5-Sortir du présentisme
Cette règle est parfaitement complémentaire avec la précédente: la société du spectaculaire journalistique est en même temps une société qui se définit par un régime spécial de la temporalité qui tend à tout aplatir et réduire à la seule dimension du moment présent. Comme l'avait déjà relevé Nietzsche dès la seconde moitié du XIXème siècle, le métier du journaliste, ainsi que son nom l'indique, consiste en un travail de journalier qui égrène jour après jour les nouvelles pour les laisser toutes tomber dans l'oubli à mesure qu'elles défilent; et cette logique s'est vue amplifiée par l'émergence et la prolifération des réseaux numériques qui fonctionnent quasi intégralement dans l'instantanéité. Le terme de "présentisme" a été forgé par l'historien F. Hartog pour rendre compte de cet état de fait désastreux.
Dans la logique de production et de circulation de l'information que nous connaissons aujourd'hui, tout tend donc à s'oublier à mesure qu'une nouvelle apparaît pour en remplacer une autre, un peu comme à l'école, les connaissances s'évacuent dans les oubliettes au rythme d'un contrôlequi en remplace un autre. Il faut bien se rendre compte, dans ces conditions, que notre mémoire est gravement affectée: si nous la comparions avec celle d'un représentant des anciennes cultures l'oral de l'humanité, nous serions tout bonnement ridiculisés.
Si c'est très fâcheux, c'est déjà parce que l'horizon de l'intérêt des gens tendra à se rétrécir, de la façon la plus pauvre et étroite qu'on puisse imaginer: c'est finalement tout comme si nous nous mettions des oeillères pour réduire au minimum le panorama qui s'offre à nous, ce qui est évidemment une curieuse façon de prendre soin de soi. Quelqu'un qui se met ainsi des oeillères sera infiniment plus manipulable qu'une personne qui cherche une vue panoramique englobant passé, présent et avenir. C'est bien de mémoire dont nous avons absolument besoin ici, pour élargir notre champ de vision. Traiter l'information de façon à se la rendre intelligible, pour n'importe quel individu, supposerait une "mémoire hors pair, pour ne pas voir tomber dans l'oubli, juste l'information qui lui sera nécessaire pour comprendre un événement important dans un mois ou six ans." (J. Ellul, Propagandes, p. 335) Une illustration assez savoureuse de ce genre d'amnésie dont on souffre peut être donnée à partir de ce principe de "bon gouvernement" que formulait G. Clémenceau, il y a déjà un siècle de cela, qui montre donc la relative ancienneté du phénomène du présentisme:"Quand je veux enterrer une affaire, je crée une commission." Ce principe n'a rien perdu de sa pertinence; au contraire même, serait-on tenter d'ajouter, il n'a jamais été d'aussi bon aloi. Par exemple, lors de son quiquennat, le président Sarkozy crée une commission d'experts économistes pour plancher sur un sujet qui avait fait l'actualité et qui consistait à construire d'autres indicateurs de richesse que celui du PIB, un sujet effectivement de première importance; il n'en est jamais rien sorti et plus personne n'en a entendu parler. Le principe général est donc le suivant: pour calmer l'agitation du moment, on donne au gens le signal qu'on va s'occuper du sujet qui les préoccupe et on attend tranquillement que le mode de vie présentiste fasse son oeuvre pour que la chose finisse par s'enterrer d'elle-même, emporté par le flux continuel des informations.
Dans le contexte du présentisme tout se conjugue donc au présent: le passé lui-même est toujours convoqué sur le mode de l'immédiateté, de l'instantanéité et de l'émotionnel (manie des commémorations, journées annuelles du patrimoine, lois mémorielles qui interdisent d'appréhender certains graves événements du XXème siècle autrement que sur le mode affectif: sur ce dernier point, pour attester que je ne divague pas, je renvoie à la pénible affaire Schulmann dont j'ai déjà parlé en ces lieux ...) pour être aussitôt évacué comme le reste, sans jamais être retenu pour être réélaboré suivant un récit qui l'éclairerait. Là où l'on atteint les formes les plus extrêmes et catastrophiques du présentisme, c'est sur des réseaux numériques comme Twitter. Songez qu'un abonné peut facilement avoir plus de mille personnes qu'il suit; il suffit que chacune ne tweete qu'une seule fois par jour (et c'est une estimation vraiment très basse, certains passant leur journée à (re)tweeter tout et n'importe quoi) pour que le pauvre bougre se retrouve submergé d'un flot d'informations où celle qui a été publiée il y a une heure sera déjà reléguée dans les oubliettes au fin fond de la page. Les réseaux dits "sociaux", c'est l'empire du jetable, au même titre que le marché des gobelets en plastique: tout ce qui peut y être formulé, même sous la forme la plus intelligente qu'on voudra, ne servira qu'une fois pour finir dans l'instant d'après à la poubelle. Rien ne peut faire sens dans ces conditions. Cela n'empêche pas qu'on puisse abondamment recycler les déchets, en plastique ou informatifs: c'est une chose assez frappante de voir sur les réseaux sociaux la prolifération d'informations qui sont présentées comme " des nouvelles", et qui remontent, en réalité, plusieurs mois, voir, années en arrière, comme si toute capacité de mise en perspective dans le temps s'était dissoute pour tout conjuguer dans un éternel présent.
Il est clair, dans les conditions du présentisme, que notre champ de compréhension des informations est réduit à presque rien. Circonstance aggravante, ce qui est affecté en son coeur de cette façon, c'est donc la possibilité de donner sens à ce qu'on lit ou entend; faire sens supposerait nécessairement de pouvoir construire un récit qui lie ensemble présent, passé et avenir, ce qui est proprement impossible à faire dans le cadre du présentisme où l'on ne va jamais chercher plus loin que la nouvelle du moment qui parvient. Mais, comme sur le plan matériel, il est impossible de vivre sans eau et nourriture, sur le plan immatériel, il sera extrêmement compliqué de vivre sans pouvoir trouver un sens à tout ce dont on parle autour de nous. C'est quelque chose qu'avait bien mis en évidence Castoriadis: la société peut faire presque n'importe quoi de la psyché humaine comme en témoigne l'infinie diversité des cultures mais il y a une constante qu'on retrouve partout et toujours, c'est qu'elle ne peut refuser à l'individu qu'elle veut socialiser la possibilité de donner sens à ce qu'il vit, sans quoi une telle société serait vouée inexorablement à la ruine.
Sortons donc justement du présentisme pour voir apparaître les différents régimes de la temporalité qu'ont connu les sociétés occidentales au cours de leur histoire.
Si l'on prend comme repère la Révolution française, on peut dire qu'avant 1789, l'accent est mis sur le passé qui donne les grands repères pour s'orienter et donner sens à son expérience historique. Après, il y a une rupture fondamentale à partir de laquelle nous rentrons dans un tout nouveau régime futuriste de la temporalité; pour les bourgeois libéraux, c'était le Progrès infini des lumières, des techniques et des sciences qui donne sens à la vie; pour les socialistes, l'utopie d'une société sans classe qui abolira les rapports de domination de l'homme sur l'homme. Aujourd'hui, c'en est fini de ce régime futuriste; ne reste plus que le seul instant présent, constamment changeant, qui tient lieu de repère. Evidemment, prendre comme repère un point perpétuellement mouvant est une drôle de façon de vouloir s'orienter, un peu comme si le Nord qu'indique la boussole changeait sans cesse de position.
Prenons un exemple actuel pour voir clair dans les conséquences catastrophiques du présentisme: le réchauffement climatique. On n'en parle dans les médias qu'au moment des pics de canicule; une fois ceux-ci passés, on oubliera sans aucune difficulté ce très grave problème pour faire place à d'autres nouvelles sans aucun rapport. Dans ces conditions, il est clair qu'on ne pourra jamais s'y attaquer sérieusement: une fois passés les jours de forte chaleur, le réchauffement climatique, lui, ne s'arrêtera pas et continuera à produire ses effets de plus en plus critiques à terme, jusqu'à ce qu'il soit trop tard pour le juguler. Si l'on en reste au présentisme, il ne faut pas avoir le moindre espoir que les gens puissent un jour affronter sérieusement ce problème. Que faudrait-il faire? Pour sortir du présentisme journalistique des médias et réseaux numériques, il faudrait déjà commencer, par exemple, par inviter des climatologues pendant une période où les températures sont normales; de cette façon là, nous activons l'intelligence imaginative, qu'on a longtemps considéré comme étant ce qui élève l'homme infiniment au-dessus des bêtes (il y aurait beaucoup à redire sur ce dernier point, tenant compte de ce que l'éthologie a découvert des animaux, mais passons, ce n'est pas le sujet ici): se représenter les choses en leur absence. On voit bien que cette faculté supérieure est proprement détruite sous les conditions du présentisme journalistique où l'on ne parle que de ce qui est donné ici et maintenant. Et encore, nous n'avons parlé ici que de l'aspect de l'effondrement écologique en cours qui est visible et peut être ressenti parfois directement, hic et nunc; mais, il faudrait aussi le compléter par les autres aspects, tout aussi dramatiques, mais dont les effets restent invisibles, et qui, pour cette raison, ne donnent pas lieu au même bavardage médiatique: la disparition de la biodiversité, l'épuisement des sols...
Pour donner une image, ce nouveau régime de la temporalité nous soumet à un flux ininterrompu de feux de paille: chacun brille fort sur le moment, certes, pour capter suffisamment l'attention, mais pour disparaître à chaque fois très vite sans qu'il n'en reste rien; ça rentre par une oreille pour sortir par l'autre. Construire son propre récit pour faire sens suppose au contraire de mobiliser d'un bout à l'autre l'attention dirigée qui constitue la forme active de cette faculté. C'est une distinction clé à faire: l'attention dirigée ou l'attention captée. Cette dernière, dans le cours de l'évolution de la vie, vieille de près de quatre milliards d'années, a émergé dans ces situations où un être vivant a besoin d'être prévenu de la présence d'un prédateur ou d'un quelconque danger; elle n'est sollicitée, de cette façon, qu'épisodiquement. Dans les dispositifs d'information actuels, elle l'est en permanence, comme un flux de flashs scotchant littéralement le cerveau au bandeaux des chaînes d'information en continu. Comme le récapitulait un neuro-physiologue comme M. Desmurget, on devient littéralement marteau en laissant activée en permanence une faculté qui ne devrait l'être que ponctuellement. (1) Quand on est emporté par le flot du présentisme, on ne peut plus dire, à proprement parler, qu'on constitue un individu, c'est-à-dire, un être indivise ou insécable, mais, pour reprendre le terme formé par le philosophe B. Andrieu, un dividu, un être divisé et émietté suivant la succession des instants et incapable de les rassembler dans la construction d'un récit qui ferait sens.(2)
Et il n'y aucune raison de penser que les choses pourraient s'arranger d'elle-mêmes et moins encore grâce à la sagacité de nos gouvernants. Il y a une convergence d'intérêts politico-économique extrêmement puissante pour renforcer toujours plus ces dispositifs toxiques au plus haut point pour l'intelligence. Politiquement, mobiliser en permanence l'attention captée est le moyen le plus sûr de faire tenir tranquilles les populations pauvres devenant, pour une masse toujours plus importante, superflues; nul besoin d'imaginer des complots; c'est dit ouvertement si on se donne la peine de s'informer, notamment par un ex-conseiller du président des Etats-Unis J. Carter, Z. Brzezinski qui l'a théorisé sous la forme du tittytainment. Economiquement ensuite, maintenir au maximum l'attention captée est le principe de base pour faire de l'audimat et vendre ainsi, pour en tirer le meilleur prix, du temps d'antenne ou des incrustations sur les réseaux numériques, aux annonceurs: c'est le b-a-ba du business de l'information.
Nous reste le seul antidote possible. On voit réapparaître ici, en filigrane, comme à chaque fois, la règle 1, que nous avons présenté comme étant la plus fondamentale de toutes: (re)mettre le droit à l'information à la forme active, ce qui veut dire ici (re)mobiliser d'abord et avant tout l'attention dirigée, celle qui me rend capable, par exemple, de rédiger un texte un peu long, nécessitant de dépasser le présentisme en liant ensemble ce qui est passé, ce qui est présent et ce qui est à venir. On peut enrichir cette démarche par un ensemble de règles à imaginer qui la consolideront; on en donnera simplement trois ici sous la forme de conseils.
D'abord, s'amuser à traiter un sujet en décalage relativement aux actualités du moment: par exemple, pour une élection, on peut attendre que le soufflé retombe et s'y attarder a posteriori, une fois que plus personne n'en parle; on bénéficie aussi souvent de cette façon de données qui n'étaient pas nécessairement disponibles au moment où l'événement était sous le feu des projecteurs. Ensuite, quand vous voulez engager une discussion un peu sérieuse et éventuellement conflictuelle avec quelqu'un sur un réseau numérique, commencer par sortir votre interlocuteur et vous-mêmes du présentisme dans lequel on baigne en permanence dans ce genre de lieux; pour cela, prenez tout votre temps pour rappeler à la mémoire de la personne ce qu'elle était déjà entrain d'oublier en différant votre réponse dans le temps; cela doit être très désarmant pour quelqu'un qui vit en permanence dans l'instantanéité, habitué à ce qu'on lui réponde sur le champ, et c'est le biais idéal par lequel engager une conversation un tant soit peu consistante dont on peut espérer qu'il en reste quelque chose; en même temps, votre réponse visera certainement plus juste puisque vous aurez eu le temps de la murir. Enfin, dernier conseil qui est encore d'avantage un principe fondamental pour acquérir n'importe quel savoir théorique: toujours annoter ce qu'on estime important de ce qu'on lit pour ne pas l'oublier; ici aussi, c'est la seule façon que je connaisse de mettre la lecture à la forme active pour qu'il en reste quelque chose (évidemment, cela suppose déjà réglée la question de savoir ce qu'il faut lire, ce qui n'est pas rien à déterminer, on s'en doute bien; si c'est un roman de gare, ce travail d'annotation peut être sans dommage laissé de côté...)
Cette règle 5 en appelle automatiquement une autre, comme l'éclair appelle le tonnerre. (à suivre...)
(1) Desmurget en parlait, à juste titre, d'abord pour les enfants, car c'est effectivement chez eux que les conséquences sont les plus catastrophiques, à un âge où les facultés mentales de l'attention dirigée devraient être en voie de formation; or, ce qui ne peut se former à cet âge ne pourra pratiquement plus l'être après; comme le veut la formule populaire, pleine de sagacité, avant l'heure c'est pas l'heure, et après l'heure ce n'est plus l'heure.
(2) Le Carpe diem (Vivre le moment présent sans se soucier du lendemain) qu'a inventé la philosophie hédoniste de l'antiquité sera très facilement confondu avec le présentisme pour légitimer ce dernier, d'autant plus chez les jeunes qui sont en général très ouverts à cette éthique philosophique. Et pourtant, c'est complètement différent: l'éthique du Carpe diem telle que l'a promu la philosophie exige un apprentissage et l'acquisition d'une sagesse pour ne pas se laisser divertir par les pensées parasites qui nous empêchent de vivre pleinement le moment présent. Le présentisme de notre temps ne demande strictement aucun effort mais simplement de se laisser bercer par le flot des nouvelles qui se succèdent, comme un bout de bois emporté par le courant du fleuve. L'éthique du Carpe diem mobilise l'attention dirigée et cultive l'homme, le présentisme ne recquiert rien de plus que l'attention captée et rend marteau.
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