"Une fédération d'Etats-nations est le plus sûr moyen d'imposer, sans
avoir pour autant à l'assumer, l'impossibilité de politiques
économiques nationales socialement redistributives ou protectrices de
tels ou tels secteurs pour des questions d'intérêt général ou
d'indépendance. C'est la voie royale pour imposer de par la seule
logique d'une structure institutionnelle et économique supranationale
intégratrice trop vaste pour devenir un super Etat fédéral, la nécessité
de retirer l'ensemble de l'économie de toute politique nationale
interventionniste en lien avec des exigences démocratiques quelconques.
Il y a dans la logique même d'une vaste fédération continentale
d'Etats-nations une nécessité fonctionnelle qui impose mécaniquement le
remplacement des politiques économiques par de simples logiques de
marché concurrentielles, l'hétérogénéité des économies en question et la
cohésion nationale résiduelle étant trop importantes pour permettre,
sans tensions internationales ingérables, les ajustements immenses que
supposerait une unification économique et sociale à cette échelle." (F. Hayek, The economic conditions of interstate federalism,1939)
Introduction
Position du problème: la société contre le marché
C'est l'un des problèmes principaux à résoudre pour les libéraux, les tenants de la doctrine suivant laquelle la meilleure façon d'organiser la société est de la plier aux lois d'un marché économique fixateur de prix: comment parvenir à vaincre les résistances que la société oppose à ce projet d'économie politique? C'est une chose qu'on peut concéder aux libéraux: les marchés sont apparus un peu partout au cours de l'histoire: ils possèdent bien une certaine universalité jouant en leur faveur. Le problème, c'est qu'il y a une autre constante historique qui fait qu'à peu près partout où ils sont apparus, les sociétés ont toujours pris des mesures de précaution pour faire en sorte que ces marchés ne prennent une place prééminente. C'est en ce sens qu'on peut parler de sociétés contre le marché: des sociétés qui connaissent les marchés mais qui s'organisent pour se protéger des effets critiques qu'on pourrait craindre d'eux, en les bridant. Prenons le cas le plus favorable a priori, celui où l'économie de marché semble la mieux implanter dans les mentalités: les Etat-Unis; même là, on constate que l'opinion majoritaire va tout à fait à l'encontre des préceptes de base du libéralisme de non intervention de l'Etat dans l'économie, comme l'indique cette enquête du Pew research center: 73% des Américains estiment que les entreprises ont trop d'influence, 74% souhaitent une réglementation plus stricte de Wall Street, 79% souhaitent une augmentation des impôts sur les riches, etc.
Il y a deux façons de considérer ces résistances qu'on retrouve donc partout. On peut y voir, comme les critiques socialistes, une saine réaction du corps social fondée sur le fait qu'il y aurait bien quelque chose de potentiellement dévastateur pour la société dans la logique d'une économie qui dépendrait entièrement de l'approvisionnement par le marché pour sa subsistance. Pour les libéraux, ces craintes ne sont au contraire que le fruit de l'ignorance et de la superstition d'esprits ne bénéficiant des lumières d'une connaissance rationnelle des affaires humaines. Déterminer laquelle de ces deux positions est la bonne, aussi essentiel soi-il à trancher, n'est pas la question ici; mais, en partant de la perspective libérale de Hayek, le problème sera de savoir comment vaincre le mieux ces résistances sociales? On voit tout de suite le hiatus avec la démocratie. Si l'on devait tenir compte de l'avis de la majorité, le projet d'une société de marché ne pourrait nulle part prendre forme. Dans un régime politique qui relève de la dictature le problème se résoud assez facilement par le simple recours à la répression contre l'opposition. Dans cet esprit, Hayek lui-même n'hésitait pas avouer sa préférence pour une dictature libérale sur le plan économique plutôt qu'un régime démocratique, en se référant au Chili du général Pinochet des années 1970 (1). Mais, dans des pays qui héritent d'une longue tradition de démocratie politique et les institutions qui vont avec, comme ceux de la vieille Europe, c'est plus compliqué...
(1) Pour être tout à fait juste, la dictature politique n'avait besoin d'être qu'une phase transitoire dans la perspective de Hayek. Les doctrines marxistes ont élaboré la notion de dictature du prolétariat comme phase transitoire devant mener à la société sans classe. L'équivalent libéral est ce qu'on pourrait appeler la dictature du marché qui deviendra superflue une fois celui-ci solidement instauré avec les effets bénéfiques censés en résulter pour le plus grand nombre. Ce dernier point reste toutefois ouvert à la discussion tant il est problématique.Si l'on prend le cas de pays comme la France, il n'en reste pas moins que l'essentiel de la libéralisation de l'économie s'est faite, à l'origine, au XIXème siècle, sous des régimes qui n'avaient rien de démocratique sur le plan politique: le Premier et le Second Empire, la Monarchie de juillet.
Thèse du texte
Tout l'objet de ce texte vise à montrer que c'est par la constitution, la plus étendue possible, d'une fédération d'Etats-Nations qu'on imposera, de la meilleure façon qui soit ("la voie royale"), l'ordre concurrentiel du marché aux sociétés qui rechignent à s'y soumettre. L'application pratique qui en découlera ultérieurement, c'est la construction de l'UE, ce qui pourra se montrer sur chaque point abordé dans ce texte. On voit déjà combien il est problématique de parler de "démocratiser le fonctionnement de l'UE": on prouve par là qu'on ne comprend pas (ou on feint de ne pas comprendre) à quoi on a affaire, puisque son architecture obéit à "la nécessité de retirer l'ensemble de l'économie de toute politique nationale interventionniste en lien avec des exigences démocratiques quelconques". Cette institution est ainsi conçue pour neutraliser la démocratie politique au profit de simples logiques de marché. Il va alors s'agir de montrer comment précisément.
1) Imposer sans l'assumer le démantelement de l'Etat redistributif et protecteur.
C'est donc toujours la grande difficulté à laquelle que doit affronter toute politique libérale. Comment faire accepter les mesures impopulaires de destruction de l'Etat social par la baisse des impôts des plus riches et des aides sociales aux pauvres (droits à la retraite, aux allocations chômages, familiales, santé, etc.) pour laisser aux seules logiques de marché le soin de la répartition des richesses? "Une fédération d'Etats-nations" est la structure idéale puisqu'elle permet d'imposer ce démantelement "sans pour autant avoir à l'assumer". C'est le gouvernement par les traités avec deux institutions pour le soutenir. D'une part, la Cour européenne de justice chargée de sanctionner tout manquement à leur endroit. Et d'autre part, les élections européennes qui visent à élire les membres du Parlement qui n'a lui-même aucun véritable pouvoir, mais dont le rôle, de l'aveu même d'un de ses fondateurs, V. Giscard d'Estaing, se cantonne simplement à vérifier que les textes proposés par la commission, dont les membres ne sont eux-mêmes pas élus démocratiquement, sont bien conformes aux traités (voir, à partir de 2'15, dans cette vidéo, Le cri sourd des abstentionistes). De cette façon, la sphère économique est totalement isolée de tout risque d'un interventionisme politique mal venu "en lien avec des exigences démocratiques quelconques". Isoler le plus complètement possible la sphère économique de la sphère politique démocratique, c'est là, comme l'avait montré K. Polanyi, le principe de base structurant le projet d'une société de marché, qui inspire donc l'ensemble de l'architecture de l'UE; et elle porte cette séparation entre politique et économique à un degré maximal, donnant à l'électeur de base le sentiment souvent confus mais parfaitement fondé que, décidément non, voter ne sert à rien, ce qui l'amène, au bout du compte, à grossir le bataillon des abstentionistes, devenu par la force des choses le premier "parti" de notre beau pays.
Introduction
Position du problème: la société contre le marché
C'est l'un des problèmes principaux à résoudre pour les libéraux, les tenants de la doctrine suivant laquelle la meilleure façon d'organiser la société est de la plier aux lois d'un marché économique fixateur de prix: comment parvenir à vaincre les résistances que la société oppose à ce projet d'économie politique? C'est une chose qu'on peut concéder aux libéraux: les marchés sont apparus un peu partout au cours de l'histoire: ils possèdent bien une certaine universalité jouant en leur faveur. Le problème, c'est qu'il y a une autre constante historique qui fait qu'à peu près partout où ils sont apparus, les sociétés ont toujours pris des mesures de précaution pour faire en sorte que ces marchés ne prennent une place prééminente. C'est en ce sens qu'on peut parler de sociétés contre le marché: des sociétés qui connaissent les marchés mais qui s'organisent pour se protéger des effets critiques qu'on pourrait craindre d'eux, en les bridant. Prenons le cas le plus favorable a priori, celui où l'économie de marché semble la mieux implanter dans les mentalités: les Etat-Unis; même là, on constate que l'opinion majoritaire va tout à fait à l'encontre des préceptes de base du libéralisme de non intervention de l'Etat dans l'économie, comme l'indique cette enquête du Pew research center: 73% des Américains estiment que les entreprises ont trop d'influence, 74% souhaitent une réglementation plus stricte de Wall Street, 79% souhaitent une augmentation des impôts sur les riches, etc.
Il y a deux façons de considérer ces résistances qu'on retrouve donc partout. On peut y voir, comme les critiques socialistes, une saine réaction du corps social fondée sur le fait qu'il y aurait bien quelque chose de potentiellement dévastateur pour la société dans la logique d'une économie qui dépendrait entièrement de l'approvisionnement par le marché pour sa subsistance. Pour les libéraux, ces craintes ne sont au contraire que le fruit de l'ignorance et de la superstition d'esprits ne bénéficiant des lumières d'une connaissance rationnelle des affaires humaines. Déterminer laquelle de ces deux positions est la bonne, aussi essentiel soi-il à trancher, n'est pas la question ici; mais, en partant de la perspective libérale de Hayek, le problème sera de savoir comment vaincre le mieux ces résistances sociales? On voit tout de suite le hiatus avec la démocratie. Si l'on devait tenir compte de l'avis de la majorité, le projet d'une société de marché ne pourrait nulle part prendre forme. Dans un régime politique qui relève de la dictature le problème se résoud assez facilement par le simple recours à la répression contre l'opposition. Dans cet esprit, Hayek lui-même n'hésitait pas avouer sa préférence pour une dictature libérale sur le plan économique plutôt qu'un régime démocratique, en se référant au Chili du général Pinochet des années 1970 (1). Mais, dans des pays qui héritent d'une longue tradition de démocratie politique et les institutions qui vont avec, comme ceux de la vieille Europe, c'est plus compliqué...
(1) Pour être tout à fait juste, la dictature politique n'avait besoin d'être qu'une phase transitoire dans la perspective de Hayek. Les doctrines marxistes ont élaboré la notion de dictature du prolétariat comme phase transitoire devant mener à la société sans classe. L'équivalent libéral est ce qu'on pourrait appeler la dictature du marché qui deviendra superflue une fois celui-ci solidement instauré avec les effets bénéfiques censés en résulter pour le plus grand nombre. Ce dernier point reste toutefois ouvert à la discussion tant il est problématique.Si l'on prend le cas de pays comme la France, il n'en reste pas moins que l'essentiel de la libéralisation de l'économie s'est faite, à l'origine, au XIXème siècle, sous des régimes qui n'avaient rien de démocratique sur le plan politique: le Premier et le Second Empire, la Monarchie de juillet.
Thèse du texte
Tout l'objet de ce texte vise à montrer que c'est par la constitution, la plus étendue possible, d'une fédération d'Etats-Nations qu'on imposera, de la meilleure façon qui soit ("la voie royale"), l'ordre concurrentiel du marché aux sociétés qui rechignent à s'y soumettre. L'application pratique qui en découlera ultérieurement, c'est la construction de l'UE, ce qui pourra se montrer sur chaque point abordé dans ce texte. On voit déjà combien il est problématique de parler de "démocratiser le fonctionnement de l'UE": on prouve par là qu'on ne comprend pas (ou on feint de ne pas comprendre) à quoi on a affaire, puisque son architecture obéit à "la nécessité de retirer l'ensemble de l'économie de toute politique nationale interventionniste en lien avec des exigences démocratiques quelconques". Cette institution est ainsi conçue pour neutraliser la démocratie politique au profit de simples logiques de marché. Il va alors s'agir de montrer comment précisément.
1) Imposer sans l'assumer le démantelement de l'Etat redistributif et protecteur.
C'est donc toujours la grande difficulté à laquelle que doit affronter toute politique libérale. Comment faire accepter les mesures impopulaires de destruction de l'Etat social par la baisse des impôts des plus riches et des aides sociales aux pauvres (droits à la retraite, aux allocations chômages, familiales, santé, etc.) pour laisser aux seules logiques de marché le soin de la répartition des richesses? "Une fédération d'Etats-nations" est la structure idéale puisqu'elle permet d'imposer ce démantelement "sans pour autant avoir à l'assumer". C'est le gouvernement par les traités avec deux institutions pour le soutenir. D'une part, la Cour européenne de justice chargée de sanctionner tout manquement à leur endroit. Et d'autre part, les élections européennes qui visent à élire les membres du Parlement qui n'a lui-même aucun véritable pouvoir, mais dont le rôle, de l'aveu même d'un de ses fondateurs, V. Giscard d'Estaing, se cantonne simplement à vérifier que les textes proposés par la commission, dont les membres ne sont eux-mêmes pas élus démocratiquement, sont bien conformes aux traités (voir, à partir de 2'15, dans cette vidéo, Le cri sourd des abstentionistes). De cette façon, la sphère économique est totalement isolée de tout risque d'un interventionisme politique mal venu "en lien avec des exigences démocratiques quelconques". Isoler le plus complètement possible la sphère économique de la sphère politique démocratique, c'est là, comme l'avait montré K. Polanyi, le principe de base structurant le projet d'une société de marché, qui inspire donc l'ensemble de l'architecture de l'UE; et elle porte cette séparation entre politique et économique à un degré maximal, donnant à l'électeur de base le sentiment souvent confus mais parfaitement fondé que, décidément non, voter ne sert à rien, ce qui l'amène, au bout du compte, à grossir le bataillon des abstentionistes, devenu par la force des choses le premier "parti" de notre beau pays.
Ainsi, un gouvernement qui doit prendre des mesures d'austérité n'aura pas à les assumer devant sa population puisqu'il ne fera que se plier aux articles de ces traités, par exemple, celui qui impose à tous les Etats membres une limitation drastique de leur déficit budgétaire. Bien sûr, tous ces traités sont d'inspiration libérale, par exemple, l'article 63 du TUE (Traité de l'Union Européenne), particulièrement important, qui précise que "toutes les restrictions aux mouvements des capitaux entre les Etats membres et les Etats membres et entre les Etats membres et les Etats tiers sont interdites." Les Etats tiers, c'est-à-dire n'importe quel Etat dans le monde qui n'est pas membre de l'UE: la construction européenne est en ce sens la structure institutionnelle qui a permis l'intégration du continent européen dans le marché mondial (son "ajustement structurel" pour reprendre le jargon libéral). Il en résulte incidemment qu'il est pour le moins suspect de prétendre, comme on le fait habituellement, que sans l'UE un pays comme la France ne serait pas assez fort pour affronter la mondialisation; il apparaît plutôt que cette institution laisse ouvert au quatre vents le pays pour les capitaux venus du monde entier, sans que l'action politique puisse y mettre son holà (d'où le rachat de fleurons de l'industrie nationale comme Alstom ou Latécoère par des capitaux chinois, américains, saoudiens, etc.)
Une fois qu'on a la forme institutionnelle supra-nationale qui permet d'imposer partout ces logiques de marché, reste à se prémunir du risque d'un retour à des politiques interventionnistes des Etats dans l'économie. Pas de danger: cette structure est organisée de telle sorte qu'elle condamne à la paralysie toute funeste vélléité de ce genre.
2) La fabrique d'une usine à gaz ou l'organisation de l'impuissance politique.
On entend depuis belle lurette et de tout côté les politiques se lamenter que la construction européenne est en panne et qu'il faudrait décidément arriver à construire une Europe sociale et politique. De deux choses l'une. Soit on a affaire à des individus parfaitement cyniques qui ne croient pas un mot de ce qu'ils disent; soit, il s'agit d'imbéciles partis ramasser les fraises auxquels on ne saurait trop recommander la lecture d'Hayek pour tâcher de comprendre que cette panne ne traduit pas un échec de l'UE mais tout au contraire sa pleine et entière réussite, et ce, sur quatre points au moins que Hayek avait parfaitement anticipé:
-La disparité entre les économies nationales ("l'hétérogénéité des économies") prévient tout risque de se mettre d'accord sur une politique commune interventionniste des Etats. Par exemple, entre un pays doté d'un solide tissu industriel comme l'Allemagne qui veut une monnaie forte et un pays appauvri comme la Grèce (et même la France, dans une mesure moindre) qui aurait besoin de dévaluer sa monnaie, il est tout à fait impossible de trouver une base d'accord pour une politique monétaire commune. Entre un pays comme le Luxembourg où le salaire minimum est à 2000 euros et la Bulgarie où il est autour des 300 euros, il est de la même façon impossible de se mettre d'accord sur un salaire minimum; entre ceux qui voudraient voir une taxation sur les transactions financières et des pays comme le Luxembourg ou Malte qui sont des paradis de la finance, on pourra encore attendre les calendes grecques, ici aussi, pour se mettre d'accord, etc.
-Les résidus archaïques d'identités nationales ("la cohésion nationale résiduelle") redoublent l'impuissance de la sphère politique. La nation, comme toute entité collective, est un mythe pour un libéral comme Hayek, dont l'ontologie ne reconnaît que l'existence d'individus occupés à maximiser leur utilité propre (there is no thing such nation, pour paraphraser Mme Thatcher, cette fidèle lectrice de Hayek). Un agent économique bien ajusté à la logique du marché n'a que faire de savoir s'il est français, bulgare ou n'importe quoi d'autre de ce genre; la seule chose à prendre en considération pour lui, c'est de savoir où acheter au plus bas prix et où revendre au meilleur prix. Les motivations d'apparternance nationale relèvent donc de l'irrationnalité, mais il faut cependant savoir en jouer pour organiser la paralysie politique. On le voit bien apparaître dans la sphère géo-stratégique des relations internationales. Les particularismes historiques des différentes nations empêchent, là aussi, toute politique commune: par exemple, entre les pays baltes, en conflit larvé avec la Russie, pour des raisons historiques qui remontent à loin, et ceux qui voudraient un rapprochement avec la Russie pour s'émanciper de la tutelle américaine, c'est toujours le même dissensus qui en découle. Grâce aux antagonismes nationaux, on a la garantie que ne se reconstituera pas à l'échelon supranational un "super Etat fédéral" qui aurait le pouvoir de régenter le monde; on ne voit pas comment on pourrait se mettre d'accord sur la constitution d'un gouvernement européen, chacun tirant dans le sens de ses intérêts nationaux.
- Il en découle donc que Big is beautiful: Hayek y insiste; plus la fédération des Etats-nations est étendue, plus ces disparités économiques et nationales seront importantes, plus l'impuissance politique se renforce et mieux ce sera. Un lecteur fidèle de notre éminent libéral n'aura pas manquer de trouver ici d'excellents arguments pour élargir toujours plus l'intégration dans l'UE. Quand elle était composée de 6 membres, à ses débuts, en 1957, ils n'arrivaient déjà pas à s'entendre. Maintenant qu'il s'agit de se demander si on intègre un 28ème, puis un 29ème Etat-membre (la Macédoine du Nord et l'Albanie, des pays dont les gouvernements sont pour le moins douteux), les doctrinaires du marché peuvent définitivement dormir sur leurs deux oreilles devant la menace de tout interventionnisme politique dans le jeu du marché. L'article 48 du TUE (Traité de l'Union Européenne) garantit juridiquement la paralysie de la sphère politique puisqu'il précise qu'aucune modification des traités n'est possible sans le vote à l'unanimité des Etats-membres. On a donné ici des éléments qui expliquent pourquoi les probabilités pour que cela arrive tendent vers 0. l'UE est donc une machinerie assez paradoxale qu'on pourrait définir comme l'organisation juridico-politique par laquelle la politique organise sa propre impuissance.
-Ainsi, au bout du compte, on arrive à ce résultat remarquable, avec la neutralisation de toute possibilité d'intervention politique dans la sphère économique, "en lien avec des exigences démocratiques quelconques", que s'impose "mécaniquement de simples logiques de marché concurrentielles", sans que personne n'ait à "l'assumer". Dans le discours politique, l'ordre du marché s'impose alors avec la même inéluctable nécessité que la loi de la gravité. Avec la transformation de la sphère politique en usine à gaz, il semble pouvoir fonctionner tel un automate n'ayant plus besoin de l'intervention humaine, pour dicter à tous la norme de la concurrence comme forme fondamentale d'organisation de la vie sociale; son mécanisme doit y soumettre, à terme, l'ensemble des secteurs d'activité, y compris ceux qui relevaient traditionnellement de la gestion de l'Etat (on renvoie ici au Traité fondateur du marché européen, celui de Rome, en 1957, qui institue la norme de la concurrence dite "libre et non faussée"). La mise en concurrence universelle est censée opérer comme un mécanisme de sélection et d'élimination des moins concurrentiels; c'est un principe directement hérité des théories en biologie d'un Herbert Spencer, au XIXème siècle, reposant sur l'idée d'une sélection naturelle: la concurrence permet la survie des plus aptes et l'élimination des autres. Dans le cadre de la sélection sociale organisée par les structures de marché, c'est le capital qui arbitrera qui survit ou non, puisque, libre de toute entrave, il élira les lieux de résidence où les conditions seront les plus avantageuses pour lui. On raconte donc des contes à dormir debout quand on prétend que la construction européenne favorise la coopération et l'entente entre les peuples; c'est rigoureusement le contraire qu'institue la norme de la concurrence universelle: la compétition la plus féroce qui soit pour survivre sous l'empire du marché; il s'agit effectivement d'une structure de type impérial qui intègre dans une organisation supra-nationale un ensemble divers de sociétés pour les plier à son ordre: l'empire est donc la forme idoine pour imposer partout les logiques de marché.
Conclusion
La construction de l'UE est finalement conforme à l'inspiration fondamentale des promoteurs de la société de marché depuis la fin du XVIIIème siècle: il s'agissait toujours, en France, comme aux Etats-Unis ou en Angleterre, de parvenir à élaborer un ordre qui isole le plus complètement possible la sphère économique de la sphère politique. Reste alors la contradiction béante à traiter entre les exigences démocratiques qui émanent de cette dernière et celles qu'impose le marché. Les dirigeants de la IIIème République, en France, pensaient que la cause de la chute finale du Second Empire venait de ce qu'on ne pouvait à la fois se vouloir libéral sur le plan économique tout en étant autoritaire sur le plan politique. Force est de reconnaître que la conjonction de la démocratie politique avec l'économie de marché n'a pas mieux fonctionner dans la durée. On se trouve alors toujours ramener à cette alternative, à chaque fois que s'imposera la nécessité de réunifier les deux sphères: soit, par l'abolition de la démocratie politique (tendance aujourd'hui palpable dans le durcissement de gouvernements comme en France), soit par l'extension de la démocratie politique à la sphère économique, ce qui renvoie au sens de la formule Socialisme ou barbarie, telle que les rouges l'ont repris au fil des générations, depuis la fin du XIXème siècle. Si la première option est restée à ce jour une utopie, la seconde a pour elle les réalisations très concrètes du siècle précédent qu'on a connu avec les régimes fascistes...
Une fois qu'on a la forme institutionnelle supra-nationale qui permet d'imposer partout ces logiques de marché, reste à se prémunir du risque d'un retour à des politiques interventionnistes des Etats dans l'économie. Pas de danger: cette structure est organisée de telle sorte qu'elle condamne à la paralysie toute funeste vélléité de ce genre.
2) La fabrique d'une usine à gaz ou l'organisation de l'impuissance politique.
On entend depuis belle lurette et de tout côté les politiques se lamenter que la construction européenne est en panne et qu'il faudrait décidément arriver à construire une Europe sociale et politique. De deux choses l'une. Soit on a affaire à des individus parfaitement cyniques qui ne croient pas un mot de ce qu'ils disent; soit, il s'agit d'imbéciles partis ramasser les fraises auxquels on ne saurait trop recommander la lecture d'Hayek pour tâcher de comprendre que cette panne ne traduit pas un échec de l'UE mais tout au contraire sa pleine et entière réussite, et ce, sur quatre points au moins que Hayek avait parfaitement anticipé:
-La disparité entre les économies nationales ("l'hétérogénéité des économies") prévient tout risque de se mettre d'accord sur une politique commune interventionniste des Etats. Par exemple, entre un pays doté d'un solide tissu industriel comme l'Allemagne qui veut une monnaie forte et un pays appauvri comme la Grèce (et même la France, dans une mesure moindre) qui aurait besoin de dévaluer sa monnaie, il est tout à fait impossible de trouver une base d'accord pour une politique monétaire commune. Entre un pays comme le Luxembourg où le salaire minimum est à 2000 euros et la Bulgarie où il est autour des 300 euros, il est de la même façon impossible de se mettre d'accord sur un salaire minimum; entre ceux qui voudraient voir une taxation sur les transactions financières et des pays comme le Luxembourg ou Malte qui sont des paradis de la finance, on pourra encore attendre les calendes grecques, ici aussi, pour se mettre d'accord, etc.
-Les résidus archaïques d'identités nationales ("la cohésion nationale résiduelle") redoublent l'impuissance de la sphère politique. La nation, comme toute entité collective, est un mythe pour un libéral comme Hayek, dont l'ontologie ne reconnaît que l'existence d'individus occupés à maximiser leur utilité propre (there is no thing such nation, pour paraphraser Mme Thatcher, cette fidèle lectrice de Hayek). Un agent économique bien ajusté à la logique du marché n'a que faire de savoir s'il est français, bulgare ou n'importe quoi d'autre de ce genre; la seule chose à prendre en considération pour lui, c'est de savoir où acheter au plus bas prix et où revendre au meilleur prix. Les motivations d'apparternance nationale relèvent donc de l'irrationnalité, mais il faut cependant savoir en jouer pour organiser la paralysie politique. On le voit bien apparaître dans la sphère géo-stratégique des relations internationales. Les particularismes historiques des différentes nations empêchent, là aussi, toute politique commune: par exemple, entre les pays baltes, en conflit larvé avec la Russie, pour des raisons historiques qui remontent à loin, et ceux qui voudraient un rapprochement avec la Russie pour s'émanciper de la tutelle américaine, c'est toujours le même dissensus qui en découle. Grâce aux antagonismes nationaux, on a la garantie que ne se reconstituera pas à l'échelon supranational un "super Etat fédéral" qui aurait le pouvoir de régenter le monde; on ne voit pas comment on pourrait se mettre d'accord sur la constitution d'un gouvernement européen, chacun tirant dans le sens de ses intérêts nationaux.
- Il en découle donc que Big is beautiful: Hayek y insiste; plus la fédération des Etats-nations est étendue, plus ces disparités économiques et nationales seront importantes, plus l'impuissance politique se renforce et mieux ce sera. Un lecteur fidèle de notre éminent libéral n'aura pas manquer de trouver ici d'excellents arguments pour élargir toujours plus l'intégration dans l'UE. Quand elle était composée de 6 membres, à ses débuts, en 1957, ils n'arrivaient déjà pas à s'entendre. Maintenant qu'il s'agit de se demander si on intègre un 28ème, puis un 29ème Etat-membre (la Macédoine du Nord et l'Albanie, des pays dont les gouvernements sont pour le moins douteux), les doctrinaires du marché peuvent définitivement dormir sur leurs deux oreilles devant la menace de tout interventionnisme politique dans le jeu du marché. L'article 48 du TUE (Traité de l'Union Européenne) garantit juridiquement la paralysie de la sphère politique puisqu'il précise qu'aucune modification des traités n'est possible sans le vote à l'unanimité des Etats-membres. On a donné ici des éléments qui expliquent pourquoi les probabilités pour que cela arrive tendent vers 0. l'UE est donc une machinerie assez paradoxale qu'on pourrait définir comme l'organisation juridico-politique par laquelle la politique organise sa propre impuissance.
-Ainsi, au bout du compte, on arrive à ce résultat remarquable, avec la neutralisation de toute possibilité d'intervention politique dans la sphère économique, "en lien avec des exigences démocratiques quelconques", que s'impose "mécaniquement de simples logiques de marché concurrentielles", sans que personne n'ait à "l'assumer". Dans le discours politique, l'ordre du marché s'impose alors avec la même inéluctable nécessité que la loi de la gravité. Avec la transformation de la sphère politique en usine à gaz, il semble pouvoir fonctionner tel un automate n'ayant plus besoin de l'intervention humaine, pour dicter à tous la norme de la concurrence comme forme fondamentale d'organisation de la vie sociale; son mécanisme doit y soumettre, à terme, l'ensemble des secteurs d'activité, y compris ceux qui relevaient traditionnellement de la gestion de l'Etat (on renvoie ici au Traité fondateur du marché européen, celui de Rome, en 1957, qui institue la norme de la concurrence dite "libre et non faussée"). La mise en concurrence universelle est censée opérer comme un mécanisme de sélection et d'élimination des moins concurrentiels; c'est un principe directement hérité des théories en biologie d'un Herbert Spencer, au XIXème siècle, reposant sur l'idée d'une sélection naturelle: la concurrence permet la survie des plus aptes et l'élimination des autres. Dans le cadre de la sélection sociale organisée par les structures de marché, c'est le capital qui arbitrera qui survit ou non, puisque, libre de toute entrave, il élira les lieux de résidence où les conditions seront les plus avantageuses pour lui. On raconte donc des contes à dormir debout quand on prétend que la construction européenne favorise la coopération et l'entente entre les peuples; c'est rigoureusement le contraire qu'institue la norme de la concurrence universelle: la compétition la plus féroce qui soit pour survivre sous l'empire du marché; il s'agit effectivement d'une structure de type impérial qui intègre dans une organisation supra-nationale un ensemble divers de sociétés pour les plier à son ordre: l'empire est donc la forme idoine pour imposer partout les logiques de marché.
Conclusion
La construction de l'UE est finalement conforme à l'inspiration fondamentale des promoteurs de la société de marché depuis la fin du XVIIIème siècle: il s'agissait toujours, en France, comme aux Etats-Unis ou en Angleterre, de parvenir à élaborer un ordre qui isole le plus complètement possible la sphère économique de la sphère politique. Reste alors la contradiction béante à traiter entre les exigences démocratiques qui émanent de cette dernière et celles qu'impose le marché. Les dirigeants de la IIIème République, en France, pensaient que la cause de la chute finale du Second Empire venait de ce qu'on ne pouvait à la fois se vouloir libéral sur le plan économique tout en étant autoritaire sur le plan politique. Force est de reconnaître que la conjonction de la démocratie politique avec l'économie de marché n'a pas mieux fonctionner dans la durée. On se trouve alors toujours ramener à cette alternative, à chaque fois que s'imposera la nécessité de réunifier les deux sphères: soit, par l'abolition de la démocratie politique (tendance aujourd'hui palpable dans le durcissement de gouvernements comme en France), soit par l'extension de la démocratie politique à la sphère économique, ce qui renvoie au sens de la formule Socialisme ou barbarie, telle que les rouges l'ont repris au fil des générations, depuis la fin du XIXème siècle. Si la première option est restée à ce jour une utopie, la seconde a pour elle les réalisations très concrètes du siècle précédent qu'on a connu avec les régimes fascistes...
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