Mise à jour, 19-07-2019
1- (Re)mettre le droit à l'information à la forme active
C'est sûrement la règle la plus fondamentale, celle d'où découlent toutes les autres: ce n'est pas l'information qui doit venir à toi, c'est toi qui doit aller vers l'information. Un rapide détour historique est nécessaire pour en comprendre l'importance. Au XIXème siècle, à l'époque où s'est constitué véritablement le droit à l'information, sur la base de l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ("La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi"), on ne parlait pas en termes de droit d'être informé mais du droit d'informer:"Les tournures de langage sont toujours éloquentes: au XIXe siècle quand on parlait de liberté d'information on désignait la liberté d'action de l'individu pour informer, par tous les moyens qu'il jugeait bon, et l'on attendait du "pouvoir politique" une abstention. Mais avec la croissance considérable des moyens techniques, on a assisté au XXe siècle à une autre formulation. Maintenant on parle de la liberté d'être informé, ou du droit à être informé [...]: l'individu devient passif." (Jacques Ellul, Propagandes, p. 336) Notez bien que l'article 11 de 1789 mettait déjà intégralement le droit à l'information à la forme active ("tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement...") (1); nous en sommes aujourd'hui, hélas, aux antipodes. Ce qui peut donc facilement expliquer cette navrante évolution, c'est l'avènement des médias de masse au XXème siècle (télévision, radio, presse à grand tirage) qui installent l'individu dans une passivité radicale; il lui suffit désormais d'appuyer sur un bouton pour gober l'information comme des poulets rôtis qui tomberaient tout cuit du ciel, pour reprendre l'image de G. Anders. Or, précisément, la création de l'Internet renferme potentiellement des facilités incontestables pour remettre à l'ordre du jour la forme active du droit à l'information. A l'époque de l'imprimerie, n'importe qui ne pouvait avoir la possibilité d'"imprimer librement" puisque cela nécessitait quand même des moyens financiers que n'avaient pas les pauvres; aujourd'hui, avec l'Internet, n'importe qui peut ouvrir un blog. Suivant la formule d'un militant des droits humains fondamentaux, à l'ère du numérique, et d'abord de l'article 11 de 1789, B. Bayard, si l'imprimerie a permis au peuple de lire, Internet lui apprendra à écrire; je préfère, quant à moi, employer le conditionnel, car il est extrêmement douteux que les choses aillent en ce sens, à l'heure actuelle...
C'est pourtant en procédant ainsi qu'on s'immunise, de façon très générale, contre toute propagande, aussi bien celle que véhicule les médias de masse que celles qui prolifèrent aujourd'hui sur les réseaux numériques; il est clair que je suis beaucoup moins disposé à être propagandé quand c'est moi-même qui part en quête d'informations en fonction d'un sujet que je me suis donné que quand ces infomations me sont livrées comme des plats surgelés suivant l'ordre du jour qu'un autre a défini pour moi. La pensée libre, au sens où la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle avait définit ce concept, tel qu'on en trouve, par exemple, la formulation allemande chez Kant, "Aie le courage de te servir de ton propre entendement", n'est possible qu'à cette condition élémentaire que je me laisse le moins possible dicter par autrui mon ordre du jour des informations qui méritent d'être traitées, mais que je me le pose moi-même suivant mes propres goûts et intérêts, et qu'à partir de là seulement, je me mette en quête d'informations. Quand un présentateur de JT annonce suivant la formule convenue,"Voilà ce qu'il faut retenir des dernières élections", les cheveux devraient se hérisser sur la tête de n'importe qui de suffisamment éveillé ayant remis le droit à l'information à la forme active. Non, monsieur le journaliste, ce n'est pas à vous ni à personne d'autre de me dire ce qu'il faut retenir ou non. La formule correcte et honnête, dans une société d'individus capables de faire usage de leur propre entendement, serait de dire:"Voilà ce que nous avons retenu des dernières élections."
(1) Il est extrêmement important de relever que l'article 11 est le seul, de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, avec l'article 10, qui donne véritablement un pouvoir d'action concret au peuple; le reste des droits, comme Marx l'avait analysé, ressort avant tout d'une idéologie bourgeoise, qui ne donne aucun contenu positif à l'idée d'un pouvoir du peuple (il faudrait pour avoir quelque chose de plus substantielle qui irait en ce sens repartir de la Constitution de 1793 qui a vite été rangée aux oubliettes avec l'épouvantail de la Terreur pour effrayer les moineaux). Conséquence: si on passe par dessus bord cet article 11, comme c'est le cas avec le droit à l'information réduit à la forme passive, il ne restera pratiquement plus rien des droits démocratiques positifs de l'héritage de la Révolution de 1789, ce qui, on s'en doute bien, est extrêmement fâcheux pour une société qui emploie à tours de bras, tel un mantra, le vocable "démocratie".
2- Diversifier les sources d'information
Une fois que la première règle est appliquée, il reste à savoir comment je me mets en quête d'information. La parabole du mouton noir, que j'ai déjà eu l'occasion d'exposer, est très parlante pour illustrer la nécessité de cette deuxième règle. Quatre voyageurs débarquent en Australie et prennent le train; ils voient par la fenêtre un mouton qui semble noir.
Le premier en conclut que les moutons sont noirs en Australie.
Le second en conclut qu'il existe des moutons noirs en Australie.
Le troisième qu'il existe en Australie au moins un mouton noir.
Le quatrième, qui symbolise le véritable esprit libre, qu'il existe en Australie au moins un mouton dont l'un des côtés est noir.
Donnons juste une simple illustration, que l'on pourrait multiplier à l'infini, du sens de cette parabole. Pour nous Occidentaux, la chute du mur de Berlin, en 1989, est un grand moment de libération des peuples; mais, si l'on va se renseigner sur la façon dont cet événement a pu être perçu dans les pays pauvres du Sud, on s'apercevra qu'il a d'abord été vécu comme une catastrophe pour eux; en effet, tant qu'il existait deux blocs qui s'affrontaient, ces pays ont pu jouer de cette rivalité pour en tirer des bénéfices suivant le principe: si vous ne vous comportez pas bien avec nous, on passe dans l'autre camp. A partir du moment où il n'y pas plus qu'une super-puissance qui étend son pouvoir de façon hégémonique sur le monde, les Etats-Unis, c'en est fini de cette possibilité. De l'aveu même d'un rapport du Stratcom, l'organe de l'armée américaine chargé d'étudier la nouvelle situation géo-politique dans l'après-Guerre froide, cité par Chomsky, on était passé "d'un milieu riche en armes à un milieu riche en cibles." Notre mouton qui semblait blanc, sur ce coup, vu de la perspective occidentale, apparaissait plutôt noir vu du côté des pays pauvres du Sud. L'exigence qui s'impose ici est celle de ce qu'on appelle en histoire le principe de symétrie documentaire. Exemple parmi tant d'autres, les contacts entre l'Europe et l'Asie, au XVIème siècle, à l'aube de la modernité: nous ne connaissons le plus souvent que la version européenne qui repose sur les archives de la conquête coloniale; il y a fort à parier que nous aurions un tout autre regard sur notre mouton en considérant les choses de la perspective asiatique. On peut s'en donner un bon aperçu en prenant suivant ce principe de symétrie documentaire la rencontre entre l'ambassadeur de l'Empire britannique sous George III et l'Empereur de Chine, en septembre 1793: du point de vue du premier, convaincu de la supériorité de sa civilisation, il s'agissait d'une rencontre diplomatique en vue d'ouvrir de nouveaux marchés pour les produits britanniques; mais pour l'Empereur Céleste, cette recontre signifiait toute autre chose, la reconnaissance par l'homme blanc de la supériorité incontestable de la Chine devant laquelle il venait humblement s'agenouiller ainsi que l'atteste cet édit:"Nous, par la Grâce du Ciel, Empereur, enjoignons le roi d'Angleterre à prendre note de cet arrêt. Bien que votre pays, O Roi, soit situé dans les océans lointains, vous avez, inclinant votre coeur vers la civilisation, respecteusement envoyé un émissaire [...] et traversant les mers il est venu à notre cour pour se prosterner..." (Cité par M. Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 214) Ainsi, dans l'échange cérémoniel des biens, ce qui était considéré du point de vue occidental comme des cadeaux pour inciter les Chinois a acheter les marchandises anglaises était vu, du point de vue chinois, comme un tribut que versait l'étranger en signe d'allégeance.
Or, c'est un des drames qui est entrain de tuer l'Internet tel qu'il a été conçu à ses débuts; alors qu'il renferme des possibilités évidentes de diversifier ses sources d'information, on constate que ce n'est pas du tout en ce sens qu'il se développe pour l'heure. Un réseau numérique comme Facebook l'illustre jusqu'à la caricature: tous ses algorithmes sont mis au point pour nous renvoyer toujours vers des sources d'information qui renforcent nos propres convictions si bien qu'il devient très compliqué là-dedans d'être confronté à des positions divergentes, sans même parler de la possibilité d'établir un dialogue avec quelqu'un qui verrait notre mouton d'une autre perspective; l'effet de clôture qu'ils produisent enferme l'individu dans une bulle qui filtre tout ce qui pourrait être indésirable et entraîner pour lui une pénible situation de dissonance cognitive entre ce qu'il croit et l'information qui lui est donnée: c'est presque toujours du même côté qu'il verra notre mouton, et il en concluera facilement qu'il est noir sans se rendre compte que sa perspective est très limitée. C'est une des raisons majeures pour trouver assez ridicule l'appelation de "sociaux" pour ce genre de réseaux; c'est bien d'avantage une désocialisation qu'ils génèrent en rendant pour le moins problématique les conditions d'un dialogue entre positions divergentes. Or, une des caractéristiques fondamentales d'un esprit libre, qui n'est pas l'esclave de ses propres préjugés, c'est qu'il est capable d'accueillir une information sérieuse qui va à contre-courant de ses convictions; par exemple, si je suis un écologiste convaincu, je dois, malgré tout, pouvoir entendre les arguments pro-nucléaires que donne un spécialiste des questions énergétiques comme J. M. Jancovici; si je suis favorable aux populations immigrés, je dois pouvoir écouter un certain nombre de lieux communs que j'ai à ce sujet qui peuvent être discutables; si je me réclame de gauche, je dois pouvoir accueillir la masse d'informations qui montrent tout le tort que celle-ci a pu faire aux classes populaires, etc. Faute de faire attention à cela, on sera immanquablement victimes de biais cognitifs qui faussent notre jugement, et qui sont nombreux et variés: ici, pour deux informations ayant exactement la même teneur en vérité, je retiendrai facilement celle qui va dans le sens de mes convictions et écarterai comme indésirable celle qui va à contre-courant.
Diversifier ses sources d'information implique aussi nécessairement d'enrichir les thématiques en fonction desquelles on va les chercher. Il faut donc tirer ici une précision importante concernant la première règle donnée. Si je dois mettre à la forme active mon droit à l'information, c'est en même temps pour le faire valoir suivant une pluralité d'intérêts qui enrichiront mes perspectives sur le monde. Pour donner un contre-exemple, à vue d'oeil, les trois-quart des messages d'un individu, sur Twitter, tournaient autour d'informations relatant des phénomènes antisémites; il est clair que, dans ces proportions là, on va finir par voir de l'antisémitisme partout, sans aucune proportion avec son impact réel dans le monde. On rentre alors dans un cercle vicieux: cette perception erronnée renforcera la conviction de l'individu que tout tourne autour de l'antisémitisme, ce qui le conduira à bombarder d'autant plus le réseau d'informations sur ce thème, et ainsi de suite à l'infini. L'individu vit alors dans une bulle dont on ne voit plus bien comment il pourrait en sortir, bulle dans laquelle tout tend à s'interpréter suivant cette grille de lecture monolithique.C'est finalement le symétrique parfait de l'antisémite, lui aussi obsédé par la question juive, les deux se nourissant l'un de l'autre, en quelque sorte. On peut remplacer ce thème par celui de l'homophobie, du racisme anti-beur, de l'islamophobie, etc., on observera le même type d'enfermement mental.
En réalité, ce phénomène de cloisonnement que l'on observe sur les réseaux numériques n'est pas nouveau. Bien avant l'existence de l'Internet, dans les années 1950, Ellul l'avait déjà constaté et il l'avait résumé par cette loi générale: "Plus il y a de propagandes, plus il y a de cloisonnement." (Propagandes, p. 237) Les réseaux numériques n'ont fait qu'amplifier, dans des proportions il est vrai inquiétantes, un phénomène qui était déjà bien là:"Lazarsfeld, dans ses expériences sur la radio, cite le cas de programmes destinés à faire connaître au public américain la valeur de chacun des groupes ethniques minoritaires composant la population américaine. Il s'agissait de montrer l'apport de chacun, en vue de développer la compréhension mutuelle et la tolérance. Or, l'enquête a prouvé que chaque émission était suivi par le groupe ethnique intéressé (par exemple l'émission sur l'Irlande par les Irlandais, etc.) mais pratiquement par personne d'autre. De même, la presse communiste est lue par les électeurs communistes, et la presse protestante par les protestants." (ibid., p. 237). Là aussi, il a été très naïf de croire que le pluralisme des points de vue était un gage suffisant de vie démocratique relativement à la propagande monolithique d'un système totalitaire; si ces divers points de vue constituent autant de bulles plaçant les individus dans une situation d'incommunicabilité les uns par rapport aux autres, c'est l'existence même d'un espace commun où pourrait s'établir un dialogue qui se trouve détruit. Ellul n'a pas pu connaître le développement actuel des réseaux numériques, mais l'état des lieux qu'il dressait touche pourtant le coeur même de ce qu'ils sont massivement devenus, des dispositifs idéaux pour se murer dans ce qui ressemble bien à une forme d'autisme:"Nous voyons alors se constituer sous nos yeux un monde de cellules mentales fermées, où chacun se parle à soi-même, où chacun ressasse indéfiniment sa propre certitude pour soi-même, et le tort que lui font les Autres, et le tort des Autres, un monde où personne n'écoute l'autre; chacun parle, et personne n'écoute." (ibid., pp. 237-238) Comme le formulait aussi fort bien le poète, "parler est un besoin, écouter est un art." (Goethe)
3- Vérifier les sources d'information
Cette règle est tellement élémentaire qu'elle devrait aller sans dire, tant il existe de sources peu fiables inondant aussi bien les médias classiques de la télévision, de la radio et de la presse à grand tirage que des réseaux numériques. Pour ces derniers, c'est même catastrophique comme le laisse à penser cette très sérieuse enquête parue dans la revue Science qui aboutit à la conclusion que, Sur Twitter le mensonge est plus viral que la vérité. Ce n'est pas prendre un énorme risque que d'extrapoler qu'il doit en aller de même pour les autres réseaux numériques de même farine comme Facebook (Facebook, l'empire du faux). On connait bien la formule célèbre de Lénine énonçant que l'impéralisme est le stade suprême du capitalisme. On proposera ici de recycler cette formule pour prétendre que Facebook, c'est le stade suprême du toc: il y atteint un perfectionnement tout à fait prodigieux qui fait que même ce qui se présente sous les formes de la contestation la plus radicale finit toujours par sonner faux.
Moi-même j'ai pu me faire berner par manque élémentaire de prudence; par exemple, j'ai reproduit sur ce blog un discours censé venir du roi des belges Léopold II, de la fin du XIXème siècle, qui expliquait, avec le plus parfait cynisme, comment il fallait s'y prendre pour coloniser le Congo; or, il s'est avéré que ce document était un faux (fort bien fait au demeurant) fabriqué de toute pièce pour le discréditer. Comme cette information renforcait mes propres convictions anti-coloniales, je n'ai pas fait l'effort élémentaire de me renseigner sur sa véritable provenance jusqu'à ce que quelqu'un m'en avertisse. Le premier réflexe à avoir, c'est toujours de vérifier que l'information qui m'est livrée est sourcée et de façon précise; il ne suffit pas que soit collé un nom à une information, une citation ou un texte pour qu'ils soient fiables; par exemple, pour une citation, il faut toujours regardé si est indiqué le texte précis d'où elle est tirée, sans quoi on peut faire dire n'importe quoi à n'importe qui; à défaut, il vaut mieux la jeter directement à la poubelle, et ensuite, il convient de se demander d'où parle celui qui donne l'information? Contentons nous de deux exemples. Les experts en économie qui interviennent dans ce qu'il est convenu d'appeler "les médias mainstream" sont toujours présentés avec leur titre universitaire ronflant, gage de sérieux et de fiabilité; mais, on ne précise jamais leur lien étroit avec le monde de la haute-finance; une illustration parmi une légion d'autres, Christian de Boissieu, en France: une rapide recherche montre que cet expert occupe, parmi divers autres postes de haut rang dans ce milieu, celui de président de la Commission de contrôle des activités financières de la Principauté de Monaco, un authentique paradis fiscal (à l'époque du moins où je me suis renseigné sur lui, en 2010). On voit mal comment l'information qu'il donne pourrait ne pas être orienté en fonction d'intérêts financiers très puissants; c'est le genre d'experts qui, quelques semaines avant l'énorme krach financier de 2008, annonçaient tranquillement que les perspectives à venir étaient bonnes. De la même façon, dans un autre domaine, aux Etats-Unis, un expert climato-sceptique (contestant l'existence du réchauffement climatique) comme Patrick Michaels, qui intervient à tout bout de champ dans les médias, avec le statut de professeur à l'Université de Virginie, voit, en réalité, ses travaux financés par Exxon, le géant américain de l'industrie pétrolière qui a tout intérêt à minimiser la pollution qu'il engendre.
Il existe aujourd'hui des sites pour vérifier une information: CheckNews du journal Libération, Les décodeurs du journal Le monde, AFP factuel. Le gros problème, c'est que ce sont les personnes qui en auraient le plus besoin qui n'y vont jamais. On retrouve ici typiquement le phénomène d'enfermement et de cloisonnement, dont il a été question pour la règle précédente, démultiplié par la logique des réseaux numériques, comme le remarque le directeur de l'association Conspiracy Watch:"Ceux qui ont besoin d’y être exposés ne le sont pas. Ils sont enfermés dans une bulle de filtre et restent dans un monde numérique où ils ne voient que des sites douteux." (Théories du complot et négationnisme: le constat alarmant de Conspiracy Watch) On se simplifiera considérablement les choses en sélectionnant rigoureusement ses sources d'information pour avoir pleine confiance en elles et ainsi s'économiser le travail fastidieux de vérification de chaque information. Par exemple, je sais que N. Chomsky est quelqu'un de fiable car s'il se risquait à balancer des informations bidonnées, il aurait aussitôt une meute d'éditorialistes à ses trousses pour le pourfendre, en bon chiens de garde des autorités.
4- Sortir de la métaphysique spectaculaire du journalisme
La métaphysique n'est pas seulement une science savante réservée à une élite intellectuelle. Au niveau le plus élémentaire, chacun porte en soi une métaphysique, au sens d'une appréhension globale du monde au sein de laquelle certaines choses prennent de l'importance et d'autres sont laissées de côté. Et dans une société où règnent en maître la métaphysique du journalisme, c'est celle-ci qui va mécaniquement s'imposer à l'individu s'il ne fait pas l'effort de sortir du troupeau pour faire le pas de côté. Le journaliste, comme l'avait bien expliqué en son temps G. Anders, nous livre l'information avec sa grille de lecture du monde intégrée, ce qui est certes très confortable puisque cela nous dispense de faire ce travail, mais nous installe dans une hétéronomie radicale (vs autonomie). Plus précisément, le journaliste des médias de masse traite la quantité énorme de données à sa disposition, pour trier celles qui méritent d'être retenues de celles qu'on peut laisser dans le filtre, au nom d'une catégorie fondamentale, celle du spectaculaire (et non pas d'abord en fonction d'une censure qu'on exercerait sur lui): 364 jours du cours ordinaire de la vie d'une banlieue, cela ne présente aucun intérêt pour ce journaliste; le 365 ème jour où se produit une émeute, voilà qui va retenir toute son attention et faire la Une du JT. La misère ordinaire du monde qui fait que, selon les chiffres de la très sérieuse FAO, un enfant de moins de 10 ans meure de faim toutes les cinq secondes, voilà à nouveau quelque chose qui est sans intérêt pour le journalisme de masse.(1) Si vous voulez qu'il s'intéresse aux miséreux, il va falloir qu'ils disparaissent dans quelque chose qui s'accorde avec les cadres de la représentation spectaculaire, un tsunami, un tremblement de terre, une éruption volcanique, un génocide, etc, pour aussitôt les oublier et faire place nette aux nouvelles des jours suivants. Pourtant, si je veux comprendre le monde dans lequel je vis, c'est bien le cours ordinaire de la vie qu'il faut prendre, en premier, comme référent. Pour connaître la vie d'une banlieue, il est infiniment préférable de disposer de l'enquête d'un sociologue qui étudie ces 364 jours où il ne se passe rien pour le journaliste, qui seuls peuvent expliquer pourquoi se produit quelque chose comme une émeute le 365ème jour. Pour comprendre la misère du monde, là aussi, il est nécessaire de partir de son cours ordinaire, invisible dans les médias de masse.
Le téléspectateur qui n'entend parler des banlieues que dans les cas d'émeutes et autre événement spectaculaire du même genre finira par croire que la vie d'une banlieue se résume à cela. Je redonne ici ce qui me semble être la meilleure illustration récente que je connaisse de la fantastique distorsion de notre représentation de la réalité sous l'effet du medium spectaculaire des médias de masse. Le phénomène, relaté par M. Desmurget dans son ouvrage, TV lobotomie, a été observé aux Etats-Unis: entre 1978 et 1992, les enquêtes d'opinions montraient que pour seulement 2 à 5 % des gens, l'insécurité était le sujet principal de préoccupation. Soudainement, la proportion a explosé pour atteindre 52 % des sondés en 1994. Chacun sera tenté de se dire que cela doit s'expliquer par une montée en puissance importante de la criminalité dans le pays; et bien, pas du tout! Dans le même temps, les statistiques du FBI montraient même une légère baisse de la criminalité. En réalité, ce qui a explosé, c'est le traitement médiatique des affaires de criminalité, de 500 %, rien que ça, à partir de l'affaire O. J Simpson, une méga-star du football américain ayant assassiné sa femme et dont la course-poursuite avec la police avait été diffusée en direct sur les ondes. Le même genre de phénomène s'observait dès la fin du XIXème siècle, en France, avec l'avènement du journalisme de masse, qui plaçait désormais les faits divers divers au centre de l'actualité, ce que le sociologue P. Bourdieu a appelé la "fait-diversion", pour faire ressortir cette façon qu'ils ont de détourner l'attention du public des vrais problèmes. Sur ce cas, non seulement le criminalité n'avait pas augmenté, mais elle avait même baissé dans des proportions importantes:"La fait-diversion de l'actualité eut pour conséquence[...] de persuader les Français que le monde dans lequel il vivait était de plus en plus violent. Or les statistiques disponibles prouvent exactement le contraire. Le nombre des crimes de sang recula fortement au cours des années 1880." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 399-400) Ainsi, le gouvernement républicain de l'époque, qui avait été libéral jusque là, amorça un brusque virage sécuritaire et répressif que rien ne justifiait objectivement. L'évolution de ces dernières décennies a, en ce sens, de troublantes similitudes avec celle de cette époque:"Une étude récente de l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) a montré qu'entre 2003 et 2013, la part des faits divers dans les journaux télévisés avait augmenté de 73 %!" (ibid., p. 722)
Rester enfermé dans les cadres de la représentation spectaculaire du monde forgé par le journalisme de masse, c'est donc voir la sienne propre subir une extraordinaire déformation, à son insu evidemment, nous donnant une image complètement faussée du monde. (A suivre...)
(1) Je précise bien journalisme de masse en sous-entendant qu'il ne faut evidemment pas mettre tous les journalistes dans le même panier; il n'en reste pas moins que ceux qui sortent des cadres de la représentation spectaculaire du monde pour faire un travail de fond sont extrêmement rares, déjà pour une raison simple, qui réside dans la difficulté de trouver des sources de financement pour faire un travail de longue haleine.
Il s'agira ici d'ajouter à
la
série en cours sur ce chantier consacrée aux éléments d'autodéfense
intellectuelle que le linguiste et philosophe américain N. Chomsky
suggérait d'inventer pour une école démocratique, une synthèse des
principales règles qu'il est fortement conseillé de suivre pour ne pas
se laisser mener en bâteau par les propagandes en tout genre qui
circulent à foison dans le monde actuel.
Dans ce cadre, il est evidemment impossible de ne pas tenir compte de la nouvelle donne que constitue aujourd'hui la prolifération des réseaux numériques, où tout et n'importe quoi circule; je dis bien "réseaux numériques" et non pas "réseaux sociaux" car cette dernière appelation convient très mal à la façon dont aujourd'hui ils se développent massivement; pour tout dire, ils génèrent bien d'avantage d'effets asociaux, comme on va le voir. La seule véritable difficulté est de se donner du temps et faire preuve de patience. J. Ellul, un penseur ayant consacré un important travail sur la propagande à notre époque, que l'on va souvent retrouver sur notre chemin ici, estimait qu'un individu devrait consacrer, en moyenne, deux à trois heures par jour, pour arriver à traiter correctement les informations qu'il reçoit dans les conditions de sociétés comme la nôtre où nous en sommes saturés. A défaut de se lancer dans une démarche de ce genre, il serait aussi enfantin de croire qu'on pourrait penser librement ce que l'on veut, comme le rabâchent sans fin l'écrasante majorité des élèves, sans effort, sans apprentissage, en ne subissant aucune influence s'exerçant à notre insu, que de s'imaginer toucher la lune du doigt. Mais, probablement, cette formule toute faite, "Chacun est libre de penser ce qu'il veut", s'il fallait la retraduire pour exprimer le fonds de la pensée de ses auteurs, serait une façon polie de dire, "Causez toujours, on en a rien à foutre de ce que vous avez à dire." |
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C'est sûrement la règle la plus fondamentale, celle d'où découlent toutes les autres: ce n'est pas l'information qui doit venir à toi, c'est toi qui doit aller vers l'information. Un rapide détour historique est nécessaire pour en comprendre l'importance. Au XIXème siècle, à l'époque où s'est constitué véritablement le droit à l'information, sur la base de l'article 11 de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ("La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi"), on ne parlait pas en termes de droit d'être informé mais du droit d'informer:"Les tournures de langage sont toujours éloquentes: au XIXe siècle quand on parlait de liberté d'information on désignait la liberté d'action de l'individu pour informer, par tous les moyens qu'il jugeait bon, et l'on attendait du "pouvoir politique" une abstention. Mais avec la croissance considérable des moyens techniques, on a assisté au XXe siècle à une autre formulation. Maintenant on parle de la liberté d'être informé, ou du droit à être informé [...]: l'individu devient passif." (Jacques Ellul, Propagandes, p. 336) Notez bien que l'article 11 de 1789 mettait déjà intégralement le droit à l'information à la forme active ("tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement...") (1); nous en sommes aujourd'hui, hélas, aux antipodes. Ce qui peut donc facilement expliquer cette navrante évolution, c'est l'avènement des médias de masse au XXème siècle (télévision, radio, presse à grand tirage) qui installent l'individu dans une passivité radicale; il lui suffit désormais d'appuyer sur un bouton pour gober l'information comme des poulets rôtis qui tomberaient tout cuit du ciel, pour reprendre l'image de G. Anders. Or, précisément, la création de l'Internet renferme potentiellement des facilités incontestables pour remettre à l'ordre du jour la forme active du droit à l'information. A l'époque de l'imprimerie, n'importe qui ne pouvait avoir la possibilité d'"imprimer librement" puisque cela nécessitait quand même des moyens financiers que n'avaient pas les pauvres; aujourd'hui, avec l'Internet, n'importe qui peut ouvrir un blog. Suivant la formule d'un militant des droits humains fondamentaux, à l'ère du numérique, et d'abord de l'article 11 de 1789, B. Bayard, si l'imprimerie a permis au peuple de lire, Internet lui apprendra à écrire; je préfère, quant à moi, employer le conditionnel, car il est extrêmement douteux que les choses aillent en ce sens, à l'heure actuelle...
C'est pourtant en procédant ainsi qu'on s'immunise, de façon très générale, contre toute propagande, aussi bien celle que véhicule les médias de masse que celles qui prolifèrent aujourd'hui sur les réseaux numériques; il est clair que je suis beaucoup moins disposé à être propagandé quand c'est moi-même qui part en quête d'informations en fonction d'un sujet que je me suis donné que quand ces infomations me sont livrées comme des plats surgelés suivant l'ordre du jour qu'un autre a défini pour moi. La pensée libre, au sens où la philosophie des Lumières du XVIIIème siècle avait définit ce concept, tel qu'on en trouve, par exemple, la formulation allemande chez Kant, "Aie le courage de te servir de ton propre entendement", n'est possible qu'à cette condition élémentaire que je me laisse le moins possible dicter par autrui mon ordre du jour des informations qui méritent d'être traitées, mais que je me le pose moi-même suivant mes propres goûts et intérêts, et qu'à partir de là seulement, je me mette en quête d'informations. Quand un présentateur de JT annonce suivant la formule convenue,"Voilà ce qu'il faut retenir des dernières élections", les cheveux devraient se hérisser sur la tête de n'importe qui de suffisamment éveillé ayant remis le droit à l'information à la forme active. Non, monsieur le journaliste, ce n'est pas à vous ni à personne d'autre de me dire ce qu'il faut retenir ou non. La formule correcte et honnête, dans une société d'individus capables de faire usage de leur propre entendement, serait de dire:"Voilà ce que nous avons retenu des dernières élections."
(1) Il est extrêmement important de relever que l'article 11 est le seul, de la déclaration des droits de l'homme et du citoyen, avec l'article 10, qui donne véritablement un pouvoir d'action concret au peuple; le reste des droits, comme Marx l'avait analysé, ressort avant tout d'une idéologie bourgeoise, qui ne donne aucun contenu positif à l'idée d'un pouvoir du peuple (il faudrait pour avoir quelque chose de plus substantielle qui irait en ce sens repartir de la Constitution de 1793 qui a vite été rangée aux oubliettes avec l'épouvantail de la Terreur pour effrayer les moineaux). Conséquence: si on passe par dessus bord cet article 11, comme c'est le cas avec le droit à l'information réduit à la forme passive, il ne restera pratiquement plus rien des droits démocratiques positifs de l'héritage de la Révolution de 1789, ce qui, on s'en doute bien, est extrêmement fâcheux pour une société qui emploie à tours de bras, tel un mantra, le vocable "démocratie".
2- Diversifier les sources d'information
Une fois que la première règle est appliquée, il reste à savoir comment je me mets en quête d'information. La parabole du mouton noir, que j'ai déjà eu l'occasion d'exposer, est très parlante pour illustrer la nécessité de cette deuxième règle. Quatre voyageurs débarquent en Australie et prennent le train; ils voient par la fenêtre un mouton qui semble noir.
Le premier en conclut que les moutons sont noirs en Australie.
Le second en conclut qu'il existe des moutons noirs en Australie.
Le troisième qu'il existe en Australie au moins un mouton noir.
Le quatrième, qui symbolise le véritable esprit libre, qu'il existe en Australie au moins un mouton dont l'un des côtés est noir.
Donnons juste une simple illustration, que l'on pourrait multiplier à l'infini, du sens de cette parabole. Pour nous Occidentaux, la chute du mur de Berlin, en 1989, est un grand moment de libération des peuples; mais, si l'on va se renseigner sur la façon dont cet événement a pu être perçu dans les pays pauvres du Sud, on s'apercevra qu'il a d'abord été vécu comme une catastrophe pour eux; en effet, tant qu'il existait deux blocs qui s'affrontaient, ces pays ont pu jouer de cette rivalité pour en tirer des bénéfices suivant le principe: si vous ne vous comportez pas bien avec nous, on passe dans l'autre camp. A partir du moment où il n'y pas plus qu'une super-puissance qui étend son pouvoir de façon hégémonique sur le monde, les Etats-Unis, c'en est fini de cette possibilité. De l'aveu même d'un rapport du Stratcom, l'organe de l'armée américaine chargé d'étudier la nouvelle situation géo-politique dans l'après-Guerre froide, cité par Chomsky, on était passé "d'un milieu riche en armes à un milieu riche en cibles." Notre mouton qui semblait blanc, sur ce coup, vu de la perspective occidentale, apparaissait plutôt noir vu du côté des pays pauvres du Sud. L'exigence qui s'impose ici est celle de ce qu'on appelle en histoire le principe de symétrie documentaire. Exemple parmi tant d'autres, les contacts entre l'Europe et l'Asie, au XVIème siècle, à l'aube de la modernité: nous ne connaissons le plus souvent que la version européenne qui repose sur les archives de la conquête coloniale; il y a fort à parier que nous aurions un tout autre regard sur notre mouton en considérant les choses de la perspective asiatique. On peut s'en donner un bon aperçu en prenant suivant ce principe de symétrie documentaire la rencontre entre l'ambassadeur de l'Empire britannique sous George III et l'Empereur de Chine, en septembre 1793: du point de vue du premier, convaincu de la supériorité de sa civilisation, il s'agissait d'une rencontre diplomatique en vue d'ouvrir de nouveaux marchés pour les produits britanniques; mais pour l'Empereur Céleste, cette recontre signifiait toute autre chose, la reconnaissance par l'homme blanc de la supériorité incontestable de la Chine devant laquelle il venait humblement s'agenouiller ainsi que l'atteste cet édit:"Nous, par la Grâce du Ciel, Empereur, enjoignons le roi d'Angleterre à prendre note de cet arrêt. Bien que votre pays, O Roi, soit situé dans les océans lointains, vous avez, inclinant votre coeur vers la civilisation, respecteusement envoyé un émissaire [...] et traversant les mers il est venu à notre cour pour se prosterner..." (Cité par M. Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 214) Ainsi, dans l'échange cérémoniel des biens, ce qui était considéré du point de vue occidental comme des cadeaux pour inciter les Chinois a acheter les marchandises anglaises était vu, du point de vue chinois, comme un tribut que versait l'étranger en signe d'allégeance.
Or, c'est un des drames qui est entrain de tuer l'Internet tel qu'il a été conçu à ses débuts; alors qu'il renferme des possibilités évidentes de diversifier ses sources d'information, on constate que ce n'est pas du tout en ce sens qu'il se développe pour l'heure. Un réseau numérique comme Facebook l'illustre jusqu'à la caricature: tous ses algorithmes sont mis au point pour nous renvoyer toujours vers des sources d'information qui renforcent nos propres convictions si bien qu'il devient très compliqué là-dedans d'être confronté à des positions divergentes, sans même parler de la possibilité d'établir un dialogue avec quelqu'un qui verrait notre mouton d'une autre perspective; l'effet de clôture qu'ils produisent enferme l'individu dans une bulle qui filtre tout ce qui pourrait être indésirable et entraîner pour lui une pénible situation de dissonance cognitive entre ce qu'il croit et l'information qui lui est donnée: c'est presque toujours du même côté qu'il verra notre mouton, et il en concluera facilement qu'il est noir sans se rendre compte que sa perspective est très limitée. C'est une des raisons majeures pour trouver assez ridicule l'appelation de "sociaux" pour ce genre de réseaux; c'est bien d'avantage une désocialisation qu'ils génèrent en rendant pour le moins problématique les conditions d'un dialogue entre positions divergentes. Or, une des caractéristiques fondamentales d'un esprit libre, qui n'est pas l'esclave de ses propres préjugés, c'est qu'il est capable d'accueillir une information sérieuse qui va à contre-courant de ses convictions; par exemple, si je suis un écologiste convaincu, je dois, malgré tout, pouvoir entendre les arguments pro-nucléaires que donne un spécialiste des questions énergétiques comme J. M. Jancovici; si je suis favorable aux populations immigrés, je dois pouvoir écouter un certain nombre de lieux communs que j'ai à ce sujet qui peuvent être discutables; si je me réclame de gauche, je dois pouvoir accueillir la masse d'informations qui montrent tout le tort que celle-ci a pu faire aux classes populaires, etc. Faute de faire attention à cela, on sera immanquablement victimes de biais cognitifs qui faussent notre jugement, et qui sont nombreux et variés: ici, pour deux informations ayant exactement la même teneur en vérité, je retiendrai facilement celle qui va dans le sens de mes convictions et écarterai comme indésirable celle qui va à contre-courant.
Diversifier ses sources d'information implique aussi nécessairement d'enrichir les thématiques en fonction desquelles on va les chercher. Il faut donc tirer ici une précision importante concernant la première règle donnée. Si je dois mettre à la forme active mon droit à l'information, c'est en même temps pour le faire valoir suivant une pluralité d'intérêts qui enrichiront mes perspectives sur le monde. Pour donner un contre-exemple, à vue d'oeil, les trois-quart des messages d'un individu, sur Twitter, tournaient autour d'informations relatant des phénomènes antisémites; il est clair que, dans ces proportions là, on va finir par voir de l'antisémitisme partout, sans aucune proportion avec son impact réel dans le monde. On rentre alors dans un cercle vicieux: cette perception erronnée renforcera la conviction de l'individu que tout tourne autour de l'antisémitisme, ce qui le conduira à bombarder d'autant plus le réseau d'informations sur ce thème, et ainsi de suite à l'infini. L'individu vit alors dans une bulle dont on ne voit plus bien comment il pourrait en sortir, bulle dans laquelle tout tend à s'interpréter suivant cette grille de lecture monolithique.C'est finalement le symétrique parfait de l'antisémite, lui aussi obsédé par la question juive, les deux se nourissant l'un de l'autre, en quelque sorte. On peut remplacer ce thème par celui de l'homophobie, du racisme anti-beur, de l'islamophobie, etc., on observera le même type d'enfermement mental.
En réalité, ce phénomène de cloisonnement que l'on observe sur les réseaux numériques n'est pas nouveau. Bien avant l'existence de l'Internet, dans les années 1950, Ellul l'avait déjà constaté et il l'avait résumé par cette loi générale: "Plus il y a de propagandes, plus il y a de cloisonnement." (Propagandes, p. 237) Les réseaux numériques n'ont fait qu'amplifier, dans des proportions il est vrai inquiétantes, un phénomène qui était déjà bien là:"Lazarsfeld, dans ses expériences sur la radio, cite le cas de programmes destinés à faire connaître au public américain la valeur de chacun des groupes ethniques minoritaires composant la population américaine. Il s'agissait de montrer l'apport de chacun, en vue de développer la compréhension mutuelle et la tolérance. Or, l'enquête a prouvé que chaque émission était suivi par le groupe ethnique intéressé (par exemple l'émission sur l'Irlande par les Irlandais, etc.) mais pratiquement par personne d'autre. De même, la presse communiste est lue par les électeurs communistes, et la presse protestante par les protestants." (ibid., p. 237). Là aussi, il a été très naïf de croire que le pluralisme des points de vue était un gage suffisant de vie démocratique relativement à la propagande monolithique d'un système totalitaire; si ces divers points de vue constituent autant de bulles plaçant les individus dans une situation d'incommunicabilité les uns par rapport aux autres, c'est l'existence même d'un espace commun où pourrait s'établir un dialogue qui se trouve détruit. Ellul n'a pas pu connaître le développement actuel des réseaux numériques, mais l'état des lieux qu'il dressait touche pourtant le coeur même de ce qu'ils sont massivement devenus, des dispositifs idéaux pour se murer dans ce qui ressemble bien à une forme d'autisme:"Nous voyons alors se constituer sous nos yeux un monde de cellules mentales fermées, où chacun se parle à soi-même, où chacun ressasse indéfiniment sa propre certitude pour soi-même, et le tort que lui font les Autres, et le tort des Autres, un monde où personne n'écoute l'autre; chacun parle, et personne n'écoute." (ibid., pp. 237-238) Comme le formulait aussi fort bien le poète, "parler est un besoin, écouter est un art." (Goethe)
3- Vérifier les sources d'information
Cette règle est tellement élémentaire qu'elle devrait aller sans dire, tant il existe de sources peu fiables inondant aussi bien les médias classiques de la télévision, de la radio et de la presse à grand tirage que des réseaux numériques. Pour ces derniers, c'est même catastrophique comme le laisse à penser cette très sérieuse enquête parue dans la revue Science qui aboutit à la conclusion que, Sur Twitter le mensonge est plus viral que la vérité. Ce n'est pas prendre un énorme risque que d'extrapoler qu'il doit en aller de même pour les autres réseaux numériques de même farine comme Facebook (Facebook, l'empire du faux). On connait bien la formule célèbre de Lénine énonçant que l'impéralisme est le stade suprême du capitalisme. On proposera ici de recycler cette formule pour prétendre que Facebook, c'est le stade suprême du toc: il y atteint un perfectionnement tout à fait prodigieux qui fait que même ce qui se présente sous les formes de la contestation la plus radicale finit toujours par sonner faux.
Moi-même j'ai pu me faire berner par manque élémentaire de prudence; par exemple, j'ai reproduit sur ce blog un discours censé venir du roi des belges Léopold II, de la fin du XIXème siècle, qui expliquait, avec le plus parfait cynisme, comment il fallait s'y prendre pour coloniser le Congo; or, il s'est avéré que ce document était un faux (fort bien fait au demeurant) fabriqué de toute pièce pour le discréditer. Comme cette information renforcait mes propres convictions anti-coloniales, je n'ai pas fait l'effort élémentaire de me renseigner sur sa véritable provenance jusqu'à ce que quelqu'un m'en avertisse. Le premier réflexe à avoir, c'est toujours de vérifier que l'information qui m'est livrée est sourcée et de façon précise; il ne suffit pas que soit collé un nom à une information, une citation ou un texte pour qu'ils soient fiables; par exemple, pour une citation, il faut toujours regardé si est indiqué le texte précis d'où elle est tirée, sans quoi on peut faire dire n'importe quoi à n'importe qui; à défaut, il vaut mieux la jeter directement à la poubelle, et ensuite, il convient de se demander d'où parle celui qui donne l'information? Contentons nous de deux exemples. Les experts en économie qui interviennent dans ce qu'il est convenu d'appeler "les médias mainstream" sont toujours présentés avec leur titre universitaire ronflant, gage de sérieux et de fiabilité; mais, on ne précise jamais leur lien étroit avec le monde de la haute-finance; une illustration parmi une légion d'autres, Christian de Boissieu, en France: une rapide recherche montre que cet expert occupe, parmi divers autres postes de haut rang dans ce milieu, celui de président de la Commission de contrôle des activités financières de la Principauté de Monaco, un authentique paradis fiscal (à l'époque du moins où je me suis renseigné sur lui, en 2010). On voit mal comment l'information qu'il donne pourrait ne pas être orienté en fonction d'intérêts financiers très puissants; c'est le genre d'experts qui, quelques semaines avant l'énorme krach financier de 2008, annonçaient tranquillement que les perspectives à venir étaient bonnes. De la même façon, dans un autre domaine, aux Etats-Unis, un expert climato-sceptique (contestant l'existence du réchauffement climatique) comme Patrick Michaels, qui intervient à tout bout de champ dans les médias, avec le statut de professeur à l'Université de Virginie, voit, en réalité, ses travaux financés par Exxon, le géant américain de l'industrie pétrolière qui a tout intérêt à minimiser la pollution qu'il engendre.
Il existe aujourd'hui des sites pour vérifier une information: CheckNews du journal Libération, Les décodeurs du journal Le monde, AFP factuel. Le gros problème, c'est que ce sont les personnes qui en auraient le plus besoin qui n'y vont jamais. On retrouve ici typiquement le phénomène d'enfermement et de cloisonnement, dont il a été question pour la règle précédente, démultiplié par la logique des réseaux numériques, comme le remarque le directeur de l'association Conspiracy Watch:"Ceux qui ont besoin d’y être exposés ne le sont pas. Ils sont enfermés dans une bulle de filtre et restent dans un monde numérique où ils ne voient que des sites douteux." (Théories du complot et négationnisme: le constat alarmant de Conspiracy Watch) On se simplifiera considérablement les choses en sélectionnant rigoureusement ses sources d'information pour avoir pleine confiance en elles et ainsi s'économiser le travail fastidieux de vérification de chaque information. Par exemple, je sais que N. Chomsky est quelqu'un de fiable car s'il se risquait à balancer des informations bidonnées, il aurait aussitôt une meute d'éditorialistes à ses trousses pour le pourfendre, en bon chiens de garde des autorités.
4- Sortir de la métaphysique spectaculaire du journalisme
La métaphysique n'est pas seulement une science savante réservée à une élite intellectuelle. Au niveau le plus élémentaire, chacun porte en soi une métaphysique, au sens d'une appréhension globale du monde au sein de laquelle certaines choses prennent de l'importance et d'autres sont laissées de côté. Et dans une société où règnent en maître la métaphysique du journalisme, c'est celle-ci qui va mécaniquement s'imposer à l'individu s'il ne fait pas l'effort de sortir du troupeau pour faire le pas de côté. Le journaliste, comme l'avait bien expliqué en son temps G. Anders, nous livre l'information avec sa grille de lecture du monde intégrée, ce qui est certes très confortable puisque cela nous dispense de faire ce travail, mais nous installe dans une hétéronomie radicale (vs autonomie). Plus précisément, le journaliste des médias de masse traite la quantité énorme de données à sa disposition, pour trier celles qui méritent d'être retenues de celles qu'on peut laisser dans le filtre, au nom d'une catégorie fondamentale, celle du spectaculaire (et non pas d'abord en fonction d'une censure qu'on exercerait sur lui): 364 jours du cours ordinaire de la vie d'une banlieue, cela ne présente aucun intérêt pour ce journaliste; le 365 ème jour où se produit une émeute, voilà qui va retenir toute son attention et faire la Une du JT. La misère ordinaire du monde qui fait que, selon les chiffres de la très sérieuse FAO, un enfant de moins de 10 ans meure de faim toutes les cinq secondes, voilà à nouveau quelque chose qui est sans intérêt pour le journalisme de masse.(1) Si vous voulez qu'il s'intéresse aux miséreux, il va falloir qu'ils disparaissent dans quelque chose qui s'accorde avec les cadres de la représentation spectaculaire, un tsunami, un tremblement de terre, une éruption volcanique, un génocide, etc, pour aussitôt les oublier et faire place nette aux nouvelles des jours suivants. Pourtant, si je veux comprendre le monde dans lequel je vis, c'est bien le cours ordinaire de la vie qu'il faut prendre, en premier, comme référent. Pour connaître la vie d'une banlieue, il est infiniment préférable de disposer de l'enquête d'un sociologue qui étudie ces 364 jours où il ne se passe rien pour le journaliste, qui seuls peuvent expliquer pourquoi se produit quelque chose comme une émeute le 365ème jour. Pour comprendre la misère du monde, là aussi, il est nécessaire de partir de son cours ordinaire, invisible dans les médias de masse.
Le téléspectateur qui n'entend parler des banlieues que dans les cas d'émeutes et autre événement spectaculaire du même genre finira par croire que la vie d'une banlieue se résume à cela. Je redonne ici ce qui me semble être la meilleure illustration récente que je connaisse de la fantastique distorsion de notre représentation de la réalité sous l'effet du medium spectaculaire des médias de masse. Le phénomène, relaté par M. Desmurget dans son ouvrage, TV lobotomie, a été observé aux Etats-Unis: entre 1978 et 1992, les enquêtes d'opinions montraient que pour seulement 2 à 5 % des gens, l'insécurité était le sujet principal de préoccupation. Soudainement, la proportion a explosé pour atteindre 52 % des sondés en 1994. Chacun sera tenté de se dire que cela doit s'expliquer par une montée en puissance importante de la criminalité dans le pays; et bien, pas du tout! Dans le même temps, les statistiques du FBI montraient même une légère baisse de la criminalité. En réalité, ce qui a explosé, c'est le traitement médiatique des affaires de criminalité, de 500 %, rien que ça, à partir de l'affaire O. J Simpson, une méga-star du football américain ayant assassiné sa femme et dont la course-poursuite avec la police avait été diffusée en direct sur les ondes. Le même genre de phénomène s'observait dès la fin du XIXème siècle, en France, avec l'avènement du journalisme de masse, qui plaçait désormais les faits divers divers au centre de l'actualité, ce que le sociologue P. Bourdieu a appelé la "fait-diversion", pour faire ressortir cette façon qu'ils ont de détourner l'attention du public des vrais problèmes. Sur ce cas, non seulement le criminalité n'avait pas augmenté, mais elle avait même baissé dans des proportions importantes:"La fait-diversion de l'actualité eut pour conséquence[...] de persuader les Français que le monde dans lequel il vivait était de plus en plus violent. Or les statistiques disponibles prouvent exactement le contraire. Le nombre des crimes de sang recula fortement au cours des années 1880." (G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, p. 399-400) Ainsi, le gouvernement républicain de l'époque, qui avait été libéral jusque là, amorça un brusque virage sécuritaire et répressif que rien ne justifiait objectivement. L'évolution de ces dernières décennies a, en ce sens, de troublantes similitudes avec celle de cette époque:"Une étude récente de l'Institut National de l'Audiovisuel (INA) a montré qu'entre 2003 et 2013, la part des faits divers dans les journaux télévisés avait augmenté de 73 %!" (ibid., p. 722)
Rester enfermé dans les cadres de la représentation spectaculaire du monde forgé par le journalisme de masse, c'est donc voir la sienne propre subir une extraordinaire déformation, à son insu evidemment, nous donnant une image complètement faussée du monde. (A suivre...)
(1) Je précise bien journalisme de masse en sous-entendant qu'il ne faut evidemment pas mettre tous les journalistes dans le même panier; il n'en reste pas moins que ceux qui sortent des cadres de la représentation spectaculaire du monde pour faire un travail de fond sont extrêmement rares, déjà pour une raison simple, qui réside dans la difficulté de trouver des sources de financement pour faire un travail de longue haleine.
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