Mise à jour, 22-06-2019
Liste de textes importants utilisés pour la BAHM. Par ailleurs, elle inclut aussi bien des ouvrages de philosophie que d'autres disciplines conformément au fil conducteur de l'interdisciplinarité qui parcourt tous les travaux présentés ici; je m'en suis expliqué dans, Qu'est-ce que pourrait être un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice.Terminons enfin en précisant qu'on ne trouvera pas d'oeuvres romanesques, poétiques ou d'autres genres encore, dont un certain nombre le mériterait amplement, à mes yeux. Il y a déjà largement de quoi faire avec la liste qui suit.
Les textes sont rangés par ordre croissant de difficulté.
* Facile
N. Chomsky et E. Herman La fabrication du consentement
Chomsky, typiquement le genre d'auteur auquel est allergique la tradition intellectuelle française dominante, allaitée aux Foucault, Deleuze, Derrida, Heidegger et compagnie, qui a été, de surcroît, largement calomnié dans le cénacle des intellectuels médiatiques. Cet ouvrage un peu épais mais assez facile à lire constitue une bonne introduction à ce que l'auteur appelle des éléments d"'auto-défense intellectuelle". L'expression, "Fabrication du consentement", vient de W. Lippmann, un universitaire américain, pour qui, dans une "démocratie bien huilée", il s'agit de fabriquer le consentement des foules aux décisions prises à un haut niveau, ce qui définit la tâche des relations publiques, autrefois appelées "propagande". L'ouvrage de Chomsky et Hermann propose un modèle de compréhension des mécanismes par lesquels les mass médias oeuvrent puissamment à cette adhésion des gens à leur propre soumission, tout en faisant l'économie d'une théorie du complot, est-il utile de le préciser.
C. M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine
Voilà, malheureusement, un thème inévitable à méditer. Einstein disait que pour se faire une idée de l'infini, il y a deux choses: l'univers et la bêtise humaine (pour l'univers, il conservait toutefois quelque doute), et, avant lui, Schiller, le grand poète allemand, s'était résigné à admettre que contre elle, "même les dieux sont impuissants". Il faut bien reconnaître que nous sommes ici en présence d'un insondable mystère: comment être parvenu à avoir un si gros cerveau pour, au bout du compte, faire si peu de choses avec? Nous sommes en plein dans le sujet avec ce court texte écrit par un professeur d'économie; un petit bijou d'humour noir, dont on ne sait parfois si c'est de l'art ou du cochon, mais dont la cinquième et dernière loi met en garde: "L'individu stupide est le type d'individu le plus dangereux".
M. Desmurget, TV lobotomie
L'auteur est neuro-physiologue et fait une synthèse très claire d'une cinquantaine d'années de recherche scientifique sur les effets de la télévision: le titre de l'ouvrage, un tantinet aguicheur, est suffisamment éloquent pour se passer de commentaire. Disons juste que, pour l'auteur, la recherche en neurosciences n'en n'est plus haut point de se demander si la télévision est toxique: c'est un point acquis; elle en est maintenant à ce stade de recherche où elle essaye de comprendre comment ces effets toxiques se produisent, sachant qu'en moyenne, dans les pays occidentaux, contempler la télévision est la deuxième "activité" (sic) à laquelle les gens consacrent le plus de temps dans leur vie, après le sommeil. Texte en libre accès au format numérique; pour qui aurait la flemme, on trouve sinon facilement sur le Web des vidéos de conférences de l'auteur qui résument l'essentiel du livre. A compléter par le plus récent, La fabrique du crétin numérique, si on s'imaginait que la donne change avec le développement des nouveaux dispositifs informatiques.
H. M. Enzensberger, Eloge de l'analphabétisme
Texte court en libre accès au format numérique: il s'agit de la retranscription d'un discours fait à l'occasion de la remise d'un prix littéraire; voilà un sacré tour de force de faire l'éloge de l'analphabétisme dans un haut lieu de la culture livresque. Mais, comme l'auteur l'explique bien, l'analphabète qu'il s'agit ici de réhabiliter est à distinguer rigoureusement de l'analphabète secondaire des temps actuels qui lui est une véritable catastrophe ambulante, proliférant jusqu'aux plus hauts sommets de la hiérarchie sociale.
M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne
Un petit ouvrage, facile d'accès, par un éminent spécialiste de l'antiquité grecque, pour bien mesurer tout l'abîme qui nous sépare de la démocratie telle qu'elle a été inventée à Athènes.
T. Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite et Pourquoi les riches votent à gauche
On l'aura tout de suite compris, on ne peut dissocier ces deux ouvrages parus à une dizaine d'années d'intervalle. Le premier l'a été dans le contexte de l'élection de G. W. Bush avec le soutien d'Etats, parmi les plus pauvres des Etats-Unis, qui avaient été traditionnellement des bastions de la gauche. Le second est très récent et fait écho à l'élection de D. Trump. On croiera peut-être que c'est une bizarrerie spécifique au champ politique américain qui ne nous concerne pas trop; pas du tout! exactement la même grille d'analyse peut être appliquée à la France (J. Ellul, dès les années 1970, avait déjà parfaitement étudié l'échange de vocabulaire entre la droite et la gauche françaises qui fait que des termes connotés à gauche étaient devenus des termes repris par la droite et vice-versa), et probablement plus largement, à l'ensemble de ces pays aujourd'hui gagnés par ce qu'on appelle, le plus souvent sans savoir de quoi on parle au juste, les mouvements populistes.
E. Fromm, L'art d'aimer
Peu de gens, hors cas pathologique, disconviendraient que l'amour est un ingrédient essentiel de la vie; pourtant, ils seront peut-être encore moins à croire que l'amour nécessite un apprentissage; c'est pourtant tout le thème de ce texte d'un représentant de l'école de Frankfurt, un courant important de la critique de la civilisation industrielle au XXème siècle.
F. Latrive, Du bon usage de la piraterie
A l'heure où, sous le jargon de l'économie de la connaissance, le capitalisme est entré dans une nouvelle phase de son développement, et, où l'appropriation privative des ressources de la nature aussi bien que de la culture atteint un point inédit, voilà un très bon petit texte pour savoir distinguer la bonne piraterie de la mauvaise; cerise sur le gâteau, il est en accès libre au format numérique.
P. Lidsky, Les écrivains contre la Commune
Un ouvrage accablant qui en dit long sur la fonction principale des intellectuels dans nos sociétés. Tous, à l'une ou l'autre exception près, ont littéralement vomi ce qui a été, selon la boutade de Rochefort, qui avaient quand même de bons arguments à son appui, "le seul gouvernement honnête que la France ait jamais eu." A l'image de Zola, toujours présenté comme un grand humaniste de gauche dans le catéchisme républicain, ils ont applaudi des deux mains son massacre impitoyable.
J. C. Michéa, L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes
Voici un auteur qui va sans doute faire glousser une bonne partie de l'"intelligensia" de gauche en brandissant sa récupération par l'extrême-droite. Je me retrouve pourtant pleinement dans ce que le titre de cet ouvrage résume très bien, cette étrange forme d'enseignement qui consiste à transmettre de l'ignorance dans le cadre de ce que Nietzsche appelait déjà en son temps "les établissements de la misère de vivre". Un ouvrage important pour comprendre les rouages de la fabrique des écoles sous l'égide des politiques néolibérales actuelles.
T. More, L'Utopie
Comme je l'avais déjà signalé sur ce blog, la position singulière de More dans l'histoire des idées réside dans le fait qu'il est, à ma connaissance, la seule grande figure intellectuelle dont l'héritage ait été à la fois revendiqué par l'Eglise de Rome et le socialisme athée. Quand un auteur traverse ainsi de grands clivages on peut toujours être garanti de son importance. Elle tient déjà au fait que More a su prendre toute la mesure, à son époque, de la terrible violence accompagnant la première vague d'enclosure des terres (fin du XVème, début du XVIème siècle). C'est en réaction à ce désastre social, portant déjà en lui les germes de la catastrophe écologique actuelle, que More rédige son Utopie, le prototype de toutes les utopies modernes de ceux qui ont rêvé à un monde meilleur (jouant sur les racines grecques du mot, "U-topie" signifie à la fois le lieu qui n'existe nulle part et celui où la vie est bonne).
G. Orwell, Hommage à la Catalogne
Difficile de trancher pour ne retenir qu'un texte d'Orwell tant il y en a qui mériteraient d'être mieux connus. Son roman archi-célèbre, 1984, tend à masquer le reste de son oeuvre. Dans ce texte, Orwell, relate son combat auprès des anarchistes catalans contre le fascisme et pour l'avènement d'un socialisme de liberté, lors de la Guerre civile d'Espagne (1936). Orwell est à ranger dans la même famille intellectuelle que Russell ou Chomsky, des auteurs pour qui le socialisme et le libéralisme, bien compris, loin de s'opposer, se complètent parfaitement.
T. Paine, La justice agraire opposée à la loi et au monopole agraire
De l'auteur des fameux Rights of man, qui ont joué un rôle important dans la formation du mouvement ouvrier anglais. Il faut tout de suite préciser que ce texte ne peut pleinement s'apprécier que si on le resitue dans le contexte du mouvement d'enclosure des terres aux origines du capitalisme moderne; en ce sens, Paine s'inscrit dans la filiation de T. More (voir juste au-dessus). Il est en libre accès au format numérique et me tient particulièrement à coeur car Paine, au moment de la Révolution française, est le premier à formuler explicitement la proposition d'un revenu inconditionnel; un texte incontournable donc pour qui est intéressé par cette idée; il est d'autant plus court qu'on peut facilement laisser de côté toute la partie du milieu consacrée à la technique de financement qui n'est plus d'actualité aujourd'hui, plus de 200 ans après. Evidemment, les représentants de l'Assemblée nationale française à qui cette proposition était adressée l'ont envoyé bouler comme il se doit et le bougre a fini sa vie dans la misère et la solitude: 6 personnes étaient à son enterrement, dont deux esclaves noirs affranchis.
E. Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes
Nous parlons ici d'une autre époque, la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, où les syndicats, au début de leur formation, étaient de véritables organes révolutionnaires et non des rouages bureaucratisés de la machinerie capitaliste comme ils le sont devenus aujourd'hui; la meilleure introduction que je connaisse au syndicalisme révolutionnaire. S'adressant d'abord à des gens de la classe ouvrière, ces textes sont facilement abordables pour tout un chacun.
B. Russell, Eloge de l'oisiveté
Le genre d'auteur de la tradition anglo-saxonne auquel est encore allergique la philosophie sophistiquée de la "french theory." Pourtant, je le place au panthéon des figures intellectuelles du XXème siècle, et humainement, sans doute plus encore: il s'agit du seul philosophe de renom à s'être opposé du premier au dernier jour à la Première guerre mondiale au prix de sa carrière et alors même qu'il était déjà au sommet de sa renommée pour ses travaux scientifiques. Comme tous les textes philosophiques de Russell, il est écrit dans un langage limpide, facilement accessible au profane: Russell aimait à souligner qu'il lui suffirait d'appliquer les règles de la logique formelle (qu'il maîtrisait parfaitement en spécialiste de la discipline) pour reformuler exactement les mêmes idées dans un charabia impénétrable, ce qui est, malheureusement, une des tares majeures dont souffre la recherche académique, spécialement en philosophie. Comme le dit bien ce dicton Shadok, bien connu, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué. Un petit bijou pour se vacciner contre le culte de la "valeur-travail".On peut trouver sur ce blog et le Web, la vidéo de l'adaptation au théâtre du texte de Russell par D. Rongvaux qui en rend magistralement toute la verve et l'humour.
M. Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale
L'auteur est anthropologue mais empiète très largement sur le champ de la philosophie; petit texte qui constitue sans doute la meilleure introduction à ses travaux; comme le titre l'indique, l'oeuvre de Sahlins, dans le prolongement de celles de Mauss et Polanyi, est précieuse pour poser un regard critique sur la civilisation occidentale et son imaginaire via le dépaysement radical que nous offre l'étude des sociétés indigènes; certains lui reprocheront une vision trop idyllique de ces sociétés; mais, on pourra répondre que quand une tige est courbée, pour la remettre droite, il faut la tordre dans l'autre sens.
L. Tolstoï, L'esclavage moderne
Voilà un auteur qui a été un choc pour moi; quand on a lu d'abord ses romans et que l'on s'attaque à ses écrits politiques et philosophiques, on a peine à imaginer qu'il s'agit bien de la même personnEvidemment, la culture bourgeoise officielle réédite à tour de bras tout le côté romanesque de son oeuvre pendant qu'il a fallu attendre cent ans pour que soit réédité ce texte, et encore, par une toute petite maison d'édition. C'est pourtant dans ce genre d'écrits, constamment censurés par le pouvoir tsariste (on comprend très vite pourquoi en les lisant) qu'il se reconnaissait vraiment, l'écriture de ses romans devant d'abord à des raisons alimentaires. Ce texte, en particulier, envoie du lourd dans un langage limpide, comme toujours chez Tolstoï: une des voix les plus puissantes de la philosophie anarchiste, au meilleur sens du terme. Un des quelques rares vrais chrétiens dans l'histoire du christianisme, de surcroît, qui a fini, pour cette raison, excommunié par l'Eglise orthodoxe.
F. de Waal, L'âge de l'empathie
L'auteur est primatologue mais dispose d'une connaissance élargie à l'ensemble du règne animal ainsi qu'une culture philosophique non négligeable, ce qui ne gâte rien; un ouvrage richement documenté d'une lecture commode, comme tous les autres textes de l'auteur, pour en revenir pour de bon des clichés habituels sur la loi de la jungle réduite, de façon tout à fait caricaturale, à la loi du plus fort et de l'égoïsme.
E. Weber, La fin des terroirs
Un ouvrage d'historien qui a été une grande révélation pour moi, très richement documenté et fondamental pour comprendre comment s'est réalisée l'intégration culturelle des populations paysannes à la nation française l'a faisant basculé dans la modernité au cous du XIXème siècle; un ouvrage volumineux mais de lecture simple et indispensable pour débusquer les mythes attachés au "roman national", tel qu'on le brode dans nos écoles et médias divers. Le titre original de l'ouvrage, Peasants into Frenchmen (La transformation des paysans en français) est plus évocateur que la version française.
S. Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques
A ne pas confondre avec Simone Veil, la femme politique, qui ne se serait jamais permise d'écrire un texte aussi provocant. Il faut tout de suite rassurer son monde. Simone Weil n'avait absolument rien d'une enragée appelant à l'instauration d'une dictature. C'est exactement le contraire: elle a oeuvré, au prix de sa santé et d'une vie qui fût courte, de toutes ses forces, pour la cause de l'émancipation humaine. Une des plus grandes dames de la philosophie au XXème siècle. Ce texte, concis, qui va à la racine des problèmes politiques qui nous occupent encore aujourd'hui, a de surcroît le grand avantage d'être en accès libre au format numérique.
H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis
Un ouvrage de référence (épais mais de lecture aisée puisqu'il s'adresse avant tout aux classes populaires), pour qui veut voir à quoi peut ressembler un récit historique construit par le bas, à partir de la masse des petites gens considérés, dans les versions ultra-dominantes de l'historiographie, comme une foule passive subissant les directives des "grands hommes" qui seuls feraient l'histoire; sa valeur dépasse donc largement la cadre de la seule histoire américaine mais peut servir de prototype pour une histoire populaire de n'importe quel autre pays ou de l'humanité toute entière; voir, en complément, l'ouvrage de C. Harman, Une histoire populaire de l'humanité, et, pour le cas de la France, celui, paru en 2018, de G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, qui reprend explicitement la référence à Zinn: il y aurait à redire sur ce dernier ouvrage mais, faute de mieux, il faudra s'en contenter. Pour le cas de la France, cela vient d'être fait avec la parution, en 2018, de l'ouvrage de G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, qui reprend explicitement la référence à H. Zinn; mais, comme je ne l'ai pas encore lu, je ne me risquerai pas à le conseiller.
** Difficulté moyenne
H. Arendt, Essai sur la révolution
Plutôt que ce qui est considéré comme son ouvrage majeur, Les origines du totalitarisme, largement instrumentalisé en Occident pour discréditer toute alternative au capitalisme, je préfère suggérer ce texte beaucoup moins connu, surtout en raison de sa dernière section, La tradition révolutionnaire et ses trésors perdus, qui constitue peut-être le meilleur aperçu de tout le pan de l'oeuvre d'Arendt irrécupérable par nos bons bourgeois libéraux et républicains; comme son titre l'indique, il est question de revisiter notre tradition révolutionnaire pour exhumer les précieuses choses qui se sont égarées en route et que nous aurions tout intérêt à reprendre à notre compte aujourd'hui.
L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme
Un ouvrage de sociologie volumineux mais indispensable pour comprendre comment le capitalisme a réalisé sa mutation à partir des années 1970 et remédié ainsi à la terrible crise de gouvernabilité qu'il connaissait alors; il faut bien avouer que cela a été une magnifique réussite si l'on se place du point de vue des couches dirigeantes.
C. Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne
Texte en libre accès au format numérique; un auteur désespérément déserté par l'enseignement de philosophie pour grand public (et même à l'université, je crois n'en avoir jamais entendu parler) qui a joué un rôle clé dans ma formation intellectuelle; ce texte constitue une des meilleures introductions à la réflexion de l'auteur sur la crise des sociétés modernes et les perspectives possibles d'une transformation radicale de la société, pour en sortir par le haut, conformément au projet d'autonomie de la démocratie.
P. Clastres, La société contre l'Etat
Le livre dont je dispose est composé d'un recueil de textes totalement dépaysants mais abordables pour le profane. Celui qui a donné son titre à l'ouvrage, en accès libre au format numérique, constitue la meilleure introduction que je connaisse à une anthropologie anarchiste; l'auteur veut montrer que les sociétés dites "primitives" sont non seulement des sociétés sans Etat, mais plus encore, qui s'organisent de façon à rendre impossible la formation d'un appareil d'Etat qui scinderait la société en dominants et dominés; texte en libre accès au format numérique.
G. Debord, La société du spectacle
Le représentant le plus connu de l'Internationale situationiste, un courant de la critique du capitalisme qui a joué un rôle important au moment de mai 68. Le texte, en libre en accès au format numérique, est composé d'une suite d'aphorismes, de difficulté très variable (ce qui le rend malaisé à classer ici), pour dénoncer une société du simulacre où le faire-savoir se substitue de plus en plus au savoir-faire.
M. Della Luna et P. Cioni, Neuro-esclaves
Voici un ouvrage volumineux mais de salubrité publique à l'heure où la science est massivement mis au service de techniques de domination sur l'humanité; les deux auteurs, experts en psychiatrie, en neurosciences et en manipulations mentales de toute sorte offrent un panorama complet de ce qui se développe aujourd'hui sous ces formes; ouvrage qui est à ranger dans les indispensables des dispositifs d'auto-défense intellectuelle.
J. Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle
Voir juste en dessous la remarque au sujet de Lasch, un autre auteur que la gauche progressiste a pu taxer de réactionnaire de droite parce qu'il osait s'attaquer au sacro-saint Progrès. Politiquement pourtant, il se revendiquait d'un socialisme de liberté. L'axe central de son oeuvre est le phénomène de la technique moderne: un auteur essentiel pour en développer une compréhension critique. Une mise en garde s'impose toutefois: Ellul est un auteur qui pourra sembler désespérant, dans son étude des sociétés modernes; mais, il le disait bien lui-même: il n'a jamais voulu séparer ce côté de son oeuvre de son volet théologique fondé sur l'espérance, sans quoi il reconnaissait lui-même que les choses lui auraient été insupportables. A chacun de voir...
S. Federici, Caliban et la sorcière
Précisons tout de suite que je sais bien que cet ouvrage a pu être critiqué pour certaines approximations. C'est, malgré tout, un ouvrage qui mérite d'être référencé car c'est le seul que je connaisse d'accessible qui lève le voile sur un crime de masse ni plus ni moins que de type génocidaire (sans exagération, car là aussi, je sais que ce dernier terme est employé aujourd'hui à tort et à travers), à l'aube de la modernité, complètement occulté dans notre ersatz de culture (même les professeurs d'histoire à qui j'ai pu en parler sont incapables de le situer correctement dans le temps, c'est dire...): la chasse aux sorcières. On peut conseiller d'abord ce livre aux femmes, car, comme le dit Federici, et cela n'est plus une approximation, "la chasse aux sorcières fût une défaite historique des femmes."
J. Godbout et A. Caillé, L'esprit du don
Godbout affirmait que l'apprentissage le plus important que nous ayons à faire dans la vie, c'est de savoir donner et recevoir sans se faire avoir; à tout le moins, c'est sûrement une des choses les plus importantes. Cela tombe bien : tout un courant des sciences sociales est aujourd'hui consacré à ce thème. Plutôt que l'ouvrage fondateur de M. Mauss, l'Essai sur le don, je recommanderai, en premier, pour s'initier à l'anthropologie du don, ce texte qui dispose du recul nécessaire que n'avait pas encore Mauss à son époque, pour étudier la question; un de ses multiples mérites est de bien montrer que nos propres sociétés, en dépit du furieux déchaînement de la logique marchande qu'elles connaissent, restent encore très largement dominées par des pratiques de don qui continuent à les cimenter tant bien que mal.
A. Gorz, Misères du présent richesse du possible
Un des précurseurs de l'écologie politique avec Ellul et quelques autres, en France; voici un texte à une période de sa vie où il avait fini, après bien des réticences, par se ranger à l'idée d'un revenu inconditionnel; je le retiens pour cette raison car je pense aussi, sous certaines conditions à définir précisément, que c'est une idée qui mérite qu'on la défende.
C. Lasch, La culture du narcissisme et Le seul et vrai paradis, une histoire de l'idéologie du progrès et de ses critiques
Un autre auteur qui a été très important pour moi, évidemment lui aussi ignoré en France (Michéa faisant exception), absolument incontournable si l'on veut aller aux racines de la crise anthropologique des sociétés modernes. Le premier texte nous y plonge en plein coeur avec le concept, si mal compris dans son usage courant, de narcissisme. Lasch est américain et en cela il a pu avoir sous les yeux les premières et plus frappantes manifestations de cette nouvelle et étrange forme de culture appelée à proliférer sous l'effet des avancées du capitalisme de la consommation de masse. Le second texte se veut une critique de ce fétiche de notre temps qu'est la notion de progrès en montrant, à partir d'un riche corpus de données, comment et pourquoi les mouvements démocratiques au XIXème siècle (qui se qualifiaient alors, sans aucune connotation péjorative, de "populistes"), se sont constitués contre la marche en avant du "progrès" et non pas grâce à lui; ce mot-obus n'est, en réalité, qu'un avatar du mouvement perpétuel de la machinerie capitaliste: "On n'arrête pas le progrès", l'interdit fondamental de notre époque. Que Lasch comme Ellul donc, aient été inaudibles pour la plus grande partie de la gauche au nom de ses idéaux "progressistes", et taxés de "réacs de droite" en dit long sur ce qu'est redevenue cette gauche depuis déjà assez longtemps: le parti du mouvement, comme on l'appelait au XIXème siècle, nécessaire à la temporalité capitaliste.
P. Leroux, Discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain. Deuxième discours: aux politiques
Je ne me voyais pas ne pas inclure dans cette bibliographie un texte tiré du site de l'Université de Poitiers qui est une mine extraordinaire pour faire connaissance avec ce qu'ont été les premiers socialismes au XIXème siècle, et qui ne sont, hélas, plus qu'un lointain souvenir. Tous sont en libre accès au format numérique: un véritable don du ciel. Parmi les nombreux qui auraient pu figurer ici, je retiens un de ceux de celui que beaucoup d'historiens considèrent (à tort ou à raison) comme l'inventeur même du terme de "socialisme". Evidemment, pour pouvoir les apprécier pleinement, il faut déjà avoir été familiarisé avec notre histoire politique, au moins depuis la Révolution française de 1789.
B. Manin, Principes du gouvernement représentatif
Un texte salutaire pour se remettre les idées en place dans une société comme la nôtre où on utilise le terme "démocratie" comme on se sert du sel à table, pour reprendre une image que V. Klemperer employait à propos de certains mots de la langue du IIIème Reich. Non! Nos institutions politiques actuelles n'ont pas du tout été édifiées dans l'esprit de faire une démocratie mais ce qu'on appelait, à l'origine, un "gouvernement représentatif": le meilleur texte que je connaisse pour comprendre ce qu'il faut entendre par là et cesser d'utiliser à tord et à travers le vocable "démocratie".
J.-F. Mattei et I. Nisand, Où va l'humanité?
La présentation du livre est en libre accès au format numérique. Un petit ouvrage écrit par deux médecins qui se sont beaucoup penchés sur les questions de bioéthique, que je retiens pour une raison essentielle: les auteurs ont la lucidité de partir de cette donnée fondamentale de la condition humaine que constitue la néoténie pour aborder à nouveaux frais la question-titre de l'ouvrage; cela dit, les deux textes ici réunis, aussi courts soient-ils, risquent de poser quelques problèmes de lecture si l'on n'est pas déjà un peu familiarisé avec cette notion dont la signification et les implications sont assez largement développées sur ce blog.
L. Mumford, La cité à travers l'histoire
Un autre auteur américain important, critique de la civilisation industrielle, dans une veine proche de celle d'un J. Ellul en France. Un livre volumineux mais indispensable pour comprendre l'évolution des villes depuis les origines et avoir tout le loisir de méditer sur le(s) sens de ce dicton du Moyen Age allemand voulant que "l'air de la ville rend libre".
A. Orléan, L'empire de la valeur
Ecrit à la suite du krach financier de 2008 qui a sérieusement ébranlé l'économie mondiale. La meilleure introduction et la plus accessible que je connaisse à l'économie néo-classique qui a donné son architecture théorique à la mondialisation libérale actuelle. Ouvrage précieux pour en comprendre l'esprit et la logique ainsi que les crises systémiques qui doivent fatalement la mener vers la rupture.
E. Ostrom, La gouvernance des biens communs
Je sais, cela manque de femmes dans cette bibiographie mais il faut se rendre à l'évidence que pendant très longtemps le travail intellectuel a été le monopole des hommes. Les travaux d'Ostrom, dans le champ de l'économie politique (qui lui ont valu le "Prix Nobel" d'économie, la seule femme à l'avoir eu à ce jour), sont, selon moi, de toute première importance car ils donnent une assise robuste à une approche des graves problèmes socio-écologiques auxquels l'humanité est aujourd'hui confrontée, qui ne passe prioritairement ni par le marché, ni par l'Etat, les seules institutions censées pouvoir organiser la vie en société dans le cadre de l'idéologie dominante; là aussi, c'est malheureusement un auteur superbement ignoré en France (je n'ai trouvé que ce texte et un autre traduit en français; encore s'agit-il pour ce dernier de compte rendus de conférences).
Liste de textes importants utilisés pour la BAHM. Par ailleurs, elle inclut aussi bien des ouvrages de philosophie que d'autres disciplines conformément au fil conducteur de l'interdisciplinarité qui parcourt tous les travaux présentés ici; je m'en suis expliqué dans, Qu'est-ce que pourrait être un enseignement de philosophie à vocation émancipatrice.Terminons enfin en précisant qu'on ne trouvera pas d'oeuvres romanesques, poétiques ou d'autres genres encore, dont un certain nombre le mériterait amplement, à mes yeux. Il y a déjà largement de quoi faire avec la liste qui suit.
Les textes sont rangés par ordre croissant de difficulté.
* Facile
N. Chomsky et E. Herman La fabrication du consentement
Chomsky, typiquement le genre d'auteur auquel est allergique la tradition intellectuelle française dominante, allaitée aux Foucault, Deleuze, Derrida, Heidegger et compagnie, qui a été, de surcroît, largement calomnié dans le cénacle des intellectuels médiatiques. Cet ouvrage un peu épais mais assez facile à lire constitue une bonne introduction à ce que l'auteur appelle des éléments d"'auto-défense intellectuelle". L'expression, "Fabrication du consentement", vient de W. Lippmann, un universitaire américain, pour qui, dans une "démocratie bien huilée", il s'agit de fabriquer le consentement des foules aux décisions prises à un haut niveau, ce qui définit la tâche des relations publiques, autrefois appelées "propagande". L'ouvrage de Chomsky et Hermann propose un modèle de compréhension des mécanismes par lesquels les mass médias oeuvrent puissamment à cette adhésion des gens à leur propre soumission, tout en faisant l'économie d'une théorie du complot, est-il utile de le préciser.
C. M. Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine
Voilà, malheureusement, un thème inévitable à méditer. Einstein disait que pour se faire une idée de l'infini, il y a deux choses: l'univers et la bêtise humaine (pour l'univers, il conservait toutefois quelque doute), et, avant lui, Schiller, le grand poète allemand, s'était résigné à admettre que contre elle, "même les dieux sont impuissants". Il faut bien reconnaître que nous sommes ici en présence d'un insondable mystère: comment être parvenu à avoir un si gros cerveau pour, au bout du compte, faire si peu de choses avec? Nous sommes en plein dans le sujet avec ce court texte écrit par un professeur d'économie; un petit bijou d'humour noir, dont on ne sait parfois si c'est de l'art ou du cochon, mais dont la cinquième et dernière loi met en garde: "L'individu stupide est le type d'individu le plus dangereux".
M. Desmurget, TV lobotomie
L'auteur est neuro-physiologue et fait une synthèse très claire d'une cinquantaine d'années de recherche scientifique sur les effets de la télévision: le titre de l'ouvrage, un tantinet aguicheur, est suffisamment éloquent pour se passer de commentaire. Disons juste que, pour l'auteur, la recherche en neurosciences n'en n'est plus haut point de se demander si la télévision est toxique: c'est un point acquis; elle en est maintenant à ce stade de recherche où elle essaye de comprendre comment ces effets toxiques se produisent, sachant qu'en moyenne, dans les pays occidentaux, contempler la télévision est la deuxième "activité" (sic) à laquelle les gens consacrent le plus de temps dans leur vie, après le sommeil. Texte en libre accès au format numérique; pour qui aurait la flemme, on trouve sinon facilement sur le Web des vidéos de conférences de l'auteur qui résument l'essentiel du livre. A compléter par le plus récent, La fabrique du crétin numérique, si on s'imaginait que la donne change avec le développement des nouveaux dispositifs informatiques.
H. M. Enzensberger, Eloge de l'analphabétisme
Texte court en libre accès au format numérique: il s'agit de la retranscription d'un discours fait à l'occasion de la remise d'un prix littéraire; voilà un sacré tour de force de faire l'éloge de l'analphabétisme dans un haut lieu de la culture livresque. Mais, comme l'auteur l'explique bien, l'analphabète qu'il s'agit ici de réhabiliter est à distinguer rigoureusement de l'analphabète secondaire des temps actuels qui lui est une véritable catastrophe ambulante, proliférant jusqu'aux plus hauts sommets de la hiérarchie sociale.
M. I. Finley, Démocratie antique et démocratie moderne
Un petit ouvrage, facile d'accès, par un éminent spécialiste de l'antiquité grecque, pour bien mesurer tout l'abîme qui nous sépare de la démocratie telle qu'elle a été inventée à Athènes.
T. Frank, Pourquoi les pauvres votent à droite et Pourquoi les riches votent à gauche
On l'aura tout de suite compris, on ne peut dissocier ces deux ouvrages parus à une dizaine d'années d'intervalle. Le premier l'a été dans le contexte de l'élection de G. W. Bush avec le soutien d'Etats, parmi les plus pauvres des Etats-Unis, qui avaient été traditionnellement des bastions de la gauche. Le second est très récent et fait écho à l'élection de D. Trump. On croiera peut-être que c'est une bizarrerie spécifique au champ politique américain qui ne nous concerne pas trop; pas du tout! exactement la même grille d'analyse peut être appliquée à la France (J. Ellul, dès les années 1970, avait déjà parfaitement étudié l'échange de vocabulaire entre la droite et la gauche françaises qui fait que des termes connotés à gauche étaient devenus des termes repris par la droite et vice-versa), et probablement plus largement, à l'ensemble de ces pays aujourd'hui gagnés par ce qu'on appelle, le plus souvent sans savoir de quoi on parle au juste, les mouvements populistes.
E. Fromm, L'art d'aimer
Peu de gens, hors cas pathologique, disconviendraient que l'amour est un ingrédient essentiel de la vie; pourtant, ils seront peut-être encore moins à croire que l'amour nécessite un apprentissage; c'est pourtant tout le thème de ce texte d'un représentant de l'école de Frankfurt, un courant important de la critique de la civilisation industrielle au XXème siècle.
F. Latrive, Du bon usage de la piraterie
A l'heure où, sous le jargon de l'économie de la connaissance, le capitalisme est entré dans une nouvelle phase de son développement, et, où l'appropriation privative des ressources de la nature aussi bien que de la culture atteint un point inédit, voilà un très bon petit texte pour savoir distinguer la bonne piraterie de la mauvaise; cerise sur le gâteau, il est en accès libre au format numérique.
P. Lidsky, Les écrivains contre la Commune
Un ouvrage accablant qui en dit long sur la fonction principale des intellectuels dans nos sociétés. Tous, à l'une ou l'autre exception près, ont littéralement vomi ce qui a été, selon la boutade de Rochefort, qui avaient quand même de bons arguments à son appui, "le seul gouvernement honnête que la France ait jamais eu." A l'image de Zola, toujours présenté comme un grand humaniste de gauche dans le catéchisme républicain, ils ont applaudi des deux mains son massacre impitoyable.
J. C. Michéa, L'enseignement de l'ignorance et ses conditions modernes
Voici un auteur qui va sans doute faire glousser une bonne partie de l'"intelligensia" de gauche en brandissant sa récupération par l'extrême-droite. Je me retrouve pourtant pleinement dans ce que le titre de cet ouvrage résume très bien, cette étrange forme d'enseignement qui consiste à transmettre de l'ignorance dans le cadre de ce que Nietzsche appelait déjà en son temps "les établissements de la misère de vivre". Un ouvrage important pour comprendre les rouages de la fabrique des écoles sous l'égide des politiques néolibérales actuelles.
T. More, L'Utopie
Comme je l'avais déjà signalé sur ce blog, la position singulière de More dans l'histoire des idées réside dans le fait qu'il est, à ma connaissance, la seule grande figure intellectuelle dont l'héritage ait été à la fois revendiqué par l'Eglise de Rome et le socialisme athée. Quand un auteur traverse ainsi de grands clivages on peut toujours être garanti de son importance. Elle tient déjà au fait que More a su prendre toute la mesure, à son époque, de la terrible violence accompagnant la première vague d'enclosure des terres (fin du XVème, début du XVIème siècle). C'est en réaction à ce désastre social, portant déjà en lui les germes de la catastrophe écologique actuelle, que More rédige son Utopie, le prototype de toutes les utopies modernes de ceux qui ont rêvé à un monde meilleur (jouant sur les racines grecques du mot, "U-topie" signifie à la fois le lieu qui n'existe nulle part et celui où la vie est bonne).
G. Orwell, Hommage à la Catalogne
Difficile de trancher pour ne retenir qu'un texte d'Orwell tant il y en a qui mériteraient d'être mieux connus. Son roman archi-célèbre, 1984, tend à masquer le reste de son oeuvre. Dans ce texte, Orwell, relate son combat auprès des anarchistes catalans contre le fascisme et pour l'avènement d'un socialisme de liberté, lors de la Guerre civile d'Espagne (1936). Orwell est à ranger dans la même famille intellectuelle que Russell ou Chomsky, des auteurs pour qui le socialisme et le libéralisme, bien compris, loin de s'opposer, se complètent parfaitement.
T. Paine, La justice agraire opposée à la loi et au monopole agraire
De l'auteur des fameux Rights of man, qui ont joué un rôle important dans la formation du mouvement ouvrier anglais. Il faut tout de suite préciser que ce texte ne peut pleinement s'apprécier que si on le resitue dans le contexte du mouvement d'enclosure des terres aux origines du capitalisme moderne; en ce sens, Paine s'inscrit dans la filiation de T. More (voir juste au-dessus). Il est en libre accès au format numérique et me tient particulièrement à coeur car Paine, au moment de la Révolution française, est le premier à formuler explicitement la proposition d'un revenu inconditionnel; un texte incontournable donc pour qui est intéressé par cette idée; il est d'autant plus court qu'on peut facilement laisser de côté toute la partie du milieu consacrée à la technique de financement qui n'est plus d'actualité aujourd'hui, plus de 200 ans après. Evidemment, les représentants de l'Assemblée nationale française à qui cette proposition était adressée l'ont envoyé bouler comme il se doit et le bougre a fini sa vie dans la misère et la solitude: 6 personnes étaient à son enterrement, dont deux esclaves noirs affranchis.
E. Pouget, L'action directe et autres écrits syndicalistes
Nous parlons ici d'une autre époque, la fin du XIXème siècle et le début du XXème siècle, où les syndicats, au début de leur formation, étaient de véritables organes révolutionnaires et non des rouages bureaucratisés de la machinerie capitaliste comme ils le sont devenus aujourd'hui; la meilleure introduction que je connaisse au syndicalisme révolutionnaire. S'adressant d'abord à des gens de la classe ouvrière, ces textes sont facilement abordables pour tout un chacun.
B. Russell, Eloge de l'oisiveté
Le genre d'auteur de la tradition anglo-saxonne auquel est encore allergique la philosophie sophistiquée de la "french theory." Pourtant, je le place au panthéon des figures intellectuelles du XXème siècle, et humainement, sans doute plus encore: il s'agit du seul philosophe de renom à s'être opposé du premier au dernier jour à la Première guerre mondiale au prix de sa carrière et alors même qu'il était déjà au sommet de sa renommée pour ses travaux scientifiques. Comme tous les textes philosophiques de Russell, il est écrit dans un langage limpide, facilement accessible au profane: Russell aimait à souligner qu'il lui suffirait d'appliquer les règles de la logique formelle (qu'il maîtrisait parfaitement en spécialiste de la discipline) pour reformuler exactement les mêmes idées dans un charabia impénétrable, ce qui est, malheureusement, une des tares majeures dont souffre la recherche académique, spécialement en philosophie. Comme le dit bien ce dicton Shadok, bien connu, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué. Un petit bijou pour se vacciner contre le culte de la "valeur-travail".On peut trouver sur ce blog et le Web, la vidéo de l'adaptation au théâtre du texte de Russell par D. Rongvaux qui en rend magistralement toute la verve et l'humour.
M. Sahlins, La nature humaine une illusion occidentale
L'auteur est anthropologue mais empiète très largement sur le champ de la philosophie; petit texte qui constitue sans doute la meilleure introduction à ses travaux; comme le titre l'indique, l'oeuvre de Sahlins, dans le prolongement de celles de Mauss et Polanyi, est précieuse pour poser un regard critique sur la civilisation occidentale et son imaginaire via le dépaysement radical que nous offre l'étude des sociétés indigènes; certains lui reprocheront une vision trop idyllique de ces sociétés; mais, on pourra répondre que quand une tige est courbée, pour la remettre droite, il faut la tordre dans l'autre sens.
L. Tolstoï, L'esclavage moderne
Voilà un auteur qui a été un choc pour moi; quand on a lu d'abord ses romans et que l'on s'attaque à ses écrits politiques et philosophiques, on a peine à imaginer qu'il s'agit bien de la même personnEvidemment, la culture bourgeoise officielle réédite à tour de bras tout le côté romanesque de son oeuvre pendant qu'il a fallu attendre cent ans pour que soit réédité ce texte, et encore, par une toute petite maison d'édition. C'est pourtant dans ce genre d'écrits, constamment censurés par le pouvoir tsariste (on comprend très vite pourquoi en les lisant) qu'il se reconnaissait vraiment, l'écriture de ses romans devant d'abord à des raisons alimentaires. Ce texte, en particulier, envoie du lourd dans un langage limpide, comme toujours chez Tolstoï: une des voix les plus puissantes de la philosophie anarchiste, au meilleur sens du terme. Un des quelques rares vrais chrétiens dans l'histoire du christianisme, de surcroît, qui a fini, pour cette raison, excommunié par l'Eglise orthodoxe.
F. de Waal, L'âge de l'empathie
L'auteur est primatologue mais dispose d'une connaissance élargie à l'ensemble du règne animal ainsi qu'une culture philosophique non négligeable, ce qui ne gâte rien; un ouvrage richement documenté d'une lecture commode, comme tous les autres textes de l'auteur, pour en revenir pour de bon des clichés habituels sur la loi de la jungle réduite, de façon tout à fait caricaturale, à la loi du plus fort et de l'égoïsme.
E. Weber, La fin des terroirs
Un ouvrage d'historien qui a été une grande révélation pour moi, très richement documenté et fondamental pour comprendre comment s'est réalisée l'intégration culturelle des populations paysannes à la nation française l'a faisant basculé dans la modernité au cous du XIXème siècle; un ouvrage volumineux mais de lecture simple et indispensable pour débusquer les mythes attachés au "roman national", tel qu'on le brode dans nos écoles et médias divers. Le titre original de l'ouvrage, Peasants into Frenchmen (La transformation des paysans en français) est plus évocateur que la version française.
S. Weil, Note sur la suppression générale des partis politiques
A ne pas confondre avec Simone Veil, la femme politique, qui ne se serait jamais permise d'écrire un texte aussi provocant. Il faut tout de suite rassurer son monde. Simone Weil n'avait absolument rien d'une enragée appelant à l'instauration d'une dictature. C'est exactement le contraire: elle a oeuvré, au prix de sa santé et d'une vie qui fût courte, de toutes ses forces, pour la cause de l'émancipation humaine. Une des plus grandes dames de la philosophie au XXème siècle. Ce texte, concis, qui va à la racine des problèmes politiques qui nous occupent encore aujourd'hui, a de surcroît le grand avantage d'être en accès libre au format numérique.
H. Zinn, Une histoire populaire des Etats-Unis
Un ouvrage de référence (épais mais de lecture aisée puisqu'il s'adresse avant tout aux classes populaires), pour qui veut voir à quoi peut ressembler un récit historique construit par le bas, à partir de la masse des petites gens considérés, dans les versions ultra-dominantes de l'historiographie, comme une foule passive subissant les directives des "grands hommes" qui seuls feraient l'histoire; sa valeur dépasse donc largement la cadre de la seule histoire américaine mais peut servir de prototype pour une histoire populaire de n'importe quel autre pays ou de l'humanité toute entière; voir, en complément, l'ouvrage de C. Harman, Une histoire populaire de l'humanité, et, pour le cas de la France, celui, paru en 2018, de G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, qui reprend explicitement la référence à Zinn: il y aurait à redire sur ce dernier ouvrage mais, faute de mieux, il faudra s'en contenter. Pour le cas de la France, cela vient d'être fait avec la parution, en 2018, de l'ouvrage de G. Noiriel, Une histoire populaire de la France, qui reprend explicitement la référence à H. Zinn; mais, comme je ne l'ai pas encore lu, je ne me risquerai pas à le conseiller.
** Difficulté moyenne
H. Arendt, Essai sur la révolution
Plutôt que ce qui est considéré comme son ouvrage majeur, Les origines du totalitarisme, largement instrumentalisé en Occident pour discréditer toute alternative au capitalisme, je préfère suggérer ce texte beaucoup moins connu, surtout en raison de sa dernière section, La tradition révolutionnaire et ses trésors perdus, qui constitue peut-être le meilleur aperçu de tout le pan de l'oeuvre d'Arendt irrécupérable par nos bons bourgeois libéraux et républicains; comme son titre l'indique, il est question de revisiter notre tradition révolutionnaire pour exhumer les précieuses choses qui se sont égarées en route et que nous aurions tout intérêt à reprendre à notre compte aujourd'hui.
L. Boltanski et E. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme
Un ouvrage de sociologie volumineux mais indispensable pour comprendre comment le capitalisme a réalisé sa mutation à partir des années 1970 et remédié ainsi à la terrible crise de gouvernabilité qu'il connaissait alors; il faut bien avouer que cela a été une magnifique réussite si l'on se place du point de vue des couches dirigeantes.
C. Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne
Texte en libre accès au format numérique; un auteur désespérément déserté par l'enseignement de philosophie pour grand public (et même à l'université, je crois n'en avoir jamais entendu parler) qui a joué un rôle clé dans ma formation intellectuelle; ce texte constitue une des meilleures introductions à la réflexion de l'auteur sur la crise des sociétés modernes et les perspectives possibles d'une transformation radicale de la société, pour en sortir par le haut, conformément au projet d'autonomie de la démocratie.
P. Clastres, La société contre l'Etat
Le livre dont je dispose est composé d'un recueil de textes totalement dépaysants mais abordables pour le profane. Celui qui a donné son titre à l'ouvrage, en accès libre au format numérique, constitue la meilleure introduction que je connaisse à une anthropologie anarchiste; l'auteur veut montrer que les sociétés dites "primitives" sont non seulement des sociétés sans Etat, mais plus encore, qui s'organisent de façon à rendre impossible la formation d'un appareil d'Etat qui scinderait la société en dominants et dominés; texte en libre accès au format numérique.
G. Debord, La société du spectacle
Le représentant le plus connu de l'Internationale situationiste, un courant de la critique du capitalisme qui a joué un rôle important au moment de mai 68. Le texte, en libre en accès au format numérique, est composé d'une suite d'aphorismes, de difficulté très variable (ce qui le rend malaisé à classer ici), pour dénoncer une société du simulacre où le faire-savoir se substitue de plus en plus au savoir-faire.
M. Della Luna et P. Cioni, Neuro-esclaves
Voici un ouvrage volumineux mais de salubrité publique à l'heure où la science est massivement mis au service de techniques de domination sur l'humanité; les deux auteurs, experts en psychiatrie, en neurosciences et en manipulations mentales de toute sorte offrent un panorama complet de ce qui se développe aujourd'hui sous ces formes; ouvrage qui est à ranger dans les indispensables des dispositifs d'auto-défense intellectuelle.
J. Ellul, La technique ou l'enjeu du siècle
Voir juste en dessous la remarque au sujet de Lasch, un autre auteur que la gauche progressiste a pu taxer de réactionnaire de droite parce qu'il osait s'attaquer au sacro-saint Progrès. Politiquement pourtant, il se revendiquait d'un socialisme de liberté. L'axe central de son oeuvre est le phénomène de la technique moderne: un auteur essentiel pour en développer une compréhension critique. Une mise en garde s'impose toutefois: Ellul est un auteur qui pourra sembler désespérant, dans son étude des sociétés modernes; mais, il le disait bien lui-même: il n'a jamais voulu séparer ce côté de son oeuvre de son volet théologique fondé sur l'espérance, sans quoi il reconnaissait lui-même que les choses lui auraient été insupportables. A chacun de voir...
S. Federici, Caliban et la sorcière
Précisons tout de suite que je sais bien que cet ouvrage a pu être critiqué pour certaines approximations. C'est, malgré tout, un ouvrage qui mérite d'être référencé car c'est le seul que je connaisse d'accessible qui lève le voile sur un crime de masse ni plus ni moins que de type génocidaire (sans exagération, car là aussi, je sais que ce dernier terme est employé aujourd'hui à tort et à travers), à l'aube de la modernité, complètement occulté dans notre ersatz de culture (même les professeurs d'histoire à qui j'ai pu en parler sont incapables de le situer correctement dans le temps, c'est dire...): la chasse aux sorcières. On peut conseiller d'abord ce livre aux femmes, car, comme le dit Federici, et cela n'est plus une approximation, "la chasse aux sorcières fût une défaite historique des femmes."
J. Godbout et A. Caillé, L'esprit du don
Godbout affirmait que l'apprentissage le plus important que nous ayons à faire dans la vie, c'est de savoir donner et recevoir sans se faire avoir; à tout le moins, c'est sûrement une des choses les plus importantes. Cela tombe bien : tout un courant des sciences sociales est aujourd'hui consacré à ce thème. Plutôt que l'ouvrage fondateur de M. Mauss, l'Essai sur le don, je recommanderai, en premier, pour s'initier à l'anthropologie du don, ce texte qui dispose du recul nécessaire que n'avait pas encore Mauss à son époque, pour étudier la question; un de ses multiples mérites est de bien montrer que nos propres sociétés, en dépit du furieux déchaînement de la logique marchande qu'elles connaissent, restent encore très largement dominées par des pratiques de don qui continuent à les cimenter tant bien que mal.
A. Gorz, Misères du présent richesse du possible
Un des précurseurs de l'écologie politique avec Ellul et quelques autres, en France; voici un texte à une période de sa vie où il avait fini, après bien des réticences, par se ranger à l'idée d'un revenu inconditionnel; je le retiens pour cette raison car je pense aussi, sous certaines conditions à définir précisément, que c'est une idée qui mérite qu'on la défende.
C. Lasch, La culture du narcissisme et Le seul et vrai paradis, une histoire de l'idéologie du progrès et de ses critiques
Un autre auteur qui a été très important pour moi, évidemment lui aussi ignoré en France (Michéa faisant exception), absolument incontournable si l'on veut aller aux racines de la crise anthropologique des sociétés modernes. Le premier texte nous y plonge en plein coeur avec le concept, si mal compris dans son usage courant, de narcissisme. Lasch est américain et en cela il a pu avoir sous les yeux les premières et plus frappantes manifestations de cette nouvelle et étrange forme de culture appelée à proliférer sous l'effet des avancées du capitalisme de la consommation de masse. Le second texte se veut une critique de ce fétiche de notre temps qu'est la notion de progrès en montrant, à partir d'un riche corpus de données, comment et pourquoi les mouvements démocratiques au XIXème siècle (qui se qualifiaient alors, sans aucune connotation péjorative, de "populistes"), se sont constitués contre la marche en avant du "progrès" et non pas grâce à lui; ce mot-obus n'est, en réalité, qu'un avatar du mouvement perpétuel de la machinerie capitaliste: "On n'arrête pas le progrès", l'interdit fondamental de notre époque. Que Lasch comme Ellul donc, aient été inaudibles pour la plus grande partie de la gauche au nom de ses idéaux "progressistes", et taxés de "réacs de droite" en dit long sur ce qu'est redevenue cette gauche depuis déjà assez longtemps: le parti du mouvement, comme on l'appelait au XIXème siècle, nécessaire à la temporalité capitaliste.
P. Leroux, Discours sur la situation actuelle de la société et de l'esprit humain. Deuxième discours: aux politiques
Je ne me voyais pas ne pas inclure dans cette bibliographie un texte tiré du site de l'Université de Poitiers qui est une mine extraordinaire pour faire connaissance avec ce qu'ont été les premiers socialismes au XIXème siècle, et qui ne sont, hélas, plus qu'un lointain souvenir. Tous sont en libre accès au format numérique: un véritable don du ciel. Parmi les nombreux qui auraient pu figurer ici, je retiens un de ceux de celui que beaucoup d'historiens considèrent (à tort ou à raison) comme l'inventeur même du terme de "socialisme". Evidemment, pour pouvoir les apprécier pleinement, il faut déjà avoir été familiarisé avec notre histoire politique, au moins depuis la Révolution française de 1789.
B. Manin, Principes du gouvernement représentatif
Un texte salutaire pour se remettre les idées en place dans une société comme la nôtre où on utilise le terme "démocratie" comme on se sert du sel à table, pour reprendre une image que V. Klemperer employait à propos de certains mots de la langue du IIIème Reich. Non! Nos institutions politiques actuelles n'ont pas du tout été édifiées dans l'esprit de faire une démocratie mais ce qu'on appelait, à l'origine, un "gouvernement représentatif": le meilleur texte que je connaisse pour comprendre ce qu'il faut entendre par là et cesser d'utiliser à tord et à travers le vocable "démocratie".
J.-F. Mattei et I. Nisand, Où va l'humanité?
La présentation du livre est en libre accès au format numérique. Un petit ouvrage écrit par deux médecins qui se sont beaucoup penchés sur les questions de bioéthique, que je retiens pour une raison essentielle: les auteurs ont la lucidité de partir de cette donnée fondamentale de la condition humaine que constitue la néoténie pour aborder à nouveaux frais la question-titre de l'ouvrage; cela dit, les deux textes ici réunis, aussi courts soient-ils, risquent de poser quelques problèmes de lecture si l'on n'est pas déjà un peu familiarisé avec cette notion dont la signification et les implications sont assez largement développées sur ce blog.
L. Mumford, La cité à travers l'histoire
Un autre auteur américain important, critique de la civilisation industrielle, dans une veine proche de celle d'un J. Ellul en France. Un livre volumineux mais indispensable pour comprendre l'évolution des villes depuis les origines et avoir tout le loisir de méditer sur le(s) sens de ce dicton du Moyen Age allemand voulant que "l'air de la ville rend libre".
A. Orléan, L'empire de la valeur
Ecrit à la suite du krach financier de 2008 qui a sérieusement ébranlé l'économie mondiale. La meilleure introduction et la plus accessible que je connaisse à l'économie néo-classique qui a donné son architecture théorique à la mondialisation libérale actuelle. Ouvrage précieux pour en comprendre l'esprit et la logique ainsi que les crises systémiques qui doivent fatalement la mener vers la rupture.
E. Ostrom, La gouvernance des biens communs
Je sais, cela manque de femmes dans cette bibiographie mais il faut se rendre à l'évidence que pendant très longtemps le travail intellectuel a été le monopole des hommes. Les travaux d'Ostrom, dans le champ de l'économie politique (qui lui ont valu le "Prix Nobel" d'économie, la seule femme à l'avoir eu à ce jour), sont, selon moi, de toute première importance car ils donnent une assise robuste à une approche des graves problèmes socio-écologiques auxquels l'humanité est aujourd'hui confrontée, qui ne passe prioritairement ni par le marché, ni par l'Etat, les seules institutions censées pouvoir organiser la vie en société dans le cadre de l'idéologie dominante; là aussi, c'est malheureusement un auteur superbement ignoré en France (je n'ai trouvé que ce texte et un autre traduit en français; encore s'agit-il pour ce dernier de compte rendus de conférences).
Un
ouvrage fondamental d'anthropologie qui remet radicalement en question,
sur la base d'une argumentation solidement documentée, les idées reçues
les plus communément admises en Occident autour de la notion de Progrès. En comprenant le fonctionnement de l'économie des sociétés primitives, on en vient à conclure que les premières sociétés d'abondance, et peut-être bien les seules à ce jour que l'humanité ait connu, sont celles de l'âge de pierre, aussi déroutant que cela puisse sonner à nos oreilles d'occidentaux modernes.
UUUU
Sénèque, Les bienfaits
En dehors du courant de l'anthropologie du don dont un livre est référencé plus haut, et quelques rares exceptions, un conseil: ne vous fiez pas trop aux Modernes lorsqu'il s'agit de parler du don; ils sont tellement maladroits, ce qui est assez normal dans un contexte social-historique comme la nôtre qui voit de l'égoïsme partout. Adressez-vous plutôt aux Anciens comme Sènèque, du Ier siècle après J.-C: une magistrale leçon dans l'art du don. Evidemment, à notre époque, les auteurs classiques sont devenus assez difficiles à lire, non pas qu'ils s'expriment de façon obscure: c'est plutôt notre niveau de compréhension à nous qui est en cause. Une chance: ce texte est au format numérique en libre accès grâce à Wikisource.
Ouvrage collectif, Le souci des autres
La meilleure introduction que je connaisse à ce qui est, selon moi, peut-être bien le courant issu des milieux anglo-saxons le plus porteur d'espérance de la philosophie féministe; la notion centrale en est le "care" que l'on traduit, faute de mieux, par "soin". Ce qui devient effectivement de plus en plus urgent, pour notre propre pérennité, c'est que nous redécouvrions que le monde et tout ce qui le constitue de vivant a d'abord besoin qu'on en prenne soin et non que l'on cherche à le dominer et l'exploiter: la philosophie du care est toute entière axée autour de cette urgence vitale.
*** Difficile.
G. Anders, L'obsolescence de l'homme
Anders voulait un livre qui soit accessible au grand public; de ce point de vue là, il me semble ne pas avoir vraiment tenu toutes ses promesses, son ouvrage restant d'un accès sûrement déroutant pour le profane; le sous-titre, Sur l'âme à l'époque de la deuxième révolution industrielle, précise encore mieux de quoi il s'agit: l'humain est désormais en passe d'être dépassé, à l'ère du deuxième âge des machines; Anders analyse dans cette perspective plus particulièrement le phénomène de la télévision, avec une acuité bien en avance sur son époque (nous sommes en 1956, au tout début de son introduction dans les foyers), et celui de la bombe atomique qui fait froid dans le dos.
C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société
Souvent considéré comme l'ouvrage-référence de l'auteur; nécessite toutefois une solide culture philosophique pour être abordé.
S. Donaldson et W. Kymlicka, Zoopolis, Une théorie politique des droits des animaux
Il était impossible que ne figure pas dans cette bibliographie un ouvrage de référence sur une cause qui est pour moi fondamentale, celle des animaux; les auteurs, tout en évitant soigneusement les écueils sur lesquels butent souvent les défenseurs de la cause animale, soutiennent la thèse radicale d'une égalité politique entre les humains et les animaux; à son appui, cet ouvrage développe un niveau de technicité qu'il fait qu'il sera difficile d'accès sans un certain bagage philosophique. Mais, il faut bien se rendre compte que la question de la cause animale est extrêmement délicate à traiter, philosophiquement parlant, et ne peut expédié, qu'on soit pour ou contre, à coups de caricatures, de slogans et de clichés, comme c'est généralement le cas aujourd'hui.
M. Henry, Vol. 1 Marx une philosophie de la réalité, Vol.2 Marx une philosophie de l'économie et La barbarie
Peut-être bien le seul auteur dont j'ai entendu parlé au cours de mes études supérieures à avoir joué un rôle clé dans ma formation intellectuelle (et encore, juste une seule fois, faut pas déconner non plus. Bon, il y a Marx aussi, mais en sociologie c'est quand même très compliqué de passer à côté). Humainement, c'était aussi quelqu'un de très recommandable, ce qui est une denrée plus rare qu'on aurait tendance à le croire dans les milieux philosophiques: un résistant de la première heure sous l'Occupation. Les deux tomes sur la philosophie de Marx sont évidemment un gros morceau qui nécessitent une assez solide culture philosophique pour être lu; mais son interprétation est absolument magistrale et va complètement à rebours du marxisme traditionnel à tel point qu'Henry a pu définir celui-ci, en suivant, comme l'ensemble des contresens faits sur la pensée de Marx. On peut considérer que le texte plus tardif, Du communisme au capitalisme, théorie d'une catastrophe, écrit suite à la chute du mur de Berlin, constitue la porte d'entrée accessible pour un grand public à sa relecture de Marx. Le texte suivant, de dimension beaucoup plus réduite, voulait s'adresser à un grand public mais recquiert quand même, à mon avis, un minimum de culture philosophique (il reste quand même beaucoup plus facile d'accès que les deux premiers cités; on trouvera sinon des textes encore plus faciles d'accès et concis où l'auteur résume l'essentiel de sa philosophie de la vie): sa thèse centrale est de dire que l'hyper développement du savoir techno-scientifique, suite à la révolution galiléenne du XVIIème siècle, doit nécessairement engendrer une forme inédite de barbarie, c'est-à-dire, de régression de la culture, dont on a aujourd'hui de multiples symptômes sous nos yeux: une critique parmi les plus radicales de la techno-science actuelle.
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K. Marx, Le capital
Ouvrage monumental, en y incluant les livres II et III; certaines sections sont ardues pour un non spécialiste, mais d'autres peuvent se lire très bien comme l'importante huitième section du livre I sur les enclosures de la terre. Un ouvrage évidemment clé, plus que jamais d'actualité, pour réarmer la critique du capitalisme.
K. Polanyi, La grande transformation
Encore un texte et un auteur trop ignoré en France et pourtant incontournable pour saisir les "origines politiques et économiques de notre temps", suivant le sous-titre de l'ouvrage; nécessite une culture générale suffisante pour être lu sans trop de mal, mais il en vaut vraiment la peine. Un des quelques livres clés dans ma formation intellectuelle. Son grand mérite réside sans doute dans son approche pluridisciplinaine qui mobilise l'ensemble du champ des sciences sociales pour offrir la compréhension la plus synthétique possible des origines de notre temps et remonter ainsi à la source des maux qui l'accablent.
M. Postone, Temps, travail et domination sociale
L'auteur, royalement ignoré en France à l'une ou l'autre exception près, est connu pour sa relecture de l'oeuvre de Marx, en rupture, elle aussi, quoique d'une toute autre façon que celle de M. Henry, avec le marxisme traditionnel. Il s'agit ici d'un texte essentiel pour comprendre comment s'est constituée la temporalité propre des sociétés modelées par le capitalisme moderne et apercevoir, pourquoi, à son niveau le plus fondamental, la domination que les hommes subissent n'est pas celle qu'exerce d'autres hommes mais celle de structures sociales qu'ils contribuent eux-mêmes à reproduire; ce texte se situe néanmoins à un niveau d'abstraction tel qui fait qu'il nécessite une bonne culture philosophique pour être lu sans trop de peine.
G. Simmel, Philosophie de l'argent
Un ouvrage prodigieux; c'est bien simple, je n'ai jamais vu quelqu'un montrer une telle virtuosité dans l'art de l'inter-disciplinarité, même si l'auteur, à la base, veut faire oeuvre de philosophie. Un livre essentiel pour comprendre l'argent comme "fait social total" pour reprendre l'expression de Mauss, et non comme un simple phénomène économique. Deux bémols toutefois, en plus de la difficulté technique de l'ouvrage (moindre toutefois que celle dont on m'avait parlé et qui fait que j'ai longtemps attendu avant de m'y attaquer; c'est surtout la première partie, analytique, qui est un peu aride): d'abord l'idéologie colonialiste de l'époque (fin du XIXème siècle) qui a complètement déteint sur l'auteur qui fait qu'il a compris de travers les pratiques monétaires primitives; Simmel est parfait pour comprendre l'argent que nous utilisons aujourd'hui mais à prendre avec beaucoup de pincettes dès qu'il parle des pratiques monétaires des cultures de l'oral; ensuite, il a une lecture beaucoup trop simplificatrice du socialisme qui fait qu'il semble le réduire à ses déclinaisons marxistes les plus plates et orthodoxes.
E. P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise
J'avoue avoir eu moi-même des difficultés pour rentrer dans la lecture de cet ouvrage monumental de plus de mille pages faute de connaissances suffisantes de l'histoire anglaise et des diverses sectes religieuses qui ont constitué le creuset de la formation du mouvement ouvrier; cela reste néanmoins un texte majeur pour qui cherche le récit d'une histoire par le bas à l'opposé de la perspective dominante qui veut que ce sont toujours les "grands hommes" qui font l'histoire. A défaut, dans la même veine, on pourra se rabattre sur l'ouvrage de H. Zinn référencé plus haut, beaucoup plus abordable.
L'auteur, royalement ignoré en France à l'une ou l'autre exception près, est connu pour sa relecture de l'oeuvre de Marx, en rupture, elle aussi, quoique d'une toute autre façon que celle de M. Henry, avec le marxisme traditionnel. Il s'agit ici d'un texte essentiel pour comprendre comment s'est constituée la temporalité propre des sociétés modelées par le capitalisme moderne et apercevoir, pourquoi, à son niveau le plus fondamental, la domination que les hommes subissent n'est pas celle qu'exerce d'autres hommes mais celle de structures sociales qu'ils contribuent eux-mêmes à reproduire; ce texte se situe néanmoins à un niveau d'abstraction tel qui fait qu'il nécessite une bonne culture philosophique pour être lu sans trop de peine.
G. Simmel, Philosophie de l'argent
Un ouvrage prodigieux; c'est bien simple, je n'ai jamais vu quelqu'un montrer une telle virtuosité dans l'art de l'inter-disciplinarité, même si l'auteur, à la base, veut faire oeuvre de philosophie. Un livre essentiel pour comprendre l'argent comme "fait social total" pour reprendre l'expression de Mauss, et non comme un simple phénomène économique. Deux bémols toutefois, en plus de la difficulté technique de l'ouvrage (moindre toutefois que celle dont on m'avait parlé et qui fait que j'ai longtemps attendu avant de m'y attaquer; c'est surtout la première partie, analytique, qui est un peu aride): d'abord l'idéologie colonialiste de l'époque (fin du XIXème siècle) qui a complètement déteint sur l'auteur qui fait qu'il a compris de travers les pratiques monétaires primitives; Simmel est parfait pour comprendre l'argent que nous utilisons aujourd'hui mais à prendre avec beaucoup de pincettes dès qu'il parle des pratiques monétaires des cultures de l'oral; ensuite, il a une lecture beaucoup trop simplificatrice du socialisme qui fait qu'il semble le réduire à ses déclinaisons marxistes les plus plates et orthodoxes.
E. P. Thomson, La formation de la classe ouvrière anglaise
J'avoue avoir eu moi-même des difficultés pour rentrer dans la lecture de cet ouvrage monumental de plus de mille pages faute de connaissances suffisantes de l'histoire anglaise et des diverses sectes religieuses qui ont constitué le creuset de la formation du mouvement ouvrier; cela reste néanmoins un texte majeur pour qui cherche le récit d'une histoire par le bas à l'opposé de la perspective dominante qui veut que ce sont toujours les "grands hommes" qui font l'histoire. A défaut, dans la même veine, on pourra se rabattre sur l'ouvrage de H. Zinn référencé plus haut, beaucoup plus abordable.
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