mercredi 3 juillet 2019

12) Philosophie de la monnaie. Les monnaies locales, complémentaires ou alternatives: dimension culturelle et éducative

Rêvons le temps d'introduire à cette première dimension des monnaies complémentaires. A quoi pourrait ressembler une école qui, toutes à la fois, aurait le quadruple avantage de stimuler et démultiplier les capacités d'apprentissage, de contribuer à résoudre le problème économique du financement des études supérieures, serait construite sur la base d'une justice sociale mettant à égalité riches et pauvres, et, cerise sur le gâteau, développerait en priorité des rapports de coopération plutôt que de concurrence entre les élèves? Et, quel rôle aurait à jouer là-dedans les questions monétaires?

Peut-être que l'on sera tenté de penser que nous rêvons un peu trop fort...Ce n'est pas si sûr. Nous parlerons ici du Saber, une monnaie crée à l'origine au Brésil, qui signifie littéralement "Savoir". Pour en saisir toute la portée, il faut partir de ce qu'on appelle "la pyramide des apprentissages", construite sur la base d'un ensemble d'études faites à ce sujet dans les années 1980, et qui semble donc aujourd'hui assez solidement étayée. Elle est constituée de quatre étages qui vont du niveau le plus bas où la déperdition dans la transmission des connaissances est la plus grande au niveau le plus élevé où elle est la moindre.Tout en bas, 5 % seulement des connaissances, en moyenne, sont retenues par les élèves par le biais d'un cours magistral de l'enseignant.(1) Au deuxième étage, on grimpe à 10 % quand la leçon fait l'objet d'une lecture personnelle par l'élève (2). Un premier grand saut est fait à 50 %, au troisième étage, quand elle donne lieu à une discussion au sein d'un groupe d'élèves. Et, enfin, on fait un dernier grand bond en atteignant le sommet à partir du moment où les connaissances font l'objet d'une transmission d'un élève vers un autre: à ce niveau, 90 % serait retenu. C'est une des vertus extraordinaires de la connaissance: la meilleure façon de l'acquérir, c'est de la transmettre, ce qui fait qu'à ce niveau, l'opposition entre comportement égoïste ou altruiste perd son sens.


On voit donc qu'il faut la prendre ici comme une pyramide inversée: en réalité, c'est la base élargie à 90 % qui constitue son sommet. Le principe sur lequel s'édifie la pyramide des apprentissages est donc très simple: plus l'élève est actif et plus les capacités d'apprentissage s'en trouvent renforcées. Comme toujours, les formes actives du comportement sont supérieures aux formes passives. Il suffit déjà de renvoyer à la régle 1, sur les huit à définir, de celles que nous avons établi, comme la plus fondamentale pour traiter correctement l'information: non pas réclamer d'abord le droit d'être informé mais celui d'informer. Pour sortir des cadres des sociétés du spectacle du capitalisme de la consommation de masse, où ce sont constamment les formes passives qui sont le plus sollicité, il serait évidemment très important de reconstruire un édifice scolaire digne de ce nom s'inspirant de cette pyramide qui réactive les formes actives du droit à la connaissance; celle-ci est un enjeu clé pour n'importe quelle société, aussi bien culturellement que politiquement, puisque tout savoir confère toujours un certain pouvoir.
Oui, mais quel rapport avec les questions monétaires? Et bien, le Saber est cette monnaie qui a été créée pour permettre aux élèves de grimper jusqu'au dernier étage de notre pyramide et de s'y maintenir. Le principe en est très simple: ils le gagne, de sept à dix huit ans, en transmettant ce qu'ils ont appris à leurs camarades des classes plus jeunes, ceux-ci se choisissant un ou plusieurs tuteurs de la sorte. Le Saber rentre bien dans la catégorie des monnaies complémentaires puisqu'il est convertible en monnaie conventionnelle: le ministère rachète à l'école les Sabers pour les convertir en monnaie nationale, et, avec elle, les étudiants pourront financer leurs études supérieures. Nous retrouvons les quatres effets vertueux listés au début:
-Ce système est d'abord bien plus efficient en terme d'apprentissage que les systèmes scolaires conventionnels qui ont toutes les peines du monde à s'élever ne serait-ce qu'au-delà du deuxième étage de la pyramide, ce qui est une pièce importante à verser au dossier de leur faillite actuelle:"Comparativement à une bourse d'études classique, cette approche augmente la quantité de connaissances accumulée d'un facteur d'au moins 50 . En effet, chaque fois que cette monnaie s'échange, il y a un mentor qui va retenir dix fois plus ce qu'il a enseigné, comparativement au schéma habituel. Si l'échange se fait cinq fois entre le débutant de sept ans et l'étudiant universitaire, un budget donné du ministère de l'éducation aura généré cinquante fois plus de connaissances acquises que le système de bourses conventionnel ." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales, p. 224) (3)
- La monnaie Saber est donc aussi bien plus avantageuse en terme économique, ce qui devrait intéressée une société qui tend à tout ramener à cette seule dimension. Nous résolvons de cette façon le problème du financement des études supérieures des étudiants à un coût cinquante fois moindre relativement aux gains cognitifs que nous obtenons par rapport à une monnaie conventionnelle adossée aux méthodes traditionnelles d'apprentissage. 
-Troisièmement, ce système est incomparablement plus juste socialement puisque, que vous veniez d'un milieu riche ou pauvre, vous avez exactement les mêmes possibilités de départ d'acquérir cette monnaie pour financer vos études. Une des principales causes de l'inégalité dans l'accès aux études supérieures vient évidemment de la difficulté pour les étudiants venant de milieux modestes de les financer avec de la monnaie conventionnelle.
-Enfin, le Saber s'inscrit tout à fait dans l'esprit des monnaies-lien, héritées de la tradition des pratiques monétaires de l'Age de pierre de l'humanité, puisqu'il incite plus au partage des connaissances qu'à la mise en concurrence des individus; il a donc aussi une dimension sociale que n'a pas du tout la monnaie conventionnelle, ce qui n'est évidemment pas le moindre de ses mérites: de cette façon, il contrebalance les effets pervers d'une monnaie qui, en position de monopole, a typiquement la propriété de déliter les liens sociaux, comme nous l'avons déjà assez largement montré dans les parties précédentes.
On pourrait même imaginer pousser le système beaucoup plus loin pour inclure dans le circuit monétaire les adultes, les personnes âgées, les chômeurs, etc. (sur la base du volontariat, cela devrait aller sans dire). Ce dont nous avons ici le plus besoin, c'est d'imagination: "L'espace des possibilités est infini !" (ibid., p. 223) Attardons-nous un peu sur les vieux souvent considérés comme des rebuts inutiles dans l'économicisme actuel alors même qu'ils constituent la tranche d'âge censée avoir accumulée le plus de connaissance dans sa vie: il y a ici, comme à tous les échelons de nos sociétés soit disant "rationnellement" organisées, un énorme gaspillage qui fait que s'évapore en pure perte une quantité énorme de connaissances: alors que nous sur-exploitons les ressources finies de la nature, nous sous-exploitons les ressources inépuisables de la connaissance, ce qui est une aberration complète: c'est évidemment l'inverse qu'il faudrait viser. A n'en pas douter, l'élargissement d'un tel réseau monétaire en démultiplierait les effets vertueux, aussi bien en termes cognitif, économique que social; sous ce dernier aspect, il stimulerait la reconstitution de multiple noeuds de liens inter-générationnels. Il est bien établi que dans les sociétés de consommation de masse, ces liens sociaux tendent à être de plus en plus intra-générationnels par les phénomènes de mode qu'elles sont amenées à renouveller constamment pour faire tourner la machine économique. Pour aller à l'essentiel, on peut dire que la mode est un ersatz de culture, un produit de substitution de qualité inférieure. Ce qui définit une culture, c'est sa dimension trans-générationnelle qui fait qu'elle traverse les tranches d'âge pour s'inscrire dans la succession des générations qui la perpétuent et la recréent à un rythme lent: on peut parler, en ce sens, d'une culture bretonne ou française; on voit bien toute la différence: il n'y aurait guère de sens à parler de mode basque, par exemple. La mode, à l'opposé d'une culture, ne tisse rien dans la durée entre les générations. L'une est ce qui permet de faire société durablement; l'autre, qui appartient à un univers morcelé, est ce qui permet d'abord de soutenir la croissance économique.
Resterait la question de savoir quel usage pourraient faire les personnes âgées de la monnaie ainsi gagnée. On voit assez bien, sur un plan économique, comment la question du financement d'une retraite décente pour tout le monde pourrait se poser ici sous un jour nouveau, en permettant d'ouvrir la vanne à une monnaie complémentaire. Mais, il est nécessaire d'ajouter aussitôt qu'il ne s'agit surtout pas de prendre prétexte de l'institution d'une monnaie de secours pour continuer d'amputer les budgets sociaux et éducatifs en monnaie conventionnelle. Ce qu'il faut plutôt d'abord prendre en compte, c'est le fait qu'un système est de toute façon beaucoup plus souple et résilient dès lors qu'il peut compter sur plusieurs sous-systèmes qui se complètent les uns les autres, comme on l'a vu dans la partie 2; comme sous tous les autres aspects de la question, nous avons besoin de retrouver un pluralisme monétaire. Une problématique similaire pourrait s'appliquer à la catégorie des chômeurs. Nous nous dirigerions alors, en élargissant ainsi toujours plus le champ de ce réseau monétaire, vers l'essor d'une société de la connaissance et non plus d'"économie de la connaissance" que nous vend aujourd'hui le capitalisme, à coups de droits de propriété intellectuelle, qui la stérilisent, au contraire.
On voit bien, déjà ici, combien la dimension culturelle de telles monnaies, qu'il reste à imaginer et à instituer, est inextricablement entrelacée avec leurs autres dimensions socio-économique. C'est celles-ci qu'ont va explorer plus loin dans la suite... 



(1) Il s'agit bien d'une moyenne, qui, comme toute moyenne est, par définition, statistique, et peut donc recouvrir de très grandes disparités. Ce n'est évidemment pas du tout la même chose pour un élève d'être en face d'un enseignant qui s'ennuie lui-même à répéter mécaniquement tous les ans le même cours que de se retrouver face à un autre qui saura éveiller sa curiosité et stimuler son besoin d'être actif.

(2) Ici aussi, il faut moduler ce pourcentage en fonction de la façon dont on fait ses lectures personnelles. Une lecture qui ne donne lieu à aucune annotation devrait voir logiquement le pourcentage de déperdition de connaissance augmenter dans des proportions importantes.On voit donc que c'est à tous les étages de la pyramide des apprentissages qu'il faudrait s'attaquer pour exploiter au mieux le potentiel de connaissance de la société qu'une institution comme l'école est censée prendre en charge; le but du jeu serait alors, prioritairement, de relever le pourcentage des deux premiers étages: il y a sans doute de la marge pour le faire.

(3) Est-il besoin de préciser qu'une telle organisation des apprentissages reste neutre quant à la question, tout aussi importante, de déterminer quels contenus doivent être enseignés. Ce n'est pas le sujet ici, d'autant qu'il a déjà été suffisamment traité sur ce blog, du moins, pour ce qui concerne les Humanités.




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