dimanche 24 juin 2018

1) Etude des communs à partir des principes dégagés par Elinor Ostrom. Présentation

Notions du programme: la politique, la société et l'Etat, le droit et la justice, la liberté, la culture, l'histoire, les échanges, la raison et le réel.

Ici aussi, la compréhension de ce chapitre sera facilitée par la prise en compte des principes d'intégration économique de la réciprocité, de la redistribution et de l'échange, vus dans une partie antérieure. Ils forment un des principaux socles sur lequel est bâtie toute la structure du cours (on peut laisser de côté, il me semble sans trop de dommage, pour simplifier l'étude, la quatrième forme d'intégration économique, celle de l'administration domestique).

 Les communs au-delà du marché et de l'Etat
Ce chapitre, tellement important à mes yeux, fait suite à toute une série de conclusions auxquelles j'étais parvenu, convergeant pour faire ressortir la notion de commun. En premier lieu, je renvoie à      l'épilogue de la série Bleu-blanc-rouge, aperçus d'une philosophie et d'une contre-histoire politiques modernes, qui mettait en évidence la notion de commun comme devant donner lieu à une étude à part. J'en étais arrivé à la conclusion que le seul terme aujourd'hui capable de remplacer celui de "socialisme", qui a fait son temps à force d'avoir été usé dans tous les sens pour lui faire dire tout et son contraire, est celui de "commun": il a exactement les mêmes vertus opératoires qu'avait à l'origine le mot "socialisme".

 D'abord, il permet de penser une alternative émancipatrice aux modèles hégémoniques du marché et de l'Etat (on verra plus loin qu'il a une deuxième propriété toute aussi importante récupérant l'héritage sémantique du terme "socialisme"). Au-delà du seul cas du terme "socialisme", comme je l'avais aussi évoqué dans un autre épilogue consacré à ce qu'il nous reste aujourd'hui de l'héritage du mouvement révolutionnaire moderne, toutes les analyses conduites depuis des années sur ce blog touchant les questions politiques actuelles m'ont conduit à ce diagnostic que c'est en réalité l'ensemble des notions de base qui structurent aujourd'hui le débat politique qui ont perdu leur signification: la droite, la gauche, la démocratie, le libéralisme, le communisme et donc aussi le socialisme; tous ces termes, à force d'avoir été tordus dans tous les sens, souvent depuis le XIXème siècle, ont épuisé leur réserve de significations et ne veulent plus dire grand chose, voir plus rien du tout. Le seul terme qui semble retrouver aujourd'hui de la valeur est celui de "nationalisme"; on risque, si on en est réduit à lui, d'être très court pour penser et affronter les grands défis de notre temps qui exigeraient la coopération la plus étendue possible entre collectivités humaines bien au-delà de frontières nationales.(1)
C'est pourquoi il est indispensable qu'un nouveau vocabulaire finisse par émerger si on veut sortir de notre impuissance funeste à penser sérieusement les termes du débat politique actuel. Je soutiens donc que le seul mot à avoir actuellement une portée sérieuse qui irait dans ce sens est celui de "commun". Je ne le sors évidemment pas de ma poche en ayant la prétention qui serait parfaitement ridicule de renouveler, à moi seul, avec mes petits bras, le traitement des questions politiques. Ce terme a aujourd'hui acquis une envergure planétaire tant sur le plan de la théorie que de la pratique. Sur le plan de la théorie économique, nous disposons enfin des outils pour le penser de façon sérieuse surtout grâce aux travaux d'Elinor Ostrom et de son équipe. Nous n'avons pas affaire à n'importe qui ici. Ostrom est la seule femme, à ce jour, à avoir reçu le "Prix Nobel" d'économie, en 2009 (l'appellation exacte est,"Prix de la Banque de Suède en sciences économiques à la mémoire d'Alfred Nobel") pour ses travaux sur les communs. Notons que c'est seulement à partir de là qu'on a daigné en France s'intéresser à ses travaux. Avant 2010, il n'existait aucun de ses textes traduit en français, et son cas n'est hélas pas le seul. On peut imaginer ce qu'il en aurait été si elle n'avait pas eu la chance de recevoir la distinction...
La date de l'attribution du "Nobel" n'est pas anodine; elle intervient un an après le grand krach financier de 2008 qui a été à deux doigts de faire s'effondrer l'économie mondiale et ce n'est certainement pas une simple coïncidence. En effet, les travaux d'Ostrom donnent une sérieuse piste de recherches pour sortir des cadres de la théorie économique standard (dite "néo-classique") au fondement des politiques néolibérales conduites partout dans le monde qui nous ont conduit droit à la crise de 2008 et dont nous avons de sérieuses raisons de penser qu'elle ne sera pas la dernière ni la plus radicale. Ce n'est probablement pas non plus un simple hasard si c'est une femme qui a fait avancer de façon décisive, dans le champ de la théorie, la cause des communs contre l'hégémonie (domination complète) de l'Etat et du marché, ces deux institutions typiquement patriarcales, déjà pour cette simple raison qu'elles ont été l'oeuvre quasi-exclusive d'hommes (la main-mise des hommes sur les Prix Nobel d'économie résume déjà tout ce qui concerne le marché). Les femmes, historiquement, ont plutôt eu à voir avec la gestion des communs quand elles n'en étaient pas réduites aux tâches purement domestiques du foyer. Ainsi en allait-il encore, par exemple, au coeur du Moyen-Age européen:"La fonction sociale des communs était particulièrement importante pour les femmes. Comme elles avaient moins de titre à la terre et moins de pouvoir social, elles étaient plus dépendantes des communs pour leur subsistance." (Silvia Federici, Caliban et la sorcière) C'est, de façon universelle, par les réseaux informels de relations tissées entre elles dans le cadre des communs, que les femmes ont depuis la nuit des temps résisté à la domination masculine. C'est ce qui fait que la destruction des communs auquel a donné lieu l'avènement des temps modernes a été encore plus catastrophique pour elles. On peut donc raisonnablement supposer qu'il y a une sensibilité féminine beaucoup plus ouverte à cette question expliquant pourquoi il y avait plus de chances que ce soit une femme qui ait contribué à son renouvellement, sur le plan théorique.
Le commun est donc un concept qui permet de comprendre au mieux comment une collectivité parvient à prendre en charge elle-même la gestion d'un certain nombre de biens sans avoir à passer ni par le marché ni par l'Etat. Dans l'orthodoxie qui domine la pensée occidentale depuis les débuts de l'époque moderne, ces deux institutions sont présentées comme les seules pouvant prendre en charge l'organisation de la vie en société. Le débat politique s'est de plus en plus polarisé, à mesure que le terme de "socialisme" perdait toujours plus de son sens originel, entre des courants politiques qui en appellent à l'Etat ou au marché pour remédier aux maux dont souffre le monde. Cela correspond à la bipolarisation droite-gauche du conflit politique qui a fait disparaître le socialisme authentiquement révolutionnaire qui s'était d'abord défini par une double opposition (voir, La tripartition du champ politique au XIXème siècle , pour cette question). Tel était l'état de la recherche quand Ostrom a entamé sa carrière universitaire:"Quand j'ai commencé mon travail académique, on m'a appris qu'il existait deux types d'organisation et que le monde n'était constitué que du marché ou de l'Etat." (Ostrom, Une troisième voie entre l'Etat et le marché, p. 31) C'est encore, hélas, la doctrine officielle qui prévaut aujourd'hui et qui est enseignée partout dans les écoles (ne rêvons pas; les travaux d'Ostrom restent tout à fait marginaux en dépit de la reconnaissance institutionnelle dont ils ont brièvement bénéficié en 2009)
 Je ne vois donc pas d'autres termes mieux qualifiés que celui de "commun" pour penser et pratiquer une sortie de la double impasse nous renvoyant du marché à l'Etat et de celui-ci au marché avec la fâcheuse impression de tourner désespérément en rond sans trouver de solution aux graves problèmes de notre temps. Les travaux d'Ostrom doivent être pris au sérieux; ils reposent, comme tout travail à valeur scientifique (on ne donnerait pas le "Prix Nobel" à n'importe qui quand même, encore que cela pourrait se discuter sur certains cas, et je ne fais pas forcément allusion aux "Nobel" d'économie...), sur l'étude serrée de nombreux cas concrets; ils sont empruntés aux quatre coins du monde et montrent que, dans la pratique, des collectivités, de toute origine culturelle, parviennent à assurer la gestion de leurs communs bien mieux que n'y arriveraient le marché ou l'Etat.

Les communs pour faire face à la menace d'un effondrement socio-économico-politico-écologique
En réalité, l'émergence actuelle des communs, à l'échelle planétaire, doit être pensée comme une renaissance à partir du moment où nous avons intégré dans notre compréhension certaines données élémentaires de l'histoire humaine. L'institution des communs se perd dans la nuit des temps de telle sorte que nous sommes parfaitement incapables d'en retracer les origines précises pour ceux qui ont réussi à perdurer jusqu'à aujourd'hui:"Il n'est donc pas possible de savoir comment ces utilisateurs antérieurs des prairies alpines suisses, huertas espagnoles et zanjeras philippines s'y sont pris pour élaborer des règles qui ont survécu tout ce temps." (Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 129) Les "huertas" comme les "zanjeras" sont des systèmes d'irrigation de terres agricoles.
La Terre, la source de toutes les richesses avec le travail, comme le rappellera Marx dans Le capital, avait d'abord été considérée, aussi loin que nous puissions remonter dans le temps et partout, comme le premier de tous les communs. Le plus éclairant, comme souvent, est de retourner à l'étymologie. Le terme "commun" vient de la racine latine "munus", qui, comme l'indique le linguiste Emile Benveniste, renvoie dans les langues indo-européennes, à ce qui relève du don obéissant à la réciprocité: à la fois ce que l'on donne de soi (par exemple, en exerçant une charge publique) et les bienfaits ou récompenses reçus en retour. Le terme même de "mutuum"  qui désigne la réciprocité (que l'on retrouve dans "mutuel") vient du même terme, "munus". La réciprocité est donc à la racine des communs. Ils désignent, en leur sens premier, un système d'obligations réciproques, ce qui est le fondement de toute commun-auté véritable. Le commun n'est donc pas une annexe de la vie humaine; il est au fondement de ce qui nous fait vivre ensemble, dans toute société, passée, présente, à venir. Mais, c'est seulement dans les sociétés primitives, structurées de fond en comble suivant la réciprocité des dons que l'institution des communs a été dominante dans l'histoire humaine. Je renvoie à l'étude que j'en ai fait dans, Les sociétés primitives et la réciprocité .
C'est surtout la modernité, comme je l'ai déjà laissé deviné plus haut, qui a été un immense processus par quoi ils ont été démantelés, et donc d'abord celui de la Terre avec les actes d'enclosures inaugurés dans l'Angleterre de la fin du XVème siècle. Le défi que sont entrain de relever partout dans le monde des collectivités humaines, c'est de faire renaître ce que la tenaille du marché et de l'Etat a détruit. Je soutiendrai que c'est là une façon de redonner des espérances en un avenir pour l'humanité et conjurer ainsi les menaces qu'elle fait peser sur elle-même. Car, même si les communs ont été l'objet d'une destruction massive, la modernité est encore très loin d'en être venue à bout; ils restent pour deux milliards d'êtres humains la base de leur subsistance, d'après l'enquête faite par l'Association internationale pour l'étude des communs.
Très concrètement, Ostrom et son équipe ont essentiellement étudié les cas de réserves d'eau, de systèmes d'irrigation, de zones de pêche et des forêts, soit trois éléments essentiels se rapportant à la base de toute subsistance: l'eau, la nourriture et la terre. Mais il y a des raisons sérieuses qui militent pour envisager l'intégration de biens de toute autre sorte. Nous touchons là un point délicat et décisif qui fait débat: existent-ils des biens qui seraient, par nature, destinés à être des communs? Ou bien, n'importe quoi peut-il être institué comme tel? La réponse n'est pas très claire dans les textes d'Ostrom. Elle semble bien réserver l'appellation de "ressources communes" pour des types précis de biens rivaux et non exclusifs comme des réserves d'eau souterraines, des lacs, des zones de pêche, des forêts, des plages, etc. (Pour les notions de biens rivaux et non exclusifs, je renvoie à la première partie de la série consacrée à la critique du capitalisme cognitif. Un bien est dit "rival" quand sa possession implique d'avoir à en priver les autres; un bien est dit "non exclusif" quand il est difficile d'en barrer l'accès à quelqu'un: la lumière d'un phare, par exemple) C'est ce que lui reprochent Dardot et Laval dans leur ouvrage, Commun. Pour ces derniers, il n'y a pas de biens qui seraient, par nature, destinés à être des communs; le critère décisif serait d'ordre social et politique: que voulons-nous instituer comme tel?  Prenons, par exemple, une voiture: c'est un bien rival et exclusif (il est facile de la verrouiller pour en interdire l'accès et la rendre exclusive), donc quelque chose qui ne rentre pas dans la catégorie des ressources communes suivant les critères d'Ostrom (les CPRs dans sa terminologie: Common Pools Ressources). Pourtant, rien n'empêche, a priori, des gens de se mettre d'accord entre eux pour la gérer comme un commun; le co-voiturage en est une illustration. Le grand avantage de cette approche sociale et politique des communs, c'est d'échapper  à l'implication d'une approche naturaliste qui aboutirait à dire que toutes les autres catégories de bien, autres que rivaux et non exclusifs, seraient mieux pris en charge par l'Etat et le marché. Dans ce cadre d'analyse, on ne pourrait pas sortir véritablement des modèles dominants structurant la vie sociale. C'est ce qui empêcherait, pour Dardot et Laval, les travaux d'Ostrom d'avoir une portée directement révolutionnaire. Nous touchons là une première limite importante de ses travaux. Disons le tout de suite: il ne sera pas question ici de simplement les reproduire pour en extraire la philosophie, mais, en partant d'eux, de chercher à aller plus loin dans la voie qu'ils ont tracé suivant le principe qui veut que la nain qui monte sur les épaules du géant peut voir plus loin encore. Il vaudrait donc mieux admettre qu'il n'y a pas, par nature, certains biens qui seraient destinés à être des communs et les autres non. Le choix ne sera pas pour autant purement arbitraire mais devrait alors être orienté en priorité en fonction de biens qui ont une importance stratégique décisive de sorte que ceux qui les détiendraient de façon exclusive auraient un pouvoir bien trop étendu sur les autres. C'est à ce point précis que l'approche par les communs peut prendre un tour résolument révolutionnaire.
Je me contenterai d'en évoquer deux qui sont au coeur de la problématique actuelle des communs. Le réseau Internet: Il a été élaboré, dans sa conception même pour être institué comme un commun de la connaissance. Ostrom a aussi travaillé sur cet aspect des choses, ce qui montre bien qu'elle a étendu son cadre d'analyse au-delà des seuls biens rivaux et non exclusifs sans avoir pour autant tirer les implications révolutionnaires de cette démarche. Je  laisserai cette question de côté dans ce fil étant donné que j'en ai déjà ouvert un qui traite de la nature du réseau Internet et de ses enjeux politiques. Encore plus important, à mon sens, il faut aussi impérieusement poser la question de la monnaie. Ce qui se joue fondamentalement aujourd'hui autour du mouvement en pleine expansion de créations de monnaies locales partout dans le monde, c'est le besoin qui se fait de plus en plus sentir de monnaies qui soient instituées comme des communs. C'est un aspect que je laisserai là aussi de côté dans cette étude étant donné que j'ai déjà ouvert un autre fil consacré à une philosophie de la monnaie où sera abordée, toute à la fin, cette question.
C'est donc un des grands potentiels de développement futur des communs qui peut faire espérer en leur avenir. Autour d'eux, peuvent se rassembler et se fédérer des mouvements venant des champs les plus variés de la culture allant de la gestion des biens de la nature, vitaux pour tous, comme l'eau, la terre et les réserves de nourriture, aux biens immatériels de l'économie de la connaissance en passant par cet outil clé structurant toute la vie sociale qu'est la monnaie. Le but du jeu dans ce chapitre sera de se concentrer essentiellement sur  la première catégorie de biens et la question du défi socio-écologique qui se pose à leur propos, que l'humanité doit aujourd'hui relever si elle veut se donner un avenir et de voir dans quelle mesure les communs peuvent donner des outils tant théoriques que pratiques pour ce faire. C'était un des gros manques des éléments du cours jusqu'à présent (même s'il y a toutes les chances pour cela ne me serve jamais à rien en tant qu'enseignant). Les études les plus sérieuses et récentes faites à ce sujet montrent que nous avons dépassé des limites au-delà desquelles ce sont désormais les bases vitales de l'existence de l'espèce humaine qui sont sérieusement menacées et ce sous ses trois aspects: tellurique (l'épuisement des sols ), atmosphérique ( le réchauffement climatique) et biologique (l'effondrement de la biodiversité). Voilà à quoi concrètement a conduit les monopoles du marché et de l'Etat sur ces trois plans. Pour avoir une chance d'être à la mesure de problèmes aussi vastes et cruciaux pour l'avenir de l'humanité toute entière, il faut impérativement surmonter le règne de la séparation, et, en priorité, touchant deux points décisifs.

Surmonter le règne de la séparation
  Une des grandes tares de l'époque moderne, c'est de s'être construite sur des cloisonnements étanches; c'est le règne de la séparation, ce qu'on peut appeler "le syndrome des tours de Babel",  par référence au mythe biblique contant les origines de l'incommunicabilité entre les diverses langues parlées par l'humanité. Appliqué au champ de la recherche théorique, nous sommes dans une situation "où chacun comprend ceux qui vivent dans la même tour, mais où on ne se comprend pas entre "tours" (de Babel)." (Ostrom, Une troisième voie entre l'Etat et le marché, p. 46) Si les travaux d'Ostrom sont exemplaires, c'est aussi en ce sens  qu'ils sont, d'un bout à l'autre, portés par le souci de surmonter cette division entre les champs de la connaissance et faire valoir l'interdisciplinarité, ce qui passe, a minima, par la construction d'un langage commun qui permette de surmonter cet émiettement catastrophique:"Avec le développement du cadre du système socio-écologique, nous espérons maintenant que nous pourrons lentement mais sûrement, élaborer un langage que des économistes, des sociologues, des écologues, des anthropologues, des historiens, des géographes pourront utiliser de façon similaire." (ibid., p. 60) Comme je m'en suis déjà expliqué, l'intelligence, c'est, au sens étymologique du mot, l'inter (entre) ligare (lier), la capacité d'établir des liens entre ce qui nous apparaît comme séparé. Le cloisonnement des disciplines, à notre époque, signifie, ni plus ni moins, une perte dramatique de l'intelligence des choses, ce qui est pour le moins problématique pour être à la hauteur des défis que l'humanité doit aujourd'hui relever. Le travail philosophique parce qu'il est généraliste par nature (non spécialisé d'après un objet particulier à étudier), devrait être, dans un monde qui tourne rond, le lieu privilégié où ce langage commun trouve à s'élaborer et se formaliser.
Ce règne de la séparation est donc particulièrement critique sur deux points bien précis.
Plus particulièrement, nos sociétés sont minées de l'intérieur par une double polarité qui les déchire en des forces antagonistes engendrant une situation conflictuelle catastrophique à terme pour leur intégrité. Il y a d'une part celle qui s'exprime dans  "ce jeu de dupes, assez pervers, visant à rendre l'écologisme antisocial." (Salvador Juan, La transition écologique, p. 7) Par exemple, des militants de la décroissance en appellent, de façon tout à fait raisonnable, à diminuer l'empreinte écologique des sociétés occidentales, qui est effectivement bien trop élevé. L'empreinte écologique est un indicateur pour mesurer la pression écologique que l'industrie humaine fait peser sur la nature en la convertissant en hectares de terre. On peut ainsi estimer que nous aurions besoin de trois planètes si toutes les populations du monde voyaient leur niveau de vie s'élever pour rejoindre celui des sociétés occidentales. En France, par exemple, si je me fie aux estimations d'un économiste décroissant comme Serge Latouche, il faudrait ramener la taille du PIB a ce qu'il était dans les années 1960, pour retrouver un niveau de vie soutenable écologiquement. Soit dit en passant, cela ruine la caricature souvent faite des décroissants pour les ridiculiser en prétendant qu'ils voudraient nous ramener à la bougie ou pire encore à l'âge de pierre. En terme d'empreinte écologique, un français a, en moyenne, besoin de 4,7 hectares pour couvrir ses besoins alors qu'il ne faudrait pas dépasser 1, 8 hectares pour sauvegarder les équilibres écologiques (voir le Global Footprint Network pour l'ensemble des données). Pourtant, ces décroissants seront taxés par un grand nombre de gens de gauche, comme des réactionnaires antisociaux de droite qui s'attaquent aux pauvres en voulant faire baisser encore d'avantage leur niveau de vie.
 Sur le plan théorique, cette polarité du social et de l'écologique se reproduit dans le cloisonnement qui sépare les sciences de la vie et les sciences sociales, ce qui est de l'ordre de la nature d'un côté, et de la culture de l'autre. L'opposition entre la culture et la nature, typique de la pensée occidentale moderne, n'a pourtant tout simplement plus aucun sens si nous voulons l'appliquer à l'étude des sociétés indigènes. C'est une des grandes difficultés que l'anthropologie a dû surmonter pour arriver à comprendre leur fonctionnement comme l'expliquait Philippe Descola à propos du cas des indiens Achuar de la forêt amazonienne:"Je devais donc essayer de comprendre un système dans lequel il n’y avait pas de distinction nette entre nature et société. Ce qui était difficile pour moi, jeune philosophe qui avait sucé ce lait de la différence entre la nature et la culture depuis ma jeunesse !" (Philippe Descola, L'opposition entre la culture et la nature n'est pas universelle) Or, c'est pourtant bien ce modèle que la civilisation occidentale a voulu imposer au monde entier et dont on voit aujourd'hui l'impasse à laquelle il nous a conduit:"La nature est un concept qui a fait faillite. Penser en termes de nature, d’un côté, et de culture, de l’autre, de sauvage et de civilisé, voilà des concepts que la société occidentale s’est permise d’imposer au monde." (Jean-Baptiste Vidalou, La nature est un concept qui a fait faillite) C'est ici que l'approche socio-écologique des communs est irremplaçable pour surmonter cette séparation. Dans un commun, comme nous le développerons, on ne peut dissocier la ressource naturelle (ou autre) du réseau de relations sociales qui permet de la reproduire en permanence comme tel. Comme le résumait bien l'historien Peter Linebaugh, il n'y a "pas de commun sans faire commun." Cela est si vrai que le juriste anglais du XVI-XVIIème siècles, Edward Coke, commentant la Charte des forêts établi en 1225, reconnaissant par écrit le droit coutumier des pauvres aux communs, parlait du "common" sous la forme du verbe ("faire usage du common dans la forêt"). L'approche socio-écologique qu'il s'agira de faire valoir ici, dans le prolongement de la démarche d'Ostrom, concentrera donc tous ses efforts pour surmonter cette première polarité catastrophique entre la culture et la nature, le social et l'écologique, car au bout du compte, sur le plan pratique, c'est l'ensemble des sociétés, et les pauvres en première ligne, qui en payeront le prix, si l'on n'en vient pas à bout. Rien que pour ce qui est du réchauffement climatique, ce sont les pays du Sud les moins développés économiquement qui seront les plus gravement affectés avec, en particulier, des pénuries d'eau dramatiques qui commencent déjà à se manifester. Avec l'approche socio-écologique des communs, on se situe dans la droite ligne de ce que l'historien et théoricien non orthodoxe de l'économie Karl Polanyi avait déjà noté en son temps. C'est le marché qui a prétendu pouvoir dissocier la terre de la société et l'isoler pour en faire une marchandise. Mais, en réalité, ce projet est chimérique car les deux ne font qu'un:"Ce que nous appelons la terre est un élément de la nature qui est inextricablement entrelacé avec les institutions de l’homme." (Polanyi, La grande transformation, p. 253)
Le deuxième antagonisme mortel qui mine nos sociétés, est celui qui se dresse entre la sphère économique et politique, comme l'avaient relevé des penseurs aussi éminents que Marx ou Polanyi; il se manifeste par le fait que les exigences de l'économie de marché rentrent de plein fouet en contradiction avec celles de la démocratie politique, contrairement à ce que raconte la fable libérale de la "démocratie de marché". C'est ce que j'avais développé dans les termes de l'alternative telle qu'elle s'est posée, de façon récurrente, à notre époque entre socialisme ou barbarie. C'est malheureusement la voie de la barbarie qui a été empruntée au XXème siècle, avec deux guerres mondiales à la clé. Sa traduction sur le plan juridique se trouve dans la constitution du droit moderne qui s'amorce à partir du XVIème siècle et qui repose entièrement sur le cloisonnement entre le droit public et et le droit privé. Là encore,  si on prend la période précédente, le Moyen-Age, aucun cloisonnement de cette sorte ne s'appliquait. Le droit était hybride: une terre, par exemple, pouvait être à la fois un bien privé et commun. La polarité se déploie enfin, sur le plan théorique, à l'intérieur du champ des sciences sociales lui-même. Elle prend la forme d'un cloisonnement entre les sciences politiques et les sciences économiques qui a conduit à ne voir que l'Etat ou le marché comme solutions institutionnelles pour l'organisation de la vie sociale. Toute l'oeuvre d'Ostrom était tendue pour surmonter cette séparation. Il s'agissait fondamentalement pour elle de faire parler ensemble sciences politiques et économiques:"Durant toute sa carrière, Elinor [...] a oeuvré à réduire la fracture disciplinaire [...] au sein de l'économie politique entre sciences économiques et sciences politiques, fracture qui était à l'origine d'une formulation théorique définissant les problèmes sociaux et collectifs en référence aux instances binaires public-privé ou gouvernement-marché." (Eduardo S. Brondizio, Préface, Une troisième voie entre l'Etat et le marché, échanges avec Elinor Ostrom, p. 9) S'il y a bien une tentative d'unification du champ des sciences sociales aujourd'hui, c'est celle qu'impose l'économie sous sa forme standard, dite "néo-classique", avec le modèle de l'homo oeconomicus qui serait transposable partout. Il est important de noter qu'Ostrom n' y échappe pas complètement en restant dans un cadre d'analyse qui est celui de "l'action rationnelle". C'est une deuxième grande limite de ses travaux qui méritera d'être dépassée. Il est d'ailleurs clair, selon moi, que si elle a obtenu le "Nobel" en dépit de tout ce qui sort dans ses travaux de la théorie économique standard, c'est parce qu'ils sont issus encore et malgré tout de la matrice de l'homo oeconomicus occupé à maximiser son intérêt personnel. L'institution des Nobel n'a pas vocation à verser dans la subversion. Si des travaux d'économie devaient résolument sortir d'un autre moule, pour révolutionner la discipline, je les verrai très mal obtenir une telle récompense.
Le but du jeu sera donc, ici encore, de suivre Ostrom pour essayer d'aller au-delà d'Ostrom et arriver à faire fond sur une anthropologie résolument anti-utilitariste en rupture avec le dogme de la théorie économique standard de l'homo oeconomicus (L'utilitarisme est la doctrine de l'homo oeconomicus occupé à maximiser son utilité de façon rationnelle); une anthropologie qui s'accorde pleinement avec l'esprit d'un commun alimenté par des pratiques de réciprocité des dons. Le vocabulaire du commun devra, dans cette mesure, permettre de construire un tout autre langage que celui de l'homo oeconomicus pour faire parler ensemble " des économistes, des sociologues, des écologues, des anthropologues, des historiens, des géographes", etc. Le plus important reste qu'ici aussi, le terme de "commun" aura la même vertu opératoire qu'avait autrefois celui de socialisme, à savoir de penser une réconciliation entre l'économique et le politique par une extension de la démocratie politique à la sphère économique.
Ainsi, pour résumer, l'approche socio-écologique des communs doit permettre de se donner des outils consistants pour surmonter cette double polarité absolument catastrophique, entre l'écologique et le social d'une part, entre le politique et l'économique d'autre part.

Sur le plan pratique, nous tenons déjà là un critère assez fiable pour départager les différents courants de pensée et d'action qui prétendent s'occuper des problèmes touchant à la nature: le font-ils dans une approche socio-écologique qui pose, de façon inséparable, la question des institutions de la société? Ou se contentent-ils d'une approche purement écologique qui maintien la séparation artificiellement? Il n'est pas bien difficile de voir que cette dernière approche reste celle officielle, diffusée partout, ce qui est un très sérieux problème. On parle quasi systématiquement dans les médias et sur les réseaux dits "sociaux" des questions "écologiques" en dehors de toute imbrication avec le social. En rester là, c'est nécessairement laisser intact le cadre institutionnel dominant et donc se limiter au choix entre un capitalisme dit "vert" qui relève, selon toute vraisemblance, de l'oxymore, ou/et (les deux ne s'excluant pas nécessairement) une prise en charge des problèmes environnementaux par un Etat autoritaire, et dans ses versions les plus radicales, ce qu'André Gorz, un des pionniers de l'écologie politique en France, avait appelé un "pétainisme vert", dont il craignait le développement à l'avenir. En effet, il faut bien voir que le thème de l'écologie, historiquement, a d'abord été développé par la droite réactionnaire, la vraie, celle des origines, qui militait pour le retour à la terre, ce qui signifiait, dans son esprit, à l'ordre féodal hiérarchique. Comme le proclamait Pétain, en juin 1940, juste après sa prise de pouvoir, "la terre ne ment pas". Il en reste encore aujourd'hui quelque chose qui cherche à renaître dans les mouvances d'extrême droite.

Les huit principes directeurs des communs 
Pour autant, si on veut se donner une voie de sortie de la tenaille du marché et de l'Etat, il faut se garder de se faire des illusions à trop bon compte. Les communs ne sont pas une recette miracle comme n'a cessé d'y insister Ostrom. Ils ne sont pas partout et toujours une réussite. Ce qu'il s'agira donc de comprendre, c'est sous quelles conditions, leurs institutions ou réinstitutions ont pu fonctionner dans la durée en préservant au mieux la ressource en question  pour le bien de tous; mais aussi, négativement qu'est-ce qui pourra expliquer que, dans des situations analogues, ils ont débouché sur un échec. Là encore les travaux d'Ostrom sont irremplaçables. Elle a bien distingué trois catégories fondamentales de cas: les communs qui sont robustes, ceux qui sont fragiles et ceux qui se sont soldés par un échec. Le but du jeu sera de comprendre ce qui fait le partage entre les trois. Ostrom nous a tracé le chemin pour ce faire. Elle a synthétisé en huit principes directeurs les conditions qui peuvent faire des communs une réussite. Ils ont été rigoureusement testés expérimentalement, vingt ans après leur première formulation, dans une étude de Michael Cox et de son équipe, qui les a validé pour l'essentiel, à l'une ou l'autre rectification près, portant sur 90 cas partout dans le monde , paru en 2010, dans la revue Ecology and Society. Je les suivrai dans l'ordre donné par Ostrom en les reformulant à ma sauce, pour certains:
1- La question des limites qui doivent être clairement définies 
C'est la première question à poser quand on se donne le problème d'instituer un commun. Ces limites sont à débattre en un double sens, subjectif et objectif qui sont étroitement liés; le premier qui renvoie à la question essentielle de savoir si le commun doit être en libre accès pour n'importe qui ou non; l'autre qui pose la question des limites de la ressource elle-même. Plus celle-ci est étendue, plus ses limites seront difficiles à tracer et plus il sera difficile de l'instituer comme un commun. Cela pose l'immense problème de savoir si des biens aussi vitaux pour l'humanité que le climat ou la biodiversité, aujourd'hui gravement affectés, peuvent être institués comme tels, tenant compte de leur étendue planétaire. Une piste de recherche s'esquissera quand on en viendra au dernier principe.
2- La question de la concordance entre les règles d'appropriation de la ressource et les conditions locales.
Plus ces règles seront adaptées à la situation concrète du lieu et mieux elles marcheront. Ce point fait qu'il n'y a pas de règles universelles qui s'adapteraient indifféremment à tous les cas. Chaque situation étant singulière, elle appellera des règles spécifiques. Ici, la démarche d'Ostrom est exemplaire en ce sens qu'elle conduit à l'opposé de tout esprit typiquement bureaucratique qui voudrait imposer partout les mêmes lois sans tenir compte des particularités locales. Sous la catégorie du commun, il s'agira de penser un universel concret, un ensemble de principes universels qui ont besoin de se spécifier à chaque fois selon les particularités locales; pour chaque nouveau commun, il s'agira toujours d'une re-création originale.
3- La question de l'autonomie collective.
C'est ce qu'Ostrom appelle "des dispositifs de choix collectif". Un commun ne sera une réussite que dans la mesure où les individus auront la capacité de délibérer ensemble pour instituer et changer les règles du jeu si elles s'avèrent ne pas convenir. C'est la base fondamentale de toute vie démocratique, l'auto (par soi-même) nomie (la règle): qu'un collectif soit capable de se donner ses propres règles et de les modifier quand le besoin s'en fait sentir. Toute la question sera de savoir comment peut naître, être stimulée et entretenue l'aspiration à l'autonomie d'une collectivité.
4- La question de la surveillance ou du contrôle.
Un commun ne sera robuste que si le système de surveillance qui veille aux respects des règles établies fonctionne bien. Nous ne vivrons jamais, même dans le meilleur des cas, dans un monde de bisounours où tout le monde est beau et gentil; certains seront toujours tentés d'enfreindre les règles établies. Le problème sera alors de mettre en place un dispositif de surveillance économe qui n'implique pas une verticalisation des relations comme c'est le cas dans un Etat policier. 3c double potentitalité costa rica à reprendre
5- La question des sanctions
Elle découle logiquement de la précédente. Une collectivité capable de s'autogouverner n'est pas sans discipline contrairement aux illusions véhiculées par un certain anarchisme spontanéiste que l'on trouve aussi bien dans les courants libertariens de droite, qui s'imagine que tout pourrait aller pour le mieux sans règles, sans contrôle et sans sanctions; l'autogouvernement ne peut aller sans autodiscipline comme l'autonomie suppose nécessairement l'autolimitation. Les communs robustes ont ce même dénominateur, comme on le développera, d'avoir l'intelligence de graduer les sanctions allant de très légères et essentiellement symboliques à des peines sévères (pouvant aller jusqu'à l'exclusion) en cas de récidives multiples ou d'infractions graves.
6- La question des mécanismes économes de résolution des conflits.
Il faudra opposer de tels dispositifs aux recours à des procédures judiciaires longues, financièrement onéreuses et énergivores, ou pire encore, à la violence pure et simple. C'est ce genre de solutions qui, dans les sociétés dominées par le marché et l'Etat ont de plus en plus tendance à être privilégiées aux antipodes de l'esprit d'un commun qui fonctionne bien.
7- La question de la reconnaissance institutionnelle par l'autorité centrale de l'Etat.
Voilà un point particulièrement épineux. Les cas de réussite de communs ont tous bénéficié d'une action positive, sous une forme ou une autre, de l'Etat. Le minimum requis est qu'il reconnaisse la légitimité des règles instituées au sein du commun sans chercher à y imposer sa propre législation qui détruirait toute l'auto-organisation. C'est déjà un premier critère assez fiable pour départager ce qu'on peut appeler, à la suite de Chomsky, les comportements typiques des"Etats manqués", ceux qui sont toxiques pour leur propre population, des Etats réussis; il a pu même arriver, dans certains cas, que l'impulsion pour instituer le commun vienne d'en haut, de l'initiative de l'Etat lui-même. Il est à espérer que ce genre de procédures puisse faire tâche d'huile sans quoi les communs trouveront ici une entrave forte, voir rédhibitoire à un développement de grande portée.
8- La question de l'imbrication des institutions et la portée potentiellement révolutionnaire des communs
 Ostrom précise que ce dernier principe concerne les communs situés dans des systèmes étendus et complexes. La réussite de la mise en oeuvre concrète de l'ensemble des six premiers principes, dans une telle configuration, suppose que soit réalisée une telle imbrication. C'est le problème clé pour envisager l'institution de communs sur une grande échelle. Ici je serai fortement tenté de faire le lien (mais ce ne sera pas uniquement sur ce plan là; il peut être établi encore d'autres façons) avec la question telle qu'elle s'est posée dans l'histoire du mouvement révolutionnaire moderne de savoir comment établir un système de conseils sur une grande échelle, soit la démocratie directe, la seule et la vraie (pour rappel, j'emploie le terme "démocratie" faute de mieux; à l'avenir, je lui préfèrerai une expression qui n'a pas encore été corrompue, m'inspirant du terme même qu'emploie Ostrom pour penser le mode de gestion d'un commun, celle de "société autogouvernée"; ou, si l'on préfère, on peut aussi utiliser la terminologie de Cornelius Castoriadis, et parler de "société autonome"; lui aussi, en était arrivé à la même conclusion qu'il faut abandonner le mot "démocratie" si l'on veut se donner une chance de conquérir la chose). Comme j'ai eu l'occasion de le détailler dans l'étude consacrée aux Réflexions sur la Révolution hongroise de Hannah Arendt, tout à la fin de la partie 2,  Le système des conseils, c'est le principe clé du fédéralisme qui a permis de la faire fonctionner, pour de brefs intervalles de temps (en raison de la répression et non d'une organisation défectueuse), sur de vastes territoires. Avec le point 7 qui a précédé, c'est l'autre élément décisif à prendre en compte pour savoir si les communs peuvent révolutionner le monde et devenir la base d'un nouveau principe dominant d'intégration économique, non plus celui de l'échange propre au marché, ni celui de redistribution des Etats, mais celui de réciprocité tel qu'il prévalait aux premiers âges de l'humanité. J'ai bien pris soin de préciser, "principe dominant" et non pas "exclusif". Cela renvoie à un point sur lequel je me suis déjà expliqué dans cet article, Hiérarchisation des principes d'intégration économique dans une société complexe suivant un socialisme de liberté. Il y a ce que j'appelle, à la suite des travaux de Karl Polanyi, une nécessaire pluralité des principes d'intégration économique à faire valoir (la réciprocité, la redistribution, l'administration domestique et l'échange) déjà pour cette raison de fond que nous évitons ainsi une société de type totalitaire prétendant se bâtir sur un principe unique. C'est typiquement l'esprit de la philosophie politique de Platon pour qui tout doit être mis en commun dans la cité idéale: c'est une des principales matrices des doctrines commun-istes qui jalonneront l'histoire (d'une façon générale, prolongeant l'ensemble de règles que donnait Orwell pour s'immuniser contre le novlangue proliférant de notre époque, j'ajouterais bien celle-ci qui consisterait à s'interdire, si ce n'est pour en faire la critique, tout recours à des termes qui finissent en -isme, quels qu'ils soient, pour penser sérieusement hors de tout dogmatisme borné; c'est une bonne raison de plus qui milite pour l'abandon du terme "socialisme" d'ailleurs). Ostrom, dans un de ses derniers textes, l'année de sa mort, en 2012, avait elle aussi voulu tout particulièrement insister sur ce point:"Pourquoi devons-nous protéger la diversité des institutions". Toute la difficulté sera de parvenir à comprendre comment ces diverses formes institutionnelles peuvent se combiner dans ce qu'Ostrom appelait une "organisation polycentrique" qui aurait pour charpente la réciprocité. A nouveau, il s'agira de pousser plus loin son travail puisqu'elle s'est simplement contentée d'en appeler à la diversité des institutions sans aller jusqu'à poser la question de la structure d'ensemble dans laquelle elles s'emboîtent ou devraient le faire. Si l'on en restait là, les communs seraient inexorablement destinés à demeurer des sortes d'"apartheids" socio-écologiques, pour reprendre l'expression de Salvador Juan, de simples enclaves dérisoires, assiégées de toute part par les puissances tentaculaires étatiques et marchandes, dans un contexte global de poursuite de la dévastation de la planète...

(1) En particulier, il est important de relever le fait que la perte de sens des notions de droite et de gauche entraînant celle du clivage qui avait structuré tout  le champ politique pendant le XXème siècle,  a comme conséquence qu'on verra poindre de plus en plus le vocabulaire du "ni droite, ni gauche". Mais ici, il faut prendre les plus grandes précautions pour faire les distinctions qui s'imposent. Ce thème est constant dans l'extrême droite depuis longtemps déjà. Pétain l'avait encore pour mot d'ordre (et de fait, le Gouvernement de Vichy a, au moins autant, si ce n'est plus, recruté dans les rangs de la gauche que de la droite). L'extrême-droite actuelle, fidèle à sa tradition, l'a recyclé. Et puis, on le retrouve aussi aujourd'hui dans les courants libéraux (voir Macron, par exemple) qui ne veulent evidemment rien changer aux modèles dominants mais seulement les "relooker" en fonction de la nouvelle donne politique. La troisième version, complètement différente, est celle qui correspond aux pratiques du commun, qui, comme on le verra, traverse les clivages politiques et idéologiques. A la différence des deux autres, cette version naît par le bas de pratiques ordinaires des gens du commun, venant de toute origine sociale, politique, culturelle, ethnique, etc., et ne vise pas l'instauration ou la consolidation de hiérarchies sociales (à suivre...)





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