mardi 7 décembre 2010

Sigmund Freud, L'avenir d'une illusion

Ce fondement rationnel de l’interdit du meurtre, nous ne le communiquons pas, mais nous affirmons que c’est Dieu qui a édicté l’interdit […] En procédant ainsi, nous revêtons l’interdit culturel d’une solennité toute particulière, non sans risquer par là de faire dépendre son observance de la croyance en Dieu. Si nous revenons sur cette démarche, n’imputant plus notre volonté à Dieu et nous contentant de fonder socialement l’interdit culturel, nous avons certes renoncé à le transfigurer, mais nous avons,du même coup, évité de le mettre en danger. Mais nous gagnons aussi autre chose. Par une sorte de diffusion ou d’infection, ce caractère du sacré, de l’inviolable, de l’au-delà, pourrait-on dire, propre à quelques rares grands interdits, s’est étendu à tous les autres dispositifs, lois et décrets culturels. Mais ces derniers, bien souvent, portent mal l’auréole du sacré, non seulement parce qu’ils se dévaluent eux-mêmes mutuellement en prenant des décisions opposées en fonction du temps et du lieu, mais aussi parce qu’ils arborent par ailleurs tous les signes de la déficience humaine.[…] Il y aurait un avantage indubitable à laisser Dieu tout à fait hors jeu et à admettre honnêtement l’origine purement humaine de tous les dispositifs et prescriptions culturels. En même temps que le caractère sacré revendiqué par les commandements et lois, tomberaient aussi leur rigidité et leur immutabilité. Les hommes pourraient comprendre que ceux-ci sont créés non pas tant pour les dominer que bien plutôt pour servir leurs intérêts, ils établiraient avec eux un rapport plus amical, se fixeraient pour but au lieu de les abolir, de seulement les améliorer.

Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion (1927)

La connaissance de la doctrine de l'auteur n'est pas requise. Il faut et il suffit que l'explication rende compte, par la compréhension précise du texte, du problème dont il est question.


Introduction.
L'essentiel d'une introduction doit contenir:
a)Le thème du texte= la question de fond dont traite le texte qui peut être formulée sous la forme d'un sujet de dissertation.
b)La thèse du texte qui pourra être débattue, approfondie.
c)La problématique pour expliquer de façon ordonnée le texte et traiter le problème qu'il pose.
Exemple.
(Thème) Que vaut-il mieux? Que les hommes croient en l'origine divine des lois qu'une société se donne? L'illusion qui consisterait à croire faussement en cette origine divine ne serait-elle pas nécessaire pour asseoir l'autorité des lois? Ou alors vaut-il mieux des hommes lucides qui reconnaissent l'origine purement humaine de ces lois? (Thèse) Le propos de Freud est de dire que les hommes ont tout intérêt à se défaire des croyances religieuses pour admettre leur origine purement sociale. (Problématique) D'où les deux questions que nous traiterons dans l'ordre: primo, pourquoi y-a-t-il beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages à croire en l'origine divine des lois? c'est l'objet de la première partie du texte (l. 1 à 16). Secundo, que gagnons-nous à admettre l'origine purement humaine des interdits de la culture? c'est l'objet de la seconde partie du texte (l. 16 à la fin).
(Jusque là je ne fais que construire de façon ordonnée le cadre de mon explication du texte. Il faut enfin, pour faire un travail qui sortira du lot, que je fasse ressortir dans une dernière partie le problème que mon travail d'explication a fini par soulever. Celui-ci n'apparaît pas toujours immédiatement mais seulement à mesure que je développe mon explication. D'où, le conseil de ne rédiger l'introduction, qu'une fois rédigé le développement, pour être sûr qu'elle concorde avec ce que j'ai développé )
Fin de la problématique: Enfin, si nous y réfléchissons bien, il apparaît que le propos de Freud s'inscrit dans une très longue tradition qui remonte à l'invention grecque de la politique et du débat démocratique et qui vise à l'institution d'une société pleinement autonome= société qui a reconnu l'origine purement humaine des lois et qui se donne pour projet de faire participer tous ses membres à leur élaboration/discussion/vote=projet de la démocratie= à comprendre par opposition aux formes hétéronomes de société. Certes, nous ne croyons plus guère dans l'origine divine des lois culturelles. Est-ce pour autant que notre société est devenue pleinement autonome? Et sinon, qu'est-ce qui nous empêche aujourd'hui d'entretenir avec les lois ce "rapport plus amical" que le texte de Freud semble appeler de ses vœux?


1)Pourquoi y-a-t-il beaucoup plus d'inconvénients que d'avantages à croire en l'origine divine des lois?
a)Le sens de la problématique de ce texte.
Dès la première ligne de son texte, Freud nous précise quel va être le sens de sa démarche. On admet d'emblée que les les lois culturelles ont "un fondement rationnel". Elles sont donc l'œuvre de la raison humaine et ne proviennent  pas d'une révélation surnaturelle. La question n'est donc pas de savoir si les lois viennent de Dieu ou non. Cette question, le texte l'a réglé d'avance. Il s'agit de se demander, étant entendu que les lois sont l'œuvre de la société humaine, si nous avons intérêt à ce que cette origine soit dévoilée aux hommes ou si, au contraire, il y aurait une fonction socialement nécessaire de l'illusion religieuse? Pour se soumettre aux interdits de la culture les hommes n'ont-ils pas besoin d'en ignorer l'origine? Autrement dit, une société pour se constituer et perdurer n'a-t-elle pas besoin d'illusions qui masqueraient son pouvoir instituant?
Quel pourrait être l'avantage d'une telle illusion?

b) Un avantage: fonder l'autorité des lois
Croire en l'origine divine des lois, c'est leur donner une "solennité toute particulière" (l.4), c'est les "transfigurer" (l.7), c'est leur conférer un poids qui fait que les hommes seront moins enclin à les transgresser: cette solennité que revêt l'interdit est celle que lui transmet la religion, à savoir, le sacré. Une loi impose infiniment plus son autorité à moi si je crois qu'elle est édictée par l'être tout-puissant plutôt que par des hommes semblables à moi. C'est en ce sens qu' Arendt a parfois eu l'occasion de s'interroger sur le lien qui pouvait exister entre le déclin des croyances religieuses au XXème siècle et le déchaînement de la barbarie qui a conduit les hommes à transgresser dans des proportions inédites les interdits fondamentaux de la culture et le premier d'entre tous, le "tu ne tueras point". Ce qui aurait constitué un frein pendant des siècles au passage à l'acte des pulsions les plus destructrices, c'est la croyance en un enfer et un paradis récompensant chacun en proportion de son obéissance aux tables de la Loi que Dieu a donné aux hommes. L'athéisme contemporain serait ainsi étroitement lié au nihilisme de l'époque ce que résumait ce personnage d'un roman de Dostoïevski: "si Dieu n'existe pas alors tout est permis." (Les Frères Karamazov, XI - VI). Autrement dit, si le monde est absurde moralement dès lors qu'il n'est plus l'œuvre d'un dieu bon, toute exigence morale perd son sens. Même un philosophe du XXème siècle comme J. Habermas, qui avait pourtant revendiqué catégoriquement son athéisme, en était venu à l'idée que le déclin des croyances religieuses avait bien bien pu avoir certaines conséquences fâcheuses:"Lorsque le péché est devenu faute, quelque chose s'est perdue." (Cité par de Waal, Le bonobo, Dieu et nous, p. 30) La faute est la forme laïcisée et déchristianisée de la transgression des grands interdits de la culture. Quand on ne croit plus à une sanction divine, alors  on se sentira facilement autorisé à enfreindre les règles dès lors qu'on a la garantie de pouvoir échapper à la justice humaine, qui est, par principe, faillible à la différence de celle de Dieu. Dans le même sens, H. Arendt avait suggéré que le déchaînement de barbarie, inédit sur cette échelle, qu' a apporté le XXème siècle, pouvait avoir trouvé une de ses conditions dans le déclin de la croyance dans l'Enfer promis à ceux qui commettent le mal.
 L'important dans tout cela n'est pas tant de savoir si Dieu existe ou non; c'est de faire en sorte que les hommes croient en Dieu. c'est en ce sens que Platon parlait déjà d'un "noble mensonge". La grande masse du peuple est trop bornée et stupide pour s'élever au niveau d'argumentation qui permettrait de fonder rationnellement l'autorité des lois; d'où le recourt à des mythes auquel le législateur lui même ne croit pas mais qui sont nécessaires pour fonder l'autorité des lois aux yeux de la grande masse du peuple. Le mythe du jugement des morts que Platon fait intervenir à la fin du Gorgias est à comprendre en ce sens. Le sage qui invente le mythe du jugement des morts n'a lui-même pas besoin d'y croire pour être respectueux des lois car il a compris que l'injustice, indépendamment de tout châtiment, est une mauvaise chose. Mais la grande masse du peuple est trop bornée et intempérante pour le comprendre; il lui faut une fiction pour être conduite à respecter les lois. D'où aussi l'équivoque de la position d'un penseur des Lumières comme Voltaire à l'égard de la religion. On le connaît généralement par le biais de la critique qu'il en a fait, résumée dans la célèbre formule, "Ecrasez l'infâme". Ce que l'on connaît en revanche beaucoup moins, c'est la fonction sociale fort utile qu'il lui reconnaissait par ailleurs, pour garantir l'ordre institué dans l'intérêt des grands propriétaires comme lui. Ainsi, dans sa correspondance privée, on trouve cette idée, tout à fait dans le prolongement des thèses platoniciennes, mais qui avait acquis une coloration totalement cynique chez lui (il faut bien le dire: Voltaire était un homme fort peu recommandable par certains côtés) qu'“ il est fort bon de faire accroire aux gens qu’ils ont une âme immortelle et qu’il y a un Dieu vengeur qui punira mes paysans s’ils veulent me voler mon blé."
Néanmoins,  cet avantage qu'il y aurait à fonder l'autorité des lois sur la religion comporte, en contrepartie, deux inconvénients majeurs qui l'annulent. c'est le sens de la suite du texte.

c) Faire dépendre l'obéissance aux lois de la croyance en Dieu. (l.4-8)
Comme ne manque pas de le souligner le texte, il y a là un "risque" et un "danger": nous rendons, en procédant ainsi, l'obéissance aux lois entièrement dépendante d'une croyance. Si cette croyance en vient à s'effondrer, comme c'est le cas aujourd'hui dans le monde occidental, les lois perdent toute assise. Si les hommes ne se pliaient aux grands interdits de la culture comme l'interdit du meurtre que par crainte de devoir affronter la justice divine et les tourments de l'enfer qu'elle promet, que pourraient encore valoir ces interdits dès lors que ces croyances sont dévoilées comme des illusions? Fonder l'autorité des lois sur une illusion nécessaire, comme c'est le cas dans la gouvernance platonicienne, c'est s'exposer au danger que tôt ou tard elle soit dévoilée et ne puisse plus jouer le rôle qui lui est dévolu. Autrement dit, l'illusion fonctionne tant que l'activité instituante de la société est occultée= le fait, qu'en réalité, les lois culturelles sont toujours les lois qu'une société se donne à elle-même. C'est cette occultation qui est le trait essentiel de ce que Castoriadis appelait les sociétés hétéronomes= société dont les lois ne sont pas considérées comme étant l'œuvre de cette société. Il y a ici quelque chose d'énigmatique qui mérite d'être remarqué. Par quels mécanismes une société peut en venir à ignorer que ses institutions constituent son œuvre propre? Marx, à sa façon, avait tenté de penser la chose avec le concept d'aliénation.
Aliénation= processus par lequel quelque chose qui est mon œuvre propre m'apparaît finalement comme étranger et me domine.

d)La contamination du caractère sacré des interdits majeurs aux interdits mineurs (l. 9 à 16)
Cet argument a été  compris et expliqué de façon beaucoup trop approximative.
Expliquer L'argument suppose de faire plusieurs choses.
D'abord de poser et d'expliquer le sens de la distinction que fait le texte entre deux types d'interdits: les interdits majeurs/mineurs.
Interdit majeur= portée universelle= les grands interdits qui se retrouvent dans toutes les civilisations. Ils sont peu nombreux. L'interdit du meurtre ("tu ne tueras point") que le texte prend comme référence (l.1)/ l'interdit de l'inceste=interdiction de nouer des relations sexuels avec les membres de sa famille.
Les interdits mineurs constituent donc l'écrasante majorité des lois qu'une société se donne. Ils se distinguent foncièrement des précédents par leur relativité: ce qui est interdit dans telle société est autorisé dans telle autre; exemples: manger du porc est autorisé par loi chrétienne/interdit par la loi islamique. D'autre part, ce qui est interdit dans une même société variera suivant les époques.
Ensuite, montrer que seuls les interdits majeurs de la culture sont capables de revêtir la charge de sacré que leur fait porter leur origine divine. Le caractère universel de l'interdit du meurtre peut facilement laissé croire qu'il est l'œuvre d'une puissance supérieure qui s'impose également à tous les hommes. Au contraire, les interdits mineurs de par leur relativité aussi bien dans l'espace que dans le temps laissent apercevoir trop facilement leur origine purement humaine.
Enfin, montrer le problème qui se pose dès lors que par un effet de contamination, le caractère sacré des interdits fondamentaux de la culture va se transmettre aux interdits mineurs qui sont incapables de prendre sur eux ce caractère. Ces différents types d'interdits vont avoir tendance à se dévaloriser mutuellement; le caractère" trop humain" des interdits mineurs va déteindre sur les interdits fondamentaux ce qui risque d'éveiller le soupçon, à leur endroit, de leur origine purement humaine.
Transition: en dépit de tout ce que pourrait faire valoir un point de vue platonicien sur la question, il semble donc bien que nous avons tout intérêt à appeler de nos vœux une société qui soit lucide sur l'origine de ses lois et institutions, c'est-à-dire, une société qui reconnaît qu'elles sont sont œuvre propre.

2) Que gagnons-nous à admettre l'origine purement humaine des interdits de la culture?
a) Nous enlevons aux lois leur "rigidité" et leur "immutabilité".
Quand nous croyons en l'origine divine des lois, il est tout simplement impensable de chercher à les mettre en question pour les amender ou les transformer. Comme le notait Castoriadis, dans une société religieuse, la question fondamentale au cœur de l'activité politique: "la loi est-elle juste?" est, psychiquement, inconcevable. S'opposer ou même discuter la loi reviendrait à mettre en question/discuter Dieu lui-même. Ainsi, les lois se transmettent par l'héritage d'une tradition qui n'est jamais remise en question et l'ordre social tend à être profondément conservateur.
La loi ici ne saurait être discutée= rigidité de la loi= c'est comme cela car Dieu l'a décrété ainsi.
Elle saurait encore moins être modifiée=immutabilité de la loi= qui oserait modifier ce que Dieu a décrété?
Au contraire, par la reconnaissance de l'origine purement humaine du nomos, nous accédons à la conscience que ce que les hommes ont fait d'autres hommes peuvent le discuter et, éventuellement, l'amender pour l'améliorer.

b)Nous conférons aux lois un caractère "amical" en contrepartie
Développer ici le sens de l'opposition que fait le texte entre:
-reconnaissance de l'origine purement humaine des lois entraîne un "rapport amical aux lois":on cherchera à modifier les lois/croyance en l'origine divine des lois entraîne le sentiment qu'elles  nous dominent:réaction qui cherchera à les abolir.
-Reconnaissance de l'origine purement humaine des lois = reconnaissance du fait que les lois sont au service des hommes: si les hommes instituent des lois, c'est donc d'abord pour garantir à chacun des droits= droit de vivre en paix, d'être protégé par la puissance publique contre la violence d'autrui etc. Les lois n'apparaissent plus alors comme des puissances supérieures qui nous dominent. Dans le cadre des croyances en l'origine divine des lois, les lois, définissent d'abord des devoirs. Au contraire,  reconnaître l'origine purement humaine des lois, c'est apercevoir que la liberté et les lois ne se contredisent pas, bien au contraire; elles sont  l'expression de notre liberté comme Rousseau l'entendait déjà:"l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté" soit, précisément, la définition de l' AUTONOMIE.
(Bon nombre de copies ont fait ressortir la notion d'autonomie; c'est très bien car c'est effectivement l'outil conceptuel important pour expliquer en profondeur ce texte. Malheureusement, l'introduction de cette notion ne donne lieu à aucune travail de conceptualisation qui permettrait d'en approfondir le sens. Voici comment on pouvait la conceptualiser).
Je distingue bien ici le sens collectif  de l'autonomie dont il est question ici de son sens individuel.
L'autonomie individuelle c'est la capacité qu'a un individu à juger par lui-même et à fonder ses jugements sur la base de ses propres expériences. L'expérience de Asch donne en creux le sens de l'autonomie individuelle qui correspond à la devise des Lumières: "penser par soi-même". Mais le texte met plutôt l'accent sur le sens collectif de l'autonomie.
Autonomie collective=participation de tous les membres d'une société à l'élaboration/discussion/vote des lois qui auront autorité sur l'ensemble de la société/ opposé= hétéronomie= l'origine des lois est tenue pour extra-sociale= les ancêtres/dieux/héros mythiques etc.
Il y a, évidemment, un lien étroit entre le sens individuel et collectif de l'autonomie qu'on peut présenter sous la forme d'un cercle vertueux: une société autonome suppose l'existence d'individus autonomes et réciproquement. On ne peut raisonnablement espérer édifier une société autonome avec des individus qui sont incapables de juger par eux-mêmes: dans une assemblée constituée de ce type d'individus, ils seront très facilement la proie de ceux qui monopolisent la parole en étant capables par leur talent oratoire de persuader n'importe qui de n'importe quoi (les sophistes tels que les dépeint Platon à l'époque de la crise de la démocratie athénienne) . Et, réciproquement, des individus autonomes supposent l'existence d'une société autonome. Des individus autonomes ne peuvent se former que dans le cadre d'une société qui se donne des institutions qui favoriseront le développement de l'autonomie individuelle. c'est ici qu'il faut pointer le rôle décisif que doit jouer l'éducation: un enfant qui grandit dans une culture de l'obéissance aveugle dès le plus jeune âge aura  bien peu de chance de devenir un adulte autonome. Mais on pouvait aussi pointer la question sur un plan social (organisation des activités humaines favorisant l'autonomie des individus dans le cadre de leur activité professionnelle).Comme on apprend à nager en nageant, on apprend à faire et à discuter la loi en la faisant et en la discutant. Si le citoyen ordinaire de l'Athènes démocratique avait "un niveau intellectuel [...] bien au-dessus de ce qu'on a jamais atteint dans aucune autre agglomération d'hommes, antique ou moderne" (J.S Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif), c'est parce qu'il existait des lieux sociaux et politiques où il pouvait apprendre tout cela: discussions informelles dans les lieux tiers comme la place, institutions publiques des dicasteria (jurys populaires), de l' ekklésia (assemblée du peuple), toutes choses dans lesquelles baignait en permanence un citoyen d'Athènes dès son plus jeune âge. Rien ne peut remplacer cette forme d'apprentissage informelle qui suppose une société instituée sur une base authentiquement démocratique et surtout pas l'éducation à la citoyenneté que peut dispenser une éducation nationale qui serait comme vouloir attendre que l'enfant ait appris à nager au bord du bassin avant de le jeter dans l'eau; l'éternité n'y suffirait pas!
Une société autonome est à distinguer rigoureusement de ce que les élèves ont pris l'habitude d'appeler une "anarchie". Une société autonome n'est pas une société sans lois où chacun arriverait spontanément à coexister avec les autres. L'anarchie entendue comme un état social caractérisé par l'absence de lois est une utopie au sens péjoratif du terme. On peut le justifier en montrant qu'il est dans la nature des hommes d'avoir à instituer eux-mêmes les lois qui vont régler leur conduite; cette "nature humaine" est caractérisée, négativement, par la déficience de l'instinct: tandis que l'animal a son instinct pour le guider, l'homme, au contraire doit, parce que cet instinct lui fait défaut, inventer lui-même la règle qui va guider son action. Autrement dit, il est dans la nature de l'homme d'avoir à inventer ses propres lois, son nomos. Il y a une raison de fond à cela qui tient à la singularité de la biologie humaine qui en fait un être inachevé par nature, ce qu'on appelle aujourd'hui, la néoténie.
 Une société peut le faire de deux façons: en occultant son pouvoir instituant par l'illusion religieuse par exemple. On a ainsi le cadre général des différents types de sociétés hétéronomes qui représentent l'écrasante majorité des sociétés humaines. Mais elle peut aussi le faire de façon lucide et consciente. La définition précise et rigoureuse d'une société autonome consiste donc à dire qu'il s'agit d'une société qui institue elle-même ses lois de façon lucide et réfléchie. Le cadre juridico politique qui rendrait possible l'institution d'une société autonome est celui de la démocratie.
 Seule une société démocratique ouvre à tous ses membres la possibilité de participer à la formulation/discussion/vote des lois. Une démocratie n'est donc pas une anarchie, entendue au sens péjoratif du terme: au contraire, le texte semble vouloir nous dire, toute à la fin, que l'attitude anarchiste qui vise à supprimer les lois n'est que le symétrique en négatif de l'attitude religieuse qui les a sacralisée et en a fait des instruments de domination sur les hommes: c'est  quand les lois nous apparaissent comme des puissances transcendantes qui nous dépassent que peut s'éveiller en nous le sentiment qu'elles nous dominent et nous privent de toute liberté. Nous pouvons alors beaucoup plus facilement être tentés  de nous en affranchir et de chercher, comme le dit le texte, à les supprimer purement et simplement ("les abolir", l.23). Il y a ainsi une dialectique qui conduit de la sacralisation des lois à leur destruction (dialectique au sens hégélien= processus par lequel quelque chose engendre son son contraire). Une société lucide sur l'origine de ses lois, au contraire, ne cherchera plus à les abolir mais à les améliorer= les transformer conformément à un principe de justice.
(La dernière partie d'une explication de texte consiste à faire ressortir une question que ma confrontation au texte fait émerger, question qui m'apparaît particulièrement problématique et importante. Tout dépend ici de ses propres engagements fondamentaux dans la vie. Un croyant traitera sûrement d'une toute autre façon la chose que quelqu'un qui a décidé de mettre hors jeu la religion. Une philosophie politique appuyée sur l'héritage de la démocratie ne traitera pas du tout la chose de la même façon qu'une philosophie politique inspirée de thèmes platoniciens  qui sera plutôt tentée de traiter de façon cynique le problème dont il est question ici etc.)
 Le présupposé du texte de Freud est clairement anti religieux. Il admet, de façon tacite, que la religion n'est qu'une invention humaine. Autrement dit, il ne se demande pas si les interdits de la culture viennent de Dieu ou pas. Il se demande précisément la chose suivante: étant admis l'origine purement humaine des interdits culturels, faut-il  laisser cacher ou dévoiler cette origine?
Ma réflexion personnelle me conduit  à valoriser la perspective d'une société autonome mais ceci peut être ouvert au débat.

3 L'institution d'une société autonome: pourquoi, en dépit du déclin des croyances religieuses dans la sphère publique, sommes-nous encore si loin de l'institution d'une société autonome?
a) Je montre d'abord que ce texte s'inscrit dans une longue tradition de pensée qui nous ramène à l'invention grecque de la démocratie conjointement avec celle de la rationalité critique.
Cf. Le germe grec de la démocratie, L'opposition Nomos/Phusys dans la pensée démocratique des grecs qui marque la reconnaissance de la nature purement conventionnelle et de l'origine sociale du nomos qui devient dès lors objet du débat public. Ce que les grecs inventent, ce n'est ni plus ni moins que la politique. Distinguer deux sens de la notion de politique.
Le sens le plus ancien= stratégie de conquête et de conservation du pouvoir. en ce sens, la politique existait bien avant l'invention de la démocratie.
l'invention grecque de la politique= débat public fondé sur un ordre de raisons rationnel et ouvert à tous les citoyens qui met en question/discute/modifie les institutions de la société.
Ce n'est pas trahir ce texte de dire qu'il prolonge l'héritage démocratique qui nous vient de la Grèce et en appelle à l'institution d'une société pleinement autonome= société qui se donne à elle-même de façon lucide et consciente ses propres institutions. Cette institution doit-elle être le fruit de la participation de tous? Autrement dit, doit-elle relever de procédures démocratiques? Le texte ne le dit pas mais il peut être facilement tiré dans ce sens. Le rapport amical aux lois est favorisé dès lors que tous peuvent prendre part à leur élaboration. Dans ce cadre seulement, les lois ont cessé d'être des puissances étrangères qui nous dominent mais l'affirmation de notre propre activité. Le monde moderne a , en un certain sens, poussé beaucoup plus loin que le monde grec de l’Antiquité, le projet d’une société autonome. Castoriadis s’était livré à l’exercice consistant à comparer les mérites respectifs de la démocratie athénienne de l'Antiquité et des démocraties modernes. Quantitativement, les points de comparaison ne sont pas à l’avantage du monde moderne: sur les quinze énoncés, seuls trois font pencher la balance en faveur de la modernité mais ils sont fondamentaux pour comprendre ce que nous avons pu gagner depuis ces temps anciens. En particulier, celui qui nous intéresse ici montre que l’activité instituante de la société se radicalise avec le monde moderne. Elle n’est plus cantonnée au domaine strictement juridique de l’institution de la loi mais s’étend à l’ensemble des institutions de la société (cf. point 14: "limitation de l’activité politique instituante  en dehors du domaine strictement politique , par exemple concernant les institutions de la propriété, de la famille ou de l'esclavage contre extension de l'activité politique à l'ensemble des institutions de la société.") C’est une limite du texte de Freud de réserver l’activité  instituante de la société au seul domaine  des lois et de ne pas apercevoir que la modernité a étendu ce pouvoir aux autres institutions de la société. Pare exemple, l’antiquité grecque n’a jamais songé à remettre en question l’institution de l’esclavage ou celle du patriarcat (domination des hommes sur les femmes) toute chose que le monde moderne a été capable de faire. Précisons aussi, car on l’oublie trop souvent, que la remise en question de l’esclavage a été aussi celle de sa version moderne, le salariat dans le mouvement révolutionnaire moderne. Pourtant, cette radicalisation propre à la modernité de l'héritage démocratique est aujourd'hui en souffrance. Essayons d'en éclaircir les raisons...

b)Je montre ensuite que malgré le déclin de la religion dans la sphère publique nous sommes encore très loin d'une société autonome.
Il y a deux niveaux d'analyse à développer ici.
D'abord, la confiscation du pouvoir politique et ici , en particulier, du pouvoir législatif, par une élite.
Il fallait ici poser et expliquer le sens de la distinction entre démocratie directe et démocratie représentative.(Ici aussi le travail de conceptualisation a été très insuffisant;il s'arrêtait à dire que dans nos sociétés modernes, le pouvoir législatif est monopolisée par une élite , ce qui est un bon début mais n'est qu'un début de conceptualisation....) 
Démocratie directe=l'ensemble des citoyens participent à titre d'égaux au pouvoir politique dans sa triple dimension, législative, judiciaire, exécutive. La réalisation concrète d'un tel principe correspond, dans l'antiquité, à la démocratie athénienne, puis, poussé encore plus loin, dans l'histoire moderne, aux formes conseils qui sont issues des mouvements révolutionnaires.
Démocratie représentative= régime où ce sont des représentants élus qui vont gouverner au nom du peuple; la politique a cessé d'être l'affaire de tous pour devenir l'affaire de quelques uns, les membres de la classe des représentants= les politiciens de métier. La participation du peuple aux lois est  nulle. Les électeurs choisissent des représentants à qui ils délèguent leur pouvoir, délégation dont l'expérience montre qu'elle conduit, en fait,  à faire un chèque en blanc. Les institutions où les lois sont formulées/discutées/votées sont interdites d'accès au simple citoyen: assemblée nationale, sénat, conseil constitutionnel. La loi sur les retraites et ses modalités d'adoption fournissaient un bon exemple à analyser ( loi qui n'était pas inscrite dans le programme du candidat élu/ absence de tout débat entre des projets alternatifs de société sur le mode du T.I.N.A= there is no alternative, qui est celui de la nouvelle gouvernance des démocraties modernes/ "pédagogie gouvernementale" qui considère le citoyen comme un enfant qu'il faut éduquer et guider et non pas comme un égal qui mérite qu'on dialogue avec lui).
L'hétéronomie qui en résulte se redouble à un niveau encore plus fondamental: les sociétés modernes sont elles-mêmes dominées par des succédanés de la religion. Si nous ne croyons plus vraiment dans l'origine divine du nomos, nous avons d'autres idoles qui nous dominent, en particulier: la Nature, l'Histoire.
La Nature: comme autrefois les hommes étaient dominées par la croyance en l'origine divine de leurs institutions, nous sommes aujourd'hui dominés par la croyance en l'origine naturelle des lois de l'économie. L'activité instituante de la société tend  aujourd'hui à être tout autant occultée qu'elle pouvait l'être dans la monarchie de droit divin. En face des plans de licenciement, des politiques de réduction des dépenses publiques, de l'affamement de populations entières, il est répondu que nous ne pouvons pas faire autrement car c'est le marché économique qui nous dicte la politique à suivre pour le bien du plus grand nombre; c'est le mot d'ordre de la nouvelle gouvernance des grandes puissances: T.I.N.A (cf. ci-dessus). Il y a ainsi dans la novlangue néo-libérale tout un discours qui tend à sacraliser le marché économique et en faire une puissance qui domine la vie des hommes et contre laquelle ils sont totalement impuissants: "il faut rassurer les marchés", "les marchés sont inquiets", "il faut envoyer des signaux positifs vers les marchés" etc. Comme autrefois une  divinité comme Moloch exigeait des sacrifices humains pour adoucir son courroux, le marché exige aujourd'hui des plans de rigueur et d'austérité pour se concilier ses faveurs. En réalité, comme l'ont bien montré les travaux d'histoire économique, notamment grâce à l'oeuvre irremplaçable de K. Polanyi, le marché est une construction politique qui n'a rien d'une réalité naturelle, sui generis=qui existe par elle-même; il est une construction des États  conduite sous la pression des pouvoirs économiques dominants, construction qui finit par apparaître comme une puissance qui domine la vie des hommes autant que pouvaient le faire les décrets de Dieu.
L'Histoire= cette illusion a été particulièrement tenace dans le marxisme avec la théorie des stades d'évolution que devrait parcourir nécessairement l'humanité l'a conduisant du communisme primitif à l'esclavage antique en passant par le système féodal du servage et du capitalisme industriel pour déboucher finalement sur l'avènement du socialisme. Elle consiste à croire qu'il existe des lois objectives de l'histoire qui doivent conduire à la réalisation d'une société sans classe et contre lesquelles il est impossible d'aller. Quand on croit à cela, l'activité politique au sens de la délibération sur les lois qu'une société veut se donner perd tout son sens. La gestion des affaires communes devient l'affaire exclusive de chefs qui ont la connaissance savante de ces lois qu'il suffit de suivre. Concrètement, ça donne, par exemple, l'industrialisation à marche forcée de la Russie, au prix de millions de morts et de déportés, orchestrée par Staline,  qui croyait qu'en vertu des lois d'airain de l'histoire, le développement des forces productives devait aboutir inéluctablement à la formation d'un prolétariat qui remplirait le rôle messianique de sujet révolutionnaire que lui assigne la connaissance scientifique de ces lois.
Ici, il faut bien contextualiser un peu le texte de Freud lui-même. Pris en lui-même, on est amené à croire que l'auteur en appelerait purement et simplement à la disparition de toutes les formes de religion. Les choses ne sont pourtant pas si simples quand on lit le texte en entier. A la fin, Freud avait clairement averti qu'une telle élimination donnerait lieu à des sortes de produits de substitution qui pourraient bien n'être pas plus bénéfiques que les originaux:"Si vous voulez éliminer la religion de notre culture européenne, cela ne peut se faire que par un autre système de doctrines et celui-ci reprendra d'emblée, en vue de sa défense, tous les caractères psychologiques de la religion, le même caractère sacré, rigide, intolérant, le même interdit de pensée." (Freud, L'avenir d'une illusion) Aujourd'hui, la doctrine du sacro saint marché répond tout à fait à ces critères, comme plus tôt, la doctrine communiste. On ne peut donc se passer aussi facilement de religion, sans les effets pervers qui en découlent qui font que des ersatzs (produits de remplacement de qualité inférieure) ne manqueront pas de laisser la place vacante.
D'autre part, ce qu'éveille comme question ces analyses, c'est de savoir si toute société n'a pas, au fond, besoin d'occulter l'origine de ses lois? Précisons mieux: n'est-ce pas une nécessité pour toute société qui fonctionne suivant des rapports de domination de l'homme sur l'homme et/ou sur la femme? Ce que les puissants ont besoin d'occulter dans une société, c'est le caractère purement conventionnel des lois en vertu desquelles ils ont une position dominante dans la société. En conférant à ces lois une naturalité qui les place hors du champ de la délibération humaine, ils s'assurent la conservation de leur position dominante dans la société. En ce sens, une société fondée sur des rapports de domination ne peut jamais parvenir à être transparente pour elle-même. Il faut bien reconnaître que nous tenons là une constante universelle que l'on retrouve, comme nous l'apprend l'anthropologie, dans toutes les sociétés humaines connues qui amène à se demander si une société pourrait jamais un jour être réellement transparente à elle-même:"Tout se passe comme si la société humaine ne pouvait exister sans faire disparaître de la conscience la présence active de l'homme à l'origine de lui-même. Tout se passe comme si la société ne pouvait subsister sans refouler dans l'inconscient collectif et individuel, au-delà de la conscience, l'action de l'homme à l'origine de lui-même." (Godelier, L'énigme du don, p. 240)

Conclusion.
a) Je rappelle le sens de la question qui était au cœur du texte: étant entendu que les lois culturelles n’ont d’autre origine qu’humaine, vaut-il mieux que cette origine reste cachée ou non aux hommes? Y-a-t-il une fonction nécessaire de l’illusion religieuse pour autant qu’une société fondée sur l’autorité des lois doit être possible?
b)Le sens du texte est d’en appeler à l’institution d’une société pleinement autonome qui prend en charge et assume l’origine purement humaine des interdits de la culture. En ce sens, il s’inscrit dans le grand projet fondateur de la civilisation gréco-occidentale qui est celui de la démocratie.
c) Qu’en dépit du déclin des croyances religieuses, nous sommes encore très éloignés d’une société pleinement autonome aussi bien en raison de la professionnalisation de la vie politique qui fait du pouvoir de formuler les lois le privilège d’une élite, que du fait que nous avons aujourd’hui des succédanés de la croyance religieuse en l’autorité des lois, en l’occurrence, l’aliénation des hommes à des structures économiques et sociales qui les dominent alors même qu’elles sont leur propre œuvre. Autant les hommes des tribus dites « primitives » étaient aliénés à leur totem auquel ils conféraient une puissance magique, autant nous le sommes aujourd’hui à l’égard des « marchés économiques».

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