mercredi 15 septembre 2021

1) Le dopage est-il une fatalité? Déconstruction du lieu commun

 "Je joue pour de l'argent et pour marquer des points. L'adversaire veut me prendre mon argent et mes points. C'est pourquoi je dois lutter contre lui par tous les moyens." (P. Steiner, ex-joueur du club de football de Cologne)

"L'histoire du football est un voyage triste, du plaisir au devoir. A mesure que le sport s'est transformé en industrie, il a banni la beauté qui naît de la joie de jouer pour jouer. En ce monde de fin de siècle, le football professionnel condamne ce qui est inutile, et est inutile ce qui n'est pas rentable. Il ne permet à personne cette folie qui pousse l'homme à redevenir enfant un instant, en jouant comme un enfant joue avec un ballon de baudruche et comme un chat avec une pelote de laine." (E. Galeano)

Introduction

On s'appuyera ici sur un concept du dopage communément admis: obtenir par des moyens illégaux une augmentation artificielle de la performance au détriment de ses rivaux. Le lieu commun qu'on entend reproduit un peu partout autour de soi consiste évidemment à dire que oui! La compétition, la soif de vaincre, la gloire, l'appât du gain, autant d'éléments d'une nature humaine immuable qui font que la tricherie serait inscrite dans nos gènes. Dans ce cadre, il ne semble rester que deux options extrêmes, tout aussi ruineuses l'une que l'autre. Soit lutter contre le dopage au prix du déploiement d'un système de contrôle total sur les athlètes, via des techniques comme le pucage électronique. Le prix à payer serait alors l'atteinte aux libertés les plus fondamentales. L'enjeu politique n'est donc pas mince: c'est l'occasion parfaite pour un appareil de contrôle total sur les populations de se faire la main. Ce qui aujourd'hui s'applique aux athlètes pourra demain être étendu au reste de la population. Soit, à l'autre extrême, comme certains le réclament,  libéraliser intégralement les pratiques dopantes. D'après le concept légaliste qu'on a formulé, le dopage n'existe qu'en vertu d'une législation qui interdit certaines pratiques: supprimez la législation antidopage et vous supprimez le dopage. Après tout, qu'est-ce qui fait le partage entre l'absorption de vitamines et une transfusion sanguine? Dans les deux cas, on augmente artificiellement la performance. Le docteur Ferrari lui-même, un médecin orfèvre en matière de préparation médicale des athlètes, assimilait l'EPO, cette substance interdite oxygénant le sang, à du jus d'orange. En poussant jusqu'au bout cette logique, on pourrait finalement considérer que l'entraînement lui-même, puisque lui aussi augmente artificiellement la performance, est déjà une forme de dopage. On voit tout le problème qui se pose à une législation antidopage. Comment tracer la limite entre une augmentation artificielle de la performance légitime et celles qui relèvent du dopage? Il semble devoir entrer une dose d'arbitraire qui fait qu'existera toujours une zone floue sur laquelle jouent aujourd'hui les athlètes et leurs préparateurs qui veulent contourner la législation: ce sont les "marginal gains" dont les milieux anglo-saxons ont été à la pointe avec des équipes comme le team cycliste Sky. Cette position ultralibérale est évidemment difficilement tenable car en supprimant toute limitation à l'augmentation artificielle de la performance, elle ouvre à ce que la sagesse ancestrale de l'humanité avait  peu près partout considéré comme le péril mortel de l'hubris (démesure), pour reprendre le terme grec; le plus immédiatement, elle laisse le champ libre à des pratiques mettant en jeu la vie des sportifs (il est établi, par exemple, que, dans les années 1990, où aucune limite n'était encore fixée à l'hématocrite, certains cyclistes devaient se lever la nuit pour faire des pompes car leur sang, sous l'effet de très hautes doses d'EPO, se transformait en purée, les menaçant d'oedèmes), et, à terme, ouvre sur la perspective transhumaniste de l'homme augmenté,  une mutation de l'espèce en quelque chose de nouveau réalisant une hybridation biotechnologique.

Contrôle total sur les athlètes ou libéralisation intégrale des pratiques dopantes: aucune de ces deux solutions n'apparaît satisfaisante. Dans la pratique, la lutte antidopage essaye tant bien que mal de naviguer entre elles. Il faudrait donc se résoudre à admettre que la tricherie fera toujours partie du sport, et le dopage comme un de ses volets incontournables avec celui de la corruption. Mais, si le problème semble insoluble, c'est parce que nous le traitons dans un cadre de pensée donné qui n'est jamais questionné alors même qu'il présuppose certaines choses qui sont loins d'aller de soi. C'est sur lui qu'il va falloir se pencher. Notre thèse consistera à soutenir que nous sommes enfermés dans une impasse tant qu'on raisonnera dans ce cadre donné qui est celui qu'offre la civilisation moderne issue de la matrice du monde occidental. Prétendre que la tricherie que constitue le dopage est une fatalité inscrite dans la nature humaine est un point de vue typiquement ethnocentrique consistant à attribuer à l'humanité toute entière des traits caractéristiques de sa propre ère civilisationnelle; et ajouterons-nous, il s'agit là d'une attitude quasi-universelle mais qui n'a pas d'autre ressort que l'ignorance de champs plus vastes de l'humanité. On n'a cessé d'en expliciter les raisons sur ce blog: la notion de nature humaine est parmi les plus délicates et problématiques à traiter et ce n'est sûrement pas à coups de formules à l'emporte-pièce qu'on en viendra sérieusement à bout. 

Démarche pour étayer la thèse:

-Le premier point sera de partir sur des bases qui ne sont pas faussées. Ce qui est universel chez l'humain, ce n'est pas tant le goût de la compétition qu'à un niveau plus fondamental celui du jeu. Et ce trait s'ancre, en dernière analyse, dans les caractéristiques néoténiques de l'espèce.

-Partant de là, il s'agira de montrer que l'infinie diversité des cultures humaines a toujours développé ce goût du jeu entre deux pôles: celui de la compétition et celui de la coopération, tantôt inclinant plutôt vers l'un, tantôt d'avantage vers l'autre. Et c'est évidemment au sein des cultures qui penchent vers celui de la compétition que le problème du dopage pourra se poser, et tout particulièrement, dans la civilisation occidentale dont le modèle s'est aujourd'hui universalisé via les compétitions sportives mondiales. Nous soutiendrons que l'essentiel des maux qui gangrènent aujourd'hui le sport, dont celui du dopage, viennent fondamentalement de là: le pôle de la coopération ne parvient plus à tempérer des formes de jeu qui se sont développées outrancièrement suivant celui de la compétition.

-Il sera alors temps d'en tirer la conclusion qui s'impose. Le dopage n'a rien d'une fatalité inscrite dans nos gènes. Cependant, on ne pourra espérer régler le problème qu'il pose par un simple renforcement de la lutte antidopage, mais par une transformation complète des règles du jeu le réanimant d'un esprit foncièrement coopératif plutôt que compétititif. Il n'en reste pas moins évident qu'un changement aussi important présupposera une mutation de la civilisation toute entière. Mais nous semblons être parvenus aujourd'hui à un point tel des menaces qu'elle laisse poindre sur l'avenir de l'espèce elle-même que cette question radicale ne peut plus être sérieusement éludée.

La source principale de références pour traiter au mieux tous ces aspects du sujet sera tirée de l'entretien avec l'anthropologue P. Descola, Homo ludens.

1) L'homo ludens: le jeu avant la compétition

Ce qui constitue un invariant anthropologique ne réside pas tant dans la compétition que dans le goût du jeu qui pourra inventer ses formes aussi bien suivant des modalités compétitives que coopératives. Et ce trait s'éclairera au mieux dans la perspective de la théorie de l'humain néoténique.. Partons de la distinction que fait P. Descola entre deux sens du jeu, un sens universel et un sens ritualisé, proprement anthropologique, qui nous spécifie en tant qu'êtres humains.

Le jeu au sens universel, commun aux humains et aux animaux, se définira comme une propédeutique, c'est-à-dire un dispositif facilitant les apprentissages pour acquérir les savoirs nécessaires à la vie. Une fois acquis, le goût du jeu passera généralement chez les animaux au stade adulte: on peut l'observer chez un louveteau comme dans bien d'autres espèces; chez l'humain non: cette caractéristique ludique de l'enfance va avoir tendance à se prolonger toute la vie: c'est donc là un trait fondamental de la néoténie humaine. D'où le deuxième sens du jeu propre à l'humain (avec cette réserve à faire qu'on trouve dans le monde animal au moins une espèce comme le bonobo qui semble aussi le connaître, au moins jusqu'à un certain point), le jeu au sens anthropologique ou ritualisé obéissant à des codes très diversifiés suivant les cultures. 

Deuxième distinction conceptuelle de base tirée des réflexions de Descola, celle entre systèmes analogistes ou animistes. Au sein de la variété des cultures humaines, ce goût prolongé pour le jeu va se manifester de façon très différente suivant qu'on se situe dans ou l'autre de ces grands systèmes de représentation du monde. L'animisme pense une continuité des humains aux non-humains qui fait que ces derniers possèdent tous les attributs de l'humanité cachés derrière leur apparence: animaux, végétaux, minéraux, fleuves, montagnes, volcans, etc., tous les éléments du monde sont perçus comme la manifestation d'un esprit. C'est encore quelque chose qu'on trouvait dans la culture paysanne des terroirs français jusqu'au début du XXème siècle. Pour le paysan ordinaire, l'Aude, par exemple, n'était pas un simple cours d'eau mais la manifestation d'un esprit auquel on donnait le prénom "Aude":"Dans le patois local, la rivière n'était pas traitée comme un objet mais comme une personne. On n'employait pratiquement jamais l'article défini à son propos: on allait à Aude, on disait qu'Aude était haute, qu'Aude grognait, et ainsi de suite." (E. Weber, La fin des terroirs p. 122) Dans ce type de culture, le jeu aura tendance à se fondre avec les pratiques de subsistance pourvoyant à la satisfaction des besoins vitaux:"On connaît même des populations australiennes, par exemple les Yir Yiront, qui ne font aucune différenciation linguistique entre le travail et le jeu." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 57) Dans les sociétés animistes la chasse est ainsi organisée et vécue sur le mode d'un jeu de piste où il s'agit de ruser avec l'animal pour parvenir à sa capture. D'après Descola, c'est dans les systèmes analogistes que le jeu séparé des activités vitales nécessaires à la subsistance s'est surtout développé. Dans ce type de métaphysique, tous les éléments du monde sont connectés entre eux suivant des relations de correspondance. Le prototype d'un système analogiste, c'est l'astrologie: chaque planète est mis en correspondance avec un métal (l'or pour le soleil, l'argent pour la lune, le cuivre pour vénus, le fer pour mars, etc.), avec des couleurs, des jours de la semaine, etc. Chaque signe du zodiaque est de la même façon mis en relation avec un trait de caractère ou encore une partie du corps humain.  Dans le cadre d'un système analogiste, l'appétence pour le jeu sera stimulée suivant deux motivations. Le jeu est un rituel servant à la reproduction de l'ordre cosmique en vertu du principe des correspondances: la balle dans les jeux des Aztèques était considérée comme un équivalent du soleil et le jeu pouvait alors avoir une dimension foncièrement coopérative dans la mesure où il s'agissait essentiellement pour les partenaires de collaborer en vue de préserver la stabilité du monde. D'autre part, dans un système analogiste, toute la difficulté est de deviner les correspondances entre les éléments constituant le cosmos: il en dérive les jeux intellectuels aussi bien que ceux de divination ou de hasard stimulant la faculté d'établir les correspondances entre les éléments du monde.  

Dans ce cadre où le jeu ritualisé se constitue en sphère bien délimitée de la vie sociale, il va se manifester d'une infinité de manières suivant la créativité propre à chaque culture autour de deux grands pôles, celui de la coopération et celui de la compétition. Dans le premier cas, le jeu sera ritualisé de telle façon que le plaisir de jouer est ce qui compte avant tout. Ce qui est recherché, c'est un plaisir d'ordre esthétique qui relève de la beauté du geste. Dans ces sociétés là, le jeu s'institue suivant un principe égalitaire. Dans les sociétés ont le jeu inclinera plutôt vers le pôle de la compétition, le but du jeu deviendra au contraire d'établir une hiérarchie et de déterminer un gagnant et un perdant. C'est évidemment vers ce pôle que la civilisation occidentale a développer le goût du jeu. Le travers dans lequel on tombe ici de façon quasi-systématique consiste à croire  que ce goût pour la compétition, avec toutes les formes de tricherie qu'il induira, dont le dopage, exprimerait un trait constant de la nature humaine. Pour dévoiler cette illusion, introduisons cette autre distinction conceptuelle fondamentale entre une acculturation créatrice et une déculturation destructrice. L'acculturation créatrice peut être illustrée par la façon dont une tribu indigène a pu s'assimiler un jeu que lui avaient apporté les colonisateurs blancs mais en veillant soigneusement à en transformer les règles pour l'adapter à leur propre code culturel le faisant incliner vers le pôle de la coopération et non plus de la compétition:"En Nouvelle-Guinée, les Papous  Gahuku-Kama avaient adopté avec enthousiasme le football, mais ils l'avaient adapté à leurs valeurs culturelles. Il était exclu qu'il y ait un gagnant et un perdant. La partie se prolongeait, était suspendue, reprenait jusqu'à ce que les comptes soient équilibrés."(Latouche, L'occidentalisation du monde, p. 76) A contrario, on a le cas d'une déculturation destructrice dès lors qu'une culture de ce type, fondé sur des principes égalitaires, ne sait pas métaboliser les règles du jeu importé pour l'ajuster à ses propres formes de vie sociale:" Faute d'avoir adopté une telle sagesse les Baluba et les Luluas du Kassaï se sont massacrés impitoyablement de 1959 à 1962 à la suite d'un match interethnique..." (ibid, p. 76) Dans des sociétés établies sur une base égalitaire, vaincre l'autre sera facilement interprété comme une vélléité de s'attaquer au fondement même de la vie sociale ce qui équivaut à une déclaration de guerre. Mais, dans une société comme celle des Papous  Gahuku-Kama qui veille bien à réinstituer la règle du jeu sur une base égalitaire et coopérative, comment pourrait encore s'affirmer une quelconque vélléité de se doper? Là où le jeu est institué de telle façon qu'il n'y a pas de gagnants et de perdants à son terme, la volonté de tricher pour l'emporter perd simplement tout sens.

C'est donc là le point essentiel qui permet de soutenir que le dopage n'a rien d'une fatalité inscrite dans les gènes de l'espèce. Ce genre de pratique ne prend sens et ne peut se développer que dans un contexte culturel donné qui est celui de sociétés qui instituent le jeu sur une base foncièrement compétitive. Et c'est évidemment tout particulièrement la cas dans les sociétés occidentales.

 2) Le jeu dans la civilisation moderne, terreau du dopage

La civilisation occidentale a donc particulièrement développé le jeu inclinant vers le pôle de la compétition et il est dans l'ordre des choses, comme le rappelle Descola, que le creuset du sport moderne ait été l'Angleterre de la seconde moitié du XIXème siècle qui était à cette époque à l'avant-garde de l'expansion de l'économie mondiale de marché fondée sur le principe de la concurrence. Et il est très significatif d'observer comment il s'est formé à l'origine, ainsi que le développe encore Descola, comme un dispositif de façonnement des élites qui ont eu à prendre en charge l'essor du capitalisme anglais à cette époque où il affirmait sa mainmise sur le monde. On retrouve ici la définition universelle du jeu comme propédeutique facilitant l'apprentissage, ici du rôle qu'on sera amené à remplir dans la société comme membre de l'élite. On connaît la formule qui lui a servi pour définir le rugby: un sport de brutes joué par des gentlemen. Pour bien comprendre le sens de cette proprédeutique, il faut d'abord intégrer le fait que le jeu ne peut jamais être intégralement coopératif ou compétitif, mais est toujours à situer le long d'un continum entre ces deux pôles. Le sport moderne, tel que les Anglais l'ont inventé comme propédeutique pour l'élite, est typique de la tension entre le pôle de la coopération et celui de la compétition. Par un côté, il devait développer en elle un esprit de camaraderie, d'où le caractère collectif qu'il a pris souvent (le tennis est un cas à part de ce point de vue dont le caractère foncièrement individualiste a été tempéré par une compétition comme la Coupe Davis regroupant temporairement les joueurs en équipes nationales): football, rugby, aviron, cricket, etc. Et, en même temps, il devait stimuler en chacun l'esprit de compétition pour être le meilleur. C'est tout à fait caractéristique de la façon dont une caste dominante fonctionne: au-delà de l'espèce humaine, on retrouvera le même principe à l'oeuvre dans les sociétés de chimpanzés où s'exerce la domination des mâles sur les femelles: par un côté, les mâles sont férocement en lutte les uns contre les autres pour savoir qui affirmera sa suprématie; mais dans le même temps, cette compétition doit être tempérée car chacun a besoin des autres pour que l'ensemble du groupe reproduise sa domination sur les femelles. Il n'en va pas autrement dans les sociétés humaines organisées suivant des rapports de domination entre classes. Le membre d'une élite doit donc savoir manoeuvrer habilement  entre le pôle de la compétition et celui de la coopération suivant le principe d'un Je t'aime moi non plus; et le sport moderne, tel que. les Anglais l'ont inventé, offrait le cadre idoine pour se former à cette dialectique.

Mais, si la compétition entre tous doit être tempérée par le pôle de la coopération dans l'intérêt de tous, elle n'en reste pas moins ce qui donne sa tonalité fondamentale au jeu dans le contexte qui nous occupe ici. La société promue par le libéralisme économique veut avant tout s'instituer suivant la norme de la concurrence et le jeu dans la mesure où son but ultime est toujours de faire ressortir des gagnants et des perdants constituera la propédeutique préparant chacun à cette forme de vie sociale, au-delà des seuls membres de l'élite. C'est un principe élémentaire de toute société hiérarchisée suivant des rapports de classe, que la façon d'appréhender le monde de la classe dominante doit devenir, pour qu'elle consolide sa position dans la durée, la façon dominante d'appréhender le monde pour l'ensemble de la société. C'est pourquoi on a assisté à une sorte de.ruissellement vers le bas de l'échelle sociale de l'ethos de la classe dominante via la diffusion du jeu tel que l'élite anglaise l'avait inventé d'abord pour sa propre formation:"Même dans le domaine du sport, qui allait devenir l'activité la plus typiquement prolétarienne, l'exemple fut, durant notre période, donné par des gens appartenant à la bourgeoisie, qui fondèrent des clubs et organisèrent des compétitions, dont la classe ouvrière ne s'inspira qu'à partir de la fin des années 1870." (E. Hobsbawn, L'ère du capital, 1848-1875, p. 403) Or, ce qui a pu au départ donner lieu à une acculturation créatrice par une sorte de réinvention de l'esprit du jeu suivant les valeurs coopératives propres à la classe ouvrière finit par aboutir à une déculturation destructrice quand le travailleur du sport intériorisa pleinement la motivation du gain économique suivant les règles du marché, avant toute autre considération: "Jusqu'après la Deuxième guerre mondiale, le footballeur professionnel anglais, qui fit son apparition à la fin des années 1870, travailla essentiellement pour la gloire et un salaire normal, bien que, sur le marché, sa valeur atteignît rapidement des milliers de livres. Mais du jour où il entendit être payé en fonction de sa valeur, le sport subit une transformation fondamentale, qui s'effectua  d'ailleurs aux Etats-Unis bien plus tôt qu'en Europe." (ibid., p. 304) L'étape ultime dans cette transformation du jeu sous l'égide du "divin marché" a été franchie avec l'Arrêt Bosman, acté en 1995, qui désormais libéralise intégralement le marché des transferts. A partir de là, une équipe de football anglaise, par exemple, pourra très bien être constituée de joueurs dont aucun ne possède la nationalité anglaise et ce sont évidemment les clubs aux moyens financiers les plus importants qui écraseront la concurrence en recrutant à tour de bras et à prix d'or les meilleurs joueurs du monde (1). Le cas de la sélection nationale du Brésil de football offre un autre bon cas d'école. Dans les années 1980, il était unanimement reconnu qu'elle offrait le plus beau spectacle sur un terrain. La gestuelle des joueurs et  leur tempo semblable à une samba accompagnés par les tams-tams des spectateurs dans les tribunes n'avaient aucun équivalent dans le monde et relevait d'une sorte de magie. Et pourtant, elle a dû passer à la postérité comme une équipe de perdants magnifiques douchée par la froide efficacité d'une équipe comme l'Italie en 1982, avec en figure de prou, le fameux Gentile, un véritable orfèvre en matière de destruction systématique, par tous les moyens illégaux à sa disposition, de l'extraordinaire potentiel offensif des Brésiliens, et dont on pourrait dire à son sujet ce que Pelé avait énoncé au sujet d'un autre Italien en 1970:"Bettini était un artiste pour commettre des fautes sans être vu. Il m'enfonçait son poing dans les côtes ou dans l'estomac, il me donnait des coups de pied dans les chevilles... Un artiste." (Cité par Michéa, Les intellectuels le peuple et le ballon rond, p. 59). Dans la décennie suivante, le Brésil finit par digérer la leçon, et, en se calquant sur le football à l'européenne, il a pu regagner des titres mondiaux; la magie du beau jeu, elle, avait disparu. L'uniformisation planétaire qu'ont induit les règles marchandes de la concurrence s'est donc aussi bien réalisée dans la standardisation des produits manufacturés que dans celle des styles de jeu autrefois nettement différenciés suivant les localités.

Si on veut bien appréhender tous les problèmes qui se posent aujourd'hui dans le monde du sport, c'est de là qu'il faut repartir. Quand le jeu incline trop vers le pôle de la compétition au point que celui de la coopération ne parvient plus à le tempérer, on assistera alors fort logiquement au développement de maux dont on ne saura plus bien comment en venir à bout. Pour comprendre la logique qui se déploie à partir de là il faut introduire le concept de rivalité mimétique: chaque adversaire va avoir tendance à se modeler sur le comportement de l'autre tout en veillant à surenchérir sur lui pour obtenir un avantage. On est ainsi entraîner dans une escalade sans fin à la performance  et à la course au record suivant la célèbre devise olympique moderne, "Plus haut, plus vite, plus fort", dont on ne voit plus bien comment on pourrait l'accorder  avec cette autre, "L'essentiel est de participer" qui invitait à faire incliner les JO vers le pôle de la coopération. Les Papous  Gahuku-Kama y auraient souscrit sans aucun problème. Pour les athlètes des diverses nations qui viennent s'y affronter aujourd'hui, c'est autre chose. On assiste alors à des spectacles offrant parfois un déséquilibre assez grotesque entre les têtes d'affiche des grandes nations préparées médicalement pour se jouer la victoire et les  rares représentants d'obscurs pays traînant leur misère loin derrière que les commentateurs sportifs s'efforcent tant bien que mal de mettre en valeur en devant subitement passer du registre de la compétition à celui qui leur est tout à coup beaucoup moins familier de la coopération, comme pour ce nageur de la Guinée équatoriale, E. Moussambani, qui mis, lors des JO de 2000, plus de deux fois le temps réalisé par ses concurrents pour accomplir son 100 mètres nage libre.Un sport comme le rugby est aujourd'hui la parfaite illustration des impasses de ces formes modernes du jeu inclinant à outrance vers le pôle de la compétition: ici c'est une course échevelée à la puissance à laquelle on assiste qui fait que les chocs atteignent désormais un tel niveau d'intensité qu'ils posent le problème de l'intégrité physique des joueurs jusqu'au point qui remet en en question l'avenir d'un tel sport.

En fin de compte, si le problème du dopage nous semble insoluble c'est parce que nos sociétés nous ont placé dans des conditions telles que nous ne pouvons l'envisager autrement que suivant un modèle théorique de type dilemme du prisonnier. Tant qu'on fonctionnera dans ce cadre, il est évidemment illusoire de croire un jour en venir à bout. Le point important à tirer de cette remarque revient alors à soutenir que la problématique du dopage dans le sport reproduit celle qui nous place globalement aujourd'hui devant la nécessité de savoir comment refaire un monde commun pour dépasser des modèles tels que ceux du type "dilemme du prisonnier", dont on voit toujours mieux qu'ils nous condamnent à l'impuissance pour traiter les grands défis planétaires de notre temps, et, avant toute autre considération, la dégradation catastrophique des conditions de vie sur terre (à suivre...)

 

(1) Montrer comment ce qui a débuté comme une acculturation créatrice a progressivement mué en une déculturation destructrice exigerait un sujet à soi seul épousant toute l'histoire du XXème siècle qui est celle du lent déclin des mouvements ouvriers dans les pays industrialisés. Au départ, comme les Papous Gahuku-Kama ont adopté spontanément le football, sans qu'on ait à leur imposer, en le réajustant à leurs codes culturels, les classes populaires des pays dits "civilisés" l'ont aussi repris des élites, mais, de façon similaire, en l'adaptant à leur  propre façon de vivre foncièrement coopérative, et avec un certain succès qui conduisit à une transformation dans l'histoire du jeu:"[...]  dans l'Angleterre de la fin du XIXème siècle, les clubs de l'élite aristocratique et bourgeoise (qui, à l'origine, dominaient ce nouveau sport) pratiquaient le dribbling game (jeu uniquement fondé sur le dribble et l'exploit individuel). Ce sont les premiers clubs ouvriers qui inventèrent le passing game (jeu fondé, à l'inverse, sur l'art de la passe et le primat de l'organisation collective). Le 31 mars 1883 [...], la victoire en finale de la Cup du Blackburn Olympic (le club des ouvriers du textile et de la mettalurgie) sur les Old Etonians (le club des élites libérales), constitue [...] une date symbolique, aussi bien dans la mémoire du prolétariat anglais que dans l'histoire tactique du football." (Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 294)


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