dimanche 17 novembre 2019

1b) Les hypothèses risquées du perroquet néoclassique: l'hypothèse de l'homo oeconomicus contre la réalité de l'homo imitator

Mise à jour, 14-07-20

Le marché ne peut fonctionner tel que le prévoit la théorie standard néoclassique, de façon à atteindre son efficience, qu'en respectant un certain nombre d'hypothèses qui présupposent un type d'individu bien défini dont l'existence effective est pour le moins problématique. Précisément, il devrait s'agir d'un individu parfaitement objectif, sain d'esprit, bien informé et transparent à lui-même, ce qui, il faut bien en convenir tout de suite, fait beaucoup d'un coup à demander à la réalité et heurte de plein fouet certains résultats majeurs des autres branches des sciences humaines, et même au-delà. 

 Il faudra en tirer que ce qu'on appelle aujourd'hui le "néolibéralisme" n'est pas seulement un projet économique de construction d'un marché mondialisé; il est aussi porteur, indissociablement, d'un projet proprement anthropologique, tapi dans l'ombre, qui requiert l'existence d'un certain type humain nécessaire pour le faire fonctionner. Sous les régimes communistes de l'Est, il s'agissait de produire l'homo sovieticus, avec la réussite que l'on sait. L'homo oeconomicus requis pour faire fonctionner une société de marché constituerait-il une chimère tout aussi catastrophique quant aux effets qu'on peut en attendre? Telle est du moins la question qu'on sera amené à reposer avec insistance.

L'individu supposé objectif
Nous avons commencé à aborder cette hypothèse de base dans la partie précédente
Pour que  le marché puisse fonctionner conformément au modèle théorique néoclassique, il faut donc que les individus se déterminent sans se soucier des autres, et seulement sur la base de leur rapport aux biens utiles pour eux. La formule qu'on a prêté à F. Guizot (à tort ou à raison), un fervent promoteur des principes d'économie néoclassique au XIXème siècle, "Enrichissez-vous et ne vous préoccupez pas des autres", résume parfaitement tout ce qui est attendu du comportement des individus dans une société de marché. Il est très simple d'illustrer par l'absurde cette exigence en prenant le cas d'un individu qui déterminerait son comportement de vendeur d'abord suivant sa relation aux autres. Dans ce cas, ce premier réquisit élémentaire pour faire fonctionner le marché imaginé par les économistes tombe à l'eau. Prenons le cas de l'antiquité grecque. Il est arrivé périodiquement que, suite à de mauvaises récoltes, l'offre de blé se raréfie. Notre cher perroquet néoclassique nous dira qu'en toute logique, le prix du blé doit augmenter; et bien pas du tout: on observe l'inverse, le prix baisse! Cela s'explique très simplement par le fait que le comportement du vendeur n'est pas d'abord déterminé par le calcul de son utilité propre mais suivant sa relation aux autres en fonction de critères qui touchent à la reconnaissance et au statut social; c'est le cas, par exemple, d'un commerçant comme Leucon qui alla jusqu'à faire des dons en blé à la cité et qui reçut, en retour, à titre honorifique, la citoyenneté athénienne (voir Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 345 et suite pour tout ceci). Voilà le type même du mauvais exemple pris en flagrant délit de violer l'hypothèse de l'objectivité des préférences: un tel comportement, s'il était généralisé, rendrait tout simplement impossible le fonctionnement du marché, suivant l'offre et la demande.
On devine bien, partant de là, tout ce que la théorie économique standard contient de problématique, aussi bien en se plaçant d'un point de vue descriptif (décrire ce qui est), que normatif (dire de ce qui doit être). D'un point de vue descriptif, il est déjà tout sauf évident que les individus se comportent effectivement en simple homo oeconomicus, envoyant par-dessus bord leurs relations aux autres pour ne calculer que leur utilité propre. Un classique de l'expérimentation en psychologie sociale, dont il a déjà été plusieurs fois question ici, l'expérience de Asch, permet de bien mesurer le degré moyen d'objectivité des individus constituant nos sociétés de marché et d'évaluer ainsi le hiatus (décalage) entre ce que la théorie économique prévoit et la réalité des comportements. Seulement un tiers des individus testés remplissent le critère de l'objectivité des préférences pour une consigne d'une simplicité enfantine: comparer des longueurs entre elles; tous les autres préfèrent se déterminer d'après ce que dit le groupe, quitte à ce que cela soit manifestement faux, plutôt que d'après leur propre évaluation objective.

On retrouve typiquement ce phénomène mimétique sur le marché de l'information. C'est ce que le sociologue P. Bourdieu a mis en évidence sous la forme de "la circularité circulaire de l'information" (voir, Sur la télévision, p. 22 et suite). Un grand journal d'information va déterminer son ordre du jour des informations à traiter, non pas en fonction d'une évaluation objective des choses, mais d'abord suivant ce que font ses concurrents. La journée d'un journaliste de salle de rédaction lambda commence par la traditionnelle revue de presse où l'on épluche ce qui est traité par les autres journaux et c'est en fonction de cette lecture qu'on va choisir de traiter telle ou telle information pour ne pas rater ce que les autres font et risquer ainsi une fuite des auditeurs. On comprend ici, au passage, pourquoi c'est une blague d'avoir présenté l'ouverture de l'information à la concurrence du marché comme une promesse de pluralisme et de démocratisation contre le monopole étatique. On observe, suivant la logique mimétique à l'oeuvre dans la réalité effective du fonctionnement du marché, rigoureusement le contraire: une uniformisation de l'information qui fait que tout le monde traite de la même chose, à quelques détails insignifiants près, histoire de vouloir marquer sa différence: Coca-cola ou Pepsi-cola, LCI ou BFMTV, etc. On retrouvera encore le même genre de processus mimétique à l'oeuvre dans moults phénomènes de la vie sociale, par exemple, dans la façon dont un professeur de philosophie de terminales choisira de traiter le programme avec ses élèves. Ici aussi, dans la majorité des cas, on ne se déterminera pas d'abord en fonction d'une évaluation objective et personnelle mais suivant ce que font les collègues. De cette façon, on a la garantie que ses propres élèves auront les références attendues par tout le monde le jour du baccalauréat. Comme sur le marché de l'information, on retrouve alors le même phénomène d'uniformisation qui fait que ce sont les références aux mêmes textes et auteurs qui seront mobilisées dans la plupart des cas: pour en donner un petit échantillon, la sempiternelle Lettre à Ménécée d' Epicure qu'un Onfray présenterait, sans rire, comme un élément important d'une contre-culture philosophique; le Cogito cartésien dont les élèves ne savent pratiquement jamais quoi faire, mais qu'ils se sentent malgré tout obligés de caser à tout bout de champ dans leur copie; des brides de la Critique de la raison de pure de Kant, du moins ce qu'il y a d'accessible pour un élève de terminale, c'est-à-dire pas grand chose, etc. Ma propre expérience en la matière va dans ce sens. J'ai ainsi eu, de façon détournée, des plaintes de parents d'élèves qui voulaient, dixit le proviseur qui m'a rapporté leur dire, que je fasse de "la philosophie de base", ce qui ne pouvait vouloir dire qu'une seule chose pour moi: que je fasse la même chose que ce que la majorité des enseignants font et qu'on trouve dans tous les manuels scolaires: c'est la circularité circulaire des contenus d'enseignement de philosophie pour grand public, un comble pour des présumés apôtres du "penser par soi-même". On observe, dans la sphère des élections politiques toujours le même genre de phénomène: ainsi de cet électeur qui avait l'air, selon ses dires, fortement convaincu par un candidat farouchement opposé au programme de Macron; pourtant lorsque celui-ci lui demandait pour qui il avait voté finalement, il répondait, laissant son interlocuteur pantois, ... Macron! Et il donnait comme justification de ce comportement de prime abord déroutant, pour quiconque n'a pas intégré la logique mimétique qui peut présider aux comportements humains, qu'il a voté ainsi car il avait fait le pari (gagnant suivant cette logique) que c'est Macron qui allait remporter les élections, et absolument pas sur la base d'une évaluation objective des candidats. Prenons encore un autre domaine où l'on observera la même logique en partant de la remarque qu'avait fait quelqu'un au sujet de mon blog, qui, sur le coup, m'avait proprement sidéré: la personne était visiblement choqué que je ne cite pas d'autres blogueurs pour qu'ils me citent à leur tour, ce qui expliquait d'après lui que ce que je fais sur le réseau Internet ne trouve aucun écho. J'ai maintenant fort bien compris. On retrouve typiquement la même logique auto-référentielle de circularité circulaire de l'information qui fait qu'on ne va pas citer quelqu'un d'abord parce ce qu'il dit présenterait un intérêt en soi mais pour qu'il fasse, à son tour, votre promotion. Or, il faut savoir que cette logique s'étend aussi bien à l'univers des intellectuels médiatiques (les Onfray, Zemmour, Bernard-Henry-Lévi, etc.) qu'à celui, dont on pourrait s'attendre à ce qu'il échappe quand même à ce mimétisme qui confine égalemment à l'absurde quand on entre sur le terrain de la connaissance, celui des publications dans des revues académiques; voir ce qu'en dit R. Gori dans cette conférence, La fabrique des imposteurs, de 1 h 41' 50" à 1h 42' 45":
 

C'est comme le dit, R. Gori, la logique qui préside à la diffusion de l'imposture, des gens qui deviennent célèbres non pas en raison du contenu intrinsèque de ce qu'ils disent, mais parce qu'ils ont su habilement s'insérer dans ce genre de réseau auto-réferentiel où chacun cite tout le monde, pour s'assurer leur renommée; c'est la raison pour laquelle je me refuserais toujours catégoriquement à rentrer dans ce jeu extrêmement pervers, quitte à devoir rester dans la plus complète marginalité, alors même qu'on trouvera sur ce blog des dizaines et des dizaines de liens vers des articles du Web, simplement, qui sont insérés suivant le seul intérêt intrinsèque qu'ils présentent, et non pas pour assurer ma promotion. Ce qui est effrayant tient donc dans le fait que cette logique s'immisce aujourd'hui partout, y compris dans des domaines où elle ne peut que les pervetir, que ce soit celui de la politique ou de la recherche de connaissance. Ainsi que le dit encore R. Gori,'"on a atteint un degré qui est un degré de bulle spéculative dans le social". 
On a donc compris que c'est exactement la même logique qui présidera à la formation des bulles spéculatives sur les marchés économiques, conduisant à des attitudes qui semblent, de la même façon, tout ce qu'il y a de plus irrationnelles. J. M. Keynes, un grand économiste s'il en fût, qui avait ce mérite d'avoir conservé une dose de sens critique vis-à-vis de sa discipline, donnait cette image, pour illustrer la logique suivant laquelle fonctionne les placements boursiers, d'un concours de beauté dans lequel il faut pouvoir deviner les préférences des autres pour gagner:"La technique de placement peut être comparé à ces concours organisés par les journaux où les participants ont à choisir les six plus jolis visages parmi une centaine de photographies, le prix étant attribué à celui dont les préférences s'approchent le plus de la sélection moyenne opérée par l'ensemble des concurrents." (J. M. Keynes cité par A. Orléan, L'empire de la valeur, p. 317) Sous ces conditions, l'individu est tenu de ne pas suivre l'hypothèse de l'objectivité des préférences; il lui faut juger, non pas d'après sa propre évaluation objective des visages, mais d'après ce que les autres jugent, exactement comme l'électeur évoqué plus haut. De la même façon, dans la logique des placements financiers, ce n'est pas l'évaluation objective que je peux faire d'un titre qui compte, pour savoir si je dois le vendre ou l'acheter, mais ce que le marché, lui-même, possède comme croyance collective à son sujet. C'est pourquoi, dans cette logique-là, tout repose sur ce principe, qu'on pourrait qualifier d'anti-galiléen, qu'"il vaut mieux avoir tort avec tout le monde que raison tout seul", comme le résumait E. Tréteau (Cité par A. Orléan, L'empire de la valeur, p. 336) Un principe, "au coeur de la folie financière", selon le titre de l'ouvrage de Tréteau, qu'on pourrait aussi reformuler, à partir d'une forme plus ancienne, qui serait  anti-socratique, suivant laquelle il vaut mieux être en accord avec le monde quitte à être en désaccord ave soi-même que l'inverse ( vs être en accord avec soi quitte à être en désaccord avec le monde). Prenez par exemple un esthète qui aurait des goûts raffinés et originaux; s'il prenait part au concours de beauté en fonction de sa propre évaluation personnelle des miss, il serait perdant à tous les coups, alors même qu'on peut estimer par ailleurs que son jugement est mieux fondé que la moyenne. L'application à l'économie de ce principe de conduite est alors le suivant:"Sur un marché, on ne fait pas ce qu'on croit mais ce que le marché croit." (A. Orléan, L'empire de la valeur, p. 334) Pour en donner une illustration concrète parmi d'autres, c'est le cas de ce spéculateur financier qui était tout à fait persuadé, à titre personnel, du caractère sous-évalué de l'euro, au moment où il subissait une forte baisse de sa valeur, en septembre 2000. La logique de l'offre et de la demande, chère à notre perroquet néoclassique, voudrait donc qu'il en achète. Pas du tout! Comme il l'expliquait, il était tenu, lui aussi de vendre, pour se conformer au comportement du marché:"En effet, si je suis le seul acheteur d'euros face à cinquante intervenants vendeurs, je suis sûr d'y laisser des plumes [...] je ne fais pas forcément ce que je crois intimement, mais plutôt ce que je crois que fera globalement le marché qui in fine [en fin de compte] l'emportera." (Cité par, A. Orléan, ibid., p. 331) Dans un cas comme celui-là, le marché de l'euro laissé à lui-même irait fatalement au krach; il faut alors que les Etats interviennent massivement pour racheter une devise dont personne ne veut plus avant qu'elle ne finisse de s'effondrer. Le marché sans des Etats puissants pour le soutenir serait voué à la ruine. La devise libérale, "Il faut plus de marché et moins d'Etat", pour que tout fonctionne mieux se heurte ici à la dure réalité des logiques mimétiques à l'oeuvre qui rendent caduques le principe d'une auto-régulation du marché. C'est tout aussi bien ce qui explique le comportement apparemment scandaleux des agences de notation, chargées d'évaluer la bonne santé des banques d'affaires, qui ont été incapables de tirer la sonnette d'alarme pour avertir du grand krach financier qui allait se produire en 2008. Là aussi, elles se conformaient simplement à ce qu'était l'évaluation du marché, à ce moment là, faute de quoi, comme le signale Orléan, "elles auraient perdu leurs clients." (ibid., p. 345) L'important, dans ce cadre, n'est pas ce qu'on croit de leur valeur, à titre personnel, mais ce que la croyance collective du marché forme à leur sujet.
C'est le même principe que l'on retrouvera dans la formation de toutes les bulles spéculatives et qui explique le décalage souvent extravagant qu'on constate entre la valeur objective qu'on peut attendre d'un titre (qu'on évalue généralement suivant les perspectives de profit attendu de l'entreprise) et son cours réel sur le marché. Une des plus spectaculaires de ces dernières décennies est la Bulle Internet. Les entreprises du réseau ont vu le cours de leurs actions s'envoler dans des proportions qui laissent la science économique dépourvue pour en rendre raison rationnellement. On tient là un phénomène qui a manifestement plus d'affinité avec la ferveur religieuse qu'avec la froide rationalité calculatrice d'un hypothétique homo oeconomicus: "Pour le dire schématiquement, on s’attend à un certain parallélisme entre la dynamique des cours et la dynamique des profits. Or, ce qui caractérise le secteur des nouvelles technologies à la fin des années 1990 est le caractère déficitaire de la très grande majorité des entreprises. Elles ne font aucun profit, ne prévoient pas d’en faire dans un avenir proche et pourtant ont des cours astronomiques, à l’exemple d’Amazon.[Il] suffit de considérer le P.E.R., à savoir le rapport des profits au prix de l’action. Sa moyenne historique avoisine les 15. Autrement dit, le prix d’une entreprise représente environ 15 années de bénéfices. Or, à titre d’exemple, le 23 novembre 1999, le P.E.R. de Yahoo valait 1382 et celui d’eBay, 3351 ! (Trueman et al., 2000, p. 1) Par ailleurs, Ofek et Richardson observent que « presque 20 % des entreprises de ce secteur ont un P.E.R. supérieur à 1500, alors que plus de 50 % excèdent 500. » (Ofek et Richardson, 2002, p. 9) On notera à quel point de tels chiffres sont hors du domaine des évaluations vraisemblables. Ils sont à proprement parler délirants." (A. Orléan, La valeur économique comme fait social)
Le prototype que l'on a l'habitude de donner de l'irrationalité des marchés à travers la formation de bulles spéculatives aboutissant à la formation de prix sans plus aucun rapport avec une quelconque valeur objective du bien considéré, est  la fameuse "manie des tulipes" ayant débouché sur l'éclatement de la bulle en 1637, dans ce pays, la Hollande, qui a été au coeur du développement du capitalisme moderne, avec l'Angleterre. On retrouve typiquement, sur ce cas, le phénomène d'emballement mimétique conduisant à une montée exorbitante du prix du bien: les bulbes les plus chers, à l'apogée de la bulle spéculative, pouvaient côuter jusqu'à 5 000  florins, soit le prix d'une maison confortablement aménagée pour l'époque. Avec du recul, on est tenté de se demander qui a pu être assez fou pour payer aussi cher un simple bulbe de tulipe. C'est là effectivement quelque chose qui pose une énigme aux sciences sociales:"Pensons que de nos jours des travaux se penchent encore sur la bulle des Tulipes, vieille de près de 400 ans, dans le but de découvrir la formule miracle qui permettrait enfin de la rendre intelligible." (ibid.) Pour avoir une chance de comprendre un tel phénomène, il faudrait donc déjà commencer par prendre en compte la logique mimétique à l'oeuvre qu'on retrouvera, périodiquement, dans toute l'histoire du capitalisme moderne jusqu'à nos jours. Si on est près à acheter à prix d'or un simple bulbe, ce n'est pas parce qu'on estime qu'il aurait une valeur intrinsèque qui vaudrait ce prix mais parce qu'on pense qu'on pourra toujours le revendre encore plus cher aux nouveaux arrivants sur le marché. Autrement dit, on retrouve la logique mimétique du désir humain à l'oeuvre: on désire acquérir le bulbe, pas du tout en fonction d'une évaluation objective du bien, mais parce qu'on s'attend à ce que d'autres le désirent. Evidemment, il y a à chaque fois des facteurs culturels et sociologiques qui rentrent en jeu dans un engouement qui semble aussi irrationnel pour tel type précis de biens: ici, en l'occurence, la Hollande est connue pour être depuis longtemps le pays de la culture des tulipes.
De façon générale, de telles bulles spéculatives ne peuvent donc avoir une chance de s'expliquer qu'en admettant que les individus suivent dans des cas comme celui-ci le modèle du concours de beauté imaginé par Keynes. Dans ce contexte, l'hypothèse de l'objectivité des préférences est complètement caduque:"il s’agit alors d’évaluer le marché lui-même et non pas la valeur fondamentale des titres technologiques. Ceci est vrai pour toutes les bulles." (  ibid.) Dès lors que nous nous situons dans cette logique mimétique, l'offre et la demande ne peuvent plus jouer leur fonction de force de rappel pour ramener les prix à l'équilibre. Nous rentrons alors dans ce que le jargon économique appelle une boucle à rétroaction positive faisant grimper démesurément les prix. A l'inverse, dans une boucle à rétroaction négative, l'augmentation de la demande pour un bien doit faire grimper son prix d'où en résulte finalement une baisse de la demande: dans ce cadre, le marché revient à l'équilibre général et tout fonctionne pour le mieux. Mais, dès lors qu'un agent économique ne respecte plus l'hypothèse de l'objectivité des préférences et qu'il se met à désirer un bien, non plus sur la base d'une évaluation objective et personnelle mais parce que d'autres le désirent, nous rentrons dans une boucle à rétroaction positive qui peut vite devenir infernale en entraînant une montée aux extrêmes: dans ce cas, l'augmentation du prix du fait de l'accroissement de la demande, ne va plus faire baisser celle-ci mais au contraire l'amplifier encore d'avantage: plus il y a de monde pour  désirer le bien en question et plus son attrait se renforce aux yeux de tous, jusqu'à l'éclatement de la bulle, qui arrive fatalement quand les derniers arrivants sur le marché ne trouvent finalement plus d'acheteurs pour continuer à surenchérir. Alors, c'est "le déluge" qui emporte les derniers arrivants, aveuglés par leur avidité, comme Marx l'avait déjà bien exposé, dès le XIXème siècle:"Dans toute affaire de spéculation chacun sait que la débâcle viendra un jour, mais chacun espère qu'elle emportera son voisin après qu'il aura lui-même recueilli la pluie d'or au passage et l'aura mis en sûreté. Après moi le déluge! telle est la devise de tout capitaliste et de toute nation capitaliste" (Le capital, Livre I, p. 354)


Les racines anthropologique et biologique du comportement mimétique
Il est de toute façon tellement peu évident d'attendre des individus qu'ils se comportent de façon objective sans avoir à se soucier des autres qu'un sociologue comme G. Tarde faisait de l'imitation  le moteur des sociétés humaines et de toute l'évolution historique: chaque civilisation invente ce qui lui est propre à partir de l'imitation de modèles qu'elle trouve dans d'autres civilisations, comme, au niveau de la réalité sociologique, chaque individu se constitue à partir des modèles proposés dans sa société. On ne peut imaginer perspective plus opposée à celle de l'économie néoclassique. Du point de vue de la sociologie tardienne, si le monde imaginé par les économistes de cette école venait à se réaliser, cela signifierait la fin de l'histoire par tarissement de toutes les ressources créatrices, tout simplement.  Et, de fait, si nous y réfléchissons bien toute création ne s'effectue-t-elle pas toujours sur la base de l'imitation d'un modèle? Pour se situer dans le registre de l'économie marchande elle-même, l'empire Disney aurait-il pu se constituer sans les modèles offerts par la tradition des contes et des légendes véhiculés par Andersen ou les frères Grimm? La Fontaine aurait-il pu créer ses fables sans l'exemple de celles d'Esope? R. Trevithick aurait-il pu inventer la locomotive s'il n'avait eu sous ses yeux le modèle de la machine à vapeur imaginer par Watt et Papin?, etc à l'infini.
Allons encore plus à la racine des choses, et même doublement. Premièrement, la thèse d'une nature imitative du comportement humain a pour elle une donnée anthropologique au coeur de la condition humaine rendant extrêmement problématique l'hypothèse de l'objectivité des préférences. L'être humain, dans la mesure où il est un être de culture que la nature a laissé profondément inachevé, un néotène, dans les termes de la biologie, ne dispose pas des instincts innés qui lui diraient spontanément comment se comporter; cela, il doit l'apprendre en intériorisant des modèles à imiter que lui offre son éducation. C'est pourquoi on a pu faire des capacités imitatives un critère essentiel de la culture. Secondement, cette nature mimétique du comportement humain est une propriété qui a manifestement émergé bien avant les débuts du processus d'hominisation, déjà chez les mammifères sociaux. Une des découvertes majeures de la biologie, ces dernières années, est celle des neurones-miroirs, qui, faut-il tout de suite le préciser, l'ont été sur des singes. Ils ont la particularité de permettre au cerveau de reproduire ce que nous percevons des autres. Par exemple, si nous voyons un vieillard marché dans la rue, les neurones-miroirs font que nous allons automatiquement réduire notre vitesse de déplacement, sans même nous en rendre compte. Il y a très probablement eu un avantage évolutif pour que la vie fasse émerger cette propriété  mimétique suivant le principe formulé par le biologiste P. Kropotkine, voulant que ce sont les individus les plus sociaux, et non pas les plus forts, qui sont les mieux armés dans la lutte pour la vie: par exemple, une mère disposant de la ressource des neurones-miroirs sera mieux armée pour venir en aide à sa progéniture et assurer ainsi la perpétuation de l'espèce. Il faut alors bien se rendre compte que le projet d'une société de marché, nécessitant le postulat de l'objectivité des préférences, demande de s'attaquer directement à cette nature mimétique que la vie a fait émerger sur des millions d'années. D'un strict point de vue biologique, on peut l'envisager; il faudrait alors mobiliser ce que le biologiste  G. Lakoff a appelé les "super neurones miroirs", agissant à un méta-niveau, sur les neurones-miroirs eux-mêmes et "capables de régler (stimuler/interdire) l'action empathique des neurones miroir et de désensibiliser un sujet par rapport à la souffrance et au bien-être des autres." (Della Luna et Cioni, Neuro-esclaves, p. 195) Quel type humain et quelle société pourraient alors émerger, à partir de l'activation constante de ce processus est une question qu'il faut réserver à la science-fiction. Il faut alors toujours en revenir à cette question, cette fois-ci, sur un plan normatif: une société où les individus se comporteraient de façon parfaitement objective, sans se soucier des autres, serait-elle humainement vivable? Pour s'en faire une idée, imaginons un instant que ce genre de comportements que requierent les principes de l'économie néoclassique seraient généralisés: "Dans l'après-midi du 3 octobre, le Jour de l'unité allemande, un homme de 82 ans s'est effondré dans le hall d'une agence bancaire de Essen. Pendant les vingt minutes qui suivirent, au lieu de se préoccuper de lui, plusieurs personnes ont enjambé l'homme étendu à terre ou bien l'ont soigneusement évité. Comme on l'apprend de la part des enquêteurs, elles sont passées en partie très près du mourant, en partie par dessus pour s'occuper de leurs propres affaires financières. Après cela, les clients ont quitté les lieux." (G. Eisenberg, Avis de temps froid sur les relations humaines ) De cette façon, le marché pourrait fonctionner parfaitement, tel que le prévoit la théorie économique standard. Certes, mais existerait-il encore une société pour lui donner corps?

Le désir mimétique
La question mimétique est indissociable de celle du désir puisqu'on est porté à imiter ce qui va le susciter en nous par l'admiration d'un modèle; nous tombons alors sur la structure mimétique du désir. On la trouve théorisée, en particulier chez R. Girard: nous ne désirons pas un bien parce qu'il est désirable en soi mais parce que d'autres le désirent; dans le cadre d'une telle anthropologie, le désir humain est donc triangulaire,c'est-à-dire relié à l'objet par la médiation du désir d'autrui. Celui-ci présente alors une double figure: il est à la fois le modèle à imiter et le rival qui convoite la même chose; on parlera alors de rivalité mimétique. De fait, dans le fonctionnement réel des marchés, on retrouve bien le modèle girardien du désir. L'exemple type, c'est la consommation ostentatoire ou de prestige, pour faire valoir son rang social: suivant ce type de comportement, on peut accorder une grande valeur à des biens dont l'utilité est faible, ou, à tout le moins, secondaire: les phénomènes de mode ressortent typiquement de cette catégorie. Il n'y a guère d'utilité, par exemple, à renouveler tous les ans une garde-robe encore en parfait état de conservation. Suivant les principes de l'économie néoclassique, on doit en conclure que de tels comportements ne devraient pas exister; or, nous savons pourtant bien que dans la réalité effective, il forme une part importante et sans doute même essentielle de la consommation. Toute la stratégie commerciale inaugurée par le capitalisme à partir de l'oeuvre fondatrice d'A. Sloan, le PDG de General Motors des années 1920 aux années 1950, va dans ce sens. Il avait tiré les leçons des limites du fordisme qui prétendait vendre des voitures avant tout pour leur utilité propre (se déplacer); de cette façon, on arriverait vite à une saturation du marché, les gens ne renouvelant leur véhicule aussi peu que possible, une fois leur valeur d'usage épuisée. Le génie capitaliste de Sloan a été de rompre avec l'approche fordiste en faisant de la voiture, non pas d'abord un objet utilitaire, mais un marqueur social pour faire valoir son rang: c'est le cas de celui qui aujourd'hui s'achète une Porsche pour en mettre plein la vue aux autres; la même chose vaut évidemment pour une marque de vêtement, de chaussures, de montre, d'ordinateur, d'i-phone, etc. Comme le fanfaronnait l'ancien publicitaire J. Séguéla, celui qui n'a pas une rolex à cinquante ans a raté sa vie.


Le sens de la justice contre l’objectivité des préférences
Le manque d’objectivité dans le comportement des individus qui rend tellement problématique le bon fonctionnement d’une société relève tout aussi bien de facteurs politiques qui tiennent déjà à un certain sens de la justice universellement partagé à travers les cultures humaines, suivant les particularités locales. Pour le montrer, exposons le principe du Jeu de l’ultimatum, testé à de nombreuses reprises sous des formes variées. On donne à un individu une mise, par exemple, de 10 euros qu’il devra partager avec quelqu’un d’autre suivant la répartition qu’il aura décidé de faire, le problème étant pour lui qu’il ne pourra empocher sa part que si l’autre accepte le partage. Or, qu’observe-t-on? Un individu qui se conformerait à l’hypothèse de l’objectivité de préférences devrait être prêt à ne recevoir qu’un euro pour les neuf que se réserve l’autre puisque objectivement, du simple point de vue de l’évaluation des biens, 1 vaudra toujours mieux que 0. Mais, ce n’est pas du tout ce qu’on constate: neuf fois sur dix, l’individu s’estimant lésé refusera le partage quitte à ne rien avoir du tout. Et cette attitude se retrouve partout dans le monde, à des degrés divers, comme l’a fait ressortir l’étude menée par l’anthropologue F. Henrich et son équipe sur une quinzaine de sociétés; dans les plus ouvertement égalitaires de toutes, la redistribution n’est acceptée que si la même somme échoit à chacun; mais, même dans les sociétés occidentales, ce n’est qu’à partir d’un rapport de 6 pour l’un et 4 pour l’autre, que le marché est généralement conclu. 

Ce qui est remarquable, c’est que ce type de comportement se retrouve chez les primates eux-mêmes, déjà pour des petits singes capucins. Quand on donne à tous du concombre pour exécuter une tâche, ils s’exécutent sans problème; mais pour peu qu’on donne à certains une gourmandise bien plus bien appréciée comme des raisins, les autres vont jeter leurs concombres et ne plus rien vouloir faire. Et, manifestement, il ne peut s’agir d’une attitude qui résulterait d’une simple évaluation objective comparant la valeur supérieure des raisins à celle des concombres qui déprécierait automatiquement ces derniers, sans tenir compte de la relation aux autres; les expérimentateurs s’en sont assurés en agitant d’abord des raisins sous le nez des singes avant de distribuer à tous des concombres; dans ce cas, « ils continuèrent de se satisfaire de travailler pour du concombre. C’est seulement si le partenaire recevait des raisins que son compagnon défavorisé passait au mode revendicatif. C’est bien l’injustice qui les exaspérait. » (F. de Waal, L’âge de l’empathie, p. 278) Il n’y a donc là rien de spécifiquement humain, du moins à ce niveau où est posée la question de la justice. La conclusion à tirer c’est que l’hypothèse de l’objectivité des préférences ne pourrait fonctionner de façon satisfaisante que dans un monde peuplé d’individus ne passant plus « au mode revendicatif » en ayant reconnu, comme l’affirment de façon finalement fort cohérentes avec leurs principes les économistes libéraux, que la notion de justice sociale n’est qu’un simple voile d’illusions jeté sur la valeur objective des biens que les mécanismes de marché sont censés révéler... 




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