mercredi 12 mai 2021

2a) Les communs. Critique des modèles théoriques dominants: tragédie des communs, dilemme du prisonnier et passager clandestin

Après les présentations faites de ce (très) gros chantier, et avant d'en venir positivement aux conditions sous lesquelles l'institution des communs peut fonctionner très concrètement, dans nombre de cas fort bien, il faut commencer par écarter de notre chemin les modèles théoriques devenus hégémoniques qui barrent l'accès à leur compréhension. 
Et, il faut bien voir les implications pratiques considérables qui sont en jeu ici. Les trois convergeront vers une même conclusion pour dire que les biens communs, laissés à eux-mêmes, seraient destinés à la ruine, en raison de l'incapacité des individus qui en profitent à coopérer pour les entretenir et les reproduire:"Ces trois modèles conduisent à la prédiction que ceux qui utilisent de telles ressources ne coopéreront pas afin d'engranger des bénéfices collectifs." (Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 219) C'est donc d'après eux qu'a pu être légitimité le démantèlement des communaux pour être, soit privatisés (le Marché), soit nationalisés (l'Etat). C'est le point essentiel qui en découle dans la pratique: une fois les communs écartés, ne resteront que ces deux principes organisateurs pour la société, l'Etat et/ou le Marché; et c'est bien ainsi que les choses sont présentées et enseignées un peu partout dans les sciences sociales. Au contraire, notre thèse consistera à soutenir, par la suite, qu'il y a dans cette réduction une grave amputation d'un principe tiers organisateur, qui mutile la société, et, en ce sens, l'affecte terriblement dans ses capacités d'organisation. 

Le modèle de la tragédie des communs
On retient généralement de ce premier modèle l'article fameux qui lui a donné son nom, de Garrett Hardin, paru en 1968, dans la revue Science. Il part d'un cas concret à imaginer: soit un pâturage en accès libre (non restreint par des droits de propriété). Chaque éleveur va en retirer un profit immédiat pour lui-même en y faisant paître ses bêtes alors même que les coûts liés à la détérioration de la ressource, eux, sont différés dans le temps; il va donc être incité à ajouter toujours plus d'animaux tant qu'il n'a pas à faire face à ces coûts; le même raisonnement étant valable pour tous les autres éleveurs, on aboutirait alors inévitablement pour Hardin à la "tragédie des communs", soit, l'épuisement du pâturage:"C'est là que réside la tragédie. Chaque homme est enfermé dans un système qui le contraint à augmenter les effectifs de son troupeau de manière illimitée dans un monde qui est limité. La ruine est la destination vers laquelle tous les hommes se ruent, chacun poursuivant son meilleur intérêt dans une société qui croit en la liberté des biens communs." (Hardin, La tragédie des communs) 
Si ce modèle a eu une telle importance pour la pensée politico-économique de notre temps, c'est parce que son application a été étendue bien au-delà du seul cas de pâturages à une multitude d'autres situations, et, en dernière analyse, pour penser le destin du monde dans sa globalité. Au point de départ, Hardin lui-même ne voyait dans son pâturage qu'une image illustrant le problème de la surpopulation mondiale: à le suivre, on serait typiquement dans le cas d'une tragédie des communs, chaque famille étant incitée à produire plus d'enfants sans que personne ne tienne compte du coût de la surexploitation de la planète qui en résulte. Ce  modèle est aujourd'hui à tel point prégnant qu'un zoologiste comme J. A. Moore préconisait "l'obligation pour tous les étudiants -et si cela ne tenait qu'à moi, pour tous les êtres humains - de lire La tragédie des biens communs de Hardin." (Cité par Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 20) 
Précisons le type de biens qui sont particulièrement vulnérables pour verser dans la tragédie du modèle de Hardin: il s'agit de ceux qui sont rivaux et non exclusifs, comme une zone de pêche en accès libre. Puisque son accès n'est pas restreint (non exclusivité), chacun va rentrer en rivalité avec les autres pour chercher à l'exploiter pour lui-même sans se soucier de l'épuisement qu'elle subit, un poisson étant un bien rival en ce sens que quand quelqu'un le pêche, il ne sera plus disponible pour les autres pêcheurs. Prévaudrait alors le principe, "Premier arrivé, premier servi", entraînant une course à la surexploitation qui ne pourrait conduire qu'à la tragédie:"L'affirmation traditionnelle selon laquelle la propriété de tout le monde n'est la propriété de personne semble donc comporter quelque vérité. La richesse accessible à tous n'est appréciée par personne car celui qui est assez téméraire pour attendre le moment opportun pour l'utiliser ne pourra que constater qu'un autre l'a fait à sa place (...). Les poissons présents dans la mer sont sans valeur pour le pêcheur, car il n'existe aucune certitude qu'ils seront là pour lui demain s'ils sont laissés à l'abandon aujourd'hui." (Gordon cité par Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 15) Aujourd'hui, les questions écologiques de la gestion du climat ou celle de la biodiversité relèveraient typiquement d'une même problématique de tragédie des communs: tout le monde peut en bénéficier pour maximiser son intérêt, mais personne ne se sent tenu en charge de supporter les coûts de leur dégradation différés dans le temps.
Reconnaissons le, ce modèle semble avoir pour lui un certain bon sens qui en fait sa force. Puisqu'un commun n'appartient à personne, aucun individu ne sera incité à s'en sentir responsable. Pour prendre un exemple basique, quelqu'un sera beaucoup plus facilement enclin à jeter ses mégots de cigarette par terre dans la rue qu'il ne le ferait chez lui. J'observais moi-même, dans le même sens, avec un certain effarement, dans un établissement scolaire, une porte vitrée qu'à peu près personne ne se donnait la peine de refermer en hiver (ce qui ne coûterait pourtant pas grand chose), entraînant un folle déperdition du chauffage à l'intérieur du bâtiment sur lequel elle donnait; il est peu probable que les mêmes personnes en faisaient de même chez elles, avec les factures à payer à la clé. En fait, l'argument ici en jeu, qui milite contre les communs, est ancien; on le retrouvait déjà chez Aristote qui voulait montrer, lui aussi, que les individus auront tendance à négliger ce qui est commun à tous et à prendre d'abord soin de ce qui leur appartient en propre:"Ce qui est commun au plus grand nombre fait l'objet des soins les moins attentifs. L'homme prend le plus grand soin de ce qui lui est propre, il a tendance à négliger ce qui lui est commun." (Aristote, La politique, Livre II, ch. 3) Saint Thomas d'Aquin lui-même reprendra cet argumentaire à l'époque médiévale donnant ainsi un socle théologique sur lequel l'Eglise de Rome pourra plus tard, à la fin du XIXème siècle, dénoncer le socialisme comme une doctrine collectiviste impie menaçant les fondements de la civilisation, et par la même occasion légitimer le régime de l'appropriation privative sous le capitalisme moderne (voir l'encylique du pape Léon XIII de 1891 qui acte de cette pleine adhésion) (1).
 
Le modèle du dilemme du prisonnier 
Ici aussi tout part d'une métaphore que l'on peut illustrer de la façon suivante en se basant sur la formalisation qu'en a fait Albert W. Tucker. Imaginons que nous avons accompli un crime moi et un complice; nous sommes tous les deux emprisonnés  par un juge et mis dans l'impossibilité de communiquer entre nous. Trois cas de figure pourront se présenter:
- nous serons chacun condamnés à 5 ans de prison si nous nous dénonçons l'un et l'autre;
- si l'un dénonce l'autre et que celui-ci s'en abstient, ce dernier écopera de 10 ans et le premier sera libéré.
- enfin, si nous ne nous dénonçons ni l'un ni l'autre, chacun prendra six mois.

Chaque prisonnier, étant dans l'ignorance de ce que va faire l'autre, envisage les deux  possibilités:
Au cas où l'autre me dénonce:
 si je me tais, j'écope de 10 ans
si je le dénonce, j'écope de 5 ans seulement
 
Au cas où l'autre ne me dénonce pas:
si j'en fais de même, je prends 6 mois
si je le dénonce, je suis libre;
 
Quelque soit le choix de l'autre, il serait donc dans mon intérêt d'adopter une stratégie non coopérative et de le dénoncer. Le même calcul valant pour l'autre, c'est donc la première possibilité qui a le plus de chances de se réaliser, la défiance réciproque, soit, 5 ans de taule pour chacun. Globalement, pourtant, c'est la dernière, la confiance mutuelle, qui serait celle qui produirait le coût le moins élevé: un an de prison en tout au lieu de dix. Mais, ce serait donc aussi la plus improbable.
Le dilemme du prisonnier peut être tout aussi bien appliqué à la tragédie des communs de Hardin, par où l'on voit qu'ils sortent de la même matrice intellectuelle, celle qui conduit à condamner les communs. Soit deux éleveurs A et B, et N, le nombre maximal de moutons qu'ils peuvent faire paître sans épuiser le pâturage. Dans une stratégie coopérative, le nombre de moutons par éleveur serait limité à N/2; dans une stratégie non-coopérative, chacun fera paître un nombre d'animaux supérieur à N.
Comme dans le dilemme du prisonnier, trois cas de figure sont envisageables:
Si A et B se limitent chacun à N/2 moutons, le gain sera de 10
Si tous les deux dépassent la limite, le gain sera de 0
Si seulement A respecte la limite, le gain  sera de 11 pour B et de -1 pour A.
 
Ici aussi, ignorant ce que va faire l'autre, chaque éleveur aura intérêt, dans tous les cas, à transgresser la limite:
Si l'autre ne la respecte pas:
-si je la respecte, mon gain sera de -1
-si je ne la respecte pas non plus, mon gain sera de 0
 
Si l'autre la respecte:
- si je la respecte aussi, mon gain sera de 10
-si je ne la respecte quand même pas, mon gain sera de 11

Le même calcul étant valable pour l'autre, chacun, s'il se comporte en agent rationnel occupé à maximiser son utilité propre, transgressera la limite.

Des dilemmes sociaux de ce type donnent des situations dans lesquelles le comportement qui permet à un individu d'espérer maximiser son gain est désastreux pour tout le monde, y compris pour lui-même, au bout du compte, dès lors que chacun l'adopte. Il en découle un paradoxe qui a fait tout le succès de ces modèles dans les débats philosophiques. Une situation où des individus suivent des stratégies rationnelles pour maximiser leur gain deviennent contre-productives pour chacun dans l'objectif qu'ils poursuivent, et engendrent donc dialectiquement leur propre négation, une situation finalement irrationnelle:"De manière assez simple, ces paradoxes remettent en question notre compréhension de la rationalité et, dans le cas du dilemme du prisonnier, suggèrent qu'il est impossible à des créatures rationnelles de coopérer. Ils soulèvent donc directement des questions fondamentales d'éthique et de philosophie politique et menacent les fondements de la science sociale." (Campbell cité Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 18)
Voyons cette fois ces modèles à l'oeuvre dans la réalité sociale autour de nous. Par exemple, on peut les appliquer pour comprendre la gangrène du dopage dans le sport. Prenons un sportif professionnel: il a le choix entre respecter la règle ou tricher et se doper pour améliorer ses performances. On se retrouve ici tout à fait dans une configuration de type dilemme du prisonnier. Dans l'incapacité où il se trouve d'être certain de ce que feront ses concurrents, il sera rationnel pour lui de choisir l'option de se doper, dans tous les cas de figure:
-si les concurrents n'en font pas de même, il en tire un avantage sur eux;
-s'ils en font de même, il rééquilibre ses chances de victoire par rapport à eux.
Là aussi, quelque soit le choix des autres, il est dans son intérêt, calculé rationnellement, de tricher et de se doper,  le même raisonnement étant valable pour tous les autres, on doit aboutir à une situation de dopage généralisé. 

Le modèle du passager clandestin
Originellement le concept a été formé par Mancur Olson pour soutenir sa conception de la logique de l'action collective sous le titre de "free rider problem", ce que l'on traduira littéralement par, "le problème de celui qui fait cavalier seul". On a rendu l'expression en français par "passager clandestin", au sens de celui qui va resquiller en ne payant pas son ticket de transport collectif. Mais le modèle peut aussi s'appliquer pour bien d'autres situations de la vie sociale. Olson donnait l'exemple d'un syndicat: si tous les travailleurs peuvent bénéficier des avantages de son action, l'individu obéissant à la logique de la rationalité instrumentale trouvera tout naturellement qu'il n'a pas besoin de cotiser: il peut obtenir les bénéfices de l'action collective sans avoir à en supporter les coûts. Ce serait typiquement le problème qui se poserait à nouveau pour un bien non exclusif, un bien auquel tout le monde a librement accès: chacun sera tenté d'en tirer profit pour lui-même sans apporter sa contribution à son entretien. Si ce modèle était pleinement valide, on pourrait, par exemple, s'attendre à ce qu'un bien de cette sorte comme l'encyclopédie Wikipédia tombe, tôt ou tard, en ruine: comme pour l'action du syndicat, tout le monde peut bénéficier des ressources mises en ligne sans avoir à apporter son écot. De fait, les personnes qui contribuent à l'encyclopédie, que ce soit sous forme de dons ou d'articles rédigés, représentent un très faible pourcentage de ceux qui utilisent la ressource (moins de 2 % pour les dons d'après Wikipédia lui-même).
Il y aurait donc là encore quelque chose d'inéluctable qui devrait conduire à une défection généralisée et à la ruine de la ressource commune:"Dès qu'une personne ne peut être exclue des bénéfices fournis par d'autres, chacun est incité à ne pas prendre part à l'effort commun et à "resquiller" en profitant des efforts des autres. Si tous les participants choisissent de resquiller, le bénéfice collectif ne sera pas produit." (E. Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 19)  Chaque joueur va donc rationnellement opter pour une stratégie que l'on peut résumer par la formule tristement fameuse, "Privatisation des profits, socialisation des coûts": j'engrange les bénéfices que je peux tirer de la ressource en libre accès, tout en misant sur le fait que les autres vont en supporter collectivement les coûts; le même calcul étant valable pour les autres, on va aboutir logiquement  à une situation de défection généralisée conduisant, comme pour les modèles précédents, à la ruine. De fait, les études de cas de communs qui ont versé dans la tragédie obéissent bien à cette logique catastrophique, par exemple, en Turquie, le projet de la Kirindi Oya , concernant un système d'irrigation des terres qui aboutit à l'épuisement des réserves d'eau:"Pour les fermiers individuels, la seule stratégie raisonnable à suivre, dans un système où les autres volent impunément l'eau [...] est d'inonder leurs propres champs autant que possible, en utilisant tous les moyens nécessaires pour y parvenir." (Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 198)

Implications sociales des modèles: le Marché ou l'Etat comme seules solutions pour organiser la gestion des ressources communes
Dès lors, les seules façons d'échapper à ces modèles catastrophiques seraient de confier les communs, soit au secteur privé des entreprises du Marché, soit au secteur public de l'Etat. C'est dans ce cadre théorique, qu'a pu être donné un semblant de légitimité à l'immense processus de destruction des communs auquel a donné lieu la modernité avec le développement conjoint de marchés et d'Etats-nations de plus en plus tentaculaires à mesure que se réduisait l'espace qui leur avait été traditionnellement dévolu depuis la nuit des temps.

La solution de l'Etat
 Une des sources philosophiques principales de cette option se trouve dans la pensée de Hobbes (XVIIème siècle) et son modèle du Leviathan, image qu'il a repris d'un monstre marin appelé ainsi dans la Bible et qui désignera chez lui l'institution du pouvoir tutélaire de l'Etat nécessaire pour que les individus ne retournent pas dans leur état de nature de guerre de tous contre tous, état auquel on peut parfaitement faire correspondre le modèle de Hardin de la tragédie des communs:"L'état de nature de Hobbes est une situation dans laquelle aucune règle interdisant ou requérant une action quelconque n'est présente. L'état de nature hobbesien est logiquement équivalent à une situation dans laquelle existent des règles qui permettent à n'importe qui d'entreprendre n'importe quelle action désirée, sans considération des effets sur les autres."  (E. Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 170) Le Leviathan symbolise donc la puissance monstrueuse de l'Etat s'élevant au-dessus de ces individus, qui, autrement, livrés à eux-mêmes, verseraient dans la tragédie, car seul capable de leur imposer par la coercition les limites à respecter pour éviter ainsi la ruine générale des ressources communes.
 

 C'est bien la morale que Hardin tirait de sa fable qui montre que son image du pâturage laissé en libre accès renvoyait, en réalité, à des problèmes d'une toute autre ampleur d'ordre planétaire:"si l'on veut éviter la ruine dans un monde surpeuplé, les individus doivent être réceptifs à une force coercitive extérieur à leur psyché individuel, un "Léviathan" pour utiliser le terme de Hobbes." (Hardin cité par Ostrom, ibid., p. 22) C'est ce qui ferait la dimension foncièrement tragique de l'existence humaine. On échapperait à la tragédie des communs que pour retomber dans celle de notre assujettissement  à un pouvoir étatique fort contre lequel nous ne pouvons pas grand chose, et qui, tel le monstre de la Bible, sera prêt à nous dévorer à tout moment, dès lors que le bien public le réclame:"Même si nous évitons la tragédie des biens communs, ce ne sera dû qu'à la tragique nécessité du Léviathan." (Ophuls cité par Ostrom, ibid., p. 22) Et le pire, dans cette voie, est sûrement encore devant nous; car, à mesure que la dégradation des ressources de la nature ira en empirant, la tentation de renforcer les prérogatives des Etats risque de se faire de plus en plus pressante. Pour un économiste comme Robert Heilbroner, "des "gouvernements de fer", peut-être des régimes militaires, seraient nécessaires pour lutter contre les problèmes environnementaux." (ibid., p. 22) En ce sens aussi, un écologiste pourtant convaincu comme A. Gorz craignait lui-même le possible avènement d'un "éco-fascisme". Puisque les  ressources les plus perméables pour verser dans la tragédie sont celles dont l'accès ne peut être que difficilement contrôlé, comme des zones de pêche en haute mer, c'est ce qui fait qu'on est tenté de penser que seul un Etat fort aux pouvoirs étendus serait capable de les prendre en charge, pour assurer leur surveillance, et punir, le cas échéant, les contrevenants. Cela vaudrait à plus forte raison pour des biens encore plus ouverts aux quatre vents comme le climat ou la biodiversité. Logiquement, dans cette voie, on se dirige vers une société du contrôle total auquel le développement technique actuel est parfaitement en mesure de répondre. 

La solution du marché 
Si cette perspective a de quoi effrayer quant au devenir de nos libertés fondamentales, resterait alors la solution de recourir au marché en privatisant les ressources communes. C'est évidemment la voie privilégiée par les libéraux qui ne manqueront pas d'invoquer à ce sujet leur lieu commun, rabâché à toutes les sauces, de la supposée incurie qu'entraîne une gestion étatique. Dans ses formes les plus radicales, qu'on trouve dans le courant libertarien, c'est clairement affiché comme la seule façon envisageable de résoudre le problème des dégradations écologiques:"Le seul moyen d’éviter la tragédie des communs aux ressources naturelles et à la biodiversité est de mettre un terme au système de la propriété commune en instaurant un système de droits de propriété privée." (R. J. Smith, Resolving the Tragedy of the commons by creating private property rights in wildlife) Les libéraux-libertariens pourront convoquer l'autorité intellectuelle de Saint Thomas d'Aquin lui-même qui donnait trois arguments militant en faveur d'une appropriation privative des communaux, en s'inspirant d'Aristote:

- le premier qui relève d'une meilleure qualité du soin, comme on l'a déjà fait remarquer: un individu sera beaucoup plus facilement enclin à prendre soin de ce qui lui appartient que de ce qui est commun.
-un second qui relève du bon ordre à instituer:"Il y a plus d'ordre dans l'administration des biens quand le soin de chaque chose est confié à une personne, tandis que ce serait la confusion si tout le monde s'occupait indistinctement de tout." (Saint Thomas d'Aquin cité par Dardot et Laval, Commun, p. 251)
-un troisième qui relève de la paix sociale:"La paix entre les hommes est mieux garantie si chacun est satisfait ce qui lui appartient; aussi voyons-nous de fréquents litiges entre ceux qui possèdent une chose en commun et dans l'indivis." (ibid., p. 251) En ce sens, l'empilement des droits dans la société médiévale, qui fait qu'une même chose pouvait à la fois être revendiquée comme relevant du commun et de la propriété d'un particulier, était une source permanente  de confusion et de conflits potentiels.
Dans la théorie économique standard qui prévaut aujourd'hui, dite "néo-classique", le marché est censé ainsi offrir la solution optimale aux problèmes de gestion des ressources communes d'après le principe de sa supposée efficience: en vertu du mécanisme concurrentiel réglé par la loi de l'offre et de la demande, il garantirait une allocation optimale des ressources rares (les biens rivaux) au mieux des besoins de chacun et ce sans gaspillage:"C'est le critère essentiel pour juger des performances marchandes." (André Orléan, L'empire de la valeur, p. 272) C'est au nom de ce supposé principe d'efficience qu'on a constitué, par exemple, un marché des droits de polluer; ce serait la façon optimale de résoudre les problèmes liés aux causes anthropiques du réchauffement climatique:"En échangeant des permis ( de polluer), les acteurs satisfont de manière collective à l'objectif global d'émission (de gaz à effet de serre). Si le marché fonctionne parfaitement, on aboutit à une égalisation des coûts..." (Brahic et Salles cité par S. Juan, La transition écologique, p. 82) Tout est dans le "si". Pour que "le marché fonctionne parfaitement", il faudrait en effet que soient satisfaits un certain nombre d'hypothèses pour le moins exigeantes (on renvoie ici au  cours d'économie du perroquet néoclassique qui les examine). De fait, aucune réduction notable de l'émission des gaz à effet de serre n'a pu être enregistrée depuis qu'a été instauré un marché du droit de polluer.
Par ailleurs,  un autre grave problème que pose l'option du marché est que de cette façon là ceux qui s'approprient de façon exclusive les ressources communes, en fait, ces personnes morales que constituent les firmes transnationales, acquièrent un pouvoir démesuré sur le reste de l'humanité. On n'échappe au Léviathan que pour retomber dans les griffes de ces "tyrannies privées" (Chomsky) contrôlant des ressources aussi vitales que l'eau, les terres, la biodiversité, etc., ce qui, pour un libéral conséquent, devrait constituer une menace pour les libertés individuelles toute aussi sérieuse que celle que peut faire peser l'instauration d'Etats forts.

 
Si on ne dispose que des modèles théoriques passés ici en revue et qu'on est définitivement persuadé de leur pleine validité, on voit donc que les perspectives qu'ils offrent sont terriblement restrictives et peu engageantes, à tout le moins. Fort heureusement, on sait aujourd'hui, pour beaucoup grâce aux travaux séminaux d'E. Ostrom et de son équipe, qu'il convient de les prendre avec beaucoup de réserves et d'en limiter considérablement la portée. C'est ce qu'on verra dans la partie suivante...


(1) "Par tout ce que Nous venons de dire, on comprend que la théorie socialiste de la propriété collective soit absolument à répudier, comme préjudiciable à ceux-là mêmes qu'on veut secourir, contraire aux droits naturels des individus, comme dénaturant les fonctions de l'Etat et troublant la tranquillité publique. Qu'il reste donc bien établi que le premier fondement à poser par tous ceux qui veulent sincèrement le bien du peuple, c'est l'inviolabilité de la propriété privée." (Rerum novarum, Sur la condition ouvrière, 15 mai 1891) Il semble quand même que, 130 ans plus tard, sous l'égide actuelle du pape François, l'Eglise de Rome ait fini par émettre quelques réserves, à tout le moins, sur le bien fondé d'un engagement aussi résolu, en devant bien se résoudre à constater l'ampleur des problèmes qu'il a fini par poser...

 

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