à la chasse, construisaient eux-mêmes leur maison." (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 229) Dans le cours ordinaire de la vie, aucun privilège ne leur est dû et ils doivent s'adonner aux mêmes travaux que tout le monde.  En passant chez les Polynésiens de Tikopia, un pallier est franchi vers la société à Etat à dominante redistributive:"Les chefs [...] cultivaient leur jardin, mais les tâches les plus pénibles leur étaient épargnées. Surtout, ils étaient les seuls titulaires des droits sur la terre et il leur revenait donc d'accorder (ou non) aux familles la permission de la cultiver." (ibid., pp. 229- 230) Une caste de privilégiés affirmant son pouvoir sur le reste de la société commence à se constituer. Mais, à ce stade, la centralisation qui réorganise la société sur la base désormais prédominante du principe redistributif est encore fortement tempérée par les liens primitifs de réciprocité comme on peut le voir chez les Manus de Nouvelle-Guinée:"Si le chef reçoit plus qu'il ne peut consommer, il faut qu'il organise un festin. Si le chef n'en a pas les moyens, il est aidé par sa famille, ou par le village comme chez les Manus. Ainsi l'attribut de la seigneurie féodale est-il modéré par des traditions de réciprocité." (Polanyi, Essais, p. 109) Un pallier supplémentaire est franchi en arrivant chez les Tonga; "le féodalisme primitif" arrive à sa pleine maturation: désormais, la classe au pouvoir forme une aristocratie qui fait travailler pour elle les classes laborieuses pour s'adonner exclusivement aux tâches nobles de la guerre et des rituels magico religieux; ces membres "disposaient d'un pouvoir quasiment absolu sur les personnes, sur le travail et sur les biens des gens du commun qui vivaient sur leurs terres..." (Godelier, Au fondement des sociétés humaines, p. 232) Des Baruya aux Tonga on passe ainsi d'une structure sociale constituée de  clans à une structure constituée de castes reposant sur la division sociale du travail: les activités nobles pour la caste supérieure; les activités de reproduction matérielle de la société pour les castes laborieuses qui doivent désormais travailler deux fois plus: pour leur propre subsistance et pour celle des classes supérieures. C'est à partir de là que l'homme doit produire bien au-delà de ses besoins.  Entendons nous bien sur ce point: l'homme, aussi loin qu'on puisse remonter dans le temps, a toujours dû produire au-delà du nécessaire pour la satisfaction de ses besoins individuels, pour une raison essentielle qui tient à la condition humaine elle-même, précisément à la néoténie très marquée qu'on trouve chez lui: il en résulte, comme on l'a développé ailleurs, un allongement de la phase de dépendance aux deux bouts de la chaîne de la vie, enfance et vieillesse prolongées, qu'on ne trouve pratiquement nulle part ailleurs dans le règne animal (les orques ou les éléphants sembleraient faire exception) qui nécessitent un surcroît d'effort productif pour chacun. Voir,  cette conférence du paléoanthropologue J.- J. Hublin, à partir de 32' 30, pour des données chiffrées précises qui ont été faites à partir de l'étude de sociétés de chasseurs-collecteurs, à comparer avec ce qu'on trouve pour les sociétés de chimpanzés:

Mais, avec la stratification sociale qui apparaît à partir du féodalisme primitif, l'individu doit encore, de surcroît, produire pour la caste des privilégiés dispensés du travail de reproduction matérielle de la société.
Sous sa forme la plus développée dans l'histoire, qui commence à apparaître il y a quelques six mille ans, avec les premiers systèmes de redistribution organisés sur une grande échelle (Sumer, Babylone, Egypte pharaonique) c'est le pouvoir centralisé de l'Etat qui devient le mécanisme institutionnel assurant le fonctionnement du principe de redistribution:" C'est l'émergence de l'Etat qui explique l'écart apparent entre la société archaïque et le niveau de la tribu ou du clan." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 106). Là où prévaut cette forme d'intégration,  la protection sociale que peut assurer l'Etat, en redistribuant, pour partie, biens et services, se paye au prix fort de rapports hiérarchiques de domination exercés par un appareil bureaucratique avec à sa tête un monarque, un empereur, un despote, un pharaon etc. C'est désormais la collectivité qui se retrouve en situation de dette perpétuelle à l'égard de sa chefferie et qui se fait exploiter par elle.  L'économie palatiale en constitue une illustration type:"on entend un système économique organisé autour d'un centre -"le palais"- qui capte et redistribue  partie ou totalité de la richesse sociale. Cette redistribution ne signifie nullement que la richesse va ainsi bénéficier aux plus démunis: elle permet plutôt l'entretien d'une élite et d'une classe chargée précisément de la bonne extraction du surplus économique." (Polanlyi, Essais, p. 199) 
Chefferie primitive vs chefferie archaïque
L'Egypte pharaonique ou l'empire Inca représentent les formes les plus radicales de centralisation du pouvoir dans la mesure où Pharaon comme l'Inca-Inti, le fils du Soleil, se présentent comme des dieux incarnés dont les dons distribués, de ce fait, écrasent ceux qui les reçoivent. Dès lors, on se trouve en présence d'"une dette que ne pouvaient contrebalancer, encore moins annuler, tous les contre-dons [que les hommes] pouvaient lui faire de leur labeur, de leurs récoltes et même de leur personne si Pharaon exigeait leur vie." (Godelier, L'énigme du don, p. 267) On passe du don réciproque et égalitaire de la société primitive à des formes de don injurieux qui tendent à "avaler" ceux qui les reçoivent (voir les parties 3 c et d du sujet, Quelque chose peut-il valoir que l'on donne sa vie? pour des développements sur la distinction entre ces deux systèmes de don) 
C'est un abîme qui sépare ces deux formes d'institution de la chefferie déjà quant à leur rapport respectif au pouvoir. Dans la société à Etat, on doit une obéissance aveugle au chef. Au contraire, dans la société primitive, le chef est sans moyen de coercition pour contraindre par la force, d'où le fait qu'il a souvent bien du mal à se faire entendre:"Sans doute le chef prêche-t-il parfois dans le désert." (Clastres, La société contre l'Etat, p. 29) Cas typique, au Congo, "tous ceux qui ont fréquenté les Lele, n'ont pu manquer de remarquer l'absence de tout individu en position de donner des ordres ayant quelque chance d'être obéis. Cette carence du pouvoir explique pour une large part leur pauvreté.(1)" (M. Douglas cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 179) De façon plus générale, si le chef, dans les organisations sociales primitives, se risquait à faire preuve d'autoritarisme, il serait vite abandonné de tous:"[nous] avons des exemples historiques de chefs qui ont voulu, ou paru être trop autoritaires: ils se sont réveillés seuls un matin, dans le camp, car tous s'étaient donnés le mot pour les fuir." (Testart, Comment classer les sociétés)  Un autre anthropologue, C. Boehm, s'est penché de près sur les diverses modalités, autre que celle de l'abandon pur et simple, suivant lesquelles un chef qui abuserait de son statut a vite fait d'être remis à sa place, quitte, au besoin, à recourir, en dernier recourt, aux procédés les plus radicaux:"(Il) a observé que les chefs qui deviennent des tyrans, s'autoglorifient, ne redistribuent pas les biens ou traitent avec des étrangers au groupe à leur propre avantage perdent rapidement respect et appuis. On leur oppose le ridicule, les commérages et la désobéissance, mais les esprits égalitaires ne reculent pas devant des mesures plus radicales. Un chef qui s'approprie le bétail des autres ou contraint leurs femmes à des rapports sexuels risque la mort." (F. de Waal, L'âge de l'empathie, p. 237)
Comme le relève Clastres,  les chefs, dans les sociétés primitives, et c'est extrêmement déroutant pour nous, sont sans pouvoir. Ce que nous entendons nous par chef c'est, par définition, quelqu'un qui détient le pouvoir et commande à ses subordonnés; cela, nous l'avons hérité des sociétés archaïques. Mais rien de tel ne s'applique à la société primitive et c'est ainsi qu'elle s'organise pour rendre impossible en elle l'apparition d'un appareil de domination comme l'Etat. En ce sens,c'est une société anarchisante si nous entendons par "anarchie", non pas ce qu'on entend généralement par là, qui est synonyme de désordre, de chaos et et de désorganisation, mais, une pensée politique qui en appelle à l'abolition de l'Etat. Il n'est dès lors pas étonnant de constater que les indigènes n'ont eu de cesse de critiquer le caractère hiérarchisé des sociétés occidentales quand les premiers missionnaires chrétiens sont venus leur expliquer leur mode fonctionnement. C'est typiquement la cas de ce compte-rendu d'un jésuite, Le Jeune, parlant ainsi des indiens Montagnais-Neskapi, en 1642: "Ils s’imaginent qu’ils doivent, de par leur droit de naissance, jouir de la liberté des ânons sauvages, sans rendre hommage à qui que ce soit, sauf quand bon leur semble. Ils m’ont reproché cent fois que nous avons peur de nos capitaines, pendant qu’ils rient et se moquent des leurs." (Cité par D. Graeber, La sagesse de Kandiaronk) On trouvera simplement une seule circonstance  dans laquelle la société accepte momentanément de se soumettre à l'autorité d'un chef: c'est en temps de guerre; mais, une fois celle-ci terminée, le chef est prié d'abandonner aussitôt toute prétention au commandement. C'est ce qui explique, par exemple, le triste destin du dernier grand chef de guerre apache Geronimo qui voulut continuer à endosser le rôle de commandant alors que les tribus avaient décrété la fin des hostilités contre les Mexicains, une fois vengé le sang versé:"Geronimo, dernier grand chef de guerre nord-américain, qui passa trente années de sa vie à vouloir "faire le chef", et n'y parvint pas..." (P. Clastres, La société contre l'Etat, p. 180) Tout le reste du temps l'accès à la chefferie, dans les sociétés primitives, exige, en général, trois qualités fondamentales; et, précisons une chose qui ne surprendra guère si on intègre ce qui a été développé dans la deuxième partie du chapitre d'anthropologie philosophique consacré à la question de sa voir ce qu'est l'humain: on verra que sur chacune de ces trois qualités, il y a un parallèle à faire qui saute aux yeux avec les formes de chefferie qu'on retrouve dans l'organisation sociale des primates.


-La générosité qui fait que la chefferie fonctionne avant tout comme un canal de redistribution permanent qui lui interdit d'accumuler pour elle-même la richesse, ainsi du comportement du chef de Tahiti Ha'amanimami, tel que relaté par des missionnaires occidentaux en visite sur l'île en 1799:"Le fait est qu'il distribue sur-le-champ à ses amis et clients tout ce qu'il reçoit en cadeau; de sorte qu'il n'a plus rien à exhiber des nombreux présents qu'il a reçus, hormis un chapeau vernis, une paire de culottes et une vieille redingote noire qu'il a ornée de plumes rouges. Et il justifie sa prodigalité en disant que faute d'agir ainsi, il ne serait pas roi ni même chef de quelque importance." (cité par Sahlins, Age de pierre âge d’abondance, p. 182) Dans le même sens, F. Huxley note  à propos des Urubu d'Amazonie:"C'est le rôle du chef d'être généreux et de donner tout ce qu'on lui demande: dans certaines tribus indiennes, on peut toujours reconnaître le chef à ce qu'il possède moins que les autres et porte les ornements les plus minables. Le reste est parti en cadeaux." (Huxley, Affables sauvages, p. 63). Ou encore, au Brésil, chez les Nambikwara, Lévi-Strauss rapporte que, après avoir donné quantité de cadeaux au chef, "chaque fois que je prenais congé d'une bande après quelques semaines de vie commune, les individus avaient eu le temps de devenir les heureux propriétaires de haches, de couteaux, de perles etc. Mais, en règle générale, le chef se trouvait dans le même état de pauvreté, qu'au moment de mon arrivée. Tout ce qu'il avait reçu [...] lui avait déjà été extorqué." (Cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 182) Ce qui fait que dans la société primitive le chef est condamné à rester pauvre au contraire de la société archaïque où un pharaon, par exemple, accumule une richesse immense. Dans la société archaïque, le chef fait travailler les autres à sa place pour les exploiter. Au contraire, dans la société primitive, non seulement le chef travaille comme les autres mais doit même travailler plus dur pour réapprovisionner sans arrêt ses provisions et avoir toujours quelque chose à donner.  Ainsi chez les Busama de Nouvelle-Guinée, le chef " doit travailler plus dur que quiconque afin de réapprovisionner ses stocks de nourriture. Celui qui aspire aux honneurs ne peut pas s'endormir sur ses lauriers. Il lui faut continuellement donner de grands festins et faire provision de crédit. On reconnaît qu'il doit peiner depuis le lever du jour jusqu'au coucher - ses mains sont toujours terreuses et son front inondé de sueur." (Hogbin cité par Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 185)
La générosité que le  chef manifeste est attendue, en particulier de lui, mais au delà de cela, elle est la valeur socialement dominante, attendue de tous, dans la société primitive dont la charpente est faite de liens de parenté, comme nous l'avons vu dans la partie précédente:"Dans la mesure où la société est tenue socialement à l'observance des règles de parenté, elle est tenue moralement à la pratique de lé générosité: quiconque se montre généreux, s'acquiert automatiquement l'estime générale." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 182) Tant que prévaut la réciprocité, la redistribution ne semble pas impliquer une stratification de la société en couches dominantes et dominées; par exemple, "chez les Trobiandais, l'Etat naissant est d'avantage un instrument de redistribution qu'un organe de défense ou de domination de classe." ( Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 84) De la même façon, "la plupart des cultures africaines ne sont pas basées sur l'accumulation mais accordent  une fonction essentielle à la redistribution rapide." (A.-C. Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, p. 154) C'est ce qui autorise à ranger toutes ces sociétés sous la catégorie du primitif. La fonction de chef n'est donc pas un privilège qui permet d' acquérir de la richesse et du pouvoir aux dépend des autres mais un statut social honorifique qui constitue une charge qu'on aimerait parfois éviter:"Parfois, le chef, excédé de demandes répétées, s'écrie:"Emporté! c'est fini de donner! qu'un autre soit généreux à ma place! (Clastres, La société contre l'Etat, p. 28) Il peut même arriver, cas extrême, qu'il faille en venir à tabasser quelqu'un pour qu'il accepte d'être chef, ce qui serait proprement impensable dans une société comme la nôtre où il y a, au contraire, une lutte féroce et compétitive pour accéder au pouvoir.
Ce qu'on observera de façon similaire dans le comportement des grands singes, c'est que ce sont ceux qui occupent le rang le plus élevé qui tendent à être les plus généreux.   Toute une série d'expériences ont été faites sur différentes sortes de primates qui  consistaient à leur donner le choix entre des jetons égoïstes qui n'accordaient une récompense alimentaire qu'à eux seuls, ou des jetons prosociaux qui en accordaient aussi à un autre; on en est arrivé, comme le relate l'éthologue Frans de Waal sur le cas des singes capucins, à cette conclusion que "le choix ne pouvait s'expliquer par la peur d'une sanction, le singe dominant (celui qui avait le moins à craindre) se révéla être le plus prosocial." (Frans de Waal, L'âge de l'empathie, p. 170) Il y a toutefois là un risque de confusion qu'il faut signaler. Dans les chefferies primitives humaines, c'est parce qu'un individu est généreux qu'il devient chef. Dans les chefferies archaïques, ce sera l'inverse: c'est parce qu'un individu est chef qu'il va se montrer généreux, et ce pour deux raisons: d'abord, parce que captant une grande part de la richesse, il a les moyens de l'être; pour être généreux, encore faut-il avoir quelque chose à donner! Dans ce cadre, la générosité est le privilège des riches. Ensuite, cette forme de générosité est au plus haut point intéressée et se déploie suivant une stratégie qui relève du clientélisme: le roi, l'empereur, le pharaon, etc., accordent leurs dons à une clientèle, dont on attendra, en retour, qu'elle soit prête à défendre la position des dominants. Ainsi, on peut se demander si les chefferies qu'on trouve chez les primates, dans le cadre d'organisations sociales très hiérarchisées, comme chez les chimpanzés, ne relèveraient pas plutôt du type de la société archaïque que primitive.

-La capacité à être un "faiseur de paix" est la deuxième qualité fondamentale attendue du chef. On attend de lui qu'il soit capable d'apaiser les tensions sociales qui peuvent surgir dans la tribu. Il joue ainsi un rôle de médiateur pour rétablir la paix sociale, là où un tort a été commis. On peut dire que l'autorité, en ce sens, a essentiellement une fonction religieuse au sens étymologique du terme de "ligare" (ce qui relie), de préserver et de maintenir l'intégrité du lien social. Dans les sociétés primitives humaines qui ne connaissent aucun appareil législatif, judiciaire et répressif d'Etat, le "faiseur de paix" n'a à sa disposition que la parole. C'est typiquement la fonction des chefs à peau de léopard chez les Nuer (Afrique noire):"Si un homme en tue un autre, il cherchera aussitôt la maison d'un de ces chefs, car elle fait office de sanctuaire inviolable: même la famille du mort, tenue par l'honneur de venger le meurtre, sait qu'elle ne peut pas y entrer, faute de quoi les conséquences seraient terribles. Selon le récit classique d'Evans-Pritchard, le chef va immédiatement commencer à tenter de négocier un règlement entre le meurtrier et la famille de la victime." (D. Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 165)
Ici le parallèle avec les sociétés de primates semble beaucoup moins prêter à confusion. Ce qui ressort de leur étude montre clairement qu'une fonction essentielle de ceux ou celles qui occupent une position de haut rang est de veiller à la paix au sein du groupe et de prendre soin de la rétablir là où les rapports menacent de dégénérer en des conflits violents. On a pu le faire ressortir par l'absurde en prenant le risque d'isoler les chefs du reste du clan; ce qu'on constate alors, c'est que très rapidement, les conflits se multiplient sans possibilité de réconciliation: "En clair: la société de singes se désagrégeait." (F. de Waal, L'âge de l'empathie, p. 59) Positivement, ce qu'on observe cette fois, c'est la reproduction dans ces sociétés de primates des vertus d'intermédiaire de la chefferie pour réconcilier les membres du groupe:"des femelles vont réunir les mâles après un combat et les pousser à la réconciliation, un mâle dominant va s'interposer de façon neutre dans un conflit entre mâles de statut inférieur, protégeant ainsi la paix au sein du groupe." (F. de Waal, Primates et philosophes, p. 85) Dans le cas des femelles, comme dans celui des mâles, chez les chimpanzés par exemple, ce sont celles possédant un statut élevé qui interviennent de cette façon, et comme dans les sociétés humaines, on observe que celui qui a cette capacité à désamorcer les conflits au sein du groupe voit son prestige rehaussé:"Et les mâles qui réussissent à préserver la paix deviennent souvent extrêmement populaires et respectés." (F. de Waal, L'âge de l'empathie, p. 59) Et il est essentiel de relever le fait que le pacificateur adopte une attitude impartiale dans ce genre de cas, abstraction faite de ses liens personnels avec ceux qui sont en conflit:"Il y a un aspect remarquable: les mâles qui font la police ne prennent pas parti; ils défendent le plus faible, même si l'agresseur est leur meilleur copain." (F. de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 68) Il y a manifestement là un souci de la communauté abstraction faite d'intérêts personnels dans le comportement de ce qu'on attend d'un bon chef, tout à fait en phase avec la vertu de générosité dont il doit par ailleurs témoigner. De cette façon, chefferie animale aussi bien qu'humaine remplissent un rôle essentiel et très similaire dans le maintien de la paix sociale qui fonde la prestige dont elle jouit aux yeux de tous; ce qu'on peut dire des chefferies de primates pourraient donc, au mot près, tout aussi bien s'appliquer à celles qu'on rencontre dans les sociétés primitives humaines:"dans les groupes de primates, certains individus au statut clef jouissent parfois d'une influence extraordinaire. Tout le groupe profite de leur comportement, qui renforce la cohésion sociale et la coopération intracommunautaire." (F. de Waal, Primates et philosophes, p. 218)

-D'où la troisième qualité attendue du chef dans les sociétés primitives, l'éloquence. Pour rétablir la paix dans la société le chef n'a donc aucun appareil de répression à sa disposition comme une police; il n'a que la parole pour exercer sa mission :"[...] les moyens que détient le chef pour accomplir sa fonction de pacificateur se limitent à l'usage exclusif de la parole." (Clastres, La société contre l'Etat, p. 176)  D'où l'importance décisive de la "tchatche", savoir bien parler:"un Chiriguano n'expliquait-il pas l'accession d'une femme à la chefferie en disant:"Son père lui avait appris à parler"?" (Clastres, La société contre l'Etat, p. 29) Les tensions sociales que le chef doit apaiser ne se résolvent donc pas par la violence d'un appareil répressif mais par la discussion. Ainsi, encore, Le Jeune relatait la nature de l'autorité dont pouvait jouir le chef chez les indiens Montagnais-Neskapi:"Toute l’autorité de leur chef est dans la fin de sa langue; car il est puissant dans la mesure où il est éloquent; et, même s’il se tue à parler et à haranguer, on ne lui obéira que s’il plaît aux sauvages. " (Cité par D. Graeber, La sagesse de Kandiarok)Le terme "capitaine" a ici le sens très général de chef.
La commune actuelle d'Oaxaca au Mexique, sur laquelle nous reviendrons dans une partie ultérieure du cours, témoigne du legs de cette fonction primitive de l'autorité dans des organisations sociales qui ont conservé vivaces les racines primitives humaines:"Si les « autorités » ont un pouvoir spécial, c’est celui de la parole, il ne s’agit pas de l’art de convaincre ou de manipuler un auditoire, mais de l’art de dire avec éloquence ce qu’il convient de dire pour chaque occasion ; les « autorités » sont les dépositaires des cha’ cuiya’, des paroles justes, des principes qui règlent la vie collective et les conduites qui y sont attachées..."(Lapierre, La communalité comme théorie et comme pratique) Il y a bien là un universel concret. L' importance de la parole dans l'exercice de l'autorité se retrouve dans l'ensemble des cultures primitives  sous des formes qui leur sont à chaque fois propres. En  Afrique noire, par exemple, ce qu'on appelle "la palabre"  peut échoir à un autre personnage à qui revient un statut social important:"la parole, le pouvoir de dire est confiée à une personne déterminée le griot dont c'est le travail. En revanche, le chef parle peu et s'exprime plutôt au travers des rites liés à sa fonction." (A.-C. Robert, L'Afrique au secours de l'Occident, p. 157)
Sur ce dernier point, on pourrait penser que le parallèle serait plus problématique à faire avec nos cousins primates puisqu'ils ne disposent pas du langage articulé pour faire valoir cette troisième qualité fondamentale. Certes; mais, ils disposent toutefois de codes de communication qui peuvent même être plus élaborés qu'on serait porté à le croire. Et ce qu'on constate, dans tous les cas, c'est que la chefferie n'intervient pas en faisant usage de la force pour rétablir la paix mais par des procédés qui la rapprochent sur ce point aussi des sociétés humaines primitives. Voici, par exemple, comment on peut observer la mise en oeuvre de cette fonction réconciliatrice chez une femelle chimpanzé de haut rang entre deux mâles qui se cherchaient querelle:"Elle commence par approcher l'un des mâles, l'embrasse, le touche, s'offre à lui, puis se dirige lentement vers l'autre mâle (...) Il arrive parfois que la femelle se retourne et aille rechercher un mâle qui ne l'aurait pas suivie en le tirant par le bras pour l'inciter à venir avec elle. Puis la femelle s'assoit près de l'autre mâle et les deux mâles se mettent à la toiletter. Quand elle part, ils se contentent de poursuivre le toilettage, à la seule différence qu'ils se toilettent désormais mutuellement..." (F. de Waal, Primates et philosophes, p. 216) Ici aussi, on peut donc penser qu'une des vertus cardinales attendues d'un individu possédant un rang élevé est de savoir faire preuve d'une habileté persuasive sans avoir à recourir à des procédés brutaux pour rétablir la paix sociale. Dans le cas des mâles chimpanzés de haut rang, il est vrai qu'ils peuvent parfois user de l'intimidation physique mais en s'abstenant plutôt de prendre parti, quitte au besoin à administrer une bonne rouste aux deux adversaires.

Conditions d'une solidarité sociale
Les acquis de la connaissance anthropologique, chez Thurnwald en particulier, montrent que ce sont d’abord les sociétés primitives où prévaut le principe de réciprocité qui se sont développées dans l'histoire humaine. Ce n’est que dans une phase ultérieure, qu’aurait prévalu le principe redistribution  à partir d’un pouvoir centralisé. :"Thurnwald situe les sociétés ayant développé le principe de réciprocité dans une phase antérieure à la formation des Etats et des mécanismes de domination et d’exploitation qui les caractérisent. Cela marque bien la différence entre la réciprocité à la base de la solidarité et la redistribution assurant la protection." (J-M Servet, Le principe de réciprocité aujourd’hui dans, Socioéconomie et démocratie, l'actualité de Polanyi, p. 205) C'est là un point fondamental pour penser les conditions de la constitution de liens de solidarité dans une société. L'institution de l'Etat fondée sur la redistribution est parfaitement incapable, par elle-même, de les générer. Il ne peut que garantir une protection, qui, si elle n'est pas contrebalancée, au sein de la société elle-même, par des liens assez forts de réciprocité, engendrera des rapports de domination et une forme ou une autre d'assistanat social mettant les pauvres dans une situation de dette perpétuelle à l'égard de leur protecteur. Par contraste, il est remarquable de relever que dans les sociétés primitives étudiés par Malinowski "la catégorie de "cadeau gratuit" était tout à fait exceptionnelle, ou plutôt aberrante. La charité n'est ni nécessaire ni encouragée, et la notion de don est toujours associée à celle de contre-don." (Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 100) Un tel système de réciprocité empêche que se constitue une stratification de la société en dominants et dominés. Comme le résume très bien J.-L. Boilleau, "la réciprocité est capitale [...] La réciprocité annihile les risques de domination." (cité par Godbout, Don dette et identité, p. 41)  Il n'y a donc que par ces circuits de réciprocité, hors du cadre étatique, que la solidarité peut germer et tisser ses liens au sein d'une société. Le schéma en étoile de la société organisée prioritairement suivant le principe redistributif le fait voir; on se demande bien, dans les conditions modernes des Etats-nations, quel lien social "existerait entre des millions de personnes sans aucun rapport entre elles, sauf de payer un impôt." ( Sortir de l'économie, n° 5, 2013, p. 173. Voir, pour de plus amples développements, Godbout, Quand l'Etat remplace le don dans L'esprit du don, p. 75 à 94)

De la cité médiévale à la cité baroque: l'émergence de l'Etat redistributif moderne
Pour qui a les outils conceptuels appropriés, la façon dont se constitue une ville dit beaucoup de choses. Elle est l'expression concrète d'un certain principe d'intégration économique dominant. En Europe occidentale, l'évolution vers le  principe prévalent de la redistribution s'observe facilement dans le passage de la ville médiévale à la ville baroque dont la nouvelle organisation reproduit le schéma en étoile qui est celui d'une société où le principe redistributif de l'Etat tend à devenir tout puissant. La cité du Moyen Age avait pour cellule de base le quartier qui formait une cité dans la cité avec ses dédales irréguliers de ruelles aux lignes sinueuses:"La cité médiévale était formée d'un ensemble de petites cités avec un certain degré d'autonomie et d'autosuffisance et qui, par le fait même de répondre aux besoins communautaires, s'intégraient sans difficulté dans le complexe unitaire. Chaque quartier avait son ou ses églises, souvent un marché local ..." (Mumford, La cité à travers l'histoire, p. 449) Entre le XVIème et le XIXème siècle, avec l'affirmation de la souveraineté du pouvoir central de l'Etat, c'est une toute autre urbanisation qui va se développer suivant un schéma en étoile rigoureusement géométrique mettant en lambeaux le tissu communautaire de la cité médiévale:"Ce fut seulement à la période baroque que les architectes, modifiant le tracé médiéval, réalisèrent des voies d'accès qui conduisaient directement au coeur de la cité, comme on peut le voir dans les plans en étoile. Alberti lui-même prévoyait déjà la possibilité de tracés semblables qui indiquent que la puissance publique est entièrement concentrée entre les mains d'un pouvoir central ou d'un souverain absolu [...] les nouveaux tracés se distinguaient des libres conceptions médiévales par les formes régulières des blocs d'immeubles d'égales dimensions [...] A partir d'un lieu géométrique central, les rues et les avenues irradiaient coupant sans distinction des enchevêtrements de ruelles..." (ibid., p. 441 et p. 542) C'est, par exemple, ce que fît le baron Hausmann à Paris, au XIXème siècle, pour moderniser la capitale:"en traçant le boulevard Saint-Michel, cette morne et bruyante artère, séparait en deux tronçons le Quartier latin qui, depuis le Moyen Age, constituait une entité presque autonome. Pour soigner, il n'employait que la méthode la plus brutale: l'amputation." (ibid., p. 541) L'arc de Triomphe à Paris d'où rayonnent des boulevards rectilignes et interminables est caractéristique de la cité affirmant désormais  la toute puissance de l'Etat. C'est tout un nouvel ensemble architectural qui s'édifie sur la base de cette structure en étoile témoignant des institutions désormais appelées à jouer le rôle dominant:"Le palais, la trésorerie, la prison, la maison de fous: voilà quatre institutions fort caractéristiques de cet ordre politique nouveau." (ibid., p. 549) La nation toute entière reproduit sur une plus vaste échelle cette structure en étoile. Ce que Mumford analysait pour l'Angleterre et son centre, Londres, à partir de la fin du XVIIème siècle, serait sans doute encore plus vrai si on l'appliquait à Paris et la France:"La capitale baroque était devenue le lieu de convergence de tous les courants de l'économie [...] "L'importance de la cité de Londres, nous dit Defoe, pèse lourdement sur le commerce intérieur, car la cité est le centre et toutes les marchandises y sont portées avant d'être redistribuées dans tous le pays"." (ibid., p. 632) 
On aura donc compris que plus les forces centripètes du principe redistributif prévalent et plus est importante l'érosion que subissent les liens de réciprocité et de solidarité héritées du mode primitif de vie. A ceux-ci se substituent des rapports de protection-obéissance entre l'Etat et ses sujets (être le sujet de.., c'est, littéralement être soumis à...) . Mais, ce qui menace aussi de désintégration la solidarité tribale primitive, ce sont les forces centrifuges du mode domestique de production qui agissent, à l'inverse, suivant une tendance conduisant à la dispersion de la communauté à la périphérie. C'est cet autre aspect essentiel de l'histoire des sociétés humaines qu'il nous faut maintenant examiner...

(1) Impossible de ne pas s'arrêter un peu sur ce cas exemplaire des Leles. L'Occidental type rétorquera tout de suite que ces pauvres Leles vivent dans la dèche et que leur sort n'est finalement guère enviable. Nous touchons là peut-être bien le problème nodal de l'histoire des sociétés humaines, là où se nouent et se dénouent tous les noeuds que nous nous faisons dans la tête, quant à l'organisation de la vie sociale; pour cette raison, il serait oiseux de prétendre le traiter  par une note de bas de page. J'ai essayé de me le coltiner plus particulièrement dans la partie 3 de l'étude des Réflexions sur la Révolution hongroise de H. Arendt. Pour aller à l'essentiel, l'alternative est la suivante: que vaut-il mieux? Vivre avec un niveau de vie relativement élevé, comme le nôtre, mais dans une forme ou une autre d'esclavage (et le salariat en est manifestement une, comme on pourrait solidement l'étayer) ou dans la dèche mais la liberté?

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