mercredi 28 avril 2010

Séries techniques, Bergson: la critique du machinisme

Mise à jour, 25-08-20

Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l'accuse d'abord de réduire l'ouvrier à l'état de machine, ensuite d'aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l'ouvrier un plus grand nombre d'heures de repos, et si l'ouvrier emploie ce supplément de loisir  à autre chose qu'aux prétendus amusements qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu'il aura choisi... Pour ce qui est de l'uniformité du produit,l'inconvénient en serait négligeable si l'économie de temps et de travail réalisée ainsi par l'ensemble de la nation permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et le développement de la vraie originalité.
Henri Bergson

1) Dégager l'idée générale du texte et les étapes de son argumentation.
Ici ce que Bergson veut exposer c'est l'idée qu'on se trompe de cible quand on fait habituellement la critique du machinisme, c'est-à-dire l'introduction des machines dans la production: les inconvénients qu'il présente et qu'on critique généralement pourraient être compensés par un gain plus grand encore si l'accroissement du temps libre pour tous qu'il permet était utilisé intelligemment. Que cela ne soit pas le cas, que ce temps libre est occupé principalement "aux prétendus amusements qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous", voilà ce qui pose problème à Bergson.
Les étapes de l'argumentation:
Il y en a deux qui correspondent aux points sur lesquels a porté habituellement la critique du machinisme pour montrer, à chaque fois, qu'il se tromperait de cible.
- étape 1
Premier reproche fait communément au machinisme, c'est de "réduire l'ouvrier à l'état de machine". C'est ce qu'on a appelé la prolétarisation de l'ouvrier. Il faut bien voir que les machines ont transformé de fond en comble la nature du travail. Alors que l'ouvrier-artisan était maître de ses outils, le travail du prolétaire dans l'usine tend à devenir purement mécanique pour s'adapter au rythme des machines. Il perd de cette façon ses savoirs faire traditionnels. Mais cette perte pourrait être compensée par un gain plus grand si l'économie de temps réalisée était exploitée pour développer d'autres savoirs qu'il lui reviendrait librement de choisir:" il donnera à son intelligence le développement qu'il aura choisi", dit le texte. Précisément, on peut penser à ce type de savoir théorique qu'ont développé les sciences et la philosophie alors que, jusque là, elles n'étaient accessibles qu'à une classe de privilégiés qui faisaient travailler les autres à sa place.

Etape 2
Le deuxième reproche qui a été traditionnellement fait au machinisme correspond à ce que l'on a appelé la critique artiste. Comme son l'indique, elle est venue prioritairement des milieux d'artistes. C'est ce que le texte a en vue quand il évoque l'"uniformité de production qui choque le sens artistique." En réalité, cette critique a aussi été très largement partagée par les milieux de l'artisanat. Dans la production du Moyen-Age, le travail artisanal avait toujours aussi, en même temps, une visée artiste, ce qui se reconnaît au fait que le mot même "artisanat" renferme la racine "art". Ici aussi, à suivre l'auteur, cette critique manquerait l'essentiel en oubliant que la dégradation de la valeur artiste de la production, sous l'empire du machinisme et de la production en série qui l'accompagne, pourrait être compensée par un gain supérieur si le temps libre gagné permettait le développement de la créativité des ouvriers. Là encore le texte met en avant "la culture intellectuelle" et l'élément proprement artiste, "la vraie originalité" qui fait  la valeur des oeuvres d'art. Tout le problème, c'est que l'industrie du divertissement a complètement détourné ce temps libre pour son plus grand profit, en réussissant à capter l'attention des gens. Et encore, Bergson n'a pas connu (il est mort en 1941) la télévision et tous les autres dispositifs technologiques actuels qui ont considérablement accru l'ampleur du phénomène.



2a)Expliquer:"On l'accuse d'abord de réduire l'ouvrier à l'état de machine"
Il faut donc ici repartir du concept de prolétarisation de l'ouvrier. Il signifie donc une perte massive des savoirs faire hérités de l'artisanat et la transformation du travail en une opération mécanique abrutissante. C'est le type qui passe ses journées de travail à encapsuler des bouteilles, par exemple. Avec le machinisme, le rapport du travailleur à ses instruments s'inverse du tout au tout: l'outil fonctionne par la force musculaire de l'artisan;c'est lui qui s'adapte à la main et au rythme de  travail de l'ouvrier. Au contraire dans l'industrie, avec l'avènement du machinisme, c'est à l'ouvrier de s'adapter au fonctionnement et au rythme de la machine. Exemple, parmi des dizaines, c'est ainsi qu'ont été détruit complètement les savoirs faire hautement qualifiés des artisans verriers. En France, l'historienne américaine J. Scott a pu faire ce constat:"Cet ouvrage [...] étudie les expériences menées par les artisans souffleurs de verre à un moment où leur commerce se voyait métamorphosé par la mécanisation, qui transformait un art extraordinairement délicat en une opération purement technique." (Christopher Lasch, Le seul et vrai paradis, p. 249) On constatera le même phénomène dans le travail de la laine:"Au cours des années 1880, la mécanisation du peignage de la laine provoqua une crise dont des villes comme Fourmies ne se remirent jamais. Elle bouleversa les qualifications en rejetant l'ancienne aristocratie des peigneurs au bas de l'échelle. Trois jours suffisaient pour apprendre le fonctionnement des nouvelles machines." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 456) Ainsi, un savoir-faire qui demandait autrefois un long apprentissage réservé à une élite ouvrière se retrouvait, là aussi, complètement déqualifié. Et c'est en Angleterre, dans les années 1830, que cette prolétarisation s'est véritablement enclenchée, entraînant à sa suite le reste du monde, au prix d'une violence dont ce texte de Bergson ne permet pas de donner une idée:"[...] de 1820 à 1840, le développement impitoyable et impersonnel de la machine et la concurrence commença à atteindre [les artisans de type ancien]. Dans les meilleurs cas, ce processus transforma leur indépendance en dépendance, et de personnes fit de simples "bras". Dans les autres cas - plus durs et aussi plus fréquents- il fit éclore ces multitudes de déclassés, de misérables et d'affamés, tisserands à la main, tricoteurs, etc. dont les conditions de vie glacent le sang de l'économiste le plus endurci. Des communautés comme celle des tisserands de Norwich et de Dunfermline qui furent disloquées et dispersées après 1830, les ébénistes londoniens dont les "catalogues"  de prix syndicaux circulant depuis si longtemps devenaient chiffons de papier au fur à mesure que ces artisans allaient s'enliser dans le bourbier d'ateliers aux salaires de misère, les "compagnons" voyageurs de l'Europe continentale qui n'étaient plus que des prolétaires itinérants, les artisans qui avaient perdu leur indépendance, tous ces hommes avaient été les plus qualifiés, les plus instruits, les plus solides, la fleur du monde ouvrier. Ils ne comprenaient pas ce qui leur arrivait. Il était naturel qu'ils cherchassent à en sortir, plus naturel encore qu'ils protestassent." (E. Hobsbawn, L'ère des révolutions, 1789-1848, p. 266) On tient là ce qui a constitué le foyer des grands mouvements de révoltes prolétariens qui ont scandé le XIXème siècle.
De façon générale, il est significatif de constater comment le sens même du terme "ouvrier" à évolué. Au Moyen âge, être reconnu comme un ouvrier était plutôt valorisant: l'ouvrier, au sens premier du terme, c'est celui qui participe à la confection d'un ouvrage, qui pouvait faire appel à sa créativité et à un haut niveau de qualification. De nos jours, le terme s'est chargé de connotations négatives, ce qui se comprend bien à partir des bouleversements de la Révolution industrielle. Il faut bien voir que ce sont les ouvriers eux-mêmes qui, avant même d'avoir eu des revendications économiques pour des augmentations de salaire, ce sont d'abord élevés contre ce processus de prolétarisation de leur existence, souvent, au prix de leur vie, pendant  tout le cours du XIXème siècle où s'est fait l'introduction du machinisme:""Cet ouvrage est consacré à une communanuté d'artisans", écrit Robert J. Bezucha dans son travail sur les soieries de Lyon, "qui s'organisèrent afin de résister à la prolétarisation, et se retrouvèrent en conséquence sur les barricades."" (ibid., p. 249) Pour bien comprendre l'ampleur de ce processus de prolétarisation, dont le texte, disons le franchement, me semble terriblement sous estimer l'impact sur la vie générale des ouvriers (il y a une raison qui me semble assez claire à cela, c'est que les classes intellectuelles ont presque toujours méprisé et dévalorisé le travail manuel ce qui les a amené à rester aveugles à l'extraordinaire développement des savoirs faire qu'on y trouve à l'oeuvre; l'exemple évoqué juste ci-dessus des artisans-verriers permet au moins d'en avoir un tout petit aperçu), il faut poser la question du développement du capitalisme moderne et partir de la distinction que faisait Marx entre la domination seulement formelle du capital sur le travail  et sa domination réelle.
Dans le capitalisme, l'ouvrier en est réduit à louer sa force de travail à ceux qui détiennent le capital industriel, c'est-à-dire, les usines. Il serait trop long de remonter ici aux origines de cet état de fait. Pour le dire très vite, elles se situent dans le processus d'enclosures des terres qui s'est amorcé à la fin du XVème siècle en Angleterre par quoi des masses de petits paysans pauvres ont été chassé des terres communales et n'avaient plus alors pour pouvoir vivre d'autre moyen que d'entrer dans le régime du salariat. La production capitaliste consiste donc fondamentalement en un rapport de domination de ceux qui détiennent le capital sur la masse des travailleurs. Il est est donc passé par deux stades.

 La domination formelle se situe dans une première phase de développement du capitalisme moderne. Elle est seulement formelle car elle n'implique pas encore de transformer la nature même du travail. Elle se contente d'intégrer les formes artisanales de production qu'elle a hérité du passé dans le cadre de son exploitation qui vise à dégager le maximum de temps de surtravail, la partie de la journée de travail qui n'est pas payé au travailleur et qui est la source du profit capitaliste. On se contente ici simplement d'allonger la journée de travail. La domination réelle du capital sur le travail va infiniment plus loin et transforme, de fond en comble, la nature du travail par la désintégration complète de ses formes artisanales héritées du passé précapitaliste. Dans la lutte ayant opposé le capital au travail, on peut ici reprendre la formule selon laquelle la prolétarisation de l'ouvrier revenait, au bout du compte, à éliminer l'ennemi par la destruction de son métier (M. Clouscard).  Cela s'est par un double biais: par le machinisme donc, mais pas seulement. Avant cela, le travail artisanal avait déjà été pulvérisé, dans le cadre de l'usine des débuts de la Révolution industrielle, en une multitude de tâches répétitives et abrutissantes qui déqualifient complètement l'ouvrier comme serrer le même type de boulon toute la journée. L'ensemble du processus, division industrielle du travail et introduction du machinisme dans la production, nous renvoie donc au sens profond de la prolétarisation de l'ouvrier: un processus de perte des savoirs faire traditionnels que des millénaires de pratiques humaines avaient accumulé. Or, il n'est pas si évident qu'une telle perte puisse être aussi facilement compensée par un gain qui reste, comme le dit le texte, très hypothétique. Il y a là, un problème qu'il faudra reprendre en traitant la dernière question. 

b) Expliquer:"l'uniformité de production qui choque le sens artistique".
On se situe donc ici dans le cadre de la critique artiste du capitalisme. La fabrication d'objets en série rigoureusement identiques les uns avec les autres tranche de la façon la plus radicale qui soit avec la nature d'une oeuvre d'art qui est, par définition, unique. Mais, comme nous l'avions indiqué dans la première partie, les artisans-ouvriers se sont aussi massivement élevés contre cette perte du sens artiste des choses à laquelle les condamnait la production mécanique. La séparation de l'utile et du beau, de la technique et de l'art est ce qu'inaugure le machinisme alors qu'ils avaient toujours été unifiés jusque là dans l'artisanat:"Durant cette période [tout le temps du Moyen-Age], au moins, tout objet manufacturé, tout ce qui est susceptible d'ornement, était fait plus ou moins beau ; et la beauté n'y était pas ajoutée comme un article séparé ; tous les artisans, en effet, étaient plus ou moins artistes, et ne pouvaient s'empêcher de mettre de la beauté aux choses qu'ils faisaient. Il est facile de voir que cela n'aurait pu se produire s'ils avaient travaillé pour le bénéfice d'un maître. Ils travaillaient, au contraire, dans de telles conditions qu'ils étaient eux-mêmes les maîtres de leur temps, de leurs outils et de leurs matériaux, et, pour la plus grande partie, leurs produits étaient échangés par le simple procédé du client achetant au producteur." (William Morris, La vie ou la mort de l'artCe qu'il faut relever ici, c'est particulièrement la fin de cette citation: la vocation artiste de l'ouvrier ne peut être séparée de sa liberté, quand il avait encore la maîtrise de ses instruments de production. Autrement dit, quand il n'y avait pas encore de séparation entre le capital et le travail et que l'ouvrier était un artisan-producteur à domicile travaillant pour son propre compte. Alors il pouvait s'investir dans la création d'objets dans lesquels il se reconnaissait pleinement car ils lui appartenaient. Ce que produit le prolétaire dans l'usine ne lui appartient plus; et, au fond, peu importe le contenu concret de ce qu'il fait, l'essentiel étant devenu pour lui de toucher son salaire. En outre, il est aussi important de relever que "leurs produits étaient échangés par le simple procédé du client achetant au producteur." Nous sommes là typiquement dans une économie qui n'est pas encore capitaliste. Dans l'ancien mode de production, l'acheteur pouvait directement s'adresser au producteur pour que celui-ci lui fasse un objet sur mesure. Là aussi, cela contribuait de façon décisive à ce que l'ouvrier-artisan fasse un objet original où il mettait dedans son souci esthétique du beau. Le capitalisme, au contraire, comme l'a bien résumé Marx, c'est le règne des intermédiaires, et les premiers de tous, les marchands et les banquiers. Mais cette structure se reproduit ensuite à tous les échelons de la société:"Dans toutes les sphères de la vie sociale la part du lion échoit à l'intermédiaire." (Marx, Le capital, Livre I, p. 752) En matière de droit, c'est l'avocat, en politique, le représentant, en matière d'information, le journaliste, sur les réseaux numériques actuels, les plate-formes, etc. Ce sont eux qui, à chaque fois, vont tendre à capter la plus grande part de la richesse convertible en pouvoir. Ce qui a empêché le développement d'une logique capitaliste au Moyen Age, c'était au contraire la politique délibérée des villes empêchant de donner du poids aux intermédiaires en les court-circuitant, et avant tout pour les biens de première nécessité:"Pour les fournitures alimentaires, la réglementation impliquait l'application de méthodes telles que la publicité obligatoire des transactions et l'exclusion des intermédiaires, méthodes propres à contrôler le commerce et à parer à l'augmentation des prix." (K. Polanyi, La grande transformation, p. 113) Mais, comme le précise Polanyi, une telle politique n'avait d'efficacité que pour des circuits courts d'approvisionnement entre la ville et la campagne avoisinante. A mesure qu'ils s'allongeront, l'intermédiaire verra son pouvoir s'accroître.
De façon très générale, c'est l'ensemble du processus qu'a constitué la Révolution industrielle au XIXème siècle et le monde qu'il a formé, avec le machinisme en son coeur, qui a éveillé dans les milieux artistes un sentiment de profonde répulsion:" Si nous devions résumer en une seule formule [...] les relations de l'artiste et de la société à cette époque, nous pourrions dire que pour celui-ci la Révolution française fut une inspiration par son exemple et la Révolution industrielle par son horreur..." (E. Hobsbawn, L'ère des révolutions, 1789-1848, p. 326)

3) A quelles conditions le développement technique pourrait être bénéfique pour l'humanité?

Introduction
Partons de ce que soutient le texte que les progrès du machinisme pourraient, par l'économie de temps réalisée, permettre enfin à tous les hommes d'accéder à des activités culturelles qui avaient été jusque là monopolisées par les élites intellectuelles, ces fractions des classes aristocratique et bourgeoise qui avaient développé les arts, les sciences et la philosophie. De fait, avec, par exemple, l'introduction des machines à tisser à vapeur vers le milieu du XIXème siècle, on est arrivé à diviser par deux le temps de production de l'aune de toile. Et ce simple exemple peut être généralisé à l'ensemble des machines. Pourquoi, ces gains de temps n'ont pas été exploités pour démocratiser ces formes de culture monopolisées par les élites? Et pouvons espérer remédier à cela?

1) La société de consommation complément nécessaire de la société de travailleurs
Et d'abord, précisons exactement ce qui a été gagné en temps de loisirs depuis le milieu du XIXème siècle, environ:"l’élévation accélérée de de la productivité du travail depuis 1940 n’a été accompagnée que d’une très faible réduction de la durée du travail- à l’opposé  de ce qui s’était passé de 1840 à1940, où la durée hebdomadaire a été réduite de 72 heures à 40 heures." (Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive, p. 30) On voit clairement ici que la réduction de la journée de travail n'a rien d'un phénomène automatique qui accompagnerait nécessairement les progrès du machinisme. Si la journée de travail a très faiblement diminué depuis 1940, c'est d'abord parce que le niveau de combativité des travailleurs dans le rapport de force capital-travail a considérablement chuté. C'est le premier de tous les facteurs pour ce qui est de gagner du temps libre. Mais, même avec ce qui a été acquis force est de constater que quasiment toute l'attention des travailleurs a été captée par l'industrie capitaliste du divertissement. Ce que n'indique pas ce texte, et qui est quand même d'une importance décisive, c'est que la domination du capital sur le travail dans la production doit trouver son équivalent dans la sphère de la consommation si le capitalisme veut arriver à écouler toute l'énorme surproduction de l'appareil industriel et assurer ainsi sa valorisation, gagner toujours plus d'argent. On connait bien le fordisme: dans le domaine de la production, c'est la chaîne de montage qui accroît prodigieusement la productivité du travail, permettant d'abaisser le coût des marchandises et les rendre ainsi accessibles aux classes populaires; on connait par contre beaucoup moins le sloanisme, qui constitue l'autre face de la même pièce, dans la sphère de la consommation. C'est A. Sloan, PDG de General Motors, qui avait relevé les limites de la démarche de H. Ford, à la même époque: son modèle de Ford T, unique et standardisé, était garanti pour durer; le même modèle a été ainsi produit pendant 19 ans, chose impensable aujourd'hui. Entre-temps, pour faire tourner la machine économique, Sloan avait bien vu les limites de cette approche; il fallait désormais plutôt concevoir des produits à obsolescence programmée dont les clients changeraient aussi souvent que possible, en leur offrant une gamme constamment renouvelée et variée de modèles. La voiture n'était plus censée répondre d'abord à un simple besoin (se déplacer) mais à un désir de standing, faire valoir son rang social, et assouvir une soif constamment entretenue de nouveautés. C'est à ce point que nous rentrons dans la société de consommation. Le sloanisme était, de toutes les manières, la seule façon crédible de s'y prendre pour que le marché puisse absorber toute l'énorme surproduction que génère le fordisme et s'éviter ainsi l'effondrement du système économique.
Avec lui, tout a donc été fait et organisé, via la publicité, le crédit et l'obsolescence programmée, pour détourner les travailleurs d'un loisir employé activement pour se cultiver vers les loisirs marchands de la société de consommation. Force est de constater que le sloanisme a été jusqu'à présent une pleine réussite. La deuxième activité à laquelle les gens consacrent le plus de temps, en moyenne, dans la vie, après le sommeil, c'est regarder les grandes chaînes commerciales de télévision dont la vocation première, de l'aveu même de l'ex-PDG, de TF1, P. Le Lay, est de vendre aux annonceurs comme Coca-Cola, du "temps de cerveau humain disponible". On a pu calculer qu'un individu moyen y consacre, à partir de cinq ans et pour une espérance de vie de 80 ans, quelque chose comme 123 187 heures, l'équivalent de quatorze années entières. Après tout, cela ne serait pas encore très grave si les données accumulées par la recherche scientifique depuis maintenant une cinquantaine d'années n'avaient établi de façon ferme et définitive qu' à cette dose la télévision est terriblement toxique. Une bonne synthèse de ce que l'on sait aujourd'hui est résumée dans cette conférence du neurophysiologiste Michel Desmurget dont le titre de son ouvrage TV lobotomie, veut tout dire.



 La télévision, dans ces proportions, transforme les gens en légumes sur le plan mental, et pour les enfants c'est encore bien pire car ils sont totalement vulnérables. Il y a là des dégâts qui sont irréversibles car ce qui n'a pas pu se former à cet âge est perdu pour toujours: avant l'heure c'est pas l'heure, après l'heure c'est plus l'heure, comme le veut le dicton plein de bon sens. Sur le plan proprement intellectuel, nous vivons dans un univers totalement fantasmatique (illusoire) lorsque nous croyons nous informer sur le cours des choses en regardant un JT de 20 heures, par exemple. Une des études les plus parlantes à ce sujet vient des Etats-Unis: "Entre 1978 et 1992, une petite moyenne de 2 à 5 % des gens mentionnait la criminalité comme sujet principal de préoccupation. Au terme de cette période, la proportion explosa inexplicablement. Elle atteignit […] 52 % en 1994 […] Cette évolution parut d’autant plus curieuse aux observateurs que les statistiques du FBI avaient mis en évidence une diminution de la criminalité, notamment violente, durant la décennie 1990-2000." (Michel Desmurget, TV Lobotomie, pp. 231-232) Ce paradoxe trouve sa solution dans l’évolution du traitement médiatique de la criminalité. Ce qui a explosé, ce ne sont pas les crimes qui eux ont même franchement baissé, en réalité, mais leur  représentation médiatique: "Sur la décennie 1990-2000, aux Etats-Unis, les sujets consacrés à des affaires de meurtres augmentèrent de plus de 500%. Sur la même période, le nombre d’homicides constatés par le FBI chutait de 40%." (ibid., p. 232) Il n'est pas étonnant de constater le même phénomène en France. Alors que l'on dispose maintenant d'études qui convergent pour dire que la criminalité a  baissé depuis le XIXème siècle, la population sera plutôt prédisposer à croire le contraire. Ici aussi, il faut prendre en compte l'évolution du traitement médiatique:"Une étude récente de l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) a montré qu'entre 2003 et 2013, la part des faits divers dans les journaux télévisés avait augmenté de 73 %!" (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 722) On se retrouve ainsi avec ce genre d'anecdotes dont je peux témoigner personnellement, d'une personne âgée, dans un village perdu au fin fond de la France rurale, qui avait peur de rentrer chez elle à la tombée de la nuit, de peur de se faire agresser, alors même qu'il ne se produit jamais rien de ce genre en un tel lieu. Ce phénomène de distorsion terriblement anxiogène de la représentation de la réalité avait même commencé à se manifester dès la fin du XIXème siècle, avec  l'avènement du journalisme de masse; et,déjà à cette époque, cela avait infléchi la politique du gouvernement républicain dans un sens sécuritaire et répressif.
Nous confondons ainsi une représentation spectaculaire du monde avec le monde lui-même; le journaliste des médias de masse ne s'intéresse qu'à ce qui rentre dans la catégorie du spectaculaire; le reste, le cours ordinaire et normal des choses qui est ce qu'il faut d'abord prendre en compte pour comprendre le monde, ne rentre pas dans son champ de vision; par exemple que, d'après les données de la FAO, l'organisme des Nations-Unis qui travaille sur les questions de droit à l'alimentation des populations, un enfant meurt de faim toutes les cinq secondes dans le monde n'entre pas dans la catégorie du spectaculaire et donc n'intéressera guère le journaliste d'un 20 heures: il lui faudra plutôt des guerres, des tsunamis, des tremblements de terre, des émeutes, etc., pour s'intéresser aux miséreux.
Dans ces conditions, on peut se demander s'il n'était pas utopique de croire, comme y invite ce texte de Bergson, que les progrès du machinisme auraient pu permettre l'accès pour tous aux loisirs créatifs et intelligents.

2) L'optimisme du progrès technique en question
Certains, comme le philosophe Michel Serres, ont pu, malgré cela, défendre une version optimiste du développement technique à l'ère des machines en reprenant les choses depuis les tous débuts du processus d'hominisation il y a quelques trois millions d'années. On montrera alors que chaque grande avancée technique de l'humanité s'est certes toujours soldée par la perte d'un savoir mais qui aurait été systématiquement compensée par un gain beaucoup plus grand. Au tout début, l'australopithèque, le premier hominidé à se redresser sur ses deux membres postérieurs, a certes perdu la fonction locomotrice de ces deux membres antérieurs mais il a gagné, en contrepartie, infiniment plus, en libérant ses mains pour inventer et manier les outils. En inventant des outils pour déchiqueter les aliments et en acquérant la maîtrise du feu, il y a quelques 400 000 ans, sa mâchoire a perdu énormément de puissance mais elle s'est libérée pour l'usage du langage articulé et de toute la pensée qu'il véhicule. En inventant l'écriture, la mémoire s'est affaiblie dans des proportions que l'on ne s'imagine pas (les gens des cultures de l'oral avaient une mémoire d'éléphant) mais du côté des gains, l'humain a pu libérer son esprit pour les tâches les plus créatrices de la culture. Et ainsi de suite. Avec les dispositifs technologiques actuelles, il devrait donc, si les choses continuaient à suivre ce cours, se produire de la même façon un gain bien plus important que la perte.
Le fait est difficilement contestable que tout cela reste, en l'état actuel, virtuel et que cette série de supposés gains s'est enrayé à notre époque. Pire encore, la prolétarisation ne touche désormais plus les seules catégories d'ouvriers mais atteint aujourd'hui ceux qui sont censés être en charge de la direction des affaires du monde. Rien ne l'illustre mieux que la façon dont le grand krach financier de 2008 s'est produit qui a été à deux doigts de faire s'effondrer l'économie mondiale. Quand on demandait aux responsables de la haute finance internationale, ce qui s'était passé, ils avouaient n'y avoir rien compris, comme Alan Greenspan:"Quand Alan Greenspan, président de la réserve fédérale américaine de 1987 à 2006, explique à propos de la crise des subprimes, devant le Congrès américain, qu'il n'a rien vu venir, car tout passait par des machines automatisées, il dit:" Je n'ai plus de savoir économique" [...] En réalité, il se déclare prolétaire!"(Bernard Stiegler) De fait, déjà à ce moment-là, deux-tiers des transactions financières aux Etats-Unis s'opéraient via le trading à haute fréquence que seuls des machines peuvent exécuter. Amusez-vous à passer un ordre de vente ou d'achat à la nano-seconde (un millionième de seconde: 0, 000 0001)! A mesure que prolifère toujours plus d'objets censés être "intelligents" dans notre environnement, par un principe de vase communicant, c'est la nôtre d'intelligence qui se vide et nous nous retrouvons à bord d'un véhicule conduit par des gens qui n'ont plus l'air de maîtriser du tout ce qu'ils font. C'est quelque chose que le philosophe et sociologue Georg Simmel avait déjà très bien observé dès la fin du XIXème siècle. Le développement de la culture moderne présentait pour lui un double processus: d'un côté, un hyperdéveloppement de la culture des choses qui fait qu'elles deviennent de plus en plus complexes et "intelligentes" ("le monde intelligent" d'IBM: voir, par exemple, cette publicité vendant l'Internet des objets, c'est-à-dire des objets dits "intelligents", connectés au réseau informatique via les puces RFID, où l'on voyait des camionneurs qui s'étaient perdus en cours de route retrouver leur chemin grâce aux colis qu'ils transportent; il en arrivent finalement à se demander s'il ne vaudrait pas mieux laisser le volant aux colis), et l'autre en sens inverse, de déculturation des personnes. Un exemple significatif qu'il donnait est celui du langage. Objectivement, il s'est enrichi en bénéficiant de l'apport de siècles de culture écrite: nous n'avons jamais eu une telle richesse de vocabulaire à notre disposition. Mais subjectivement, il notait déjà que les gens écrivent et parlent de plus en plus mal. Que ne faudrait-il pas dire aujourd'hui? Prenons un exemple venant des plus hautes sphères de la politique qui montre que ce sont bien les couches sociales privilégiées qui sont elles aussi affectées par le phénomène:


 De la même façon, la machine a gagné en intelligence pendant que l'ouvrier a eu bien plus de peine à le faire:"Dans cette même catégorie de faits, la machine s'est beaucoup plus intellectualisée que les ouvriers." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 573) Il n'y a qu'à prendre l'exemple de l'imprimerie: cette invention a représenté un énorme saut dans le développement du savoir écrit disponible et, en même temps, le travailleur le produit désormais de façon purement mécanique, à des années-lumières du savoir-faire des moines copistes qui reproduisaient autrefois les livres à la main. Dans le domaine militaire, les objets se sont considérablement sophistiqués alors que dans le même temps le soldat est devenu peu de chose dans les stratégies modernes de guerre. Donnons, pour finir, un dernier champ où le même phénomène s'observe, dans les classes intellectuelles supérieures elles-mêmes. Elles aussi n'ont jamais bénéficié d'un tel savoir objectif à leur disposition, et pourtant, avec l'hyperspécialisation du travail intellectuel, elles ne savent quoi faire de tout cet immense stock de données, etc.
Voir, à partir de 1h 15, dans cette conférence, La fabrique des imposteurs, le rapide tour d'horizon que fait R. Gori du processus de prolétarisation générale dans nos sociétés, de l'ouvrier au médecin en passant par le paysan, où ce qui compte n'est plus le savoir ou savoir-faire des individus mais leur conformation à des normes techniques standardisées et impersonnelles élaborées de façon ésotérique par une bureaucratie:

Ce processus de prolétarisation qui s'universalise, touchant désormais toutes les classes sociales, peut-il être inversé et nous conduire dans le sens d'une déprolétarisation de notre existence? Comment retrouver ce qu'avait été la série des gains réalisés par l'humanité au cours du développement technique des civilisations?
On prendra donc cette grande innovation des temps actuels qu'est la révolution de l'informatique, à partir des années 1970, pour montrer son double potentiel, à la fois du côté des gains éventuels que de celui des pertes qui paraît l'emporter à ce jour.

3) Les promesses de déprolétarisation
a) Le pharmakon de la révolution informatique
Les nouveaux dispositifs de l'informatique rentrent entièrement dans la catégorie de ce que les Grecs anciens appelaient le pharmakon (qui a donné "pharmacie"), quelque chose qui peut être à la fois un poison et un remède. Tout l'art de celui qui sait bien tirer parti d'un pharmakon consistera à en neutraliser le poison pour en extraire le remède. Appliqué aux dispositifs de l'informatique, cela signifie qu'ils renferment, à n'en pas douter, un extraordinaire potentiel d'émancipation pour l'humanité, d'une ampleur sans doute encore bien supérieure à l'invention de l'imprimerie qui avait contribué de façon décisive à abattre le pouvoir qu'avait l'Eglise sur la société car jusque là c'étaient les moines copistes qui avaient le monopole de la connaissance et de la diffusion du savoir livresque, entravant ainsi son développement. Mais ce potentiel de gain de l'informatique ne pourra avoir une chance de se réaliser qu' à la seule et unique condition de savoir désamorcer ce que ces dispositifs technologiques ont aussi de terriblement toxique.
On insistera ce qui domine, malheureusement, aujourd'hui: le potentiel toxique. Le mieux est de prendre ce réseau informatique dans lequel les gens se ruent en masse pour ne  plus le quitter, dans l'écrasante majorité des cas, Facebook: il est l'illustration type de ce que peut avoir de plus toxique un réseau informatique conçu et organisé d'une certaine façon bien précise. On peut donner plusieurs raisons très sérieuses (quatre au moins) à cela; on en retiendra qu'une ici. Elle tient au fait que nous sommes à côté de la plaque quand nous croyons être sur Internet lorsque nous naviguons sur Facebook. C'est un informaticien spécialisé dans le réseau Internet, Benjamin Bayart, et militant pour la défense des droits humains fondamentaux à l'ère de l'informatique, qui l'explique bien. Le réseau de l'Internet, présente trois propriétés fondamentales qui en font, potentiellement, un formidable outil de déprolétarisation si l'on sait s'en servir intelligemment: il est acentré, neutre et symétrique. C'est la propriété d'être acentrée qu'il faut retenir ici. Acentré veut dire qu'il n'a pas de centre à partir duquel toutes les connexions convergeraient. De ce point de vue, l'Internet c'est l'exacte antithèse d'un réseau comme le minitel qu'il a rapidement et totalement évincé tenant compte de son écrasante supériorité en terme d'efficience. Le minitel était un réseau où toutes les connexions convergeaient vers un centre ce qui fait qu'on ne pouvait avoir de connexion qu'avec un seul serveur centralisé empêchant la diversité inépuisable des connexions que l'on peut établir sur un réseau acentré comme Internet. Dans une structure dépourvue de centre, il ne peut pas y avoir une instance qui capte pour elle-même et concentre la richesse et le pouvoir. On devine ici combien les potentialités émancipatrices de l'Internet sont grandes à condition de savoir en tirer parti. Dans une structure où tout est organisé à partir d'un centre, c'est évidemment tout le contraire. Facebook, c'est typiquement l'application minitel. Toutes les données sont collectées par un serveur centralisé qui va permettre ensuite de les revendre pour faire son chiffre d'affaire qui se mesure en milliards de dollars: "C'est structurellement à l'opposé de ce qu'est Internet." Voir Benjamin Bayart, à partir de 54'35, dans l'extrait de cette conférence, donné à Sciences Po. (les gouvernants ne sont pas encore complètement stupides; ils savent bien qu'à ce niveau les futures élites de la nation ont besoin d'une instruction un tant soit peu sérieuse), Qu'est-ce qu'Internet. Si l'on voulait imager ce qu'est véritablement Internet, on pourrait prendre l'exemple de la pieuvre, dont l'organisme est structurée de façon étrangement similaire:"Ces animaux pensent littéralement (...) hors de leur tête. Une pieuvre possède près de deux mille ventouses, chacune équipée de son propre ganglion d'un demi-million de neurones. Cela fait énormément de neurones, en plus des 65 millions que compte son cerveau (...) Son cerveau est en relation avec tous ces mini-cerveaux, qui sont également en contact entre eux. Au lieu d'avoir un centre de commandement unique, comme dans notre espèce, le système nerveux du céphalopode fonctionne plutôt comme Internet: le contrôle local est très important. Un bras coupé peut ramper tout seul, et même ramasser de la nourriture." (F. de Waal, Sommes-nous trop "bêtes" pour comprendre l'intelligence des animaux?, p. 314-315) Par opposition, Facebook fonctionne un peu comme notre organisme, avec un centre de commandement unique qui collecte toutes les données du réseau, contrôle et organise tout ce qui peut s'y passer: il peut être défini en ce sens comme une mégamachine organisant le chaos.

b) Les potentialités positives de la prolétarisation du travail
Il reste à élargir la perspective au-delà de la seule question du numérique. K. Marx est le penseur qui a sans conteste le mieux compris et développé le sens de la prolétarisation de l'existence de l'ouvrier au XIXème siècle. Et il n'y voyait pas un processus purement négatif mais quelque chose qui renfermait, en même temps, des germes d'émancipation humaine. L'ouvrier-artisan de l'âge préindustriel avait bien sûr un savoir-faire hautement qualifié qui le plaçait bien au-dessus du prolétaire d'usine. Mais, en contre-partie, son existence tendait à être toute entière absorbée dans la sphère limitée de sa spécialité, ce qui rendait l'horizon de sa vie bornée. Le prolétaire, au contraire, parce que son travail lui est devenu d'une certaine façon étranger, et que n'importe qui d'autre pourrait  exécuter à sa place, se retrouve placé dans des conditions qui pourraient le libérer de l'horizon étroit de la vie de l'artisan-ouvrier d'autrefois et trouver à s'accomplir dans une sphère d'activité au-delà de celle du travail spécialisé:"les artisans du Moyen Age s'intéressaient encore à leur travail spécial et à l'habileté professionnelle, et cet intérêt pouvait aller jusqu'à un certain goût artistique borné. Mais c'est également pour cela que tout artisan du Moyen Age s'absorbait complètement dans son travail, y était doucement assujetti et lui était subordonné bien plus que l'ouvrier moderne à qui son travail est indifférent." (K. Marx, L'idéologie allemande) C'est au fond une idée assez proche de celle que formulera Bergson dans le texte expliqué ici, mais formulé de façon plus fine et précise. Mais, dans la conception marxienne des choses, il y avait un certain nombre de conditions à réunir pour que les promesses d'émancipation contenues dans la prolétarisation de l'ouvrier puissent se réaliser:
-réduire le temps de travail au minimum, pour en libérer autant en vue d'autres activités qui ne soient plus liées aux impératifs de la nécessité vitale; de cette façon, organiser le travail de la façon la plus rationnelle possible, ce qui veut dire précisément obtenir avec le moins de pénibilité possible une production maximale. C'est un point auquel aurait pu souscrire à la rigueur Bergson.
- là où les choses divergeront tout à fait, c'est sur cette seconde condition. Bergson n'indique pas du tout dans ce texte comment il serait possible de réorienter l'industrialisme pour le diriger de façon intelligente. Marx, lui, avait précisément défini ce qu'il faudrait et il ne fait aucun doute que Bergson n'aurait jamais souscrit à cette condition, en bon bourgeois qu'il est resté toute sa vie: que les classes de prolétaires se réapproprient l'appareil productif en l'arrachant des mains de la classe propriétaire du capitalisme, pour s'en rendre maître au lieu d'être écrasé par lui; de cette façon seulement, elles seront en position de mettre à sa place subalterne dans l'existence la sphère du travail productif liée aux nécessités vitales de l'existence, et ouvrir à partir de là l'horizon du royaume de la liberté. Ce qu'avait en vue Marx ici était l'idéal d'un individu complet dont le développement humain ne serait plus limité à un domaine spécialisé d'activité, mais pourrait embrasser un champ universel de possibilités, à la différence des temps anciens: il voyait ainsi dans la prolétarisation de l'ouvrier la promesse d'une société future où il n'y aurait plus de peintres, mais des individus s'exerçant, entre autres, à la peinture, et ainsi de suite. Cette dernière condition est évidemment, en l'état, restée non accomplie, et ce qui devra ici être interrogée c'est la fin du mouvement ouvrier qui avait été porteur d'un projet d'émancipation humaine ayant pu aller dans ce sens (pour plus de précisions sur le sens d'un tel projet, voir dans cet article la partie, Dialectique de la prolétarisation des ouvriers)...

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