lundi 4 novembre 2019

Tout est permis et rien n'est possible: les sociétés de l'oxymore

Mise à jour, 19-06-20

C'est une tâche extrêmement problématique et pourtant centrale pour les classes dirigeantes actuelles: faire avaliser aux populations ce curieux paradoxe autour duquel devra, de plus en plus, graviter leur vie.

Tout est permis. 
 Le flux incessant d'innovations techniques se succédant les unes aux autres doit bien nous faire admettre qu'aujourd'hui est mieux qu'hier et que demain sera mieux qu'aujourd'hui. Sous l'angle du progrès technique, il est même permis de faire miroiter que toutes les limites jusque là attachées à la condition humaine pourront être dépassées, tôt ou tard. On pourra par exemple, grâce au génie génétique, choisir ses enfants sur-mesure; on pourra se faire intégrer un utérus artificiel pour permettre aux mâles de connaître les joies de l'enfantement. Plus fort encore, on pourra se faire télécharger l'esprit à la mort de son corps et accéder ainsi à l'immortalité, etc. Bref, les rêves les plus fous sont désormais permis. Prenez, par exemple, le cas de cette mère, aux Etats-Unis, qui voulait prélever le noyau d'une cellule contenant l'ADN de sa fille qui s'est suicidée. Elle pensait ainsi pouvoir la ressusciter:"Avec le clonage Dieu nous donne une deuxième chance", confiait-elle, pour se justifier. Argument qui montre bien, soit-dit en passant, que l'adhésion aux prouesses de la technique la plus avancée peut fort bien se marier avec les croyances religieuses les plus infantiles.

Rien n'est possible
Mais le "Tout est permis" du progrès technique heurte de plein fouet l'interdit de la crise économique: rien n'est possible. Si les promesses nées des avancées de la technique font sauter une à une toutes les limites qu'on croyait jusque là attachées à notre condition de pauvre mortel, il faut aussi se résoudre à intégrer qu'il sera de plus en plus difficile, pour le grand nombre, d'y accéder faute des ressources économiques suffisantes. Par exemple, pour une cryogénisation, afin de conserver à très basse température un corps dont la subsistance ne peut plus être assuré médicalement, et dans l'attente de trouver un remède que les progrès de la médecine ne manqueront pas de produire, il en coûtera entre 80 000 et 150 000 dollars, et on se doute bien qu'il ne faudra guère compter sur les banquiers pour accorder un prêt si l'on n'a pas les moyens. Très généralement, la dynamique à l'oeuvre consiste à produire toujours plus de richesse et, proportionnellement, toujours moins de moyens financiers pour y accéder. Sous cet angle, nous constituons les premières générations, depuis l'aube de la Révolution industrielle, au XIXème siècle, à penser que demain sera pire qu'aujourd'hui, par exemple, qu'il faudra travailler toujours plus longtemps du fait du vieillissement de la population, preuve que l'interdit de la crise a bien été intégré à force d'avoir été martelé depuis des décennies, avec une série d'arguments se présentant sous les apparences du bon gros sens élémentaire. Comme le résumait L'ex-PDG d'Axa, C. Bébéar:"il est évident qu'il faudra travailler plus et plus longtemps." (Cité par Michéa, Impasse Adam Smith, p. 11) C'est tellement évident qu'en suivant la logique de cette course au travail il faudrait dire: il y avait 30 % d'agriculteurs en 1900; il n'y en a plus que 3 % aujourd'hui donc ils vont devoir trimer 10 plus sans quoi nous allons mourir de faim...

La politique de l'oxymore
Il découle de cette injonction paradoxale à laquelle doivent faire face nos dirigeants, une politique de l'oxymore que le philosophe B. Méheust avait décortiqué dans son ouvrage du même nom. Une belle illustration est fournie par le concept de "rilance", forgé par C. Lagarde, présidente du FMI, au lendemain du grand krach financier de 2008 lors du G 20 de Toronto. C'est la contraction de deux termes que seuls des esprits assez sophistiqués semblent en mesure de pouvoir accorder ensemble. "Rigueur" pour presser les populations de se serrer la ceinture devant les restrictions budgétaires à venir, et "relance" pour faire redémarrer, dans le même temps, la machine économique. L'image qu'on donnait alors est celle d'un conducteur qui doit à la fois appuyer sur le frein et l'accélérateur. En fait, le sens inavouable de cette oxymore voulait dire concrètement: renflouer les grandes banques d'affaires à coups de centaines de milliards pendant qu'il fallait serrer, dans le même temps, la ceinture aux pauvres.
On retrouvera le même genre de politique oxymoresque sous des concepts comme celui de "développement durable" ou de "croissance verte". On nous annonce ainsi la nouvelle génération de téléphonie mobile 5G dont on attend monts et merveilles (faire des interventions chirurgicales à distance, entre autres) pendant que dans le même temps on affirme vouloir réduire les émissions de GES (Gaz à Effet de Serre) pour lutter contre le réchauffement climatique. C'est conciliable à une condition: que les politiques aient le pouvoir magique de violer les lois de la physique qui font que l'augmentation des flux d'information doit nécessairement s'accompagner d'une augmentation de la pollution (1). De façon générale, les responsables politiques ne cessent de signer des conventions pour lutter contre le réchauffement climatique (rien n'est possible) pendant que dans le même temps ils se basent sur des prospectives économiques qui tablent sur la croissance de l'économie mondiale sur le demi-siècle à venir (tout est permis). L'émission de GES étant rigoureusement corrélée avec la taille du PIB, il faut donc encore supposer que la politique humaine doit pouvoir transgresser les lois établies par la science. Donnons en une illustration parmi tant d'autres. Dans la Convention climat de 1992, il est bien précisé, noir sur blanc, qu'il faut agir pour préserver les conditions d'existence des générations futures, mais sans nuire au développement. Ainsi, on prétend lutter contre le réchauffement climatique tout en élaborant des projets toujours plus gigantesques, qui supposent nécessairement un approvisionnement en énergie allant en augmentant, comme le projet du Grand Paris. Voir, à 1 h 19' 25:

Un journal tv de grande écoute fonctionne ainsi de cette façon. On commencera le journal, celui du 18-06-20, par exemple, par une bonne nouvelle indiquant des signes nets de relance économique après la paralysie due à la pandémie du covid 19; environ dix minutes plus tard, on a droit à une autre nouvelle réjouissante montrant un groupe de citoyens luttant énergiquement pour réduire la pollution du trafic routier, en nous présentant le concept de "voiture propre", qui n'est pas sans irrésistiblement évoquer ce que le gouvernement américain avait vendu comme la "première guerre propre de l'histoire" lors du premier conflit contre l'Irak. J. M. Jancovici pourrait ici aussi bien vous expliquer pourquoi le concept de "voiture propre" est du même ordre, pour trois raisons, au moins. Primo, il n'existe aucune "énergie propre" à partir du moment où l'on comprend que toute énergie disponible pour nous revient à transformer notre milieu de vie: il  y a simplement des énergies qui l'impactent plus ou moins ; deuxièmement, la "voiture propre", si l'on tient compte du matériau dont elle est constituée, ne serait-ce que sa batterie, est loin d'être aussi "propre" que cela; troisièmement, il faut toujours tenir compte dans ce genre de cas de ce qu'on appelle "l'effet rebond": en produisant des voitures moins gourmandes en énergie, on peut s'attendre à ce qu'elles soient plus utilisées, ce qui annule l'économie d'énergie réalisée par unité produite. Avec ce genre de nouveaux véhicules, "la pollution de urbaine de l'air est moindre mais pas la pollution induite par la fabrication de ces véhicules, ni surtout la pollution déplacée du lieu d'usage vers le lieu de production ou de traitement des déchets -nucléaires puisque l'automobile électrique masifiée n'a pas de sens si l'on ne multiplie pas les centrales nucléaires..." (S. Juan, La transition écologique, p. 174) Il saute de toute façon aux yeux, avec une once de bon sens que la promotion de la "voiture propre" dans le contexte de projets visant à construire des méga(lo)poles (terme en réalité impropre: celui de "conurbation" serait beaucoup plus juste) de plus en plus en gigantesques, comme le Grand Paris, relève du pur non-sens. Comme le montre aussi très bien J. M. Jancovici, plus une ville étend sa superficie et plus il faut aussi allonger les circuits d'acheminement des biens pour la ravitailler, et étendre les voies de circulation. Vouloir faire du "propre" en augmentant toujours plus l'étendue la conurbation, c'est aussi logique que de vouloir s'économiser en augmentant ses journées de travail. De toute façon, avec le niveau moyen de réflexion qui est attendu du téléspectateur de n'importe quel jt, on ne peut attendre évidemment qu'il fasse le lien entre ces deux informations émises à quelques minutes d'intervalle pour qu'il se rende compte à quel point elles se télescopent comme deux trains se dirigeant en sens inverse l'un de l'autre sur la même voie: relancer et ralentir en même temps la consommation d'énergie.
Ce genre d'injonction paradoxale se retrouve aujourd'hui un peu partout, ce qui conduit à observer des choses, une fois encore assez drôles, comme ce que j'ai pu voir de mes propres yeux dans une petite ville de province, perdue dans la France rurale; à l'entrée d'une rue, on pouvait lire sur un panneau, fraîchement installé: "Territoire à énergie positive pour la croissance verte", et juste en face figurait le nom de la rue, sur un vieux panneau usé par le temps, "Rue des marchandises": "la croissance verte", ce qu'on pourrait tout aussi bien retraduire par "croissance propre", ce qui laisse entendre, là aussi, quelque chose de merveilleux, de la croissance magique faite à partir de rien. Tout est dans l'ordre des choses, finalement, pour peu que l'on se rappelle que Le Capital de Marx commençait par cette observation:"la richesse des sociétés dans lesquelles règne le mode de production capitaliste s'annonce comme une "immense accumulation de marchandises".
 Il faudra donc poursuivre indéfiniment ce processus d'accumulation en votant de nouvelles lois dans les Parlements pour modifier l'univers physique. Nous en sommes là: voir, dans la même conférence, à 29'; "la réalité a tort, c'est nous qu'avons [sic] raison", dit autrement. A défaut, si la réalité physique était retort à nos législations, il resterait à poursuivre le cours actuel que suivent les politiques, inspiré du fameux principe des Shadoks: 
Au fond, cela correspond à la la façon dont l'UE semble aborder la  question du pétrole (voir à 56', dans la conférence de Jancovici, incrustée plus haut). En complément, on pourra créer des commissions intergouvernementales comme la Cop 21, affichant sa volonté de réfléchir aux moyens de réduire les causes anthropiques liées au réchauffement climatique, dont le travail de ses membres  semblent bien rentrer dans la catégorie des "cocheurs de case" définie par l'anthropologue D. Graeber parmi les quatre autres qu'il recensait pour faire le tour des "bullshit jobs", ces jobs à la con, superflus, mais qui ont au moins cette vertu de permettre d'occuper les gens. Cette catégorie n'est certes pas toute neuve puisqu'on la retrouvait déjà sous-entendue, il y a plus d'un siècle, à travers la sagesse pratique que l'homme d' Etat G. Clémenceau avait bien formulé:"Si vous voulez enterrer un problème, nommez une commission."


Problème (malgré tout)
Venons en au problème que soulève cette politique de l'oxymore. La question qu'on commencera par poser n'est pas économique mais anthropologique; elle consisterait à se demander quel type nouveau d'individus doit être façonné par là? Quelles dispositions psychologiques peuvent se former chez des gens auxquels on fait miroiter les merveilles du Progrès tout en devant leur brandir sous le nez l'interdit de la crise économique? D'abord, c'est un solide acquis de la psychiatrie de dire que toute situation qui place l'individu face à deux stimuli contradictoires, en même temps, doit fatalement conduire à des troubles névrotiques qui minent sa santé mentale et déstructurent sa personnalité. Dans ce cas précis, c'est la tonalité du ressentiment, ce triste affect que Nietzsche considérait comme la source principale empoisonnant la vie humaine, qui risque de dominer. L'individu mû par le ressentiment fonctionne ainsi: quand on ne peut pas avoir quelque chose que l'on convoite, le mieux qu'il reste à faire est d'empêcher les autres d'y accéder. Voyons les implications politiques. Le sociologue M. Clouscard, à qui l'on doit la formule du "Tout est possible, rien n'est permis", en avait tiré ce pronostic, qui s'est confirmé depuis, qu'on tient là la source où s'alimenteront à l'avenir les mouvements populistes d'extrême-droite.
Voyons la chose encore mieux sous deux angles. D'abord, une telle configuration psychique que le philosophe P. Goodman définissait comme "une stimulation excessive et une décharge insuffisante", doit accumuler une charge énorme de frustration potentiellement explosive à partir d'"une tension grandissante entre le rêve offert et la réalité accessible." (B. Vincent, P. Goodman ou la reconquête du temps présent, p. 81) Ce que l'individu est amené à répéter, de cette façon, et sous une forme exacerbée, c'est l'expérience douloureuse des premières années de sa vie quand se faisait jour le décalage, de plus en plus manifeste, entre son phantasme de toute-puissance qui lui fait imaginer que son désir a le pouvoir de commander au monde et la réalité de sa faiblesse et de sa dépendance radicale. La façon dont cette contradiction est surmontée est évidemment une étape-clef dans la formation de la personnalité. Généralement, la stratégie mise en oeuvre par la psyché consiste à transférer sur une figure extérieure, la marque de la toute-puissance: ce monnayage permet d'éviter d'avoir à en faire son deuil. Le culte du chef érigé en sauveur, trouve probablement ici une de ses racines psychologiques les plus puissantes et archaïques. A partir de là, on peut deviner sous quelles formes politico-religieuses peut se manifester la réactivation de ce genre de démarche qui rendrait tenable de vivre dans une société qui promet toujours plus en accordant toujours moins. Considérons maintenant un autre aspect du phénomène qui se conjugue bien avec le précédent. Ce que redoutait P. Goodman, c'est que la décharge qui doit se produire, pour faire retomber la tension accumulée, ne prenne, en fin de compte, les allures d'une furie auto-destructrice, conforme au concept de "masochisme primaire", forgé par le pyschanalyste, W. Reich:"La conjugaison de toutes ces stimulations tantalisantes et de la répression simultanée des désirs donnent lieu à l'apparition collective de ce que Wilhelm Reich appelle un masochisme primaire, c'est-à-dire "de rêves de destruction, d'autodestruction et d'explosion visant à soulager les tensions, à éprouver quelque chose et à se sentir libre."" (ibid., p. 82)

Les goûts ruissellent vers le bas mais pas l'argent pour les satisfaire
Venons en finalement aux fondements socioéconomiques de ces étranges sociétés se développant suivant le mot ordre paradoxal du "tout est permis et rien n'est possible". Partons pour cela de la sociologie telle que l'ont élaboré des gens comme G. Tarde, T. Veblen ou encore R. Girard. Dans ce cadre d'analyse, les pratiques de  consommation des sociétés humaines, reposent, non pas d'abord sur quelque chose qui ressort de l'utilité des biens mais sur le prestige social qui s'y attache. Dans cette perspective, qu'est-ce qui rend désirable un objet pour le consommateur? Non pas d'abord le fait qu'il possède une valeur en lui-même mais le fait que d'autres le désirent, et plus il y aura de désirs qui convergeront autour de lui plus son attrait se renforcera; le processus culmine évidemment dans la marchandise qui permet l'acquisition de toutes les autres, l'argent. En soi, c'est quelque chose qui ne possèderait sinon aucune valeur: avec des billets de banque, vous pourriez tout au plus en tapisser le mur de votre chambre.
Maintenant, ce qu'il importe de se demander, c'est sur quelle base on va choisir les modèles à imiter? C'est ici qu'il faut introduire la fameuse théorie du ruissellement. Il est entendu que toutes les savantes arguties apportées par les libéraux pour défiscaliser à tout va les plus riches se résument finalement et simplement dans la croyance au ruissellement: en laissant les riches s'enrichir encore plus leur richesse finira bien par dégouliner sur les classes pauvres qui en profiteront à leur tour: en théorie, tout est beau, parfaitement huilé et tout le monde y gagne. Le problème, c'est qu'en pratique ce n'est pas l'argent qui ruisselle vers le bas (l'argent va à l'argent; en réalité, il ruisselle vers le haut, comme un petit malin s'était amusé à le signaler au président Hoover pour tirer le bilan du krach économique de 1929), mais, conformément à la théorie veblenienne, les goûts. 
Un contenant infini ne peut déborder, dixit le mathématicien
Le modèle sur lequel va se baser le désir mimétique pour trouver quoi désirer est celui que fournit la classe supérieure:"C'est [...] la classe dominante, qui, par une sorte de ruissellement  du haut vers le bas, diffuse, dans toutes les couches inférieures de la société de la société, la définition des biens prestigieux..." (A. Orléan, L'empire de la valeur, p.142) Tarde compare ce processus à une sorte de "château d'eau social" d'où la cascade continue de l'imitation doit descendre. On tend à imiter un modèle placé, socialement, au-dessus de soi. Le phénomène s'accentue d'autant plus, à notre époque, où la différence des statuts sociaux n'a plus la rigidité qu'elle avait sous la société d'Ancien Régime. Pour que le ruissellement des goûts coule à flot, il faut à la fois que le modèle soit placé au-dessus de soi mais qu'il ne soit pas séparé non plus par des barrières inaccessibles: autrefois, un gueux pouvait plus difficilement s'identifier à un noble qu'aujourd'hui un jeune de banlieue à M. Jordan, qui vendra d'autant mieux ses baskets Air Jordan
Voilà qui amène une question supplémentaire. Si les goûts se diffusent par cascade, du haut vers le bas de l'échelle sociale, comment se forment alors ceux de la classe dominante si elle ne peut les trouver dans des modèles situés au-dessus d'elle? Ceux-ci ne seront donc plus exogènes suivant une médiation externe, mais endogènes suivant une médiation interne: c'est au sein de sa propre classe que l'individu cherchera les modèles à imiter. La rivalité mimétique se redouble donc: elle est à la fois verticale, suivant la cascade des goûts, et horizontale, suivant l'émergence des modèles au sein de la classe dominante elle-même. Ce qu'on observe dans ce dernier cas, c'est le déploiement d'un principe de rivalité mimétique qui conduit à une course sans fin à la surenchère. Prenons le cas, parmi les plus paradigmatiques de tous, celle de la classe des ultra-riches californiens. Cet Etat américain récapitule à lui seul l'évolution socioéconomique du demi-siècle qui vient de s'écouler. Dans les années 1960, la Californie avait été le haut-lieu de la contestation sociale, d'où était né, en particulier, le mouvement qu'on a appelé "hippie". Ce qu'on a constaté depuis, c'est un effondrement des classes moyennes avec, aux deux extrêmes, une impressionnante montée en puissance des ultra-riches jointe avec un développement de la grande pauvreté. Ce qui nous intéresse ici, c'est la façon dont on peut observer le principe de la rivalité mimétique au sein de la classe des milliardaires et un exemple tout à fait à fait significatif est la façon dont ils se font construire leurs yachts: le but du jeu est de toujours d'arriver à en avoir un plus gros que son voisin, ce qui entraîne dans ce que les Grecs anciens appelaient la "pléonexie", l'appétit dévorant d'en vouloir toujours plus, et qu'en termes modernes, on rangerait dans la catégorie des névroses, c'est-à-dire des troubles de la personnalité qui mériteraient de se faire soigner. On observerait le même phénomène aux pays des pétro-dollars et des émirs multimilliardaires, où le but devient, pour chaque ville, de se construire un gratte-ciel toujours plus grand que celui de ses concurrentes. C'est ce qui explique ce fait, qui autrement laisserait pantois, que ces gens qui ont déjà accumulé des fortunes colossales, n'en n'auront jamais assez. Un tel processus de surenchère mimétique est sans terme assignable et ouvre l'horizon de la plus complète illimitation qui avait à peu près partout été signalé, dans les sociétés humaines du passé, sous une forme ou une autre, comme un des grands dangers dont l'humain doit savoir se préserver, via l'imposition de limites.
Mais que signifie finalement cette configuration: ruissellement des goûts et absence de ruissellement de l'argent? Cela veut déjà dire que dans la dynamique que suivent les sociétés actuelles, on observe un hiatus de plus en plus problématique entre le processus sociologique de ruissellement des goûts hyper-fluide, via l'abolition des statuts sociaux héréditaires, puis, aujourd'hui, le matraquage publicitaire, et la rétention économique d'argent drastique qu'on trouve en même temps au sommet de la pyramide sociale, une façon de signifier aux pauvres: tout ce que vous aurez, ce sont des goûts de riches, mais sans les moyens de les satisfaire, autrement dit, encore une fois, tout est permis et rien n'est possible. Il est clair qu'une telle configuration, se creusant toujours plus, est proprice à la formation d'une véritable poudrière sociale.

 Cassandre
La contradiction fondamentale qui rend raison de cette politique de l'oxymore se situe sans doute au coeur du procès techno-économique. Si l'on suit la ligne d'analyse du philosophe Michel Henry, on verra se dessiner derrière elle l'exténuation terminale de l'économie capitaliste, qui aura fini de scier la branche sur laquelle elle est assise, le travail vivant, au profit d'une libération complète de la technique et de son auto-développement, ce qu'il voyait venir, en Cassandre de la fin du siècle dernier, comme le règne de la mort.


(1) Notons bien ici qu'on trouvera des hurluberlus qui ont aujourd'hui un champ d'action assez large pour sévir sur les réseaux numériques, qui prétendent le faire en révolutionnant en deux coups de cuillère à pot les bases de notre compréhension de l'univers physique pour prétendre tirer de l'énergie en quantité illimitée, en violant les principes de la thermodynamique; ce sont certainement les plus grands génies que l'humanité ait jamais produit dans ce domaine, si on devait les prendre au sérieux. Pour notre plus grand malheur, les pauvres sont victimes d'un complot mondial qui les empêche de faire profiter l'humanité de leur fabuleuse découverte.

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