lundi 29 octobre 2018

7) Philosophie de la monnaie: la dynamique émancipatrice de la forme-argent (suite et fin). L'argent et l'égalité

Notions du programme en jeu: la politique, la société et l'Etat, la justice et le droit, les échanges, la religion


L'argent, c'est aussi de l'égalité frappée
Pour paraphraser Hegel, on peut donc tout aussi bien dire que l'argent, c'est de l'égalité frappée
:"la monnaie moderne est donc d'abord de l'égalité frappée [...] Elle garantit qu'en principe un vaut un et que tous ont droit à un égal accès aux biens, quelle que soit leur valeur sociale..." (Caillé et Godbout, L'esprit du don, p. 165) Il est évident que cela paraîtra extrêmement choquant pour beaucoup d'associer argent et égalité dans un monde comme le nôtre où nous le lions forcément  à des inégalités extrêmes entre ceux qui en ont des quantités exorbitantes, jusqu'à ne plus savoir quoi en faire, et d'autres qui en sont totalement dépourvus. Nous touchons là les limites de ce processus d'égalisation, dont il sera question dans les parties suivantes. En attendant, cette situation actuelle ne doit pas non plus nous barrer l'accès à la compréhension du fait que, l'économie fondée sur l'argent a pu, à un certain niveau de son développement, jouer un rôle essentiel dans un processus d'égalisation des conditions sociales.

Pour donner d'emblée la structure d'ensemble de cette dynamique, d'un point de vue sociologique, on peut dire que la diffusion de l'argent dans l'économie va aboutir à un abaissement des classements supérieures conjointement avec une élévation des classes inférieures. Il va donc avoir la vertu d'égaliser les statuts sociaux. Dans cette mesure, son extension coïncide, sociologiquement, avec l'émergence des classes moyennes, typique des sociétés modernes. En ce premier sens déjà, comme l'a bien montré Simmel, "l'argent [...] est une figure absolument démocratique..." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 564) Politiquement, la diffusion de l'argent a permis d'élargir le champ de la démocratie à des couches pauvres qui en étaient jusque là exclues. En réalité, le phénomène remonte aux origines grecques de l'extension de la démocratie dans l'antiquité. C'est donc de là qu'il faut partir pour retracer l'ensemble du processus. On verra ensuite comment l'époque moderne n'a fait que reprendre et universaliser ce processus de démocratisation par le véhicule de l'économie monétaire.


L'invention de la monnaie titrée et l'extension de la démocratie en Grèce ancienne


Monnaie titrée de Thèbes Vème siècle avant J.-C.


Nous nous situons au VIIème siècle avant J.-C. en Grèce. C'est alors qu'est créée la monnaie titrée qui va être à la base d'un vaste processus d'égalisation des droits à la citoyenneté et donc d'une extension de la démocratie jusqu'à y inclure les couches pauvres de la population qui en étaient jusque là écartées. La monnaie titrée est émise par l'autorité politique; elle est faite d'un lingot de métal  sur lequel est imprimée sa marque officielle qui est censée en garantir le poids et la teneur en métal: c'est en ce sens qu'elle est dite "titrée". C'est ce que les Grecs appeleront les "nomismata". Le point essentiel à relever, c'est qu'elle a été créée en s'emparant des biens précieux de la classe aristocratique pour les faire fondre. Le processus par quoi s'est faite l'invention de la monnaie titrée est exactement l'inverse d'un usage qui a longtemps prévalu en Inde de fondre les roupies (la monnaie nationale) pour les transformer en bijoux. C'est une véritable révolution qui s'en est suivie marquant l'avènement de la démocratie pleinement développée, son véritable âge d'or:"En exigeant que les familles aristocratiques confient à la cité leurs bijoux et biens précieux, transmis de génération en génération, pour s'en voir remettre la contrepartie impersonnelle sous forme de monnaie, les tyrans des cités grecques, soutenus par le petit peuple, sonnent le glas de la démocratie gentilice en ouvrant un espace virtuel à la démocratie de masse." (Alain Caillé, Notes sur la question de l'origine du marché et de ses rapports avec la démocratie dans, La modernité de Karl Polanyi, p. 143) Une "démocratie gentilice" est une démocratie ouverte qu'à un nombre restreint de familles aristocratiques: en ce sens, ce n'est pas encore une véritable démocratie si on entend par là, ce que Platon
ou Aristote avaient en vue, le gouvernement des pauvres. Ce sont donc, paradoxalement, les tyrans grecs, portés au pouvoir par les premiers échecs de la démocratie, qui ont impulsé son extension et établit des droits politiques pour les pauvres, et d'abord le droit de participer au gouvernement de la cité. En fait, la connotation péjorative de la notion de tyran qu'elle a encore pour nous aujourd'hui qui l'oppose complètement à une forme démocratique de régime n'est apparue qu'ultérieurement une fois la démocratie bien établie; mais, il n'en allait pas ainsi à l'origine:"Les tyrannies des VIIe et VIe siècles n'étaient rien moins qu'impopulaires; le dirigeant typique qui s'était élevé par lui-même sortait des rangs de l'aristocratie avec l'aide du peuple afin de le délivrer de la domination oppressive d'une oligarchie." (Robert B. Revere, Commerce et marché dans les premiers empires, p. 127) L'oligarchie est la forme de gouvernement dans la laquelle la minorité des riches détient le pouvoir. D'une certaine façon, on pourrait dire que les pauvres se sont servis de la tyrannie comme d'un bélier pour défoncer les portes du pouvoir de l'aristocratie,.alors qu'à l'époque moderne, c'est plutôt la bourgeoisie qui a usé du peuple comme tel.pour mettre bas l'Ancien Régime. On a là quelque chose qui ressemble à l'ancêtre de la notion moderne de dictature du prolétariat telle qu'on la trouve dans l'oeuvre de Marx.
A  suivre l'historien Eric Will, l'invention de la monnaie titrée a été rendue possible par un processus de recentrement de la société sur le politique au détriment de la religion. C'est en tout cas à partir de là que l'on peut commencer à parler du germe d'une démocratie,au sens où Castoriadis l'entendait, un régime où la mise en question des lois et leur délibération collective sont rendues possibles par leur désacralisation et la reconnaissance de leur origine purement humaine.



De la valeur des personnes à la valeur des choses
Comment comprendre cette vertu égalisatrice de la monnaie titrée inventée à cette époque? Pour y répondre, Il faut saisir sa nature qui l'oppose complètement à celle des biens précieux, à partir desquels on l'a fabriqué. On peut reprendre la triple distinction que faisait l'anthropologue Maurice Godelier entre biens sacrés, précieux et marchands pour nous aider ici. Les biens précieux, comme les bijoux de l'aristocratie grecque, se définissent comme des objets que l'on peut donner mais dont on ne cède jamais la propriété. En ce sens, ils ont un statut intermédiaire entre les objets sacrés qui ne peuvent d'aucune façon être donnés et les objets marchands dont on peut céder la propriété. Ils sont, de par ce statut, à la fois des objets de pouvoir en tant que tirant du côté des biens sacrés et aussi des richesses. En les détruisant pour en faire ce qu'il convient d'appeler proprement de l'argent, les tyrans grecs s'attaquent donc directement au pouvoiret à la richesse de l'aristocratie. La monnaie-titrée est un bien qui est devenu désormais détachable de son propriétaire qui n'a plus la main-mise dessus mais dont tout un chacun peut devenir propriétaire. Il en découle mécaniquement une redistribution du pouvoir et de la richesse au bénéfice des pauvres.
Si la monnaie titrée a cette vertu de s'attaquer aux hiérarchies sociales, c'est parce qu'à la différence des biens précieux, elle n'exprime pas la valeur des personnes mais d'abord celle des choses. L'argent que nous utilisons aujourd'hui vient de là: il nous sert d'abord à exprimer la valeur d'une baguette, d'une maison, d'une voiture, etc, qui est la même pour tous; d'où l'expression bien connue, employée encore couramment aujourd'hui, que l'argent est "non olet" (l'argent n'a pas d'odeur), que l'on doit à l'empereur romain du Ier siècle après J.-C., Vespasien, pour exprimer le caractère totalement impersonnel de l'argent. Le propre d'un objet précieux est, à l'inverse, de symboliser d'abord la valeur des personnes et de refléter ainsi les inégalités de statut en elles, là où celles-ci sont déjà constituées; en ce sens, ces biens précieux constituent un héritage direct des monnaies primitives dont c'est une caractéristique essentielle:"la monnaie primitive ne mesure pas d'abord la valeur des choses mais celle des personnes."(Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 165) Dans le cadre des paiements primitifs où les inégalités de richesse avaient déjà pu se développer, à partir de l'institution des paiements, la monnaie sert essentiellement à déterminer la valeur des personnes; le prix de la fiancée et le wergeld (le paiement en réparation du sang versé), varient ainsi suivant le statut social de la personne:"la vie de chacun avait tendance à être de plus en plus évaluée selon le prix qu'il en coûtait de la prendre [...] Il y avait les gens de bien, ceux qui coûtaient cher à épouser ou à tuer, et les autres. Le prix de la fiancée et le wergeld se fondaient en quelque sorte l'un dans l'autre,  et constituaient les deux faces de la même pièce." (Darmangeat, Conversation sur la naissance des inégalités, p. 86) C'est typiquement le cas chez les Indiens Yurok de Californie: le prix de la fiancée déterminait le wergeld; la valeur de la vie d'une personne était estimée d'après la somme que son père avait dû verser pour épouser sa mère. En ce sens, par exemple, la vie d'un bâtard ne valait à peu près rien. C'est aussi de cette façon que se détermine la valeur des vayhu'as, en Nouvelle-Guinée, ces biens précieux qui circulent dans la kula, un système de dons-contre dons, à grande échelle, entre tribus:"Leur valeur [...] varie essentiellement au pro rata du  nombre de partenaires entre les mains desquelles ils ont transité et de la position sociale de ceux-ci." (ibid., p. 153) On retrouve encore cela aujourd'hui, mais dans le domaine strictement limité du marché des objets de collection: la valeur d'un stylo, par exemple, variera en fonction de son histoire et du statut social de ceux ont été en sa possession; celui, par exemple, qui a servi à signer l'armistice de 1945 aura une grande valeur. Les monnaies anciennes, parce qu'elles expriment la valeur des personnes, reproduisent et consolident les différences de statuts sociaux entre les individus. Par exemple, en Nouvelle-Guinée, les Baruya cèdent, sous forme de barres de sel, qui font office de monnaie, l'équivalent d'une journée de travail à la tribu voisine des Yaoundanyi. En retour, ceux-ci leur rendent, sous la forme de morceaux d'écorce, l'équivalent de deux journées et demie: "La chose est connue de tous et considérée comme normale en raison de la supériorité magique des Baruya sur les Yaoundanyi." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 165)
La forme-argent, au contraire, parce qu'elle fait abstraction du statut social des personnes pour déterminer d'abord la valeur des choses,sape ces hiérarchies. On peut comprendre tout ce processus comme un vaste mouvement d'objectivation par quoi la valeur des choses deviendra indépendante de celle des personnes. L'invention de l'argent, c'est donc la valeur des choses qui se détache de celle des personnes et de leur position sociale pour s'objectiver:"La monnaie moderne ne naîtra qu'à partir du moment où la valeur des choses s'autonomisera par rapport à celle des personnes." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 165) Les premiers germes de la modernité, en ce sens là, se situent déjà dans la Grèce antique, avec l'invention de la monnaie titrée. Ce qui s'invente donc là, c'est le premier germe de ce qui conduira quelque deux mille ans plus tard aux démocraties modernes proclamant l'égalité de tous les hommes.
On peut aussi bien exprimer l'objectivation que représente la forme-argent, avec les catégories de l'être et de l'avoir. Sa propriété essentielle est de dissocier les deux. A partir du moment où se développe l'économie basée sur l'usage de l'argent, le divorce de la personne avec son avoir va trouver son parachèvement. Tant qu'elle ne s'était pas introduite, la terre, dont la possession constituait la base économique de la domination politique de l'aristocratie grecque, était directement attachée à son propriétaire. L'argent va désormais s'interposer entre les deux, "si bien qu'il rend le propriétaire indépendant de la qualité de la possession, efface la coloration personnelle de cette dernière, et entraîne ainsi une égalité de droits croissante entre lui et les autres classes. Le principe d'un même droit pour tous, tel qu'il finit par prévaloir dans les démocraties grecques, traduit ainsi l'absence de cette détermination qualitative, qui rayonnait de l'avoir vers l'être et inversement..." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 396) Si l'argent a ainsi pu véhiculer un idéal d'égalité universelle entre tous les hommes, c'est parce qu'il est, dans son essence, de la quantité pure qui fait abstraction de toute qualité déterminée. Son extension est à resituer dans un vaste mouvement de la civilisation qui a mené de plus en plus de la qualité vers la quantité. Ce phénomène s'observe aussi bien dans l'évolution des sciences: tout leur processus à tendu vers la réduction des qualités (couleurs, sons, odeurs, saveurs, etc.) à la quantité:la diversité qualitative des couleurs a, par exemple, été ramenée à de simples variations quantitatives de longueurs d'ondes électro-magnétiques. C'est avec la forme-argent que ce processus atteint son point culminant; elle est de la quantité à l'état pure:"Aussi [...] la réduction de la qualité à la quantité - atteint-elle [...] avec l'argent sa manifestation extrême et, pour la première fois intégrale; l'argent se révélant [...] comme le sommet de toute une série évolutive dans l'histoire de l'esprit..." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 341)
 

Argent, marché et démocratie
L'argent ressort donc de la catégorie des biens marchands et fait valoir en premier la fonction d'échange. On peut dire que la monnaie moderne, l'argent, naît de l'agrégation de de ces deux institutions jusque là séparées l'une de l'autre, la monnaie et le marché.L'argent qui se diffuse à partir de là participe de la même vertu égalisatrice que celle du marché. Sur une place de marché, nous sommes égaux, le prix est le même pour tous; dans une relation de clientèle, qui prend en compte le statut de la personne, le prix variera d'une personne à l'autre; nous sommes ici dans le cadre de relations typiques des premières formes d'économie:"pour un même bien, les prix primitifs varient selon la valeur sociale des échangistes." (Caillé et Godbout, L'esprit du don, p. 164) J'ai déjà eu l'occasion de montrer comment c'est en promouvant le recours au marché local d'Athènes que les démocrates comme Périclès ont fait avancer de façon décisive la cause de la démocratie dans l'antiquité; de cette façon, le petit peuple échappait à l'emprise de l'aristocratie. C'est en ce sens précis, que le concept de "démocratie de marché", cher aux libéraux, a pu, à un certain stade de l'évolution historique, trouver sa validité, même si, comme on le verra par la suite, ce noyau de vérité a fini par être recouvert d'une épaisse couche de fallaces (faussetés).On peut aussi comprendre pourquoi, au XVIIème siècle, au cours de la Révolution anglaise (qui, faut-il le rappeler, a été la première grande révolution des temps modernes, plus d'un siècle avant les révolutions américaine et française), les Levellers, qui combattaient pour l'établissement d'une démocratie radicale, pouvaient faire, en même temps, l'apologie du marché, dans le prolongement logique d'une philosophie politique édifiée sur des principes d'égalité des droits, d'abolition des privilèges et de tolérance religieuse. La lutte pour la démocratie reconduisait, à cette époque, à un combat contre tous les monopoles sur lesquels l'âge féodal s'était bâti: monopole des guildes sur l'économie, de l'Eglise sur la morale, des riches sur le droit de vote, des hommes sur le pouvoir familial (patriarcat): dans ce cadre, le marché était perçu comme une institution sapant tous ces privilèges.
Le développement de la logique de marché, jusqu'à nos jours, c'est  une autre chose que l'on peut concéder aux libéraux sur les supposés bienfaits du marché, s'est accompagné, sur le plan politique, d'un processus d'universalisation de la démocratie. En étendant la logique du marché, le capitalisme, là aussi, sur un plan politique, a pu être porteur d'une dynamique émancipatrice en égalisant, au moins juridiquement, tous les individus:"Mais sur le très long terme on voit bien que l'extension du règne de la marchandise va de pair avec l'octroi du droit de cité et de citoyenneté à un nombre croissant d'individus jusque là tenus sous tutelle." (Caillé, Notes sur la question de l'origine du marché et de ses rapports avec la démocratie, La modernité de Karl Polanyi, p. 143) Si, négativement, la logique marchande a un effet dissolvant sur les petites communautés primitives égalitaires fondées sur des liens de solidarité, positivement, elle ouvre le champ à des démocraties à vocation universelle à l'ère moderne:"le marché est ce mouvement qui, dans l'ordre du rapport aux choses, détruit les petites démocraties (archaïques) et ouvre la voie aux grandes (démocraties modernes)." (ibid., p. 142) En ce sens, on peut bien parler d'une logique de "destruction créatrice" du marché, pour reprendre l'expression de l'économiste J. Schumpeter.


Egalité sociologique et politique  
Voyons d'abord sociologiquement, puis politiquement, comment la diffusion de l'argent va égaliser les individus. On observe donc d'abord ce phénomène sociologique: l'argent va abaisser la classe aristocratique en dégradant ses biens précieux en vulgaire monnaie-marchandise dont elle n'a plus la propriété exclusive, et, conjointement, faire s'élever la classe des pauvres:"[...] les affaires monétaires ont un effet de nivellement démocratique; en particulier, quand celui qui reçoit l'argent est socialement plus haut placé, et celui qui reçoit la prestation, plus bas, cela confère facilement quelque chose de "commun" aux deux parties. C'est pourquoi l'aristocrate ressent le commerce monétaire comme déclassant, tandis que le paysan qui verse à son seigneur une redevance en argent au lieu de prestations en nature connaît par là une certaine ascension."(Simmel, Philosophie de l'argent, p. 518) On aperçoit très bien cette propriété en se reportant au coeur du Moyen Age européen. à cette époque, il y avait trois strates monétaires, le niveau supérieur où circulait l'or, un niveau intermédiaire avec des pièces faites d'argent, et au niveau inférieur, ce qu'on appelait la "monnaie de billon" ou "monnaie noire",faite le plus souvent de cuivre; les pauvres n'avaient aucun accès au niveau supérieur. De la même façon dans l'empire du Mali au XIVème siècle,  il y avait une monnaie du pauvre faite d'un fil fin de cuivre d'un poids défini et une monnaie du riche d'un fil plus gros. L'argent dont nous avons hérité, parce qu'il circule dans toutes les strates de la société, a donc, de ce point de vue aussi, une vertu égalisatrice. C'est là des formes qui ressortent, pour reprendre la distinction polanyienne abordée dans la partie 2 de la catégorie des monnaies anciennes à usage limité alors que la monnaie tous usages qui est la nôtre ne connaît pas ces limites de classe. Les effets de la dynamique de l'économie monétaire sur la société seront tout à fait opposés dans les deux cas et conduiront à estomper les distinctions sociales:"D'où la différence radicale entre le rôle des institutions de la monnaie dans les sociétés modernes occidentales et celui qui était le leur dans les sociétés anciennes non occidentales. La monnaie tous usages conduit à des formes plus homogènes d'organisation sociale; par contraste, la monnaie à usage limité [...) tend à renforcer l'organisation de la société, notamment la différenciation de ses structures de parenté et de classes."(Polanyi, La subsistance de l'homme, p. 194)
On peut observer cet effet de nivellement démocratique dans l'étroite corrélation entre le développement de l'économie fondée sur la forme-argent et l'avènement de la reproduction mécanique des oeuvres avec l'invention de l'imprimerie au XVème siècle en Occident. A partir de là, "on paye pour le plus misérable ouvrage le même prix par feuillet que pour la poésie la plus sublime..." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 426) Du côté de l'acheteur, s'enclenche ainsi un processus d'égalisation des conditions qui fait que devient accessible à une masse de plus en plus importante d'individus ce qui était autrefois le privilège de l'aristocratie. Ici encore, l'argent joue son rôle de nivellement des valeurs en abaissant ce qui est élevé et en rehaussant ce qui est inférieur.
Politiquement, si nous nous reportons à nouveau au temps de la Grèce antique, les pauvres, grâce à l'argent, vont conquérir des droits à le citoyenneté qui fait que ce n'est qu'à partir de là que l'on peut parler, stricto sensu, de la naissance de la démocratie; précisément, c'est le cas quand les charges publiques commencèrent à être rétribuées en argent. Tant qu'elles ne donnaient lieu à aucune rémunération, elles ne restaient accessibles qu'aux classes fortunées qui se les transmettaient de façon héréditaire. L'absence de contre partie financière pour le service public rendu était censée le mettre à l'abri d'intérêts d'argent et de la corruption. En réalité, cela avait l'effet rigoureusement contraire: on aboutissait de cette façon à un régime purement ploutocratique (du grec "ploutos" = la richesse) dans lequel la fortune procurait des avantages énormes et ceci valait aussi bien encore à l'époque féodale en Occident que dans la Grèce antique:"Quand les fonctions publiques ne sont pas rémunérées, seuls peuvent accéder aux emplois dirigeants les individus aisés; un général de la ligue achéenne, par exemple, ne devait pas être moins fortuné qu'un membre du Parlement britannique - jusque récemment du moins -, et souvent se forme ainsi, dans les pays payant très peu leurs fonctionnaires, une ploutocratie totale, une sorte de transmission héréditaire des emplois élevés au sein de quelques familles." (ibid., p. 257) J'ai déjà eu l'occasion de décrire assez précisément les vertus profondément démocratiques qu'a eu l'institution d'un revenu de citoyenneté dans l'Athènes de l'antiquité, ce qui était pour moi une des lignes de développement à suivre pour envisager une mesure comme celle d'un revenu inconditionnel dans nos sociétés actuelles (ce qui supposerait, evidemment, de façon inséparable, si on veut avoir une chance d'en obtenir cet effet vertueux, une profonde transformation de nos institutions) Dans le cas de l'Athènes antique, c'est à ce point précis que c'est fait la bascule vers un régime authentiquement démocratique, une forme de gouvernement où ce sont les pauvres qui exercent le pouvoir: "Dés que les fonctions politiques furent rétribuées, il en résulta une prépondérancedes pauvres sur les riches dans la démocratie." (Simmel, Philosophie de l'argent, p. 276)
Encore en un autre sens, le fait de commencer à rétribuer en argent des postes d'administration a permis l'expression de multiples talents de gens qui étaient jusque là dépourvus de moyens pour le faire:"Ne connaissant pas ou ne voulant pas connaître de rémunération pour les prestations spirituelles et étatiques, le monde classique, jusqu'aux Sophistes [monde de l'antiquité grecque, je précise], voire même jusqu'à l'empire romain, barrait de ce fait la route à l'expression d'innombrables talents." (Georg Simmel, Sur la psychologie de l'argent, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie, p. 32) Tant que ces postes n'étaient pas rétribués, seuls ceux qui étaient suffisament riches pouvaient se permettre le luxe d'y consacrer leur temps alors qu'un individu pauvre, même doué de bonnes capacités, devait en resté exclu.
La diffusion de l'argent dans l'économie a donc bien joué un rôle clé dans les mouvements d'émancipation depuis l'antiquité grecque en étant le véhicule idoine d'idéaux de liberté et d'égalité.  Reste à comprendre pourquoi et comment cette dynamique trouve ses limites de telle sorte que nous sommes aujourd'hui tentés d'attribuer à la fascination que l'argent exerce sur les esprits la source de la corruption généralisée dont souffre le monde (à suivre...) "

















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