samedi 1 mai 2021

4d) L'extraction du "travailleur libre": conclusions pour une restauration de la vie humaine

En mémoire du 1er mai qui n'est pas une fête célèbrant le travail, mais une date marquant une grande conquête pour la réduction de la journée de travail.

"De chacun selon ses capacités: à chacun selon ses besoins." En d'autres termes, personne ne doit profiter de sa force, de ses capacités ou de son travail propres: l'homme doit pourvoir aux besoins du faible, de l'idiot et du paresseux." (Sir T. Erskine May, 1877)

Lénine aurait donc été, dans le fond, sur la même longueur d'onde que ce pur produit du libéralisme anglais du XIXème siècle, et c'est encore aujourd'hui avec ce genre d'arguments que les apologistes de l'économie de marché feront bloc pour s'opposer catégoriquement à l'institution d'un droit de vivre garanti inconditionnellement à chacun. Et on les comprend bien puisque, comme on l'a montré dans les parties précédentes, nous touchons ici le nerf de la guerre, le point névralgique d'une société prétendant s'organiser sur la base d' une économie de marché. Par la même occasion, on a aussi eu l'occasion de mobiliser les acquis de la recherche en anthropologie qui révèlent sans l'ombre d'une ambiguité que l'économie bourgeoise souffre d'une cruelle ignorance en la matière quand elle s'imagine que ce droit de vivre équivaudrait nécessairement à un droit de ne plus rien faire, entraînant l'effondrement de la société dans la misère matérielle.

Notre thèse consistera, tout au contraire, à soutenir qu'il n'y a que sur cette base qu'on pourra envisager une restauration de la vie humaine dans les conditions d'une société industrielle, propice à l'épanouissement de chacun.

 
De quoi le "néolibéralisme" est-il le nom?
Essayons déjà de cerner ce qu'il s'agit de dépasser dans une telle perspective. Il est impossible de bien comprendre ce qu'on appelle aujourd'hui "néolibéralisme" si l'on n'est pas reparti de ce qu'a été l'économie libérale à son origine, depuis les débuts de la Révolution industrielle, jusqu'à son premier effondrement en 1914. C'est justement au sujet du débat autour des causes de celui-ci qu'il faut porter son attention. Deux grandes positions se sont affrontées ici. Celle de socialistes comme Polanyi incriminaient les principes mêmes d'une économie de marché relevant d'un projet utopique, qui, conduit au bout de sa logique, ne peut conduire qu'à l'effondrement des sociétés humaines, accompagné de la destruction de leurs conditions écologiques d'existence. Précisément, pour Polanyi, la menace que faisait peser le système de marché sur les sociétés, contre laquelle elles cherchaient désespérément à se prémunir, était triple:

-Le marché concurrentiel du travail mettait en péril l'existence des individus eux-mêmes porteurs de la force de travail, constamment menacés de se retrouver, du jour au lendemain, au chômage, privés de tout moyen de subsistance. (1834)

-Le libre-échange international mettait en péril la première des industries dépendant de la terre, l'agriculture, et donc aussi la première dont dépend la subsistance humaine, avec, comme acte inaugural, la libéralisation du marché des céréales. (1846)

-Le système monétaire international de l'étalon-or (1844) mettait en péril l'organisation de la production dans son ensemble en la soumettant au mouvement relatif des prix: les producteurs pouvaient alors très bien se retrouver du jour au lendemain avec une production tournant bien et ne valant pourtant plus rien sur le marché, situation ubuesque d'"une affaire qui marche" réduite à la faillite. Jusque là, dans l'histoire humaine, la menace résidait essentiellement dans une pénurie de la production dûe, le plus souvent, à de mauvaises récoltes. Avec le système de marché, émerge un nouveau type de crise découlant des fluctuations de prix, l'année 1857 marquant la première d'ampleur mondiale.

Cette triple menace appelait donc nécessairement dans la grille de lecture polanyienne un contre-mouvement de protection des sociétés pour s'en prémunir.Tout autre était le diagnostic des économistes bourgeois. Pour eux, les causes de la catastrophe étaient dues à un manquement aux principes du libéralisme économique et à chercher dans un interventionisme désastreux des pouvoirs politiques sous la pression de groupes d'intérêts, avec, en tête de file, ceux des associations de travailleurs, ayant interféré avec les mécanismes de marché, l'empêchant de fonctionner correctement. Dit autrement, les deux grands maux pour l'économie bourgeoise étaient à chercher du côté du nationalisme et du socialisme. Comble de l'ironie, un système de marché, qui est censé prendre de façon réaliste l'individu pour ce qu'il est, un atome d'égoïsme, devait imputer aux égoïsmes nationaux et sociaux les causes de son échec, tel un serpent qui se mange par la queue:"C'est ainsi qu'un grand progrès  intellectuel et moral a échoué à cause des faiblesses intellectuelles et morales de la masse du peuple; que les réalisations de l'esprit des Lumières ont été réduites à néant par les forces de l'égoïsme. Voilà en quelques mots toute la défense des tenants de l'économie libérale." (GT, p. 211) C'est pourtant bien cette position là, aussi incohérente qu'elle paraisse, qui s'est affirmée dans la pratique à partir des années 1970, et de plus en plus au point de devenir hégémonique, alors même que ses fondements théoriques avaient été repensés, dès les années 1930, en pleine débâcle de l'économie mondiale de marché  Ce que nous appelons aujourd'hui "néolibéralisme" est issu fondamentalement de cette source. Partant de là, on comprend facilement pourquoi deux objectifs prioritaires s'imposeront pour refonder à nouveaux frais l'économie mondiale de marché:

-se prémunir contre tout risque d'un interventionisme politique mal-venu des Etats-nations;

-neutraliser les groupes de pression que constituent les associations de travailleurs.

Mais, les choses seraient encore trop simples à s'en tenir là. Pour obtenir une vue complète de la stratégie nécessaire à cette refondation, qui laisse penser tout ce qu'a de suspect ce néolibéralisme, il faut considérer le double jeu qu'il a fallu déployer avec, il faut bien le dire, des trésors d'ingéniosité dans la duplicité. Voyons le sous ces deux volets.

- Sur le plan politique, il a fallu à la fois neutraliser l'interventionisme politique, mais, dans le même temps, pouvoir compter en permanence sur le soutien d'Etats puissants pour assurer la continuité dans le fonctionnement du système de marché, et tout particulièrement, quand surviennent des disfonctionnements graves le menaçant de s'effondrer. Le krach financier mondial de 2008 en offre un cas paradigmatique. Le néolibéralisme, ce n'est pas moins d'Etat, contrairement à ce qu'on s'imagine trop souvent, mais un Etat fort au service de la construction et du fonctionnement du laisser-faire. C'est à la lumière de cette double injonction, qui peut sembler paradoxale, que s'éclaire au mieux le sens de la construction de l'UE: le gouvernement par les traités paralyse toute action politique qui interférerait avec les mécanismes de marché, tout en garantissant pouvoir compter en permanence sur l'intervention de ce même gouvernement en cas de risque de faillite du système. On pourra ici se reporter avantageusement à ce qu'un des principaux théoriciens de ce néolibéralisme, et certainement l'un des plus avisés, prévoyait, dès 1939, de ce que devrait être une confédération d'Etats-nations, pour assurer au mieux le fonctionnement d'un système de marché international: voir, Friedrich Hayek visionnaire de l'UE, le marché contre la démocratie.

-sur le plan social, de la même façon,  c'est ce qui pourra expliquer pourquoi les syndicats pourront à la fois êtres présentés comme étant le diable en personne, 


 

alors même que, à regarder les choses encore plus à fond, pour voir les choses cachées dans les choses "que l'on nous cache", si l'on voulait surenchérir suivant le modèle des poupées gigognes, ils ont joué un rôle essentiel de neutralisation de la contestation sociale, et surtout de toutes les formes qu'elle a pris qui auraient pu menacer de dégénérer dans un embrasement général, comme Castoriadis l'avait très bien mis en évidence, dès l'époque du groupe Socialisme ou barbarie, dans les années 1950, et ce, en retour des privilèges dont jouiront leurs bureaucraties (pour l'étayer, il faudrait y consacrer un article à part entière, ce n'est pas le lieu ici). C'est qu'il avait fallu essuyer quelques rudes coups de grisou à force d'extraire la force de travail de la communauté humaine. Le management post-fordiste, tel qu'étudié dans une partie précédente, peut être décrypté à la lumière de cet impératif de démolir systématiquement toutes les formes de coopération au sein des groupements de travailleurs qui menaceraient le cours normal de l'économie de marché, dans un contexte, à la sortie des annes 1960, où le monde de l'entreprise, et, au-delà, la société toute entière, tendaient à devenir purement et simplement ingouvernables. 

Mais, un marché du travail, pour pouvoir fonctionner, possède des implications tout à fait fantastiques pour la vie humaine:"Mises prétendait avec raison que si les travailleurs "ne se comportaient pas en syndicalistes, mais réduisaient leurs demandes et changeaient de domicile et d'occupation selon les exigences du marché du travail, ils pourraient finir par trouver du travail". Cela résume la situation dans un système qui est basé sur le postulat du caractère de marchandise du travail. Ce n'est pas à la marchandise de décider où elle sera mise en vente, à quel usage elle servira, à quel prix il lui sera permis de changer de mains et de quelle manière elle sera consommée ou détruite." (GT, p. 251) Ainsi, M. Macron, en fidèle héritier de Mises et de toute la tradition du libéralisme économique, pouvait s'estimer dans son bon droit de rétorquer à des chômeurs venus l'interpeller qu'il suffit de traverser la rue pour trouver du travail. C'est probablement le cas (encore que, depuis les débuts de la crise sanitaire, c'est devenu d'un coup nettement moins évident), à condition de supposer que le travailleur puisse se comporter de la même façon qu'un stock de charbon, qui n'a jamais rien revendiqué de son prix, ne s'est jamais coalisé avec d'autres stocks pour faire valoir des droits quelconques, crée de difficulté pour l'usage qu'on en veut faire, ou pour être déplacé n'importe où, à tout moment, et dans n'importe quelle condition. Soyons clairs: ce que suppose un tel marché du travail est tout simplement humainement invivable et traduit en fait une aliénation radicale de l'existence (ma propre activité m'apparaît comme étrangère et il me faut la vivre sur ce mode: comme le résumait fort bien une employée de Carglass, "pour aller travailler, je dois mettre mon cerveau entre parenthèses"). C'est en intégrant bien tout ce que cela suppose, qu'il faut évaluer "la réussite" de politique économique dans la lutte contre le chômage de pays comme l'Allemagne, qu'on présentera facilement comme des modèles à suivre, dans la propagande inspirée des libéraux.

 Maintenant, ce sur quoi il faut insister réside en ceci que si les libéraux se sont trompés sur leur diagnostic, si c'est le type de position qui était celle de Polanyi qui aurait donné une meilleure appréciation des causes de l'effondrement, il en découle qu'il n'y a vraiment pas de quoi être d'un optimisme béat quant à la voie que fait suivre au monde le néolibéralisme actuel. Et Polanyi était très clair là-dessus. Un système mondial de marché tel qu'il s'était mis en place au XIXème siècle sous la férule de l'Angleterre, reposait sur des postulats parfaitement invraisemblables qui fait qu'il était par avance destiné à dérailler, d'une façon ou d'une autre. On pourrait le montrer en prenant la chose par les trois bouts de la triple menace qu'il faisait peser sur les sociétés, comme évoquée plus haut. On vient d'en donner un aperçu pour ce que suppose un marché du travail. Voyons simplement aussi ce qu'impliquait, pour pouvoir fonctionner dans la durée, le libre-échange international à partir de la libéralisation du marché des céréales actée en 1846, avec l'Anti-Corn Law Bill:"Le libre-échange international ne demande pas un moindre acte de foi. Ses implications sont parfaitement extravagantes. Cela veut dire que l'Angleterre va dépendre pour son ravitaillement de sources situées outre-mer; qu'elle sacrifiera son agriculture, si c'est nécessaire, et qu'elle s'engagera dans une nouvelle forme d'existence où elle sera partie constituante de quelque unité mondiale vaguement imaginée dans l'avenir; que cette communauté planétaire devra être pacifique ou, si ce n'est pas le cas, devra être rendue sûre pour la Grande-Bretagne par la puissance de la flotte; et que la nation anglaise devra affronter la perspective de bouleversements industriels continus avec la ferme conviction que ses capacités d'invention et de production sont supérieures." (GT, p. 202) Il suffit aujourd'hui de remplacer l'Angleterre par les Etats-Unis dans le rôle de super-puissance au pilotage, aujourd'hui rudement contesté par la Chine dans ce statut, et, à quelques modulations près, le libre-échange international, sous sa forme actuelle, pour pouvoir fonctionner de façon pérenne, n'en supposera pas moins des réquisits aussi aléatoires, pour rester mesuré.

Il y a donc fort à parier qu'à plus ou moins brève échéance ce système mondial de marché reproduira un destin similaire à celui de son devancier du XIXème siècle. Quelle forme prendra alors la resocialisation de l'économie?  Quel type pathologique sortira cette fois du contre-mouvement de la société pour faire face au triple péril qu'engendre un système de marché? On voit déjà se dessiner deux grandes tendances allant dans ce sens, à la fois sous la forme de la résurgence du fondamentalisme religieux, celui de l'Islam, de l'Hindouisme ou n'importe quel autre qu'on voudra, et, pour une autre part, avec l'émergence de ce que les médias ont cru bon d'appeler "populisme" dans les pays occidentaux (règle d'autodéfense intellectuelle: toujours se méfier des étiquettes que les médias collent aux mouvements sociaux) Pour ne prendre que l'exemple de la France, la montée en puissance d'un parti comme le RN (ex FN) est inconcevable si on ne voit qu'elle vient en réponse aux menaces que fait peser sur la société la reconstruction d'une économie mondiale de marché. Toujours en suivant le fil directeur de la thèse polanyienne, on ne prend guère de risque à prévoir que des phénomènes de cet ordre sont appelés à prendre encore plus de l'ampleur, et aucune politique aussi répressive qu'on voudra, pas plus que les campagnes de diabolisation orchestrées dans les médias, ne seront en mesure de s'attaquer aux racines de ces symptômes, tant qu'on raisonnera et fonctionnera dans le cadre d'un système mondial de marché, en s'imaginant oeuvrer pour le meilleur des mondes possibles.

 C'est là que la défaite du socialisme, tel qu'il avait pris véritablement forme, à ses origines, à partir des années 1820, a été particulièrement tragique pour le destin du monde. Il représentait une troisième voie par-delà la double impasse, aussi bien de l'économie de marché désocialisée et déshumanisée que de ces tentatives oppressives de réencastrement: des formes pratiques de réabsorption de l'économie dans la société qui n'impliquent pas pour l'individu de retomber sous la coupe d'un Etat-tout-puissant, avec, à sa tête, un führer, un duce, un imam, un tribun, ou quelque autre sorte de tyran assoiffé de pouvoir qu'on voudra. Une fois morts les germes d'avenir qu'il contenait, pour ne prendre que le cas matriciel de l'Angleterre, dans le chartisme ou l'owenisme, dont le dépérissement était déjà consommé dès la seconde moitié du XIXème siècle, ne restait donc plus guère de place pour la perspective d'un avenir radieux. Tout particulièrement pour ce qui est du mouvement owenien, Polanyi était péremptoire:"Le fait que son élan s'est perdu [...] a été la plus grande défaite subie par les forces spirituelles dans l'histoire de l'Angleterre industrielle." (GT, p. 243) Et partout ailleurs il en est allé ainsi. En France, la grande date marquant le déclin irrémédiable des espérances contenues dans le socialisme est celle de 1871, avec l'écrasement de la Commune de Paris, dont nous célèbrons cette année les 150 ans. Si l'on prend le cas d'une troisième grande puissance européenne, l'Allemagne, l'essentiel est résumé dans le parcours d'un socialiste comme A. Bebel. En 1891, il pouvait encore croire en l'imminence de la chute de la bourgeoisie et l'avènement du socialisme:"Vingt ans plus tard, il n'appelait plus la révolution que "le grand patatras", ce qui en dit long. Un grand patatras n'est pas quelque chose à quoi on aspire de tout son être." (S. Haffner, Allemagne, 1918: une Révolution trahie, p. 15) Et, de fait, quand elle survint un peu plus tard, ce qu'il restait de "socialistes" alors au pouvoir n'ont rien trouvé de mieux à faire que de l'écraser dans le sang, avec un Ebert à leur tête qui l'avouait lui-même: "[...] je hais [la révolution sociale] comme le péché." (Cité par S. Haffner, ibid., p. 81) Au terme de cette tragédie, le champ sera libre pour la déferlante ultérieure du nazisme. Parallèlement, pour comprendre comment s'est produite à la même période, en France, cette mue progressive et de prime abord étrange des socialistes en gardiens zélés de l'ordre (ou plutôt du désordre) bourgeois, on se reportera à ce qui se joue dans l'affaire Dreyfus. Prend sa source ici, dans ce qu'on pourra appeler au mieux, "la conquête du socialisme par les pouvoirs publics de la bourgeoisie" (J. Guesde), l'"âge de déclin des espérances" que nous vivons aujourd'hui, pour reprendre le sous-titre d'un ouvrage majeur de C. Lasch.

En fait de "grand patatras", s'il y en a bien eu un, c'est celui de l'effondrement de la civilisation héritée du XIXème siècle, acté avec le déclenchement de la Première guerre mondiale, comme le diagnostiquait Polanyi pour ouvrir la GT.

 Bis repetita: grand patatras de nouveau à l'horizon

L'implication essentielle nous intéressant ici, qui découle de toutes les analyses faites depuis le début du traitement de ce sujet, c'est qu'une restauration de la vie humaine supposera nécessairement de remettre à l'ordre du jour la question du droit de vivre pour chacun. Repartons encore une fois des origines de la civilisation industrielle. Ce n'est pas un accident si la défense de la société dans les deux foyers principaux où a pris corps le processus d'extraction du travail pour constituer l'économie de marché, l'Angleterre et la France, a pris la forme d'une revendication du droit de vivre garanti à tous. Et il est aussi important d'insister sur le fait qu'elle est venue de bords politiques très différents et même radicalement antagonistes. Le contre-mouvement dont parle Polanyi pour protéger la société des menaces qu'un système de marché faisait peser sur elle doit être envisagé suivant ces deux sources tout à fait opposées où il a pris naissance. Dans la situation de l'Angleterre, l'une d'elle était celle de la vieille aristocratie terrienne organisant le système de Speenhamland, et l'autre, le mouvement socialiste naissant sous la forme du chartisme et de l'owenisme. C'est le même type de jeu conflictuel à trois qui se retrouve à cette époque en France, dès la période révolutionnaire 1789-1799 où la question du droit de vivre garanti pour tous est mise sur la table, cette fois sous la pression du petit peuple des Sans-culottes en riposte aux mesures de la bourgeoisie girondine visant à libéraliser l'économie, et très clairement dans la Constitution de 1793, la plus démocratique que la France ait jamais eu:"Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler." (Article 21, Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1793) Et c'est la grande figure de T. Paine qui fait le pont entre les deux  nations locomotrices de cette époque révolutionnaire lorsqu'il présente en 1797 devant l'Assemblée nationale française sa proposition d'un revenu garanti aux pauvres.

Dans les deux cas, il est vrai qu'on pourra facilement objecter que ce contre-mouvement pour la protection sociale a été vain, et pire même, n'a fait finalement qu'accentuer les maux de l'époque: l'aggravation de la déchéance sociale des pauvres en Angleterre, une politique qu'on a appelé rétrospectivement, d'une façon qui fait cependant fortement débat au sein de la communauté des historiens (et qui mériterait pour cette raison un traitement à part), "de terreur", en France, qui n'a jamais pu mettre en application la constitution de 1793, et donc, a fortiori, la garantie du droit de vivre. Mais, il importe d'élucider les raisons de cet avortement. La société, à l'aube de la Révolution industrielle, était travaillée par des forces antagonistes qui ont conduit à des réformes qui étaient totalement contradictoires entre elles: celles qui voulaient protéger le travail du marché par la garantie du droit de vivre, et, celles au contraire qui voulaient organiser un système de marché en y intégrant le travail. La situation chaotique est fondamentalement née de cette contradiction et la société s'est retrouvée mise en tension comme un attelage de chevaux dont les trois tireraient dans des sens différents: en Angleterre, les promoteurs aristocrates de Speenhamland, les gens du peuple porteurs des premiers germes du socialisme, et les bourgeois libéraux qui votaient dans le même temps les lois sur les enclosures de la terre pour extraire le travail de la communauté humaine. Suivant des modalités différentes, on pourra donc faire semblable lecture du chaos social qui a accompagné la période révolutionnaire en France, à la même période, aggravé, de surcroît, par la guerre à conduire contre les puissances étrangères. Et c'est tout le XIXème siècle qui a été ce terrain d'affrontement, conduisant finalement à l'effondrement de l'économie mondiale de marché, avec le fascisme et les deux guerres mondiales qui s'en sont suivies. Dans la grille de lecture polanyienne, l'affrontement était ainsi redoublé: pour une part, c'était celui entre le mouvement de libéralisation de l'économie orchestrée par la grande bourgeoisie d'affaires qui se heurtait au contre-mouvement pour rétablir une protection sociale, à quoi se surajoutait le terrain d'affrontement de la lutte des classes: "Le premier est donné par le choc des principes organisateurs du libéralisme économique et de la protection sociale qui a conduit à une profonde tension institutionnelle; le second par le conflit de classes qui, dans son interaction avec le premier, a transformé la crise en catastrophe." (GT, p. 198) Le contre-mouvement pour la protection sociale n'avait pas le caractère d'une lutte de classes en ce sens qu'il a été très général, touchant les domaines les plus variés, les pays aux formes de gouvernement les plus disparates qui soient, monarchique ou républicaine, se grossissant de bords politiques et idéologiques les plus hétérogènes, jusqu'à certains tenants du libéralisme économique eux-mêmes qui devaient bien, de façon toute pragmatique, se rendre compte de la nécessité de légiférer pour administrer une certaine dose de protection sociale. C'est d'ailleurs l'ensemble de ces données touchant la nature de ce contre-mouvement qui conduisait Polanyi à balayer les soupçons des économistes bourgeois d'une conspiration antilibérale planifiée (comme quoi la paranoïa du complotisme peut aussi venir de là où on ne l'attend pas forcément). Ce contre-mouvement était au contraire spontané et généralisé et c'est en ce sens qu'il pouvait y voir la réalité de la société à l'oeuvre, cherchant à se protéger des menaces que la libéralisation de l'économie faisait peser sur elle. A contrario, ce qu'on constate au XIXème siècle, c'est une excroissance monstrueuse de l'appareil d'Etat nécessaire à la planification d'une économie de marché:"La voie du libre-échange a été ouverté et maintenue ouverte, par un accroissement énorme de l'interventionnisme continu, organisé et commandé à partir d'un centre. C'est une affaire très compliquée que de rendre "la liberté simple et naturelle" d'Adam Smith compatible avec les besoins d'une société humaine." (GT, p. 205) Et peut-être même beaucoup trop compliquée, comme on peut raisonnablement le supposer à ce stade. Dans la grille de lecture polanyienne, il faut donc totalement inverser la façon dont les choses sont habituellement présentées suivant la doxa inspirée des libéraux: ce qui fût planifié, c'était le libéralisme, et ce qui fût spontané, c'était le contre-mouvement de protection sociale. Et ce qui a donc définitivement précipiter la catastrophe à partir de 1914, c'est le fait qu'est venu interférer avec ce premier choc, le second de la lutte de classes, celui-ci mis en tension suivant les trois grands pôles du rouge, du blanc et du bleu, puisque le mieux ici est de reprendre les significations matricielles des couleurs du drapeau national français.  

 

Double entrechoc précipitant le grand patatras 

 

Les choses ne pouvant se répéter à l'identique, même si le cadre général donné çi-dessus n'a pas à être fondamentalement transformé, si ce n'est en le compliquant encore avec le facteur supplémentaire de la dégradation écologique, donnant lieu, dorénavant, à un troisième entrechoc venant interférer, qu'il est vain de croire pouvoir amortir à coups d'oxymores comme, "croissance verte", "développement durable" etc., aujourd'hui c'est la crise sanitaire globale qui montre clairement combien est utopique le projet d'un système mondial de marché, le cadre idoine pour la propagation incontrôlable de ce genre de vilaines bêbêtes (1). Et, justement, les nouvelles conditions que la civilisation industrielle, sous la forme qu'elle a pris dans l'économie de marché, imposent à l'écosystème de la terre amèneront de toute façon la multiplication de ce genre de mauvaises surprises, comme la chose était prévue par la communauté scientifique elle-même, qui tire en vain la sonnette d'alarme depuis de nombreuses années. Considérée sous cet angle, la question de déterminer l'origine exacte du covid reste secondaire et mieux vaut laisser s'étriper sur cette question tous les experts improvisés pullulant aujourd'hui dans l'univers liquide des réseaux numériques, qui s'économisent ainsi commodément de traiter le fond du problème, qui, de notre point de vue, ne réside pas tant dans le virus lui-même, que dans un système mondial de marché qui en favorise l'émergence, qui ne cadre pas pour y faire face, et pire encore, qui ne peut qu'en amplifier les effets catastrophiques.

 

Grands linéaments d'un socialisme à réinventer

Pour les partisans d'un revenu d'existence aujourd'hui, la leçon principale à tirer de ce détour historique, c'est qu'on ne peut vouloir d'une telle mesure tout en l'accompagnant d'autres qui iraient dans le sens d'un renforcement du marché du travail; et plus encore, qui en ferait une mesure visant à le perfectionner, comme les libéraux eux-mêmes, à la suite de M. Friedman, peuvent être tentés de l'envisager, et peut-être d'autant plus à l'heure de la crise sanitaire actuelle. Autrement dit, avec une telle proposition, il faut être au clair sur ce qu'on veut et ne pas rester le cul entre deux chaises. Elle n'est viable qu'en l'envisageant dans le cadre d'une réorientation complète de la société, visant à sortir d'un système de marché. Quel sens devrait alors prendre cette réorientation?

Ici, on ne voit pas bien comment on pourrait réalimenter notre imagination à partir de rien. Si le socialisme, tel qu'il avait pris forme à ses origines, est mort et bien mort, il n'en reste pas moins que nous n'avons rien d'autre de plus consistant dans notre héritage proche sur quoi nous appuyer pour se donner quelques grands repères permettant d'envisager une telle réorientation dans un sens conforme à un projet d'émancipation humaine. Repartons alors de ce que fût le socialisme à son origine, dans le mouvement owenien en particulier, à cette époque héroïque où il avait pu mettre en branle des centaines de milliers de gens du peuple, et dont plus grand monde ne se rappelle aujourd'hui.

 


Statue de Robert Owen (Manchester)


 

A la suite de Polanyi, on synthétisera le socialisme dans sa source owenienne suivant cinq grandes lignes de développement, pour se donner une idée de ce qui a été ainsi perdu, et qui aurait pu être, poursuivi plus loin dans ses possibilités, comme il le prétendait, "un monument à l'imagination créatrice de la race humaine" (GT, p. 239), et qu'il reste aujourd'hui à réinventer, sous des formes ou d'autres, un sacré chantier en perspective.

 -Le socialisme, c'était moins d'Etat

C'est un premier point essentiel du socialisme, tel qu'il prend forme, à son origine, et pas seulement dans le mouvement owenien:"[Owen] est profondément conscient de la distinction entre société et Etat." (GT, p. 190) Le sens de cette distinction revient donc à dire que le socialisme, ce n'est pas plus d'Etat, mais moins d'Etat, contrairement à ce qu'on a fini par croire avec l'expérience bolchévique  du XXème siècle et les diverses projets de nationalisation des gauches européennes. Et ajoutons-nous, le socialisme, dans ses racines premières, c'est très certainement beaucoup moins d'Etat que dans le cadre d'une société de marché qui l'amène à multiplier ses normes et procédures bureaucratiques jusqu'à l'asphyxie, comme il suffit de le constater aujourd'hui: ainsi que le faisait remarquer l'anthropologue américain D. Graeber, jamais aucune autre société dans l'histoire n'a passé autant de temps à remplir de la paperasse et des formulaires administratifs en tout genre. Précisons ce que signifiait ce moins  d'Etat pour Owen. Sa position n'était rien de moins qu'anarchiste au sens où elle en aurait appelé purement et simplement à l'abolition de l'Etat. Simplement, son rôle ne devait pas être d'organiser la société mais strictement limité à prévenir des catastrophes à la communauté. Ce n'est donc pas là une particularité du socialisme d'Owen. Cette exigence de limiter les pouvoirs de l'Etat se retrouvera donc dans les autres grandes déclinaisons du socialisme du XIXème siècle, et notamment celui de Marx, en dépit de tous les contresens qui ont été commis par la suite à son sujet.

-La critique socialiste du système industriel n'était pas technophobe

il n'y a pas de technophobie dans le socialisme d'Owen, c'est-à-dire de rejet en bloc de la civilisation industrielle et du machinisme: il n'est donc absolument pas affecté par l'objection habituelle soupçonnant toute critique du système industriel de vouloir nous ramener à l'ère de la bougie. Le défi que le socialisme devait relever était plutôt de restaurer la communauté humaine dans le cadre d'une société industrielle. C'est encore une position qu'on retrouvera dans l'essentiel des déclinaisons du socialisme à cette époque. On peut encore mieux formuler les termes du problème à résoudre: trouver une forme d'organisation sociale qui ferait de l'homme le maître de la machine et non plus son "appendice" (Marx), comme il doit vivre sa condition de prolétaire dans l'économie de marché:"A l'origine, le mouvement owenien [...] représentait les aspirations des gens du peuple, frappés par l'avènement de l'usine, qui voulaient découvrir une forme d'existence qui ferait de l'homme le maître de la machine." (GT, p. 240) Un concept adéquat pour penser la machine, à l'ère inaugurée par la Révolution industrielle, est celui hérité de la pensée grecque de l'antiquité, du pharmakon, quelque chose qui renferme la double potentialité de pouvoir devenir aussi bien un poison qu'un remède. Toute la problématique à traiter tient en cela: le système de marché a plutôt su extraire le poison du pharmakon. Trouver une forme d'organisation qui saura le neutraliser pour en retirer ses vertus. Il est clair qu'une telle condition n'aura aucune chance d'advenir tant que le système de production reposera sur la division entre le capital et le travail, entre ceux qui détiennent les facteurs de production et la masse des pauvres n'ayant que sa force de travail à leur céder pour vivre: c'est un autre point indépassable du socialisme pour tout projet d'émancipation humaine à venir.

-La reconnaissance de l'être social de l'individu

Ce qu'Owen a reconnu le mieux à cette époque, avec toute la clarté nécessaire, et qui lui a fait comprendre, comme aucun autre, ce qu'avait de déshumanisant ce qu'imposait aux pauvres le libéralisme économique de son temps, réside dans l'origine sociale des mobiles humains. Et c'est ce que l'enquête anthropologique confirmera abondamment un peu plus tard, comme on l'avait déjà noté et récapitulé dans le schéma du droit de vivre donné au début de cet article: réciprocité, renommée, rivalité et souci du travail bien fait. Et, ici encore, c'est un socle commun sur lequel ce sont édifiés les divers courants du socialisme. M. Thatcher, dans le rôle de la parfaite héritière de l'esprit du libéralisme de ses ancêtres prétendait que "there is no such thing as society" (il n'existe rien de tel que la société). Tout au contraire, l'importance d'Owen résidait, aux yeux de Polanyi, dans sa découverte de la réalité de la société: comment c'est elle qui façonne le caractère des individus, suivant la façon dont elle est instituée, et comment c'est d'elle qu'ils tirent leurs mobiles pour agir et ainsi leur donner des raisons de faire quelque chose de leur vie. Précisons quand même ceci. Le souci premier d'Owen n'était pas de construire une philosophie (voir le point suivant): sur ce plan là, il ne semble pas devoir s'être donné la peine d'élaborer plus à fond son concept de société, et, à notre avis, les formules qu'emploie Polanyi lui-même pour en parler pourraient induire en erreur en risquant de conduire à substantifier la société pour en faire une sorte de super-sujet surplombant et dominant les individus: c'est très probablement parce que les thatchériens l'envisagent de cette façon qu'il leur est si facile de dénier sa réalité. A notre avis, et c'est de cette façon que Marx considèrera lui aussi la chose, la réalité de la société doit être comprise comme étant de nature essentiellement relationnelle: elle n'est rien d'autre que la totalité des relations qui se nouent entre les individus qui la constituent et qui affectent leurs identités: on peut illustrer le sens de cette conception, de façon très parlante, à partir de l'anthropologie mise en jeu dans les contes hérités de la nuit des temps.

 -La pratique alimentée à l'imagination créatrice avant la théorie

La praxis prime sur la théorie, ce qu'on retrouvera aussi plus tard à la base de toute la philosophie marxienne (ce qui ne veut évidemment pas dire que la théorie serait superflue; sinon, autant tout de suite supprimer ce blog). R. Owen a d'abord été un homme d'action, en l'occurrence, un patron d'usine confronté au plus près aux problèmes courants que posait une civilisation industrielle organisée suivant les principes d'une économie de marché. Comme le souligne Polanyi, le mouvement owenien a été essentiellement animé par ce souci tout pratique d'y faire face:"la force de la doctrine d'Owen tient au fait qu'elle était d'inspiration éminement pratique..." (GT, p. 240) Il s'agissait de répondre concrètement aux problèmes qui se recontraient dans la vie quotidienne, et qui appelaient à prendre en compte tous les aspects de l'existence, "tels que la qualité de la nourriture, du logement et de l'éducation, le niveau des salaires, la manière d'éviter le chômage, l'assistance en cas de maladie et d'autres choses du même ordre..." (GT., p. 240) De là, la création de villages coopératifs qui prenaient en charge toutes ces questions via les Ateliers syndicaux  (Union Shops), les Bourses du travail (Labour exchange), etc.: le souci était d'inventer des formes concrètes d'existence qui restaurent la communauté humaine à l'âge de la civilisation industrielle. 

Village coopératif de New Lanark (Ecosse)

 Le mouvement owenien a eu beau être d'inspiration éminement pratique, il n'en reposait pas moins sur une approche synthétique du problème à résoudre qui lui faisait prendre en compte la totalité de la vie humaine dont l'économique n'est qu'un aspect, et c'est ce qui a fait toute sa grandeur. Polanyi note d'ailleurs à ce propos que le niveau des salaires y était bien inférieur à celui qu'on trouvait ailleurs, mais ce désavantage économique pouvait être largement compensé par les avantages sociaux que procurait à chacun une restauration de la communauté humaine:"L'aspect industriel des choses n'était pas, pour [Owen], limité à l'économique (c'eût été une vision mercantile de la société et il n'en voulait pas). New Lanark lui avait appris que dans la vie d'un travailleur, le salaire n'est qu'un facteur parmi de nombreux autres, tel que son environnement naturel et son logement, la qualité et le prix des marchandises, la stabilité de l'emploi et la sécurité de l'emploi (Les manufactures de New Lanark, comme d'autres firmes avant elles, continuaient à payer leurs employés même quand il n'y avait pas de travail pour eux). Mais l'adaptation comportait beaucoup plus que cela. L'éducation des enfants et des adultes, des dispositions prises pour la distraction, la danse et la musique et l'idée généralement acceptée que jeunes et vieux avaient des critères moraux et personnels élevés créaient une atmosphère qui conférait un statut nouveau à la population industrielle dans son ensemble." (GT, p. 243)
L'imagination créatrice s'est donc exercée en considérant l'individu dans la totalité des dimensions de son existence, pas seulement comme un simple travailleur. Et, à notre époque, l'imagination est bien une des choses qui a fait le plus cruellement défaut à partir des politiques néolibérales conduites sous le mot d'ordre thatchérien du TINA (There Is No Alternative) (2). Aujourd'hui, maintenant que commence à se dessiner, de plus en plus clairement, pour les gens du peuple, l'impasse où mène l'économie mondiale de marché, ou, à tout le moins, ses graves insuffisances, l'imagination créatrice semble, fort heureusement, devoir se remettre en marche au travers de multiples expérimentations, qui, forcément, à ce stade, ne peuvent encore prendre que la forme de tâtonnements. Dans tous les cas, c'est avec raison que certaines voix s'élèvent aujourd'hui pour réclamer de cesser d'alimenter de façon parfaitement stérile le flot interminable de parlottes de la scène médiatique, n'ayant d'autre fin clairement identifiable que d'auto-entretenir (confortablement) dans leur vacuité celles et ceux qui le reproduisent jour après jour, typique d'une société du spectacle dont des dispositifs comme ceux-ci ne font que conforter dans l'impuissance, pour enfin s'en remettre à l'action (3). Reste à s'entendre sur la nature de l'action à viser: d'où la dernière ligne de développement...

-La révolution par des voies non-violentes

Le dernier point essentiel  à relever est que la révolution que supposait l'owenisme était foncièrement non-violente:"Son idée était de faire une révolution industrielle par des moyens pacifiques." (GT, p. 242) La visée révolutionnaire du mouvement owenien est apparue clairement à partir de la ligne de développement précédente puisqu'on a montré que sa praxis visait une réinstitution complète de la société sur une base coopérative. Et il faut donc préciser qu'elle a pris un chemin à l'opposé de la violence révolutionnaire alimentée au mythe du Grand Soir qui devait brutalement précipiter l'avènement du socialisme. La révolution par les armes a de toute façon été une impasse, une voie qui s'est définitivement refermée en France avec l'écrasement de la Commune parisienne de 1871, l'ultime tentative du peuple, soldée par un tragique échec, de faire de son droit d'être armé la condition d'un pouvoir démocratique (et ne parlons pas du putsch bolchévique de 1917 qui n'était de toute façon déjà plus une révolution socialiste, mais un coup d'Etat mené, certes, de main de maître, reconnaissons le, par une petite clique auto-persuadée de sa mission civilisatrice pour se croire en droit de faire marcher à la baguette la plèbe). De ce point de vue, on aimerait suggérer à certains de mettre leur horloge à l'heure pour ne plus retarder de 150 ans, de consacrer un peu moins d'énergie à manifester pour se cabosser la tête contre les forces de l'ordre, et la reporter à l'alimentation de l'imagination créatrice:"Essayer de détruire la violence par la violence, c'est vouloir éteindre le feu par le feu, inonder un pays pour refluer les eaux d'un fleuve qui déborde, c'est creuser un trou dans le sol pour avoir de la terre afin d'en combler un autre." (L.Tolstoï, L'esclavage moderne, p. 86) (4) 

 On objectera peut-être que la non-violence de l'owenisme et autres tentatives par ce biais n'ont, au bout du compte, pas donné de résultats plus probants. On doit répondre deux choses à cela. D'abord, l'évolution des techniques d'armement rendrait totalement anachronique une tentative de refondation par les armes d'un pouvoir démocratique et nous oblige, plus que jamais, étant donné leur pouvoir de destruction démultiplié, à emprunter les voies de la non-violence jalonnées plus tard par de grandes figures tutélaires comme Tolstoï, Gandhi ou encore M. L. King. Renoncer à s'entretuer ou voir disparaître l'humanité, telle est au fond l'alternative qu'A. Einstein et B. Russell présentaient déjà à leurs contemporains en 1956. Ensuite, pour compléter ce premier point, ces voies non-violentes qu'avait frayé le socialisme owenien signifie aussi ceci: son impulsion fondamentale était affirmative et non réactive, pour reprendre un vocabulaire nietzschéen. Il n'était pas animé par le ressentiment et une volonté nihiliste de détruire, mais, avant toute autre chose, par celle de créer des nouvelles façons de faire-société à l'âge des machines, se démarquant complètement par là de la posture réactive des forces de l'Ancien Régime de son temps. En ce sens, il était du côté des grandes puissances affirmatrices de la vie, celle qui veut s'accroître d'elle-même, et non de celle en déclin: du côté de la néguentropie et non de l'entropie, si on veut employer un langage physicaliste; la joie de créer plutôt que la haine qui porte à détruire, pour parler celui des affects. C'est tout cela qui nous conduit à affirmer que sa dépouille contient encore pour nous des germes d'avenir. Aussi bien, P. Leroux, celui qui introduira en France le terme "socialisme", était sur la même longueur d'onde que l'owenisme. Pour lui, les forces de la bourgeoisie libérale et républicaine ont eu une mission historique essentiellement dissolvante à remplir: défaire les liens de servitude de la féodalité. Il devait revenir au socialisme de prendre le relais pour édifier positivement une nouvelle forme de société sur les décombres de l'ancienne, posture qui équivalait, comme il le disait lui-même, à "affirmer la démocratie". A défaut de ce relais, ce qu'on constate aujourd'hui, c'est l'établissement d'un néoféodalisme high tech, de plus en plus cybernétisé, le féodalisme managérial dont parlait D. Graeber, au sens du capitalisme rentier qu'évoque la note (1), qui donne à la grande bourgeoisie ses nouveaux régisseurs, ses valets et ses bouffons, extraits d'une humanité menacée de devenir superflue.

.Chantiers à poursuivre

 Reste les modalités concrètes sous lesquelles l'envisager. Il est à noter que ce droit de vivre garanti inconditionnellement à tous n'a pas nécessairement ou exclusivement à prendre une forme monétarisée, et certainement pas par le biais d'une monnaie permettant d'alimenter les bulles spéculatives du système financier international. C'est pourquoi, nous préfèrons parler ici d'"un droit de vivre garanti", plutôt que d'"un revenu garanti", laissant ainsi ouvert un plus grand champ de possibilités. Si on a bien intégré les grandes lignes de l'histoire de la civilisation industrielle jusqu'à nos jours, une des premières conclusions à en tirer est que ce droit devrait être inséparable d'une réflexion à conduire sur les façons possibles d'envisager une réintégration dans la société des autres facteurs de production que sont la terre, la monnaie et la connaissance. Et, dans cette perspective, il serait sûrement fructueux de penser se servir de l'outillage conceptuel qu'offre la catégorie du commun, certainement la plus robuste qu'on ait aujourd'hui à disposition pour repenser à nouveaux frais ce qui s'était d'abord appelé "socialisme".

 

(1) Il faudrait, là aussi, consacrer un sujet entier pour déterminer précisément comment actualiser le tableau, sous la forme qu'il prend maintenant d'un triple entrechoc. Affirmons simplement ici qu'il existe bien toujours une lutte des classes contrairement à ce qu'ont voulu laisser croire les idéologues au service de la classe dominante, la répression féroce des Gilets Jaunes en étant la dernière manifestation saillante. Sur ce plan, le néolibéralisme lui-même n'a d'ailleurs pas d'autre résultat tangible, en dernière analyse, que de faire fructifier les intérêts acquis de la classe dominante et relève donc, une fois écaillé son vernis scientifique, de l'idéologie, au sens marxien du terme. Et le concept d'intérêts acquis doit être pris ici au sens que lui donnait T. Veblen, définissant un capitalisme parasitaire de la rente qui est la forme qu'il prend désormais, de plus en plus, à l'heure de la robotisation de la production:"un intérêt acquis est un droit négociable d’obtenir quelque chose pour rien. Cela ne veut pas dire que les intérêts acquis ne coûtent rien. Ils peuvent même atteindre des sommets." (A. Le Goff, Introduction à Thorstein Veblen, p. 52) Simplement, dans ce cas, il revient à la collectivité elle-même d'en assumer la charge en termes de coûts socio-économiques aussi bien qu'écologiques. Il est assez ironique de relever ici qu'une grande majorité de gens s'élèveront de toute leur force contre l'idée d'un revenu inconditionnel au motif que ce serait donner de l'argent pour rien en contrepartie, sans bien se rendre compte que le capitalisme de la rente fonctionne actuellement ainsi, au profit d'une toute petite fraction de la population, vivant grassement sur le dos de la collectivité. Précisons quand même, mais cela devrait aller sans dire, que le droit de vivre tel que défendu ici, n'a strictement rien à voir avec une telle logique rentière: dans un cas comme celui-ci, il serait de toute façon très vite voué à la ruine.

(2) Et les milieux intellectuels n'ont pas donné leur part aux chiens pour apporter leur écot à cet assèchement de l'imagination. Pour s'en donner une idée, on pourra se reporter à ce (tout petit) monument, cette fois dévolu à la honte de la résignation intellectuelle se faisant passer pour le summum de la maturité d'esprit, Le colloque de Cerisy de 1990, censé avoir pour thème de réflexion le projet d'autonomie autour de l'oeuvre de Castoriadis.  En fait d'autonomie, le Castoriadis en question avait beau mettre sous le nez de ses collègues l'ineptie de ce qui se mettait alors en place sous couvert de néolibéralisme, ils avaient manifestement renoncé à s'y confronter et abandonné toute vélléité d'imaginer autre chose. Le pauvre Castoriadis devait se sentir bien seul là-dedans.

(3) Pour donner à penser cette vacuité, on pourra s'inspirer de la formule des Guignols de l'info, qui, sur ce coup, visaient justes, en pointant la logique de la causalité circulaire ici en jeu: ils passent dans les médias parce qu'ils sont célèbres et ils sont célèbres parce qu'ils passent dans les médias.

(4) Les Chiapatèques du Mexique sont peut-être bien aujourd'hui les seuls à avoir su tirer sérieusement les conséquences pratiques de l'impasse qu'a été la guerrilla armée visant à s'emparer de l'appareil d'Etat, pour continuer à faire vivre un projet d'émancipation humaine d'une toute autre façon.





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