dimanche 10 juin 2018

Faut-il être tolérant?

Introduction
La réponse à ce sujet, conforme au catéchisme républicain traditionnel, semble couler de source: bien sûr que oui! Il faudrait déjà être un horrible "facho" pour penser le contraire. Or, cela doit être un réflexe acquis si l'on veut arriver à traiter n'importe quel sujet de philosophie: il faut systématiquement se méfier des réponses qui semblent trop évidentes, et d'autant plus qu'elles paraissent aller d'avantage de soi. De fait, pour problématiser cette première réponse, on peut prendre le cas du grand philosophe hollandais du XVIIème siècle Baruch Spinoza. Toute sa vie, il a été persécuté et empêché de publier des livres en raison du caractère profondément hérétique (non conforme au dogme religieux officiel) de sa philosophie; il n'a dû probablement d'avoir la vie sauve qu'au fait qu'il vivait dans le pays européen sans doute le moins haineux de l'époque, la Hollande. S'il est un philosophe qui semble qualifié pour nous introduire à la notion de tolérance, c'est donc bien lui. Et pourtant, de tous les écrits de Spinoza qui nous sont restés, défendant ardemment la liberté de pensée et d'expression des uns et des autres, pas une seule fois on n'y trouvera l'emploi du terme de "tolérance" pour les défendre!

Ses arguments tournent autour de ce fait élémentaire que les affects qui animent les individus les rendent incapables de se taire. Le cas de Spinoza a déjà au moins ce grand mérite de montrer qu'on peut parfaitement faire l'économie du principe de tolérance pour défendre les droits humains fondamentaux à la liberté de conscience et d'expression. En réalité, nous irons beaucoup plus loin. Je soutiendrai que, conformément à la formule bien connue suivant laquelle l'enfer est pavé de bonnes intentions, le principe de tolérance qui prétend vouloir faire place pour la diversité des opinions et des modes de vie au sein d'une société, conduit très logiquement à la situation diamétralement opposée à ses bonnes intentions de départ: un état d'hostilité généralisé voir de haine des uns à l'égard des autres. C'est pourquoi c'est à dessein que nous avons évité le terme "intolérant" pour parler de l'Europe du XVIIème siècle, minée par les guerres de religion, mais de "haineux", nous conformant ainsi à l'esprit de la philosophie de Spinoza pour qui la haine était, avec le remords, le principal ennemi du genre humain. Partant de là, la démarche pour traiter le sujet sera la suivante:
- il s'agira d'abord de comprendre pourquoi le principe de tolérance doit conduire à l'extrême opposé de ses bonnes intentions de départ;
- on pourra alors comprendre la situation des temps actuels, paradoxale qu'en apparence, qui fait que plus ce principe est invoqué à tours de bras par le catéchisme républicain et plus il stimule un climat généralisé d'hostilité des uns à l'égard des autres;
- il s'agira alors de rectifier complètement l'opinion de départ pour refonder, à nouveaux frais, sur un tout autre principe que celui de la tolérance, ces droits humains fondamentaux que sont la liberté de pensée et d'expression.

1) Du principe de tolérance à l'intolérance généralisée
a) L'esprit de commerce et le principe de tolérance
Le principe de tolérance qui a pu être mis en avant par les philosophes libéraux, à ses débuts, avait très certainement toute sa pertinence. Il faut donc le remettre dans le contexte historique de son acte de naissance en relation avec l'extension des activités marchandes et de l'économie fondée sur la forme-argent qui a lieu à cette époque (je parle de "forme-argent" non pour compliquer inutilement le vocabulaire par préciosité mais pour tenir compte du fait qu'il existe des types de monnaie tout à fait différents). Ce n'est certainement pas une simple coïncidence si la Hollande du XVIIème siècle était sans doute le pays le moins haineux de l'Europe à cette époque, en même temps qu'il était un des principaux foyers du mercantilisme (les activités marchandes) en Occident à l'aube du capitalisme moderne. Rappelons le, c'est sûrement grâce à cela que Spinoza a pu échapper à la mort. Quels est donc le rapport précis que l'on peut établir entre les deux phénomènes? Cela renvoie au thème que partageait l'ensemble des libéraux de cette époque du "doux commerce" censé apaiser les moeurs et qui a effectivement contribué de façon décisive à mettre fin aux guerres de religion qui ont ravagé l'Europe pendant deux siècles. Comme le dira Voltaire, un représentant typique de l'esprit libéral des Lumières au XVIIIème siècle, qui  faisait valoir, à sa façon, un principe de tolérance, ""quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion.". J'en donnerai deux exemples significatifs. Le premier concerne les relations entre commerçants chrétiens et musulmans aux temps des croisades. On sait que l'Eglise essayait alors d'interdire toute relation commerciale entre les deux civilisations pour détruire ce qu'on a appelé la "solidarité des marchands musulmans et chrétiens", en vain. Le témoignage anonyme de ce marchand chrétien adressant une lettre à son ami musulman est édifiant à cet égard:""Au nom de Dieu, Clément et Miséricordieux, Au très noble et distingué "cheik", le vertueux et honoré Pace, Pisan; que Dieu préserve son honneur, veuille sa sauvegarde, l'aide et l'assiste dans la réalisation du bien! Hilal ibn Khalifat-al-Jamunsi, votre ami affectionné et qui vous veut du bien, à vous qui suivez les sentiers de la vertu, vous envoie ses salutations, la miséricorde et les bénédictions de Dieu " et la lettre s'entrecoupe de nombreux:"Mon très cher ami, mon cher ami Pace."" (Cité par Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Age, p. 76) C'est ce qui fait qu'à cette époque des croisades, les marchands des premiers grands foyers commerciaux en Italie ont pu prendre le parti des "infidèles" (les Musulmans) dans la guerre contre la papauté chrétienne et que celle-ci les fustigea sévèrement.
Mais, le commerce n'a pas seulement permis de pacifier les rapports entre Musulmans et Chrétiens; il a aussi contribué de façon décisive à mettre fin aux guerres intestines entre sectes religieuses qui ont ravagé l'Europe chrétienne pendant deux siècles et les conduire à se tolérer. L'exemple type, c'est la façon dont a pu se réaliser la fondation Gustav-Adolf en 1817 en Allemagne. Elle a permis de réunir des membres venant de diverses sectes religieuses que tout opposait par ailleurs dans le but de venir en aide aux paroisses évangéliques alors en difficulté. L'agent qui a rendu possible une telle liaison autrement inimaginable n'était autre que l'argent:"[...] dans la mesure où cette oeuvre commune des Luthériens, des Réformés et de fidèles de l'Eglise Unie - que rien n'aurait par ailleurs pu convaincre de mettre quoi que ce soit en commun - a été possible, l'argent servit de moyen de liaison idéal et consolida entre eux tous le sentiment d'appartenir malgré tout à une même cause." (Georg Simmel, L'argent dans la culture moderne et autres essais sur l'"économie de la vie", p. 95) Ce cas d'école peut être facilement généralisé à tel point qu'il nous est devenu aujourd'hui "naturel" de voir se constituer des associations réunissant des gens venant d'horizons culturels les plus divers. L'argent a cette propriété tout à fait singulière de permettre à un individu de rentrer dans une association sans avoir à engager rien de personnel venant de soi: c'est l'impersonnalité caractéristique de l'argent qui fait dire qu'il est "non olet" (du latin: l'argent est sans odeur, formule qui remonte à l'empereur romain Vespasien au Ier siècle après J.-C.) Comme le prétendait Simmel, cette forme d'association qui permet de réunir des gens que tout sépare par ailleurs "représente l'une des transformations et l'un des progrès les plus colossaux de la civilisation." (ibid., p. 95) On peut tout aussi bien exprimer cette propriété de l'argent en disant qu'il est, dans son essence, de la quantité à l'état pure qui permet de faire totalement abstraction de toute qualité déterminée. Ainsi, l'argent, qu'il soit entre les mains d'un juif, d'un chrétien, d'un hindouiste, etc., neutralise complètement la qualité particulière de ces personnes et leur permet de trouver un socle sur la base duquel commercer entre elles plutôt que de se chercher querelle. Il faut bien reconnaître ce mérite à l'économie marchande fondée sur l'argent d'avoir véhiculé un esprit de paix. C'est la théorie néoclassique, au XIXème siècle, élaborée par des économistes comme Léon Walras, qui a fait ressortir ce fait que dans un cadre marchand, "les acteurs peuvent trouver à s'entendre sur un même vecteur de prix." (André Orléan, L'empire de la valeur, p. 132. On distingue, dans la science économique moderne, les classiques qui ont fondé la discipline comme Smith, Ricardo ou Marx, et les néoclassiques qui l'ont réformé, mais pas révolutionné.) Les mécanismes de marché par quoi se forment les prix (loi de l'offre et de la demande) semble obéir à l'objectivité la plus totale qui fait que tout le monde peut se mettre d'accord pour échanger sur cette base n'importe quoi, en quantité équivalente, quelque soit ses confessions religieuses, sa race ou son ethnie.
Sans l'extension de la base économique de la forme-argent et du marché, les libéraux n'auraient certainement pas réussi à faire triompher sur le plan politique et culturel le thème de la tolérance censée permettre aux individus de coexister pacifiquement par delà leurs différences religieuses. On peut illustrer par un grand classique ce libéralisme politique chez le philosophe anglais John Locke dans sa Lettre sur la tolérance daté de 1686. Il s'agissait bien essentiellement à cette époque de mettre fin aux guerres de religion. Le moyen d'y parvenir sur le plan politique, pour Locke, est de revendiquer une séparation stricte entre le "gouvernement civil", c'est-à-dire l'institution de l'Etat, et les affaires de religion qui doivent ressortir de la libre conscience de chacun et de sa vie privée. L'Etat est simplement là pour garantir à chacun la jouissance d'un certain nombre de biens dont l'argent mais doit rester (relativement; Locke posera certaines limites dont on va reparler plus loin)  neutre en matière de religion. Positivement, on peut le formuler ainsi: "Rien de ce qui est permis dans l'État ne saurait être interdit par le magistrat dans l'Église." (Locke, Lettre sur la tolérance, p. 21)
Mais cette nouvelle morale de  la tolérance devait trouver sa limite au-delà de laquelle ses effets vertueux ont fini par s'inverser dans leur contraire comme lorsqu'à trop forte dose le remède devient poison. Et on peut situer précisément le point où se fait la bascule.
  
b) La privatisation de la morale et les limites du principe de tolérance
Le libéralisme qui a véhiculé cet idéal de tolérance a impulsé un immense processus de privatisation des biens, bien au-delà de la seule sphère de la religion: la terre avec le mouvement des enclosures, les instruments de production avec la privatisation du capital industriel, l'argent lui-même avec le pouvoir de création monétaire accordée aux banques commerciales, etc. Pour le sujet qui nous occupe ici, le point critique est atteint à partir du moment où l'on prétend pouvoir aller jusqu'à faire de la morale, l'évaluation des comportements en termes de bien et de mal, une affaire purement privée qui relève de la conscience de chacun. Locke, par exemple, n'avait jamais osé aller jusque là et conservait l'idée que la morale, ce qu'il appelait "les bonnes moeurs", ne peut pas ressortir d'un ordre purement privé mais doit chevaucher nécessairement aussi l'ordre civil qui relève du bien public; cela l'amenait à poser une limite sérieuse au principe de tolérance à l'égard des athées qui nient l'existence de Dieu car ils menaceraient l'intégrité des liens civiques qui supposent la confiance mutuelle dans les serments et les contrats que la croyance en l'être divin est censée garantir. Dans le même esprit, deux siècles plus tard, le grand écrivain russe Fedor Dostoïevski fera dire dans son roman, Les frères Karamazov, à l'un de ses personnages:"Si Dieu n'existe pas tout est permis."
Le libéralisme a pourtant bien fini par privatiser complètement la morale. C'était probablement le prix (très élevé) à payer pour finir de saper le pouvoir qu'avait la religion dans la société. A partir de là, il faudrait simplement faire valoir sur les plans culturel, moral et politique un principe de tolérance permettant à ces diverses conceptions du bien et du mal de pouvoir coexister pacifiquement, le socle de cette tolérance se situant sur le plan économique: l'argent et les mécanismes de marché sont censés suffire pour donner un langage commun à la diversité des individus et groupes.
Le dernier grand avatar de cette forme radicalisée de philosophie libérale, c'est la théorie de la justice du philosophe américain John Rawls. Le postulat de départ de la théorie, est celui propre à la série des théories libérales qui l'ont précédé, à savoir que la morale est du ressort de la vie privée de chacun, ce qui s'énonce chez Rawls sur la base du postulat d'une pluralité irréductible des conceptions du bien. Notons bien que cette proposition a donc le statut d'un postulat: en sciences et en philosophie un postulat est une proposition dont on tient la vérité comme allant de soi sans qu'il soit nécessaire de la démontrer. Or, une des leçons importantes à retirer de l'ensemble de l'évolution des connaissances humaines, c'est de toujours apprendre à se méfier de telles propositions de la même façon qu'il faut apprendre à prendre avec des pincettes la réponse qui semble évidente à un sujet de dissertation comme celui-ci. Le pari de Rawls consistera, en dépit de ce postulat de départ, à prétendre qu'il est malgré tout possible de construire des principes de justice universels pour faire coexister ensemble les individus. On ne rentrera pas ici dans les détails de la théorie rawlsienne, mais on relevera juste, pour bien voir son caractère éminement problématique, qu'elle a donné lieu aux interprétations les plus opposées les unes aux autres. Celle que donne par exemple la philosophe Susan Moller Okin va dans le sens de l'affirmation suivant laquelle les principes de justice auxquels parvient Rawls ont bien comme fondement, même s'il n'en est pas nécessairement conscient, une morale commune à tous "de l'empathie à l'égard des personnes de toutes sortes, occupant diverses positions dans la société, et notamment envers les plus lésées à tous égards..." (Susan Moller Okin, Raison et sentiment dans la réflexion sur la justice, Le souci des autres, p. 153) L'empathie est un sentiment moral qui nous fait éprouver ce que l'autre ressent. Ce serait ce reste de morale inéliminable qui fonde toute la théorie de la justice de Rawls, en dépit du relativisme moral qu'il affiche. Dans la fiction du voile d'ignorance imaginée par Rawls, pour définir les conditions de principes universels de la justice, l'individu doit être capable de se mettre à la place de ceux qui auront la position la plus défavorable dans la société; il doit donc pouvoir activer une certaine empathie. Mais d'autres interprétations, comme celle du philosophe Paul Ricoeur, ont soutenu que la théorie de la justice de Rawls était dépourvue de ce fondement empathique et qu'elle était, pour cette raison, incapable d'expliquer comment les individus seraient capables de faire-société ensemble; on ne voit plus sur quelle base une société édifiée ainsi pourrait être cimentée:"Ricoeur dénonce clairement les limites du modèle de Rawls en affirmant que, dans le meilleur des cas, il aboutit à une société formée de personnes mutuellement désintéressées, et non pas à un lien de solidarité dans lequel chacun se sent en dette envers l'autre." (Elena Pulcini, Philosophie sociale: une science sociale anti-utilitaire, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti- utilitaristes, p. 178) Nous aurons l'occasion, dans la dernière partie, quand il s'agira de chercher à sortir des impasses auxquelles mènent inéluctablement une morale de la tolérance, de revenir sur ce que peut signifier le fait de se sentir "en dette envers l'autre" et comment c'est effectivement la base de toute solidarité possible au sein d'une société, chose qu'une simple morale de la tolérance est parfaitement incapable de faire émerger. Des personnes "désintéressées" veut dire ici qu'elles sont indifférentes les unes envers les autres, soit l'antithèse de l'empathie; et Ricoeur précise bien que cette situation se produit "dans le meilleur des cas", c'est-à-dire en étant le plus optimiste possible. Dans la réalité de l'évolution des sociétés libérales actuelles, ce que l'on constate de plus en plus, ce sont plutôt des individus et des groupes d'appartenance communautaires qui ont de plus en plus de mal à se supporter les uns les autres. Dans cette grille d'interprétation, le type humain qui sous-tend la théorie de la justice de Rawls, c'est le modèle de l'homo oeconomicus de la pensée libérale tel qu'on le trouvait déjà chez les fondateurs de l'économie néo-classique, au XIXème siècle, comme Léon Walras, et qui est encore le modèle théorique archi dominant qui sert de support aux politiques économiques conduites de par le monde: un individu axé sur la relation à ses biens et pour qui les liens avec les autres ne doivent pas compter. 
Quoiqu'il en soit, que l'on opte pour l'interprétation du genre de celle de Moller Okin ou de Ricoeur, dans les deux cas, et c'est bien là l'essentiel à retenir pour le sujet qui nous occupe, il semble impossible d'édifier une vie sociale substantielle (ayant un contenu positif) en l'absence de toute référence à une morale commune autre que celle qui commande de ne pas se soucier des autres, en s'occupant uniquement de sa propre utilité; c'est pourtant bien le projet libéral de société tel qu'il est mis en avant aujourd'hui en vertu duquel on croit que la promotion d'un simple principe de tolérance mutuelle pourrait garantir la coexistence pacifique d'individus et de groupes d'appartenance culturelle divers au sein de la société ayant des concepts du bien et du mal différents les uns des autres.
  
c) La transformation de la tolérance en intolérance généralisée
Ma thèse consistera à soutenir qu'il y a là quelque chose d'inéluctable à quoi doit aboutir logiquement une société qui pense pouvoir faire de la morale une question purement privée qui relève de la conscience de chacun. A partir de là, il n'existe plus aucun montage normatif (la norme est la règle qui prescrit ce qui est bon ou mauvais) commun entre les individus qui leur permettrait de s'entendre sur ce qui est bon ou mauvais et de pouvoir ainsi vivre en bonne entente. On peut alors s'attendre à voir se développer un climat d'hostilité au moins latent, des uns à l'égard des autres. Toute façon de se comporter, d'opiner ou de croire qui différera de la mienne finira par paraître comme une atteinte à ma propre liberté. C'est à ce point précis que les bonnes intentions du principe libéral de tolérance aboutissent aux résultats diamétralement opposés, une situation où les individus et groupes d'appartenance auront de plus en plus de mal à se supporter les uns les autres :"Tout comportement légitime aux yeux des uns (porter la burka, caricaturer Mahomet, consommer des drogues, pratiquer le lancer de nains, ou soutenir publiquement que le Père Noël n'existe pas) sera immédiatement perçu par les autres comme une atteinte intolérable à la manière de vivre qu'ils ont librement choisie et, par conséquent, comme une volonté directe ou détournée de leur nuire et de les "stigmatiser". Le développement illimité du libéralisme politique et culturel [...] ne peut ainsi conduire - d'une façon qui n'est paradoxale qu'en apparence - qu'au règne étouffant du "politiquement correct" et à une société procédurière où le moindre écart (fût-il de langage) peut, à tout moment, amener n'importe qui devant les tribunaux." (Jean-Claude Michéa, Le complexe d'Orphée, p. 178) Le principe libéral de tolérance doit conduire, poussé au bout de sa logique, une fois complètement privatisée la morale, à l'avènement d'un nouveau type anthropologique (humain) appelé à avoir un champ d'action démesuré, l'idiot procédurier, qui prendra prétexte de n'importe quelle atteinte à sa liberté, pour vous traduire en justice. Si on peut le qualifier à bon droit d'"idiot", c'est parce que le coût pour recourir aux procédures pénales est élevé, en termes de temps, d'argent et d'énergie alors qu'on pourrait considérablement alléger tout cela en s'arrangeant à l'amiable. Une procédure informelle de ce type devient de plus en plus problématique à envisager à mesure que se déploient les effets d'une libéralisation intégrale de la société. Donnons en un parfait contre-exemple qui fera d'autant mieux ressortir l'idiotie dont il est question ici. Il se rapporte à ce qu'il est convenu d'appeler depuis le fameux texte de Garrett Hardin paru en 1968, la tragédie des communs. La scène se passe dans les années 1940. Il s'agit de ces aquifères (réserves d'eau) situés dans la région de Los Angeles, en zone aride, qui menaçaient d'être surexploités et épuisés par les comportements irresponsables de ses utilisateurs. Le type de l'idiot procédurier n'aurait pu aboutir à un règlement du problème que par le recours coûteux aux tribunaux pour faire valoir ses droits; mais, toutes les parties prenantes ont eu l'intelligence d'éviter cette solution en définissant entre elles un accord sur les règles collectives de gestion de la ressource:"En négociant leur propre accord, les parties avaient mis un terme plus rapidement et à moindre coût à la course au pompage que ne l'aurait fait une instance judiciaire." (Elinor Ostrom, Gouvernance des biens communs, p. 141)  C'est ce qui a permis d'instituer ces aquifères comme un commun autogéré par ses utilisateurs; c'est un exemple parmi bien d'autres qu'on trouve au quatre coins du monde, et ce depuis la nuit des temps, qui contredit dans les faits la thèse qui sous-tend le récit de Hardin que les gens seraient incapables de s'entendre entre eux pour assurer la pérennité de leurs ressources communes.
 Le problème est que ce type de solutions de bon sens devient de plus en plus problématique à envisager à mesure que progresse la judiciarisation des sociétés occidentales, aux Etats-Unis comme chez nous, en France, à un degré moindre (nous sommes toujours à la remorque des Américains et c'est dans l'ordre des choses de suivre la puissance mondiale dominante)
En l'absence de toute morale commune, ce qu'on appellerait en termes proches de Locke, de formes ordinaires de la civilité, ne reste plus aux individus pour régler leurs différends que l'ordre du droit, c'est-à-dire les tribunaux, ou à défaut, la violence pure et simple. On voit ainsi ressurgir de plus belle ce que le développement du commerce avait dans un premier permis d'apaiser, les conflits religieux cette fois redoublées par les questions raciales. Le principe de tolérance est aujourd'hui réactualisé et invoqué au nom de la lutte antiraciste. Que faut-il en penser? Je m'en tiendrai à la ligne directrice fixée depuis le début: apprendre à se méfier de ce qui semble partir de bons sentiments et définir la réponse de bon ton, ce qu'on appelle de nos jours "le politiquement correct"

2) De l'impasse de l'antiracisme actuel 
a) Bref historique de l'antiracisme
Pour justifier la thèse que nous avons avec la lutte anti-raciste actuel le cas typique du piège dans lequel il est facile de tomber qui nous mène, en réalité, aux antipodes de ses effets escomptés, un peu d'histoire est d'abord nécessaire pour en retracer l'origine. C'est quelque chose que j'ai eu l'occasion de faire dans les éléments du cours, L'effacement du clivage droite-gauche et Le cocktail du populisme d'extrême-droite, dans la série consacrée au thème Bleu-blanc-rouge. J'en récapitulerai le minimum ici.
La lutte anti-raciste n'émerge qu'à partir des années 1980 sous l'impulsion de la gauche alors au pouvoir avec le partenariat d'associations comme SOS racisme. Ce qui est décisif à observer, c'est que cela se fait en parallèle avec l'abandon complet par elle de la lutte contre le capitalisme. C'est à cette même époque qu'elle va commencer à mener des politiques pleinement libérales (encore bien mieux que la droite) sur le plan économique favorable aux classes les plus aisées. Il va en découler un divorce profond entre la gauche et les classes populaires (les ouvriers et les employés) qui avaient traditionnellement constitué son socle électoral. Prenons un exemple très précis emprunté à la transformation complète de son vocabulaire. A partir de cette époque, il ne sera plus question pour elle de parler de "travailleur immigré" mais de "beur" et de "black". Ce changement résume tout. Le premier terme renvoyait à une fraction de la classe ouvrière et  pouvait donc naturellement se rapporter au conflit entre la classe des  travailleurs et celle des détenteurs du capital (foncier, industriel et financier). Avec l'abandon de la lutte contre le capitalisme, ce terme devient obsolète (dépassée) pour la gauche. Désormais celui de "beur" ou de "black" renvoient les individus non plus au conflit de classes entre capital et travail mais à des appartenances simplement ethniques, raciales et culturelles qui le neutralisent complètement. C'est, depuis ce temps, sur ce terrain là, que cette gauche a investi l'essentiel de son action en renonçant à s'opposer au capital. C'est le thème de la France black-blanc-beur, en lieu et place des significations symboliques du bleu, du blanc et du rouge qui renvoyaient au conflit de classes, qui occupera dorénavant le devant de la scène. Mais qu'est-ce que cela peut produire d'autre comme résultat que le suivant:"L'abandon par la gauche de la référence à la classe ouvrière a renforcé les assignations identitaires et ethniques."(Gérard Noiriel, Pour une histoire populaire) C'est evidemment le terreau idéal pour que prospère l'extrême-droite dont ce sont les références centrales.
 Ce qu'il est important de voir, c'est que l'islamophobie va ainsi se répandre dans nos sociétés occidentales sur une base largement imaginaire. Ce dont les gens n'ont hélas, en règle générale, pas conscience, c'est que le traitement médiatico-politique de la réalité sociale déforme complètement notre représentation d'elle. J'en avais donné un exemple particulièrement significatif, touchant la façon dont le thème de la sécurité était subitement devenu le sujet principal de préoccupation de la population aux Etats-Unis à partir des années 1990 alors que dans le même temps la criminalité avait pourtant légèrement diminué. Ce qui avait explosé, déformant complètement la représentation des gens, c'était son traitement médiatique (on est quand même passé de 2-5 % à 52 % de la population pour qui s'était soudainement devenu le sujet de préoccupation majeur; pour des développements plus précis qui permettent de comprendre les mécanismes qui opèrent cette distorsion considérable entre nos représentations et la réalité je renvoie à la la partie 4.b, Le mensonge total et universel à l'époque moderne, du traitement de ce sujet). Avec les Musulmans nous sommes exactement dans la même logique infernale qui s'enclenche inévitablement à partir du moment où la représentation médiatique de la réalité se substitue à la réalité elle-même. Tout l'accent étant désormais mis sur les assignations culturelles des individus, et spécialement celle de l'Islam, l'hyperinflation du traitement médiato-politique de la figure du Musulman va aboutir à ce fait qu'il y a, en moyenne, dans la tête des gens, quatre fois plus (31%) de Musulmans qu'en réalité (8 %), comme le montre ci-dessous le résultat de l'enquête faite à ce sujet. C'est ce qu'il convient d'appeler l'islamisation imaginaire de la société française dont des figures médiatiques comme Eric Zemmour font leur fonds de commerce, attisant la haine, cet "ennemi fondamental du genre humain" comme le prétendait Spinoza:

 Il n'est dès lors pas bien difficile d'en tirer comme conséquence que la prétendue "lutte antiraciste" des mouvements de gauche  devait fatalement être contreproductive, à savoir qu'elle n'a fait que renforcer les phénomènes qu'elle prétend combattre. Ce que l'on constate, dans les faits, c'est que s'affirme une solidarité qui  fonctionne de plus en plus à l'exclusion contre ceux qui n'appartiennent pas à son groupe identitaire. C'est typiquement le cas de l'extrême droite qui se revendique sociale mais seulement pour les bons français de souche dits "méritants". Ce faisant, elle a beau jeu, ratissant ainsi une bonne partie de l'ancien électorat de gauche, de récupérer un thème qui avait été absolument central dans le combat ouvrier contre le capitalisme à cette énorme différence près que la solidarité ouvrière avait été depuis le XIXème siècle à vocation internationaliste. C'était le célèbre mot d'ordre, "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous."

b) Comment sortir du piège de l'antiracisme?
La question se pose donc une fois intégré le contexte historique de la lutte antiraciste. Je pendrai, pour commencé à la traiter,  l'itinéraire du chercheur américain en sciences sociales Paul Gilroy qui est tout à fait significatif à cet égard. Il a fini par rompre définitivement avec l'antiracisme en voyant lui aussi l'échec complet de cette lutte, aux Etats-Unis, comme en France, chez nous, où la même évolution s'est produite. En lieu et place, il milite désormais pour ce qu'il appelle "un cosmopolitisme d'en bas".
Le cosmopolitisme est un courant philosophico-politique dont les racines remontent à l'antiquité grecque par lequel l'individu se pensait d'abord comme un citoyen du monde avant de de se définir par des appartenances particulières à telle communauté. Mais il y a donc deux versions opposées à en proposer aujourd'hui. Le cosmopolitisme dont il s'agit ici est à comprendre, ce n'est pas difficile à deviner, par opposition avec celui qui vient d'en haut dont font la promotion les élites du capitalisme mondialisé actuel, idéologie qui accompagne la construction du marché et la libre circulation des capitaux qui s'y déploie à l'échelle planétaire. C'est ce que l'on peut appeler le capitalisme nomade qui n'est rattaché à aucun lieu mais qui ira, libre de toute entrave, là où les conditions seront les plus avantageuses pour lui. C'est ici qu'il faut poser une limite définitive à la portée des analyses que nous avions commencé par faire au sujet des vertus pacificatrices du commerce bâti sur l'argent. On ne peut établir aucune relation durable et fiable sur sa seule base. Là où aujourd'hui il est dans mon intérêt de faire des affaires avec untel et de m'entendre avec lui, demain, les conditions pourront avoir évoluées de telle sorte qu'il devienne mon concurrent. Ce qui facilite ce trait caractéristique de l'économie fondée sur l'argent, c'est la mobilité absolue de celui-ci, d'où le fait de parler d'"argent liquide" nous renvoyant à cette métaphore de l'argent de pouvoir s'écouler aussi facilement que de l'eau d'un point à un autre. Une foule incalculable d'exemples le montre à travers l'histoire. Pour prendre un exemple déjà ancien, au XVème siècle,"le fameux Jacques Coeur, argentier du roi de France, n'hésitait pas à faire passer à un ennemi, le roi d'Aragon, des renseignements secrets dont la livraison était propre à favoriser les affaires du grand financier." (Jacques Le Goff, Marchands et banquiers du Moyen Age, p. 129) Mais c'est donc un trait constant de l'économie basée sur l'argent, qui, dans le cas de l'Etat français a pu jouer, en sens inverse, en sa faveur:"Les rois de France menèrent longtemps la guerre contre l'Italie avec l'aide de banquiers florentins, ils surent arracher à l'Empire germanique la Lorraine et plus tard l'Alsace, avec le secours de l'argent allemand; les Espagnols purent se servir des puissances financières italiennes pour dominer l'Italie." (Georg Simmel, Philosophie de l'argent, p. 267)  La possibilité de la trahison est permanente là où dominent de simples intérêts d'argent. On ne peut se fier à un individu ou groupe dont la motivation pour nouer des relations avec vous est essentiellement financière. L'établissement d'une confiance mutuelle suppose de toutes autres bases. L'amitié qui liait au Moyen Age les deux marchands, chrétien et musulman, auxquels nous nous sommes référés au début, devait nécessairement ne pas avoir pour seule base des intérêts d'argent si elle était sincère.
Il est facile de comprendre, partant de là, la haine récurrente des courants politiques nationalistes pour les puissances d'argent qui se jouent le plus facilement du monde des frontières entre nations. La dénonciation de ce cosmopolitisme par le haut (traditionnellement associé à la figure du Juif apatride; la haine a toujours besoin de se donner un objet bien ciblé sur lequel se déverser) est là aussi un thème central de l'extrême droite qui revendique l'enracinement des individus dans une communauté nationale par ailleurs parfaitement illusoire (peut-on dire, sans se couvrir de ridicule, qu'il y a quelque chose de commun entre un multimilliardaire et un SDF qui les ferait appartenir à la même "communauté nationale"?).
 Le cosmopolitisme par le bas se situe donc dans une double opposition aussi bien à l'égard des courants nationalistes de droite comme de gauche qu'à l'égard de sa version qui ruisselle des sommets de la pyramide sociale, du capitalisme nomade. Il est au contraire à développer à partir d'en bas, des pratiques quotidiennes issues des milieux les plus modestes. C'est d'abord sur la question des "pratiques" qui doivent faire prospérer ce cosmopolitisme populaire qu'il faut insister. Pour cela une distinction préalable et essentielle s'impose.

c) Faire-société vs vivre en société
Comme le formulait  très bien l'anthropologue Maurice Godelier, les individus ne peuvent pas se contenter de vivre en société, en se contentant simplement de se tolérer tant bien que mal; il leur faut, bien d'avantage, créer de la société pour pouvoir vivre, et cela en permanence. La société n'est pas comme un grand sac dans lequel on pourrait entasser des pommes de terre; elle ne peut exister et se reproduire que dans la mesure où les individus par leurs pratiques la reproduisent en permanence. Dit encore autrement, les individus ont besoin de faire-société, ce qui veut dire précisément, créer et entretenir des liens avec les autres, soit l'antithèse de ce que prescrit l'économie libérale actuelle néo-classique. Le principe de tolérance repose sur ce faux postulat que les uns et les autres pourraient simplement se contenter de vivre en société pourvu qu'ils arrivent à se supporter. En réalité j'ai déjà besoin des autres pour me constituer en tant qu'individu. On retrouve toujours la même illusion, au coeur de la pensée libérale, celle de croire à un individu auto suffisant qui pourrait se former par lui-même, tout seul, indépendamment des autres. Croire à une telle possibilité correspond à la situation romanesque et parfaitement grotesque de ce pauvre baron de Münchhausen qui croyait pouvoir se soulever en l'air en se tenant par sa propre natte. Si l'individu a une origine sociale, en sens inverse, il faut dire que les sociétés humaines n'existent que pour autant que les individus les recréent en permanence par leurs pratiques ce qui suppose donc infiniment plus qu'un simple principe de tolérance des uns à l'égard des autres mais une forme active et positive de socialisation.
Maintenant, il faut préciser la nature de ces pratiques créatrices de liens sociaux à partir desquelles pourrait naître ce cosmopolitisme par le bas qui renouerait le fil de ce qu'avait été la vocation internationaliste du mouvement ouvrier. Mais pour qu'il soit seulement possible il faut impérativement parvenir à opérer le mouvement inverse qu'a suivi le libéralisme, à savoir déprivatiser la morale pour retrouver la trace de son noyau commun à l'ensemble de l'humanité. Il convient donc pour ce faire d'abandonner définitivement le concept de tolérance:"Pour beaucoup, le droit à la reconnaissance n'est qu'une affaire de tolérance. Mais cette définition est insuffisante car la reconnaissance des différences suppose d'abord que l'on soit capable de dire ce que nous avons en commun." (François Dubet, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 246) C'est précisément cette tâche qu'il reste à accomplir pour venir positivement à bout de ce sujet. Qu'est-ce que nous avons en commun par delà tout ce qui nous différencie? La difficulté est que nous ne pouvons plus invoquer comme du temps de Locke la figure de Dieu. Peut-on, malgré cela, donner un contenu positif et suffisamment précis à ce que serait une morale commune au genre humain, qu'on croit ou non en Dieu, et quelque soit celui que l'on confesse? Et si oui, quel autre principe que celui de la tolérance s'agira-t-il alors de faire valoir pour asseoir ces droits humains fondamentaux à la liberté de pensée et d'expression pour les uns et les autres?

.3) Déprivatiser la morale: les morales du care et du don
a) La  morale du care et le faire-société
Pour approcher le sens d'une morale du care, partons d'une observation importante du fondateur de la sociologie en France, Emile Durkheim, lorsqu'il formulait ainsi ce qui sépare les formes traditionnelles de société des sociétés modernes; dans ces dernières, "la création des faits sociaux exige une attention bien plus soutenue que dans les sociétés traditionnelles." (Anne Rawls, La structure  des faits sociaux. Retour sur un argument durkheimien oublié, Des sciences sociales à la science sociale, fondements anti-utilitaristes, p. 328) La "création des faits sociaux"  renvoie à cette nécessité dont nous venons de développer le sens où sont placés les individus de faire-société et de ne pas pas pouvoir se contenter simplement de vivre en société. Dans tous les cas, elle exige de "l'attention"; nous pouvons sans problème  reformuler le sens de cette qualité requise pour faire-société dans les termes de la philosophie élaborée par un des courants de pensée, à mon humble connaissance, les plus porteurs d'espoir du féminisme, d'une disposition au care, "en l'absence duquel il serait sans doute difficile de donner un contenu à ce que faire société veut dire." (Patricia Paperman, Les gens vulnérables n'ont rien d'exceptionnel, Le souci des autres, p. 334) Le "care" est un terme qui vient de l'américain et que l'on traduit habituellement, faute de mieux, par "soins". Faute de mieux, car le terme français "soins" a tendance a être beaucoup trop restrictif et à réduire le care à du travail d'infirmière alors que le terme américain a une portée infiniment plus vaste qui englobera ici l'attention à apporter à la totalité des pratiques créatrices de faits sociaux. L'étymologie même du mot "care" renvoie aux notions de préoccupation et de sollicitude qui portent à se soucier des autres définissant tout un style de vie:"[Le care] contient intrinsèquement l'idée d'un engagement concret et minutieux, et d'une pratique ancrée dans un style de vie qui caractérise le sujet dans sa totalité et rayonne sur toutes les sphères de l'existence." (Elena Pulcini, Philosophie sociale: une science sociale anti-utilitariste, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 177) C'est l'antithèse complète du mode de vie de l'homo oeconomicus des théories libérales, qui doit rester indifférent aux autres. En réalité, la thèse défendue ici est que le care renvoie à quelque chose qui est au coeur de la condition humaine et que nul ne pourrait simplement survivre s'il ne bénéficiait du souci que lui porte les autres et ce depuis les tous débuts de sa vie foetale. Il y a à cela une raison essentielle qui est que l'humain est, comme je l'ai largement développé sur ce chantier, un néotène, un être que la nature a laissé profondément inachevé. En conséquence, il est singulièrement fragile et vulnérable; il aura besoin plus que tout autre animal du care pour subsister (ce que nous devons, en plus, réapprendre aujourd'hui, c'est que le care doit, en réalité, s'étendre, bien au-delà des seules relations inter-humaines à celles que nous entretenons avec le reste de la nature faute de quoi il est très probable que l'espèce humaine disparaîtra en ayant fini par détruire les bases vitales de son existence)
Cela posé, il faut donc comprendre pourquoi ce faire-société "exige une attention bien plus soutenue" dans les conditions modernes. Dans les sociétés traditionnelles, il existait un accord généralement partagé, un consensus sur un ensemble de croyances, d'opinions et d'idées que les pratiques rituelles (d'ordre religieux le plus souvent) permettaient facilement de reconduire. Tel n'est plus le cas dans les sociétés modernes. A la racine de ce nouveau phénomène, ce n'est pas d'abord la question de l'immigration que nous trouvons (à l'époque où Durkheim établit son diagnostic, à la fin du XIXème siècle, on était à mille lieux des problèmes d'immigration tels qu'on les pose aujourd'hui) mais celle de la nouvelle division du travail qu'inaugure la Révolution industrielle au XIXème siècle. A partir de là, la forme de consensus qui caractérisait les sociétés traditionnelles est définitivement derrière nous. La division du travail moderne entraîne un éclatement des formes de vie sociale qui fait que désormais les pratiques individuelles créatrices des faits sociaux demandent "une attention bien plus soutenue", autrement dit, un degré bien plus élevé de care. 
Prenons comme modèle par excellence de l'activité sociale, la pratique de la parole. Elle est le lieu de production privilégié des faits sociaux. La parole a déjà cette vertu particulière de pouvoir décharger sur le mode symbolique l'affect (la colère par exemple) et donc de constituer le canal privilégié permettant de détourner ce qui autrement ne pourrait exploser que dans la violence physique. Le care consistera à porter la plus grande attention à la triple séquence par quoi la pratique de la parole est ce qui crée le fait social, soit, apporter la plus grande attention possible au fait de parler, d'écouter et de répondre. C'est chez le neveu d'Emile Durkheim, Marcel Mauss que l'on trouve formulée cette triple séquence dont il parle comme d'une triple obligation. En réalité, là aussi, c'est un terme qui n'est pas tout à fait adéquat et Mauss en parlera mieux en d'autres endroits comme d'une synthèse de liberté et d'obligation. Si je ne parle pas et n'enclenche donc pas le cycle de la discussion, je ne risquerais rien d'un point de vue pénal! En ce sens, l'obligation en question est essentiellement d'ordre moral. C'est pourquoi, elle s'hybride (fusionne) avec la liberté: c'est mon choix de prendre ou non la parole en même temps temps qu'une obligation d'ordre moral me pousse à le faire. Mais rappelons nous ici ce que disait Spinoza pour fonder le droit à la liberté d'expression: parler, c'est plus fort que nous.
Nous pouvons donc espérer tenir avec le care déjà un premier noyau commun à toutes les morales humaines pour faire valoir autre chose que la tolérance à la base de la coexistence des individus. Mais ce n'est pas tout. On peut chercher à lui adjoindre une autre composante qui semble toute aussi essentielle et dont nous avons, en réalité, déjà donné la structure avec les trois séquences du cycle de la parole.

b) La morale du don et le faire-société
Faisons un pas de plus et nous verrons encore mieux se dessiner cette piste pour solutionner les graves insuffisances d'une morale de la tolérance. Nous serons alors bien avancé dans l'entreprise de déprivatiser la morale et apercevoir à nouveau la possibilité d'un espace commun au sein duquel musulmans, chrétiens, athées, bouddhistes,hindouistes, hétérosexuels, homosexuels, et que sais-je encore, peuvent parvenir à vivre ensemble positivement, et non pas, en étant réduit à devoir se tolérer tant bien que mal. La triple séquence du parler-écouter-répondre ne fait en réalité que répéter sur le plan du langage ce qui est la thèse centrale de l'anthropologie qu'a fondé Marcel Mauss (1872-1950), sur la base de l'étude très concrète du plus large éventail de sociétés humaines connues à son époque, à savoir que, ce que j'appellerai le triple savoir-vivre qui consiste à savoir donner-recevoir-rendre, constituerait le noyau invariant de toute morale, que l'on retrouve, sans exception, dans toutes les sociétés connues jusqu'à présent:"Ainsi, d'un bout à l'autre de l'évolution humaine, il n'y a pas deux sagesses. Qu'on adopte donc comme principe de notre vie ce qui a toujours été un principe et le sera toujours: sortir de soi, donner librement et obligatoirement; on ne risque pas de se tromper." (Mauss cité par Francesco Fistetti, Philosophie et sciences sociales au XXIe siècle: un changement de paradigme?, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 139) Le don a toujours pris une triple forme: ce sont les biens que l'on offre (les cadeaux), les services et l'hospitalité que l'on rend. Une précision essentielle s'impose ici toutefois. Lorsque Mauss dit qu'"on ne risque pas de se tromper", il est terriblement téméraire! En réalité, c'est tout un art à apprendre de donner-recevoir-rendre, raison pour laquelle j'emploie de préférence le terme de "savoir". Le don rentre entièrement dans la catégorie de ce que les anciens Grecs appelaient le pharmakon (d'où vient "pharmacie"), soit quelque chose qui est potentiellement, tout à la fois, un poison qui peut être terriblement toxique et un remède qui guérit. Tout l'art du pharmacologue consistera à savoir neutraliser le poison pour extraire le remède. Le don, pour celui qui n'est pas un bon pharmacologue, pourra être le pire des poisons. C'est tout le sens d'une expression comme un "cadeau empoisonné". Je renvoie à la partie 3 de ce sujet, Formes agonistique, injurieuse ou fraternelle du don où les distinctions clés sont faites. C'est le don fraternel qui constitue le remède. Il est structuré de façon symétrique suivant un principe de réciprocité entre égaux; chacun donne de soi; c'est de là que peut naître "un lien de solidarité dans lequel chacun se sent en dette envers l'autre"  ce qu'était incapable d'intégrer la théorie de la justice de Rawls d'après Ricoeur. A la différence de ce que l'on a l'habitude d'entendre par "dette", au sens économique du terme, ce que l'on doit à un banquier, par exemple, la dette qui naît de dons réciproques est tout au contraire un état positif dont on a aucune envie de sortir, car elle crée et entretient les liens d'amitié.
 L'humain, suivant cette anthropologie, est d'abord un être mû par le besoin de donner, un homo donator et non un homo oeconomicus, un être d'abord poussé par l'appétit d'accumuler les biens qui fait qu'il en serait réduit à devoir tolérer, malgré lui, les autres. Si l'on veut aller jusqu'à la racine première de ce besoin de donner, on pourra se ressourcer, parmi tant d'autres références que l'on pourrait puiser à toutes les époques et en tous les lieux de la culture humaine, à la haute sagesse du philosophe-poète latin de l'antiquité Lucrèce lorsqu'il considérait la vie ainsi:"Vitaque mancipio nulli datur, omnibus usu [ la vie n'est donnée en propriété à personne, mais en usage à tout le monde]." (De la nature des choses, III, v. 971) C'est parce que ma vie est un don premier qui m'a été fait qu'elle ne m'appartient pas et que je suis tenu de la rendre. C'est rigoureusement la définition de ce qu'est un bien commun: quelque chose qui n'appartient à personne et dont tout le monde peut avoir, pour cette raison, l'usage. Si la vie est le premier de tous les biens communs, il en découle toute une série d'autres qui seront comme ses rejetons; les aquifères dont nous avons parlé dans la première partie ont été institués de cette sorte, ce qui semble tout à fait conforme au fait qu'elle peut sans problème être considérée comme la première des ressources nécessaires à la vie (d'où le problème considérable que pose la privatisation de sa gestion, un peu partout ailleurs). 

 c) La morale humaine commune
Si la thèse d'une morale commune à l'ensemble du genre humain fondée sur des pratiques de care et de don est valide et que nous tenons bien là un universel concret (et sous le seul aspect du don rien, à ma connaissance, n'est venu la démentir jusque là; bien au contraire les données accumulées par l'anthropologie depuis l'époque de Mauss n'ont fait que la renforcer), elle est d'une portée immense. Déjà, elle finit de démolir complètement le postulat de base de toutes les théories libérales d'une pluralité irréductible des conceptions du bien. Si nous prenons, par exemple (et ce n'est evidemment pas innocent de choisir celui-ci précisément), un Musulman et un Chrétien, en dépit de tout ce qui peut les séparer par ailleurs, ils partagent cette même morale: la caritas ( le terme latin qui a donné"charité" dans la religion chrétienne) est une vertu cardinale de ces deux religions si nous apprenons un peu à les connaître, ce qui s'appelle, dans sa traduction musulmane, la "zakat", un des piliers de l'Islam. Locke, lui-même, d'ailleurs, invoquait encore la charité chrétienne pour mettre fin aux guerres de religion. Musulmans et chrétiens ont là un espace commun qui les réunit et qui fournit donc une base autrement plus solide que les seuls intérêts d'argent pour vivre ensemble. Les discours haineux que l'on entend aujourd'hui, et de plus en plus, affirmant que les valeurs de l'Islam seraient fondamentalement incompatibles avec celles des sociétés occidentales reposent, en réalité, sur l'ignorance la plus crasse de cette morale du don commune à l'ensemble de l'humanité bien au-delà de ces deux cas comme le soutenait Mauss.  
Il y a une polarité essentielle à comprendre entre les univers physiques et spirituels. Les premiers communiquent entre eux par leur périphérie, les seconds par leur centre. C'est un professeur d'histoire de littérature anglais, Clive Staples Lewis, l'auteur des célèbres chroniques pour les enfants du Monde de Narnia, qui l'a très bien mis en évidence:"Celui qui est le plus fidèle à vivre la vie chrétienne dans sa propre confession est spirituellement le plus proche de ceux qui ne relèvent pas de la même obédience; car la géographie du monde spirituel est très différente de celle du monde physique. En ce dernier, les pays se touchent par leurs frontières, dans le premier ils se touchent par leur centre." (Lewis cité par Olivier Favereau, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 85) Il en découle que plus nous approchons le coeur d'une culture qui nous est étrangère et plus nous nous rapprochons de ce qu'elle a de commun avec la nôtre; c'est rigoureusement le cas lorsqu'un Chrétien cerne dans l'Islam la notion de zakat. (Malgré tout, je n'occulte pas le fait qu'il y a bien l'un ou l'autre aspect détestable dans la religion musulmane qui incite au fanatisme, et qui n'a pourtant pas l'air d'être périphérique, spécialement cette croyance délirante qui consiste à penser que le Coran aurait été dicté directement par Dieu au prophète; pour le Musulman qui y croit, cela suffit à justifier la supériorité de sa religion sur toutes les autres qui ne sont jamais allées, si on parle de celles qui reposent sur le livre, jusqu'à prétendre une telle chose. En outre, quand vous avez affaire à un livre qui est censé venir directement de Dieu, il va de soi qu'il est mentalement impossible d'en discuter le plus petit morceau. Ici c'est aux Musulmans à "nettoyer leur nid" comme dirait Chomsky; personne ne pourra le faire à leur place.) A l'inverse, plus nous communiquons avec elle par sa périphérie et plus elle va nous sembler étrangère. Seule une connaissance réciproque du noyau de chaque culture peut fonder une paix solide entre elles sans qu'elles n'aient rien à renier de leur diversité. Ce qu'il faut donc faire valoir c'est un principe positif de réciprocité, c'est-à-dire de connaissance mutuelle des cultures les unes à l'égard des autres et non pas un principe simplement négatif comme celui de tolérance.
Un autre argument fort qui plaide en faveur de tels liens de réciprocité, spécialement, ici aussi, entre les Musulmans et le reste de la population française, se rapporte à ce qui touche la question de l'identité nationale. C'est ici le lieu de sérieusement égratigner le mythe décliné autour du thème de "Nos ancêtres les Gaulois". Prenons simplement un des vecteurs essentiels de l'identité nationale, la langue française. Un lexicologue comme Jean Pruvost attire notre attention sur ce fait qu'il y a plus de mots arabes que gaulois dans la langue française. Pour celui qui a les bases d'une connaissance de l'histoire de France, il ne devrait y avoir rien de bien surprenant à cela. Depuis des siècles, les monde arabe et occidental n'ont cessé de se brasser culturellement l'un avec l'autre . Voilà evidemment quelque chose qui va horrifier le militant d'extrême droite de notre bon pays. Que l'on se rassure pour lui. La psyché (âme) possède des trésors insoupçonnés de ressources pour arriver à nier l'évidence des faits les plus élémentaires. Dans les termes hérités de la psychanalyse de Freud, on appelle cela le déni de réalité pour parvenir à refouler une perception estimée traumatisante. Mais cela reste une attitude névrotique qui relève du trouble mental. Si on en n'est pas atteint, alors cela conduit à tenir ferme sur l'abîme qui sépare une politique inspirée d'un principe de tolérance qui veillera simplement à ce que les Musulmans ne fassent pas l'objet de discrimination (par exemple, à l'embauche) et une politique qui elle est laissée en friche qui consisterait à partir de la question de savoir dans quelle mesure ils participent activement à la définition de notre identité nationale:"Traiter les individus musulmans de manière équitable n'est pas la même chose que de dire que l'Islam participe de l'identité nationale." ( François Dubet, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 246)
Il faut alors définitivement trouver un autre mot que celui de tolérance pour penser le respect mutuel qu'inspire ce que nous avons tous en commun par delà nos différences. Un terme que l'on voit émerger depuis déjà un certain temps et qui conviendrait bien est celui de "convivialité".

4) La convivialité en lieu et place de la tolérance
a) Qu'est-ce que la convivialité?
"Convivialité" vient des racines latines con (avec) et vivere (vivre); c'est donc littéralement un vivre-ensemble par le partage de choses communes. La convivialité est un concept qui admet, à l'opposé du libéralisme culturel, qu'il existe bien le noyau d'une morale commune à toutes les cultures par delà tout ce qui peut les différencier par ailleurs. Elle constitue non pas seulement un contenu théorique mais encore plus fondamentalement un mode vie dont le care et le don sont les deux ingrédients essentiels. La convivialité fait le pari d'un pluriversalisme, c'est--à-dire associer la pluralité des cultures avec le noyau de leur universalité qui les rassemble en une même humanité. Il faut d'ailleurs bien être conscient que, d'un point de vue strictement génétique, jamais la diversité humaine n'a été aussi réduite depuis les débuts du processus d'hominisation autour de trois millions (sauf, peut-être, sous réserve de découvertes ultérieures, la période de l'homo erectus autour de deux millions d'années). Il y a toujours eu différentes espèces d'humanité dont seule la lignée de l'homo sapiens s'est prolongée jusqu'à nos jours, les autres s'étant éteintes, pour des raisons que la paléoanthropologie est en l'état incapable de bien expliquer, autour de 40 000 ans. Ainsi, génétiquement, la distance entre un Noir et un Blanc vivants aujourd'hui est bien moindre qu'entre un Sapiens et un Néanderthal, par exemple.
Ce qui nous intéresse ici, c'est de retrouver cette proximité biologique sur le plan culturel, à partir du concept de convivialité; il a réuni une quarantaine de chercheurs et militants de tous les coins du monde autour du Manifeste convivialiste. On y retrouve les deux ingrédients essentiels d'une commune morale humaine dont on a parlé ici:"Le care et le don sont la traduction en actes, concrète et immédiate, de l'interdépendance générale du genre humain." (Manifeste convivialiste, p. 24) L'interdépendance appelle la réciprocité, autrement dit, des rapports symétriques d'égaux à égaux. Dans des relations conviviales il n'est pas question de distinguer des dominants et dominés ou des luttes pour le pouvoir. Le grand défi qu'il faut alors relever, c'est d'étendre la convivialité à l'échelle planétaire. On peut mieux le reformuler encore. L'interdépendance du genre humain est déjà un fait objectif avec la globalisation. Prenons simplement la sphère de la production. Ce que je produis est pour d'autres êtres humains et ce que je consomme vient de la production d'autres êtres humains. Ce qu'il s'agirait de faire, c'est de traduire cette interdépendance objective sur le plan subjectif de notre développement personnel. La globalisation libérale a conduit à ce fait paradoxal d'associer une interdépendance objective de tous avec tous avec un isolement subjectif des individus les uns par rapport aux autres.
Il ne faut pas se cacher le fait que les obstacles à surmonter pour parvenir à réduire ce fossé sont considérables. Nous sommes ici renvoyés, de façon très générale, à un des problèmes majeur de notre civilisation dont j'ai déjà eu l'occasion de parler sur ce blog. Le fait est, comme le philosophe et sociologue Georg Simmel l'avait déjà très bien observé à la fin du XIXème siècle, que le processus de la culture à l'époque moderne, et ce dans tous les domaines, obéit à un double mouvement, objectif et subjectif, dont l'un tend à aller à l'inverse de l'autre. A mesure que la culture objective se développe toujours plus ("le monde intelligent" dont parle aujourd'hui la propagande publicitaire d'IBM), la culture subjective des individus, en revanche, stagne voir régresse franchement comme le montre tout un ensemble d'indicateurs. C'est ce hiatus (décalage) qu'il faut absolument arriver à réduire autant que faire se peut au nom de l'avenir même de l'humanité; ici, en particulier, le problème se pose donc dans les termes de parvenir à réduire l'écart entre l'interdépendance objective des populations de la terre et leur développement subjectif qui tend de plus en plus à se clôturer dans des assignations identitaires figées d'ordre religieux, ethnique, racial, sexuel, etc.
On a donné ici quelques outils qui semblent précieux et même, à mon humble avis, indispensables pour entreprendre cette tâche considérable. Ils sont rassemblés dans la notion de convivialité. Il sera encore plus éclairant de remonter à l'origine de son introduction dans le champ des sciences humaines et de la philosophie. C'est à Ivan Illich qu'on le doit avec en particulier en 1973 la parution de son ouvrage de référence, Tools for Conviviality (Outils pour la Convivialité). Il y est donc question d'outils ce qui nous amène tout de suite à une des distinctions clés que fait Illich entre des outils conviviaux et d'autres qui ne le sont pas:"Ces outils peuvent se ranger en une série continue avec, aux deux extrêmes, l'outil dominant et l'outil convivial." (Illich, La convivialité, p. 28) Une illustration d'une grande portée de cette polarité, c'est la télévision relativement à ce qu'elle a remplacé dans les foyers à partir des années 1950. Autrefois, le meuble central des maisons, c'était la grande table familiale en bois massif. C'était le type de l'outil convivial qui fait que toute la famille se retrouvait autour d'elle pour engager la conversation. Avec l'introduction de la télévision, c'est le type de l'outil dominant qui devient central. Il y a une relation fondamentalement asymétrique entre le poste qui concentre tout le côté actif et les téléspectateurs passifs qui sont désormais devenus muets, juxtaposés les uns à côté des autres sans plus de relations directes entre eux. La télévision, c'est l'incarnation type de la civilisation libérale. Mais elle n'est qu'un cas particulier, même si c'est un des plus importants, de l'ensemble du développement des sociétés industrielles modernes qui s'est fait en mettant presque tout l'accent sur la mise au point d'outils dominants anti-conviviaux. Je vais en analyser un en particulier qui est particulièrement significatif de ce point de vue.

b) Facebook le dispositif anti-convivial par excellence 
J'aurais pu prendre bien d'autres exemples. Si je me réfère à celui-ci, c'est en raison de l'ampleur planétaire qu'il prend désormais affectant des milliards d'êtres humains. La propagande de Facebook dira evidemment tout le contraire. Elle le présente comme un réseau  d'"amis" censé promouvoir les connexions sociales et rapprocher ainsi les gens des quatre coins du monde. Je soutiens que nous avons là le type du mensonge total et universel tel qu'il a pris forme à notre époque depuis la première moitié du XXème siècle avec l'avènement des moyens de communication de masse. Un mensonge qui repose sur la négation des faits les plus évidents. J'ai déjà eu l'occasion de traiter de la toxicité de Facebook en exposant trois raisons qui en font quelque chose de terriblement toxique dont les gens ont toutes les peines du monde à se défaire. Je parlerai seulement un peu de la seconde après en avoir rajouter une quatrième que voici.
Cette raison est au coeur des effets anti-conviviaux que génère les dispositifs de Facebook et précisément ceux-ci: "En effet, les algorithmes de Facebook fonctionnent de manière à nous mettre en relation le plus possible avec des personnes qui partagent nos idées. Et d'ailleurs, nous résilions en priorité les personnes qui n'ont pas nos opinions." (Michaël Stora, Pourquoi nous sommes incapables de quitter Facebook: le regard d'un psy) Puisque les utilisateurs ont la gracieuseté de donner gratuitement à Facebook leurs données personnelles, c'est un jeu d'enfant pour lui de mettre au point de tels algorithmes. Ils convergent donc tous pour durcir les cloisonnements culturels, politiques et moraux entre les individus. C'est l'antithèse complète de la convivialité. Les informations nous arrivent ainsi filtrées en fonction de nos préférences de telle sorte qu'elles ne viennent que renforcer nos positionnements idéologiques sans permettre la moindre distance critique nécessaire à l'égard de ce que l'on croit. Rien que sur le plan politique, c'est la ruine de tout débat démocratique. Au bout du compte, le genre d'attitudes anti-conviviales que cela induit se répand dans la vie quotidienne et bien réelle celle-là:" Enfin, je constate de manière générale que l'usage des réseaux sociaux et de Facebook en particulier nous rend de plus en plus incapables de supporter les désaccords." (ibid.)  Dès qu'on se sent contrarié, on coupe net aussi facilement qu'on ferme une page du navigateur web. La triple séquence que nous avions évoqué du parler-écouter-répondre comme prototype du faire-société est littéralement pulvérisée par de tels dispositifs.
On pourrait prendre n'importe quel autre grand réseau numérique et nous serions ramenés sensiblement au même point. Prenons un des autres grands monstres qui vampirise aujourd'hui l'Internet, Google, celui-là même qui héberge ce "blog", et sa chaîne de vidéos Youtube. Quand on la parcourt, on se rend assez vite compte que l'attitude générale des visiteurs se situe autour de la moyenne pouce vers le haut ou vers le bas, on n'aime ou pas autrement dit; pas de troisième terme possible, si on voulait donner un avis nuancé, ce qui est pourtant la base de tout mode de pensée dialectique pour établir une discussion sérieuse sur la base d'un ethos convivial. Ce à quoi on ne pense peut-être pas, et qui est pourtant assez évident une fois qu'on a mis le doigt dessus, c'est que le canevas, pouce vers le haut ou vers le bas, nous vient des jeux du cirque qui sévissaient du temps de l'Empire romain, et d'autant plus qu'il se dirigeait vers sa décadence: soit la foule tournait son pouce vers le haut et le gladiateur avait la vie sauve, soit c'était vers le bas et on le mettait alors à mort. Que nous en soyons aujourd'hui rendus à ce niveau moyen d'humeur (car il ne s'agit même plus d'opinions qui pourraient se formuler dans un discours) sur ce genre de réseaux numériques, situe malheureusement assez bien la déglingue anthropologique induite par ces dispositifs présentés comme des merveilles du Progrès.
D'où la nécessité qui s'impose de mettre entre guillemets le terme "sociaux" quand on parle de "réseaux sociaux" de ce type: en réalité, ils génèrent bien d'avantage d'effets asociaux. C'est un exemple parmi tant d'autres du novlangue (terme inventé par George Orwell pour exprimer le langage qui véhicule le règne du mensonge universel et total dans son roman 1984) qui prolifère partout aujourd'hui. J'avais donc déjà expliqué l'autre raison que j'évoquerai ici et qui complètera bien la précédente. Elle tient au fait que Facebook et Internet sont deux choses complètement opposées de telle sorte que nous avons en réalité quitté Internet quand nous entrons sur le réseau Facebook. Cela peut surprendre mais ce n'est pas moi qui le démontre; c'est un informaticien particulièrement pointu sur toutes les questions qui touchent à l'Internet, Benjamin Bayart (voir à partir de 54'30, dans l'extrait de cette conférence faite à Sciences po, Qu'est-ce qu'Internet, pour un aperçu; notez bien que cela a lieu à Sciences po; nos dirigeants ne sont pas encore complètement stupides; ils se rendent bien compte que les bataillons qui formeront les futures élites de la nation ont besoin de recevoir une instruction un tant soit peu sérieuse.) Ce que j'en tire pour notre sujet, c'est qu'autant l'Internet est structuré d'une façon qui rendrait possible la convivialité (comme quoi tous les dispositifs de l'ère industrielle ne sont pas conçus sur le même moule), autant Facebook est construit sur des principes anti-conviviaux. Internet est un réseau qui a trois propriétés essentielles: il est acentré, neutre et symétrique. On peut laisser ici de côté la question de la neutralité. La symétrie est un concept clé de la convivialité comme nous l'avons déjà montré; elle induit un lien de réciprocité entre gens qui se considèrent comme égaux. Le réseau Internet permettrait ce type de relations; c'est ce qu'on appelle en anglais le "peer-to-peer" (de pair à pair ou d'égal à égal). Facebook est tout au contraire un réseau structurellement asymétrique et centralisé comme l'avait été le minitel. Toutes les connexions convergent vers un serveur centralisé qui collecte les données. La relation est radicalement asymétrique: pour reprendre les termes d'Illich, c'est le type même de l'outil dominant qui aujourd'hui vampirise l'Internet avec d'autres géants de la même espèce. Dans ces conditions, il ne peut être question ici non plus de parler de convivialité sans se couvrir de ridicule.

c) Faire valoir l'intolérance à l'égard de la stupidité
 Il va rester une dernière chose importante à préciser. On ne peut pas être convivial avec tout le monde; ça serait trop beau. Il y a déjà une raison élémentaire à cela qui va nous conduire à dire que ce que l'on peut retirer finalement du concept de tolérance, c'est quelque chose de sa forme négative. Une certaine dose d'intolérance est absolument nécessaire, mais non pas, comme pouvait le penser Locke en son temps, à l'égard des athées, mais contre un autre type bien déterminé d'individus. On peut justifier cette exigence en partant de ce qu'exposait avec un certain humour noir l'historien de l'économie Carlo M. Cipolla, sous la forme de la deuxième loi fondamentale de la stupidité humaine, qui veut que le taux d'individus stupides, aussi surprenant que cela puisse paraître, est invariant quelque soit la société considérée, l'époque historique, la classe sociale, la race, le sexe ou même le niveau d'études, etc.:"la fraction de gens stupides est une constante qui n'est affectée ni par le temps, ni par l'espace, ni par la race ou la classe, ni par aucune autre variable socioculturelle ou historique." (Cipolla, Les lois fondamentales de la stupidité humaine, p. 62) Un individu stupide est à distinguer du simple crétin. Il se situe encore un cran au-dessus sur l'échelle de la bêtise humaine; c'est même son point culminant. A la différence du crétin qui n'est nuisible que pour lui-même et dont les autres peuvent tirer profit, l'individu stupide sera non seulement nuisible pour-lui-même mais, de surcroît, pour les autres aussi. Je l'avais déjà évoqué dans la première partie en me référant à l'idiot procédurier des temps actuels qui lui a donné une nouvelle forme.
 L'individu stupide est, conformément à la cinquième loi que formule Cipolla, le plus dangereux; encore d'avantage qu'un brigand; ce dernier, même s'il cause du tort aux autres, en retire des avantages pour lui-même (à condition qu'on ait affaire au brigand à tendance intelligente toutefois) ce qui équilibre le bilan global gain/perte (analyse qui reste cependant très insuffisante; Cipolla, en bon économiste de son temps, n'intègre pas dans sa comptabilité la destruction des liens sociaux que génère l'activité du brigand ce qui fait qu'en réalité son bilan pour la société est largement négatif). Par conséquent, l'individu stupide est celui à l'égard duquel la société doit le plus se protéger pour neutraliser son potentiel de nuisances. C'est à ce point qu'il faut faire valoir absolument l'intolérance pour la stupidité. La tolérer, c'est faire preuve d'intolérance à l'égard de l'intelligence et surtout c'est laisser aller la société à sa ruine. L'intelligence forme avec la stupidité la plus complète polarité (opposition): le type de l'intelligent est celui qui sait faire des choses bénéfiques à la fois pour lui-même et les autres. Le degré de tolérance d'une société à l'égard de la stupidité mesure très précisément sa prospérité ou, au contraire, son déclin. La grande différence dans les deux cas n'est donc pas du tout qu'il y aurait plus de stupides dans la société en déclin, conformément à la deuxième loi de Cipolla; elle est que, dans ce dernier contexte, on leur laisse un champ d'action beaucoup plus étendu ce qui les rend libre d'exprimer tout leur potentiel de nuisances. Tout à l'inverse, une société prospère est celle où le type de l'intelligent aura le plus d'influence et le stupide tenu fermement en bride (en laisse). Cette loi rejoint tout à fait les conclusions d'un paléo-anthropologue comme B. Hayden qui résumait l'ensemble de ses recherches sur l'évolution des sociétés humaines depuis la nuit des temps en prétendant que 90 % des problèmes qui se sont posés à l'humanité l'ont toujours été par 10 % de la population. Se trouve ici à sa place tout le mépris qu'avait l'écrivain Paul Claudel pour la notion de tolérance lorsqu'il tranchait ainsi la question de sa valeur:"La tolérance? Il y a des maisons pour cela!" (Les maisons de tolérance étaient autrefois dévolues aux activités de prostitution) Une société prospère aura l'intelligence nécessaire pour savoir être intolérante à l'égard de la stupidité et tenir fermement en bride les 10 % de Hayden. C'est à chacun de juger ce qu'il en est de notre société actuelle vu sous cet angle. J'ai de sérieuses raisons de penser, personnellement, d'après une longue série d'arguments développés un peu partout sur ce site, que nous soyons bien d'avantage dans la configuration d'une société en déclin. Je me contenterai simplement de convoquer ici une dernière fois la figure de l'idiot procédurier dans laquelle l'individu stupide trouve aujourd'hui merveilleusement à s'incarner. La judiciarisation de la société lui laisse le champ grand ouvert dans ce registre, comme dans bien d'autres, pour exprimer tout son potentiel de nuisances.
 Reste, néanmoins, que cette loi fondamentale de la stupidité humaine, quoiqu'elle ait été formulée, sous une forme ou une autre, par d'éminents spécialistes de l'histoire humaine, ne laisse pas d'être problématique, déjà pour cette raison majeure: ce que l'anthropologie nous a appris, c'est qu'une des règles de base qui gouverne l'organisation politique des sociétés primitives est celle de l'unanimité: toutes les décisions, jusqu'aux plus importantes, étaient toujours prises avec l'accord de tous. Or, il semble assez intuitif de penser que c'est là le genre de procédure institutionnelle qui serait idéale pour permettre à la fraction des stupides d'exprimer tout leur pouvoir de nuisance, puisqu'il pourrait bloquer de cette façon toutes les décisions qui seraient avantageuses pour l'ensemble de la société. Et pourtant, il semble bien que de telles communautés humaines ont pu fort bien fonctionner pendant longtemps jusqu'à ce que les colonisateurs blancs arrivent pour les détruire. C'est là un problème qu'on laissera ouvert, faute d'avoir les moyens de le résoudre...

Conclusion
- Le principe de tolérance a pu avoir une certaine validité dans un contexte historique bien délimité, celui de mettre fin aux guerres de religion qui avaient ravagé l'Europe à une certaine époque (XVI-XVIIème siècles).
-Mais il devient éminemment problématique dès lors qu' il prétend s'ordonner à un projet de libéralisation ou de privatisation de la morale. A partir de là, il doit engendrer logiquement les effets contraires à ses bonnes intentions de départ.
- La forme qu'il prend aujourd'hui, celle de la lutte antiraciste, est le type même du combat qui ne fait que renforcer ce contre quoi il prétend lutter ce que l'on comprend bien si on le resitue dans son contexte historique, celui de l'abandon par la gauche des classes populaires.
-Le cosmopolitisme par le bas qu'il s'agit de substituer à la lutte antiraciste doit obligatoirement relever le défi de déprivatiser la morale pour redonner une base commune aux gens venant des horizons culturels les plus divers pour faire-société. Les morales du care et du don qui conduisent au concept de convivialité en lieu et place de celui de tolérance me semblent indiquer les voies les plus prometteuses pour y parvenir.
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