6- Se doter d'une solide culture générale: respire un peu et prends du recul
Comme on l'avait annoncé à la fin de la partie précédente, on ne peut dissocier cette règle de la 5. Se vider l'esprit du présentisme doit se faire parallèlement avec son remplissement par une solide culture générale, la nature, du moins dans ce cas, ayant horreur du vide.
C'est ici que l'on va peut-être commencer à se dire que ça déconne dur ici: vous avez vu tout ce que le monsieur attend de nous pour arriver à traiter à peu près correctement les informations; là, on se dira qu'on a quand même pas que ça à foutre. Je suis assez d'accord; J. Ellul précisait bien, en sous-entendant de façon désabusée que c'est fort peu réaliste de s'y attendre, qu'un individu devrait disposer "de vastes connaissances préalables, en histoire, géographie, économie, politique, sociologie, pour comprendre et situer les informations qu'il reçoit." (Ellul, Propagandes, p. 335) C'est pourtant cette raison essentielle qui fait que la règle 6 est indispensable: sans une solide culture générale, nous sommes incapables de contextualiser une information pour la rendre intelligible. C'est un peu comme si nous restions le nez collé sur un tableau sans jamais prendre de recul: alors, certes, nous verrons des détails qui n'apparaissent pas de loin, mais, par ailleurs, c'est peine perdu pour apercevoir à quoi il peut ressembler dans son ensemble. Une information n'est intelligible que dans un contexte qui dépasse, et de très loin pour les cas les plus importants, le cadre hyper-étroit du présentisme de la temporalité journalistique, ce qui fait que, tant qu'on y reste enfermé, il est strictement impossible d'acquérir une once de compréhension sérieuse de ce qui nous est présenté en deux ou trois minutes.
Allons d'exemples, des plus faciles à situer historiquement aux plus longs et importants pour voir clairement toute l'importance de cette règle.
D'abord, à un niveau très élémentaire, quelque chose comme le génocide des Khmers rouges au Cambodge dans les années 1970, qui est tout le temps présenté dans les médias occidentaux comme l'illustration typique des horreurs du communisme. Or, une telle tragédie n'est véritablement intelligible que si je la resitue dans son contexte historique qui a préparé les conditions du génocide, à savoir le déluge de bombes larguées par l'aviation américaine qui, dans les années précédant, a littéralement terrorisé la population; en désespoir de cause, celle-ci a fini par se jeter dans la gueule du loup, croyant trouver ses sauveurs, les Khmers rouges, qui ne constituaient jusque là qu'un groupuscule marginal. Contextualisé ainsi, la perspective change énormément et un tel génocide devient autant imputable au communisme qu'au capitalisme libéral américain. Deux autres exemples contextualisés sur une temporalité déjà plus longue on été étudiés sur ce blog La famine en Somalie
et Le tremplement de terre en Haïti.
Un autre exemple d'une dimension planétaire, cette fois-ci, serait le grand krach financier de 2008 qui a été tout près de faire s'effondrer l'économie mondiale; on ne peut comprendre véritablement ce qui s'est passé, et qui a toutes les chances de se reproduire, que si l'on dispose des éléments de connaissance suffisants touchant l'économie néo-classique qu'il est parfaitement vain de s'imaginer acquérir en un ou deux clics sur des réseaux numériques.
Développons enfin plus longuement deux illustrations égalemment d'une grande portée de cette nécessité de contextualiser l'information, l'une politique, l'autre touchant de graves problèmes écologiques. Une illustration politique de première importance, pour commencer. Les dernières élections en France n'échappent pas à la règle; lorsqu'il s'agit de commenter leurs résultats, c'est systématiquement fait dans les médias hors de tout contexte historique qui seul pourtant permettrait de se les rendre intelligible. Ce qui prédomine, dans l'opinion publique,c'est le sentiment confus qu'il s'agit d'un jeu de dupes exécuté par des individus tous pourris à des degrés divers: les abstentionnistes constituent bien le premier parti de France (qui n'est bien sûr pas un cas isolé) Ce sentiment, à vrai dire, est relativement justifié, mais il n'est possible de l'éclaircir en voyant précisément ce qui le justifie que si on resitue le jeu politique actuel des partis dans son contexte historique. Précisément, contextualiser pour comprendre l'absence de tout débat politique sérieux, depuis déjà plusieurs décennies, supposerait de repartir de la Révolution française de 1789. C'est ce qui a déjà été fait sur ce chantier; c'est pourquoi nous ne synthétiserons ici que l'essentiel qui explique pourquoi il ne peut plus y avoir de conflits sérieux entre projets politiques différents dans le jeu actuel des élections. Nous sommes partis d'un champ politique tricolore bleu-blanc-rouge au XIXème siècle pour aboutir à la situation actuelle où une couleur a fini par absorber presque toutes les autres. On s'oppose, certes, sur la scène-médiatico-politique, mais toujours sur la base d'un accord tacite, jamais explicité, sur tous les points clés du courant politique hérité de la bourgeoisie révolutionnaire de 1789, qui s'est réapproprié la couleur bleue du drapeau national; tous auraient pourtant fait l'objet, encore au début du XXème siècle, de débats politiques extrêmement vifs et acharnés. On peut les énumérer précisément à partir de cinq lignes développement:
- économicisme. Tout se réduit à des problèmes économiques (taux de chômage, de croissance, PIB comme indicateur fondamental de la richesse, etc.). Parfait: dans ce cas là, Hitler, en son temps, avait fort bien résolu les problèmes économiques de l'Allemagne pour la sortir de la Grande Dépression, à tel point qu'un historien aussi respecté qu' E. B. Bukey en avait parlé comme de "l'une des plus remarquables réussites économiques de l'histoire moderne". Par exemple, alors que l'Allemagne comptait six millions de chômeurs en 1933, à sa prise de pouvoir, il n'en restait plus qu'un million en 1936 (Comment Hitler s'attaqua au chômage et relança l'économie) Il faut se rendre à l'évidence: ce qui est bon pour l'économie ne l'est pas forcément pour la société, chose qui tend à devenir proprement impensable suivant l'imaginaire économiciste de nos sociétés; on se doute bien que, de cette façon, on risque à nouveau d'aller au devant de graves désillusions.
-impératif de croissance. C'est donc une pièce essentielle de l'imaginaire économiciste qu'on peut prendre, à ce titre, comme cible de la critique pour en démonter les parties. On peut donner une bonne illustration de ce consensus autour de la nécessité de la croissance. Une étude parue il y a quelque temps montrait que l'immigration serait bonne pour la croissance de la France. On a voulu sonder les principaux partis politiques pour savoir ce qu'ils en pensaient. A droite, on estimait que les résultats de cette enquête étaient extrêmement douteux et on l'assimilait à de la propagande. A gauche, au contraire, on s'en félicitait pour justifier sa propre idéologie multiculturaliste ouverte aux flux migratoires. Mais, il y avait un point d'accord fondamental implicite: tous étaient d'accord pour admettre, sans jamais le dire, qu'il faut de la croissance. On pensera peut -être que ce n'est pas trop important; le gros hic c'est que nous nous heurtons aujourd'hui aux limites touchant les réserves énergétiques et biologiques qui rendent terriblement problématique la poursuite de l'impératif de croissance. Manifestation supplémentaire de ce consensus, les rares fois où un partisan de la décroissance essaye de faire entendre sa voix, il est systématiquement ridiculisé par les gardiens de l'ordre socio-économique, en oubliant toujours que la question n'est pas d'abord de faire valoir la décroissance mais de sortir de la société de croissance: la décroissance dans une société de croissance serait parmi les catastrophes les pires à envisager, menant à coup sûr au chaos et à la ruine: cela porte un nom, la récession.
-culte du progrès techno-scientifique et de l'innovation, pour résoudre tous nos problèmes les plus importants: tout ce qui est innovant est censé être nécessairement bon, point de vue qui aurait été considéré comme proprement diabolique, au Moyen Age, par exemple. De droite comme de gauche, vous verrez, exemple parmi des dizaines possibles, tous nos politiciens se féliciter de l'invasion des réseaux numériques et des écrans dans les écoles comme une étape incontournable de leur modernisation. Les pauvres élèves qui y passent déjà un nombre incalculable d'heures sur leur temps libre auront cette "chance" supplémentaire d'y rester toute la journée scotchés à l'école, alors que les études scientifiques accumulées depuis des décennies sont suffisamment explicites pour mettre en garde contre les dangers d'une telle surexposition. Pour faire convenablement les choses, il ne faudrait réserver qu'un ordinateur par classe, confié aux soins de l'enseignant qui l'active et le désactive suivant son ordre pédagogique du jour, en veillant, de préférence, à y naviguer suivant des règles qui se rapprocheraient de celles qui sont exposées ici. (1) On se doute bien que les marchands d'ordinateurs feraient la gueule s'ils devaient revoir aussi drastiquement leur chiffre d'affaire à la baisse (nous sommes renvoyés à l'économicisme ici).
-salariat comme base de l'organisation de la production. De l'extrême-droite à la gauche, il s'agit toujours de réclamer la création d'emplois, sous-entendu, de perpétuer et renforcer encore plus le système du salariat qui est déjà écrasant. Il suffit ici de renvoyer à ce texte phare du syndicalisme, daté de 1906, La Charte d'Amiens, qui reconnaissait comme un priorité absolue "la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat", pour se rendre compte de l'effondrement complet du débat politique sur cet autre point clé.
- système du gouvernement représentatif comme base de l'organisation politique. Evidemment, sur ce dernier point, il ne faut pas attendre des politiciens, tout bord politique confondu, qu'ils scient la branche sur laquelle ils sont assis. Par les privilèges qui leur échoient dans ce cadre, ils ont tout intérêt à perpétuer le statut quo en réduisant purement et simplement le champ possible de la démocratie au seul gouvernement représentatif, qui n'est pourtant qu'un ersatz de démocratie si on a une définition un tant soit peu exigeante du terme. Nous avons bien une assez longue tradition de formes alternatives inventées par les mouvements populaires, à l'époque moderne, sur quoi s'appuyer, pour imaginer autre chose qui se rapprocherait bien d'avantage d'une démocratie.
Tant qu'il n'y aura pas un débat sérieux de (ré)ouvert sur au moins certains de ces cinq points, il sera vain de chercher dans le jeu politique actuel l'ombre d'une opposition substantielle entre projets politico-économiques divergents, et l'abstention restera une option pleinement justifiée pour refuser ce jeu de dupes.
Dernière illustration de la nécessité de contextualiser l'information, soulevant des questions écologiques de première importance que nous reprenons de l'exposé de la règle précédente: il est acquis que nous allons connaître des vagues de chaleur qui risquent d'être de plus en plus prononcées. Ici, il faut mobiliser les connaissances de la climatologie, qui étudie l'évolution du climat sur un temps long, à la différence de la météorologie, donnant le temps au jour le jour et seule adaptée au format journalistique d'un JT.. Je mets au défi n'importe qui de me trouver, dans un JT, l'intervention d'un climatologue qui seule pourrait permettre de contextualiser les canicules pour les resituer dans la perspective du réchauffement climatique global de la planète et de ses causes. L'approche journalistique consistera toujours à décontextualiser pour simplement parler de telle température record enregistré en un tel point de la carte de France et prévenir les gens des mesures de précaution élémentaires à prendre. Il ne s'agit pas de dire ici que c'est sans importance mais que c'est totalement insuffisant pour comprendre ce qui se passe. Le climatologue, de toute façon, aurait besoin d'un certain temps (mettons, au moins une demie-heure) pour pouvoir contextualiser ces vagues de chaleur: on comprend tout de suite qu'un format de JT n'est pas du tout adapté pour une telle entreprise. Et surtout, deuxième point, si ce travail était systématiquement fait devant une aussi large audience, les pouvoirs publics auraient toutes les chances de se retrouver très vite avec des mouvements sociaux de grande ampleur portant des mots d'ordre qui pourraient se résumer par une formule du genre:"Maintenant ça suffit, il est temps de faire quelque chose sérieusement pour lutter contre la catastrophe en cours." et l'on risquerait d'aboutir à un ordre inversé du monde où c'est le peuple qui se mettrait à éduquer l'Etat, "d'une rude manière"(Marx).
Oui, mais objectera-t-on peut-être, l'acquisition d'une culture générale, n'est-ce pas justement ce que donne l'école? Pour celui qui en est encore à se poser ce genre de question, nous ne pouvons qu'attendre qu'il revienne les pieds sur terre. Il n' y a pas l'once d'une solide culture générale dans ce que transmet l'école actuelle mais plutôt des formes ultra-paradoxales d'"enseignement de l'ignorance", pour reprendre le titre de l'ouvrage d'un professeur de philosophie aujourd'hui à la retraite, J. C. Michéa: les raisons en sont multiples et variées et ont été déjà assez largement développées sur ce chantier. Ce qu'on peut y apprendre est tout simplement ridicule relativement à ce qui serait nécessaire pour se conformer à la règle 6. Pour en donner un tout petit aperçu, un élève de niveau première, plutôt dans la moyenne supérieure de sa classe, était incapable de me situer, même très approximativement, la période du Moyen Age en Europe; dans ces conditions, il est evidemment rigoureusement impossible de pouvoir situer historiquement n'importe quel grand événement récent de la civilisation occidentale et de le contextualiser, par exemple, la naissance du capitalisme moderne (ne vous inquiétez pas; cela n'empêchera nullement d'avoir son Bac en poche, puisqu'on ne sera pas interroger là-dessus, de toute façon: on peut être bachelier et d'une inculture monstre, ce n'est pas du tout incompatible).
Il faut encore aller plus loin dans le problème posé ici. Ce qu'on retient généralement de l'école, pour l'essentiel, ce sont les rudiments d'alphabétisation (et encore, avec de plus en plus de peine) qui constitueront la porte d'entrée idéale aux grandes propagandes. Pour bien comprendre, ce phénomène, il faut remonter à l'origine de son institution en tant qu'école dite "laïque, gratuite et obligatoire" , vers la fin du XIXème siècle, en France en particulier (2) On a cru, ici encore très naïvement, qu'avec une telle institution et son projet d'alphabétiser les populations pauvres, on allait enfin faire reculer l'ignorance et les préjugés et nous diriger vers une société de gens éclairés et instruits sortis de leur trou bouseux. Ce n'est pas vraiment en ce sens que les choses ont évolué. Dans l'Allemagne nazie, où la propagande battait évidemment son plein, on avait déjà pu observer ce phénomène apparemment contre-intuitif voulant que c'est bien dans les milieux ruraux de gens les moins instruits que la propagande échouait:"Des expériences et recherches précises faites par les Allemands entre 1933 et 1938 avaient montré que dans les campagnes reculées où l'homme ne savait pratiquement pas lire, la propagande n'avait aucun effet." (Ellul, Propagandes, p. 127) On a pu constater des phénomènes confirmant ces premières observations, plus tard, en Corée du Nord ou dans la Chine de Mao, où l'un des premiers efforts entrepris par les pouvoirs totalitaires communistes a été d'alphabétiser les populations, et ce n'est évidemment pas sans la même raison. L'alphabétisation des populations a offert le cadre idéal au sein duquel la grande propagande véhiculée par les médias de masse a pu atteindre sa pleine puissance. Ici encore, on se heurte à une montagne d'idées reçues quand on veut mettre le doigt sur ce point pourtant essentiel à intégrer:"Un homme qui ne sait pas lire échappe pour la plus grande partie à la propagande, et de même un homme qui ne s‘intéresse pas à la lecture. On a cru qu‘apprendre à lire serait un progrès pour l‘homme […. Or cela est très contestable […] En réalité, le résultat le plus clair de l’instruction primaire aux XIXème et XXème siècles a été d’ouvrir l’homme à la grande propagande […] Les éléments d’instruction primaire permettent exactement d’entrer dans l’univers de la propagande [...] L’homme inculte n’est pas récupérable. [Nous] sommes obligés de constater que le développement de l’instruction élémentaire est la condition fondamentale pour l’organisation de la propagande. Une telle affirmation heurte beaucoup de préjugés, exprimés par exemple par Paul Rivet dans cette phrase lapidaire d’un irréalisme complet:"Un être qui ne sait pas lire un journal n’est pas libre.""(ibid., p.126-128) C'est pourquoi aussi, il est extrêment douteux d'affirmer comme une évidence indiscutable que l'invention de l'imprimerie a été une grande avancée pour l'esprit humain; on sous-estime grandement, de la sorte, ce qu'elle a aussi eu de terriblement toxique, à partir du moment où l'on n'a manifestement pas été capable de faire les choses plus qu'à moitié pour ce qui est de l'acquisition d'une culture écrite.
Positivement, cela revient à dire que "l’important n’est pas de savoir lire mais de savoir ce qu’on lit, de raisonner sur ce qu’on lit, d’exercer un esprit critique sur la lecture." (ibid., p.126) Or, cela est rigoureusement impossible à faire si l'on ne dispose pas de la culture générale suffisante pour exercer ce genre de lecture qu'il faut, là aussi, qualifier d'active (on retombe toujours sur la règle 1, comme étant la plus fondamentale. Si je peux me permettre de me référer à mon expérience personnelle, il m'a fallu longtemps avant de parvenir à exercer véritablement cet "esprit critique", surtout sur des auteurs avec lesquels j'étais trop facilement d'accord). On doit en tirer ce principe élémentaire, pour ce qui est de l'acquisition d'une culture écrite, et être armé intellectuellement pour y pénétrer avec un esprit libre, qu'il vaut mieux ne pas du tout y avoir accès que de ne faire les choses qu'à moitié, en se contentant simplement de savoir à peu près lire et écrire (avec certes de plus en plus de difficulté).
Rien ne peut remplacer ici le média du livre, même si aujourd'hui, grâce à l'outil informatique, de nombreuses conférences sont aussi disponibles qui peuvent les compléter très avantageusement. Deux sous-règles sont nécessaires à préciser ici pour pouvoir véritablement s'assimiler une culture générale:
-ce qui compte n'est pas tant de lire beaucoup que de lire les textes qui nous feront véritablement avancer: inutile donc de penser devoir devenir un rat de bibliothèque; la question essentielle se pose alors de savoir quels sont les textes véritablement importants à lire. Ici, c'est à chacun de faire son choix suivant son itinéraire personnel; tout ce qu'on peut indiquer, c'est à titre d'exemple, la façon dont personnellement j'ai fait ce choix qui conduirait à dire qu'il ne doit y avoir guère plus d'une quarantaine de livres qui ont vraiment compté pour moi, et parmi eux, un nombre encore plus réduit qui ont été vraiment fondamentaux, les rares qui vous font faire des pas de géant (je renvoie à la bibliographie recommandée sur ce blog). Le meilleur fil conducteur à suivre ici, à notre avis, est de se constituer une solide base d'auteurs qui formeront comme un réseau appelé à s'étendre au gré de sa progression. Dans ce cadre, on évitera de prendre des lectures au hasard et au petit bonheur la chance, mais, de préférence, à partir de références au sein de ce réseau qui auront aiguiser sa curiosité. Et s'il y a quelque chose qu'il faut surtout éviter de faire, c'est de s'engager dans la lecture d'un texte simplement parce qu'il a été beaucoup relayé dans les moyens de communication de masse; son intérêt pour la connaissance est, de toute façon, généralement inversement proportionnel à l'écho médiatique qu'il rencontre, conformément à la logique de formation des bulles spéculatives, qui ont donc un champ d'application qui dépasse aujourd'hui largement le strict domaine économique.
-ensuite, il est essentiel de ne pas simplement se contenter de lire ou de visionner une conférence mais d'en prendre des notes, sans quoi, il est inévitable qu'il n'en restera rien de véritablement consistant. Ainsi, concernant ce qui a vraiment compté pour moi, je sais pouvoir y revenir à tout moment et me rappeler ainsi d'annotations importantes que j'avais complètement oublié. Un texte qui compte vraiment est un texte sur lequel on reviendra périodiquement et les notes fournissent le support indispensable pour retrouver rapidement les passages qu'on veut relire.
Il est évident qu'une école qui instruirait véritablement, en ce sens, représenterait une colossale économie d'énergie dans l'acquisition d'une large et riche culture. Trois fois hélas, il faut donc bien se résoudre à admettre que ce n'est pas le cas et qu'il faut être prêt, si les institutions sont déficientes de ce point de vue, à en dépenser une grande quantité par ses propres moyens, mais, pour un gain, qui, au bout du compte, est celui que procure la conquête d'un esprit libre. Ce dernier point est peut-être le plus dur. Quand on a grandi et vécu toute sa vie dans une société dont la temporalité ne cesse de s'accélérer, il est extrêmement compliqué d'arriver à retrouver la vitesse d'un escargot, qui constitue pourtant la bonne référence pour se régler sur une temporalité adéquate à l'acquisition d'une telle culture.
Pour qui ne voudrait pas se donner toute cette peine, il restera l'échappatoire que laisse ouvert la règle 7 qui va suivre...
(1) Un énorme avantage supplémentaire de se limiter ainsi réside dans le fait que par le biais de l'utilisation du rétroprojecteur en classe, connecté à l'ordinateur, les élèves sont exposés seulement au médium de la lumière réfléchie et non à celui de la lumière directe des écrans d'ordinateur, terriblement toxique si on y reste scotché des heures durant, comme on l'a déjà expliqué sur ce chantier.
(2) Notez bien qu'il faut parler, pour s'exprimer correctement, d'"instruction obligatoire". C'est un point à rappeler souvent car c'est une confusion tellement répandue, que ce n'est pas l'école qui est obligatoire mais l'instruction. Aucune loi n'empêche d'instruire ses enfants en dehors du cadre des écoles de la République; si vous comptez sur l'école pour instruire vos enfants, comme on en donne des éléments d'explication ici, vous êtes de toute façon mal barrés (malheureusement, les gens s'en foutent presque toujours royalement de ce qui se transmet ou pas à l'école, l'essentiel étant d'avoir son Bac en poche en bout de course, peu importe comment). Evidemment, mettre en place une alternative sérieuse supposerait de disposer du temps, des compétences et de l'organisation nécessaire pour associer toutes les forces disponibles dans un tel projet.
Comme on l'avait annoncé à la fin de la partie précédente, on ne peut dissocier cette règle de la 5. Se vider l'esprit du présentisme doit se faire parallèlement avec son remplissement par une solide culture générale, la nature, du moins dans ce cas, ayant horreur du vide.
C'est ici que l'on va peut-être commencer à se dire que ça déconne dur ici: vous avez vu tout ce que le monsieur attend de nous pour arriver à traiter à peu près correctement les informations; là, on se dira qu'on a quand même pas que ça à foutre. Je suis assez d'accord; J. Ellul précisait bien, en sous-entendant de façon désabusée que c'est fort peu réaliste de s'y attendre, qu'un individu devrait disposer "de vastes connaissances préalables, en histoire, géographie, économie, politique, sociologie, pour comprendre et situer les informations qu'il reçoit." (Ellul, Propagandes, p. 335) C'est pourtant cette raison essentielle qui fait que la règle 6 est indispensable: sans une solide culture générale, nous sommes incapables de contextualiser une information pour la rendre intelligible. C'est un peu comme si nous restions le nez collé sur un tableau sans jamais prendre de recul: alors, certes, nous verrons des détails qui n'apparaissent pas de loin, mais, par ailleurs, c'est peine perdu pour apercevoir à quoi il peut ressembler dans son ensemble. Une information n'est intelligible que dans un contexte qui dépasse, et de très loin pour les cas les plus importants, le cadre hyper-étroit du présentisme de la temporalité journalistique, ce qui fait que, tant qu'on y reste enfermé, il est strictement impossible d'acquérir une once de compréhension sérieuse de ce qui nous est présenté en deux ou trois minutes.
Allons d'exemples, des plus faciles à situer historiquement aux plus longs et importants pour voir clairement toute l'importance de cette règle.
D'abord, à un niveau très élémentaire, quelque chose comme le génocide des Khmers rouges au Cambodge dans les années 1970, qui est tout le temps présenté dans les médias occidentaux comme l'illustration typique des horreurs du communisme. Or, une telle tragédie n'est véritablement intelligible que si je la resitue dans son contexte historique qui a préparé les conditions du génocide, à savoir le déluge de bombes larguées par l'aviation américaine qui, dans les années précédant, a littéralement terrorisé la population; en désespoir de cause, celle-ci a fini par se jeter dans la gueule du loup, croyant trouver ses sauveurs, les Khmers rouges, qui ne constituaient jusque là qu'un groupuscule marginal. Contextualisé ainsi, la perspective change énormément et un tel génocide devient autant imputable au communisme qu'au capitalisme libéral américain. Deux autres exemples contextualisés sur une temporalité déjà plus longue on été étudiés sur ce blog La famine en Somalie
et Le tremplement de terre en Haïti.
Un autre exemple d'une dimension planétaire, cette fois-ci, serait le grand krach financier de 2008 qui a été tout près de faire s'effondrer l'économie mondiale; on ne peut comprendre véritablement ce qui s'est passé, et qui a toutes les chances de se reproduire, que si l'on dispose des éléments de connaissance suffisants touchant l'économie néo-classique qu'il est parfaitement vain de s'imaginer acquérir en un ou deux clics sur des réseaux numériques.
Développons enfin plus longuement deux illustrations égalemment d'une grande portée de cette nécessité de contextualiser l'information, l'une politique, l'autre touchant de graves problèmes écologiques. Une illustration politique de première importance, pour commencer. Les dernières élections en France n'échappent pas à la règle; lorsqu'il s'agit de commenter leurs résultats, c'est systématiquement fait dans les médias hors de tout contexte historique qui seul pourtant permettrait de se les rendre intelligible. Ce qui prédomine, dans l'opinion publique,c'est le sentiment confus qu'il s'agit d'un jeu de dupes exécuté par des individus tous pourris à des degrés divers: les abstentionnistes constituent bien le premier parti de France (qui n'est bien sûr pas un cas isolé) Ce sentiment, à vrai dire, est relativement justifié, mais il n'est possible de l'éclaircir en voyant précisément ce qui le justifie que si on resitue le jeu politique actuel des partis dans son contexte historique. Précisément, contextualiser pour comprendre l'absence de tout débat politique sérieux, depuis déjà plusieurs décennies, supposerait de repartir de la Révolution française de 1789. C'est ce qui a déjà été fait sur ce chantier; c'est pourquoi nous ne synthétiserons ici que l'essentiel qui explique pourquoi il ne peut plus y avoir de conflits sérieux entre projets politiques différents dans le jeu actuel des élections. Nous sommes partis d'un champ politique tricolore bleu-blanc-rouge au XIXème siècle pour aboutir à la situation actuelle où une couleur a fini par absorber presque toutes les autres. On s'oppose, certes, sur la scène-médiatico-politique, mais toujours sur la base d'un accord tacite, jamais explicité, sur tous les points clés du courant politique hérité de la bourgeoisie révolutionnaire de 1789, qui s'est réapproprié la couleur bleue du drapeau national; tous auraient pourtant fait l'objet, encore au début du XXème siècle, de débats politiques extrêmement vifs et acharnés. On peut les énumérer précisément à partir de cinq lignes développement:
- économicisme. Tout se réduit à des problèmes économiques (taux de chômage, de croissance, PIB comme indicateur fondamental de la richesse, etc.). Parfait: dans ce cas là, Hitler, en son temps, avait fort bien résolu les problèmes économiques de l'Allemagne pour la sortir de la Grande Dépression, à tel point qu'un historien aussi respecté qu' E. B. Bukey en avait parlé comme de "l'une des plus remarquables réussites économiques de l'histoire moderne". Par exemple, alors que l'Allemagne comptait six millions de chômeurs en 1933, à sa prise de pouvoir, il n'en restait plus qu'un million en 1936 (Comment Hitler s'attaqua au chômage et relança l'économie) Il faut se rendre à l'évidence: ce qui est bon pour l'économie ne l'est pas forcément pour la société, chose qui tend à devenir proprement impensable suivant l'imaginaire économiciste de nos sociétés; on se doute bien que, de cette façon, on risque à nouveau d'aller au devant de graves désillusions.
-impératif de croissance. C'est donc une pièce essentielle de l'imaginaire économiciste qu'on peut prendre, à ce titre, comme cible de la critique pour en démonter les parties. On peut donner une bonne illustration de ce consensus autour de la nécessité de la croissance. Une étude parue il y a quelque temps montrait que l'immigration serait bonne pour la croissance de la France. On a voulu sonder les principaux partis politiques pour savoir ce qu'ils en pensaient. A droite, on estimait que les résultats de cette enquête étaient extrêmement douteux et on l'assimilait à de la propagande. A gauche, au contraire, on s'en félicitait pour justifier sa propre idéologie multiculturaliste ouverte aux flux migratoires. Mais, il y avait un point d'accord fondamental implicite: tous étaient d'accord pour admettre, sans jamais le dire, qu'il faut de la croissance. On pensera peut -être que ce n'est pas trop important; le gros hic c'est que nous nous heurtons aujourd'hui aux limites touchant les réserves énergétiques et biologiques qui rendent terriblement problématique la poursuite de l'impératif de croissance. Manifestation supplémentaire de ce consensus, les rares fois où un partisan de la décroissance essaye de faire entendre sa voix, il est systématiquement ridiculisé par les gardiens de l'ordre socio-économique, en oubliant toujours que la question n'est pas d'abord de faire valoir la décroissance mais de sortir de la société de croissance: la décroissance dans une société de croissance serait parmi les catastrophes les pires à envisager, menant à coup sûr au chaos et à la ruine: cela porte un nom, la récession.
-culte du progrès techno-scientifique et de l'innovation, pour résoudre tous nos problèmes les plus importants: tout ce qui est innovant est censé être nécessairement bon, point de vue qui aurait été considéré comme proprement diabolique, au Moyen Age, par exemple. De droite comme de gauche, vous verrez, exemple parmi des dizaines possibles, tous nos politiciens se féliciter de l'invasion des réseaux numériques et des écrans dans les écoles comme une étape incontournable de leur modernisation. Les pauvres élèves qui y passent déjà un nombre incalculable d'heures sur leur temps libre auront cette "chance" supplémentaire d'y rester toute la journée scotchés à l'école, alors que les études scientifiques accumulées depuis des décennies sont suffisamment explicites pour mettre en garde contre les dangers d'une telle surexposition. Pour faire convenablement les choses, il ne faudrait réserver qu'un ordinateur par classe, confié aux soins de l'enseignant qui l'active et le désactive suivant son ordre pédagogique du jour, en veillant, de préférence, à y naviguer suivant des règles qui se rapprocheraient de celles qui sont exposées ici. (1) On se doute bien que les marchands d'ordinateurs feraient la gueule s'ils devaient revoir aussi drastiquement leur chiffre d'affaire à la baisse (nous sommes renvoyés à l'économicisme ici).
-salariat comme base de l'organisation de la production. De l'extrême-droite à la gauche, il s'agit toujours de réclamer la création d'emplois, sous-entendu, de perpétuer et renforcer encore plus le système du salariat qui est déjà écrasant. Il suffit ici de renvoyer à ce texte phare du syndicalisme, daté de 1906, La Charte d'Amiens, qui reconnaissait comme un priorité absolue "la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat", pour se rendre compte de l'effondrement complet du débat politique sur cet autre point clé.
- système du gouvernement représentatif comme base de l'organisation politique. Evidemment, sur ce dernier point, il ne faut pas attendre des politiciens, tout bord politique confondu, qu'ils scient la branche sur laquelle ils sont assis. Par les privilèges qui leur échoient dans ce cadre, ils ont tout intérêt à perpétuer le statut quo en réduisant purement et simplement le champ possible de la démocratie au seul gouvernement représentatif, qui n'est pourtant qu'un ersatz de démocratie si on a une définition un tant soit peu exigeante du terme. Nous avons bien une assez longue tradition de formes alternatives inventées par les mouvements populaires, à l'époque moderne, sur quoi s'appuyer, pour imaginer autre chose qui se rapprocherait bien d'avantage d'une démocratie.
Tant qu'il n'y aura pas un débat sérieux de (ré)ouvert sur au moins certains de ces cinq points, il sera vain de chercher dans le jeu politique actuel l'ombre d'une opposition substantielle entre projets politico-économiques divergents, et l'abstention restera une option pleinement justifiée pour refuser ce jeu de dupes.
Dernière illustration de la nécessité de contextualiser l'information, soulevant des questions écologiques de première importance que nous reprenons de l'exposé de la règle précédente: il est acquis que nous allons connaître des vagues de chaleur qui risquent d'être de plus en plus prononcées. Ici, il faut mobiliser les connaissances de la climatologie, qui étudie l'évolution du climat sur un temps long, à la différence de la météorologie, donnant le temps au jour le jour et seule adaptée au format journalistique d'un JT.. Je mets au défi n'importe qui de me trouver, dans un JT, l'intervention d'un climatologue qui seule pourrait permettre de contextualiser les canicules pour les resituer dans la perspective du réchauffement climatique global de la planète et de ses causes. L'approche journalistique consistera toujours à décontextualiser pour simplement parler de telle température record enregistré en un tel point de la carte de France et prévenir les gens des mesures de précaution élémentaires à prendre. Il ne s'agit pas de dire ici que c'est sans importance mais que c'est totalement insuffisant pour comprendre ce qui se passe. Le climatologue, de toute façon, aurait besoin d'un certain temps (mettons, au moins une demie-heure) pour pouvoir contextualiser ces vagues de chaleur: on comprend tout de suite qu'un format de JT n'est pas du tout adapté pour une telle entreprise. Et surtout, deuxième point, si ce travail était systématiquement fait devant une aussi large audience, les pouvoirs publics auraient toutes les chances de se retrouver très vite avec des mouvements sociaux de grande ampleur portant des mots d'ordre qui pourraient se résumer par une formule du genre:"Maintenant ça suffit, il est temps de faire quelque chose sérieusement pour lutter contre la catastrophe en cours." et l'on risquerait d'aboutir à un ordre inversé du monde où c'est le peuple qui se mettrait à éduquer l'Etat, "d'une rude manière"(Marx).
Oui, mais objectera-t-on peut-être, l'acquisition d'une culture générale, n'est-ce pas justement ce que donne l'école? Pour celui qui en est encore à se poser ce genre de question, nous ne pouvons qu'attendre qu'il revienne les pieds sur terre. Il n' y a pas l'once d'une solide culture générale dans ce que transmet l'école actuelle mais plutôt des formes ultra-paradoxales d'"enseignement de l'ignorance", pour reprendre le titre de l'ouvrage d'un professeur de philosophie aujourd'hui à la retraite, J. C. Michéa: les raisons en sont multiples et variées et ont été déjà assez largement développées sur ce chantier. Ce qu'on peut y apprendre est tout simplement ridicule relativement à ce qui serait nécessaire pour se conformer à la règle 6. Pour en donner un tout petit aperçu, un élève de niveau première, plutôt dans la moyenne supérieure de sa classe, était incapable de me situer, même très approximativement, la période du Moyen Age en Europe; dans ces conditions, il est evidemment rigoureusement impossible de pouvoir situer historiquement n'importe quel grand événement récent de la civilisation occidentale et de le contextualiser, par exemple, la naissance du capitalisme moderne (ne vous inquiétez pas; cela n'empêchera nullement d'avoir son Bac en poche, puisqu'on ne sera pas interroger là-dessus, de toute façon: on peut être bachelier et d'une inculture monstre, ce n'est pas du tout incompatible).
Il faut encore aller plus loin dans le problème posé ici. Ce qu'on retient généralement de l'école, pour l'essentiel, ce sont les rudiments d'alphabétisation (et encore, avec de plus en plus de peine) qui constitueront la porte d'entrée idéale aux grandes propagandes. Pour bien comprendre, ce phénomène, il faut remonter à l'origine de son institution en tant qu'école dite "laïque, gratuite et obligatoire" , vers la fin du XIXème siècle, en France en particulier (2) On a cru, ici encore très naïvement, qu'avec une telle institution et son projet d'alphabétiser les populations pauvres, on allait enfin faire reculer l'ignorance et les préjugés et nous diriger vers une société de gens éclairés et instruits sortis de leur trou bouseux. Ce n'est pas vraiment en ce sens que les choses ont évolué. Dans l'Allemagne nazie, où la propagande battait évidemment son plein, on avait déjà pu observer ce phénomène apparemment contre-intuitif voulant que c'est bien dans les milieux ruraux de gens les moins instruits que la propagande échouait:"Des expériences et recherches précises faites par les Allemands entre 1933 et 1938 avaient montré que dans les campagnes reculées où l'homme ne savait pratiquement pas lire, la propagande n'avait aucun effet." (Ellul, Propagandes, p. 127) On a pu constater des phénomènes confirmant ces premières observations, plus tard, en Corée du Nord ou dans la Chine de Mao, où l'un des premiers efforts entrepris par les pouvoirs totalitaires communistes a été d'alphabétiser les populations, et ce n'est évidemment pas sans la même raison. L'alphabétisation des populations a offert le cadre idéal au sein duquel la grande propagande véhiculée par les médias de masse a pu atteindre sa pleine puissance. Ici encore, on se heurte à une montagne d'idées reçues quand on veut mettre le doigt sur ce point pourtant essentiel à intégrer:"Un homme qui ne sait pas lire échappe pour la plus grande partie à la propagande, et de même un homme qui ne s‘intéresse pas à la lecture. On a cru qu‘apprendre à lire serait un progrès pour l‘homme […. Or cela est très contestable […] En réalité, le résultat le plus clair de l’instruction primaire aux XIXème et XXème siècles a été d’ouvrir l’homme à la grande propagande […] Les éléments d’instruction primaire permettent exactement d’entrer dans l’univers de la propagande [...] L’homme inculte n’est pas récupérable. [Nous] sommes obligés de constater que le développement de l’instruction élémentaire est la condition fondamentale pour l’organisation de la propagande. Une telle affirmation heurte beaucoup de préjugés, exprimés par exemple par Paul Rivet dans cette phrase lapidaire d’un irréalisme complet:"Un être qui ne sait pas lire un journal n’est pas libre.""(ibid., p.126-128) C'est pourquoi aussi, il est extrêment douteux d'affirmer comme une évidence indiscutable que l'invention de l'imprimerie a été une grande avancée pour l'esprit humain; on sous-estime grandement, de la sorte, ce qu'elle a aussi eu de terriblement toxique, à partir du moment où l'on n'a manifestement pas été capable de faire les choses plus qu'à moitié pour ce qui est de l'acquisition d'une culture écrite.
Positivement, cela revient à dire que "l’important n’est pas de savoir lire mais de savoir ce qu’on lit, de raisonner sur ce qu’on lit, d’exercer un esprit critique sur la lecture." (ibid., p.126) Or, cela est rigoureusement impossible à faire si l'on ne dispose pas de la culture générale suffisante pour exercer ce genre de lecture qu'il faut, là aussi, qualifier d'active (on retombe toujours sur la règle 1, comme étant la plus fondamentale. Si je peux me permettre de me référer à mon expérience personnelle, il m'a fallu longtemps avant de parvenir à exercer véritablement cet "esprit critique", surtout sur des auteurs avec lesquels j'étais trop facilement d'accord). On doit en tirer ce principe élémentaire, pour ce qui est de l'acquisition d'une culture écrite, et être armé intellectuellement pour y pénétrer avec un esprit libre, qu'il vaut mieux ne pas du tout y avoir accès que de ne faire les choses qu'à moitié, en se contentant simplement de savoir à peu près lire et écrire (avec certes de plus en plus de difficulté).
Rien ne peut remplacer ici le média du livre, même si aujourd'hui, grâce à l'outil informatique, de nombreuses conférences sont aussi disponibles qui peuvent les compléter très avantageusement. Deux sous-règles sont nécessaires à préciser ici pour pouvoir véritablement s'assimiler une culture générale:
-ce qui compte n'est pas tant de lire beaucoup que de lire les textes qui nous feront véritablement avancer: inutile donc de penser devoir devenir un rat de bibliothèque; la question essentielle se pose alors de savoir quels sont les textes véritablement importants à lire. Ici, c'est à chacun de faire son choix suivant son itinéraire personnel; tout ce qu'on peut indiquer, c'est à titre d'exemple, la façon dont personnellement j'ai fait ce choix qui conduirait à dire qu'il ne doit y avoir guère plus d'une quarantaine de livres qui ont vraiment compté pour moi, et parmi eux, un nombre encore plus réduit qui ont été vraiment fondamentaux, les rares qui vous font faire des pas de géant (je renvoie à la bibliographie recommandée sur ce blog). Le meilleur fil conducteur à suivre ici, à notre avis, est de se constituer une solide base d'auteurs qui formeront comme un réseau appelé à s'étendre au gré de sa progression. Dans ce cadre, on évitera de prendre des lectures au hasard et au petit bonheur la chance, mais, de préférence, à partir de références au sein de ce réseau qui auront aiguiser sa curiosité. Et s'il y a quelque chose qu'il faut surtout éviter de faire, c'est de s'engager dans la lecture d'un texte simplement parce qu'il a été beaucoup relayé dans les moyens de communication de masse; son intérêt pour la connaissance est, de toute façon, généralement inversement proportionnel à l'écho médiatique qu'il rencontre, conformément à la logique de formation des bulles spéculatives, qui ont donc un champ d'application qui dépasse aujourd'hui largement le strict domaine économique.
-ensuite, il est essentiel de ne pas simplement se contenter de lire ou de visionner une conférence mais d'en prendre des notes, sans quoi, il est inévitable qu'il n'en restera rien de véritablement consistant. Ainsi, concernant ce qui a vraiment compté pour moi, je sais pouvoir y revenir à tout moment et me rappeler ainsi d'annotations importantes que j'avais complètement oublié. Un texte qui compte vraiment est un texte sur lequel on reviendra périodiquement et les notes fournissent le support indispensable pour retrouver rapidement les passages qu'on veut relire.
Il est évident qu'une école qui instruirait véritablement, en ce sens, représenterait une colossale économie d'énergie dans l'acquisition d'une large et riche culture. Trois fois hélas, il faut donc bien se résoudre à admettre que ce n'est pas le cas et qu'il faut être prêt, si les institutions sont déficientes de ce point de vue, à en dépenser une grande quantité par ses propres moyens, mais, pour un gain, qui, au bout du compte, est celui que procure la conquête d'un esprit libre. Ce dernier point est peut-être le plus dur. Quand on a grandi et vécu toute sa vie dans une société dont la temporalité ne cesse de s'accélérer, il est extrêmement compliqué d'arriver à retrouver la vitesse d'un escargot, qui constitue pourtant la bonne référence pour se régler sur une temporalité adéquate à l'acquisition d'une telle culture.
Pour qui ne voudrait pas se donner toute cette peine, il restera l'échappatoire que laisse ouvert la règle 7 qui va suivre...
(1) Un énorme avantage supplémentaire de se limiter ainsi réside dans le fait que par le biais de l'utilisation du rétroprojecteur en classe, connecté à l'ordinateur, les élèves sont exposés seulement au médium de la lumière réfléchie et non à celui de la lumière directe des écrans d'ordinateur, terriblement toxique si on y reste scotché des heures durant, comme on l'a déjà expliqué sur ce chantier.
(2) Notez bien qu'il faut parler, pour s'exprimer correctement, d'"instruction obligatoire". C'est un point à rappeler souvent car c'est une confusion tellement répandue, que ce n'est pas l'école qui est obligatoire mais l'instruction. Aucune loi n'empêche d'instruire ses enfants en dehors du cadre des écoles de la République; si vous comptez sur l'école pour instruire vos enfants, comme on en donne des éléments d'explication ici, vous êtes de toute façon mal barrés (malheureusement, les gens s'en foutent presque toujours royalement de ce qui se transmet ou pas à l'école, l'essentiel étant d'avoir son Bac en poche en bout de course, peu importe comment). Evidemment, mettre en place une alternative sérieuse supposerait de disposer du temps, des compétences et de l'organisation nécessaire pour associer toutes les forces disponibles dans un tel projet.
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