La religio: legere et ligare
L'autre origine religieuse de la monnaie dévolue aux paiements sacrificiels ne peut donc être séparée de son origine sociale, hors économie. Avant d'en venir à la nature précise de ces paiements, il faut d'abord en passer par une compréhension, au moins élémentaire, de ce qu'il faut entendre ici par "religion". Comme d'habitude, pour le comprendre, il faut repartir de l'étymologie. "Religion" vient du latin religio qui a, en réalité, deux sens possibles, entre lesquels même les savants n'ont pas su trancher: " Que signifie religio? On en discute depuis l'antiquité. Les anciens déjà n'étaient pas d'accord; les modernes restent divisés." (Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes) Cette double étymologie possible renvoie à legere aussi bien qu'à ligare. C'est la seconde qui a trait à la question de l'institution des paiements sacrificiels, non pas que la première serait moins à prendre en considération. Si la question de l'étymologie est indécidable, c'est d'abord parce que les deux possibles renvoient, à chaque fois, à quelque chose d'essentielle à la vie humaine qui a fait dire à l'anthropologie que le fait religieux est au fondement des sociétés humaines:"La primauté du religieux a été décelée très tôt par les fondateurs de l'anthropologie..." (Lucien Scubla, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 52)
C'est ce qui fait que le religieux, malgré tout ce que la modernité a pu en critiquer et en détruire, peut bien être considérée légitimement comme un invariant anthropologique, une forme universelle de la culture sans laquelle on ne voit plus bien comment une vie proprement humaine serait encore possible. D'abord, le "legere" relève de l'ordre du soin que nous prenons à l'égard de certaines choses. C'est ce sens que l'on a en vue quand on dit de quelqu'un qu'il écoute religieusement: il le fait dans le recueillement et l'attention prise à écouter ce qui est dit. Le contraire du legere, c'est le neg-ligo, la négligeance, le fait de ne pas se soucier de quelque chose ou de quelqu'un. S'il s'agit bien là
d'un fondement de toute culture, c'est déjà pour cette raison élémentaire que la vie humaine a besoin qu'on la recueille suivant les modalités du legere en raison de son caractère profondément néoténique.
Le ligare est ce par quoi va commencer à s'articuler précisément la religion avec l'institution des paiements sacrificiels. J'ai déj eu l'occasion de donner le sens du ligare latin en le tirant du terme "intelligence", qui lui aussi renvoie aux mêmes origines linguistiques, inter (entre) et ligare (lier). L'intelligence, la capacité d'établir des liens entre les choses en apparence les plus éloignées les unes des autres et la religion au sens du ligare renverraient alors à la même étymologie. C'est de là aussi que vient primitivement, par opposition, comme on l'a vu dans la partie précédente, le sens
du dia-bolique qui divise comme étant l'antithèse parfaite du ligare qui relie. C'est pourquoi, dans la Bible, le dia-bolus en latin, le dia-bolon en grec, est celui qui sème la discorde entre les êtres, comme le serpent de la Genèse, dans le premier livre, qui jette (ballein) la zizanie entre l'homme et la femme, la source de tous les malheurs ultérieurs dont souffrira l'humanité. Comme en témoignait la grande clairvoyance de Goethe, si l'on veut comprendre le chaos qui règne dans les relations humaines, il faut revenir à sa racine première se perdant dans la nuit des temps qui est la discorde entre l'homme et la femme.
Toute chose, parce qu'elle ne peut exister qu'en étant connectée à la totalité, est religieuse au sens du ligare, et l'humain, évidemment, n'échappe pas à la règle: comme le formulait le philosophe Baruch Spinoza (XVIIème siècle), les humains délireraient complètement s'ils s'imaginaient former un empire dans un empire et être déconnectés du tout de l'univers. Un autre philosophe américain Paul Goodman, du XXème siècle, qui n'avait pourtant absolument rien d'un catholique réactionnaire, bien au contraire, pouvait ainsi caractériser l'absence de religiosité de l'individu moderne isolé et par conséquent vidé de sa force:"Mais que ces fils viennent à être rompus, l'homme n'est plus alors ni relié, ni religieux; aliéné de tout, il se détache, se vide de sa force, et, pantin soudainement inanimé, ne peut que mourir à lui-même." (cité par Bernard Vincent, Paul Goodman et la reconquête du présent, p. 102)
Nature et destination des paiements sacrificiels
L'institution des paiements sacrificiels à vocation religieuse doit donc être compris, ici aussi, de la même façon que pour le paiement de la fiancée vu dans la partie précédente, comme un dispositif symbolique qui tisse les liens. Il le fait suivant trois branches s'entrelaçant de façon inextricable (non séparable): celle liant verticalement la société à des êtres surnaturels, celle liant longitudinalement les générations entre elles par delà la mort, et, enfin, celle liant les vivants horizontalement entre eux.
Ici aussi, cette triple intégration resterait impensable pour l'être humain en l'absence de symboles que vont constituer les unités monétaires dévolues aux paiements sacrificiels. Comme toujours, l'étymologie est parlante, celle, en particulier du verbe anglais"to sell" (vendre) qui vient du gothique saljan qui signifiait, "offrir en sacrifice à une divinité." (Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes) Systématiquement, chaque fois que nous faisons ce travail sur le langage, nous voyons apparaître de la façon la plus claire possible, l'origine non économique de la monnaie. Il est bien évident, si l'on a intégré ce fait élémentaire, que ces paiements sacrificiels n'ont, comme celui de la fiancée, absolument rien à voir avec le fait d'acheter quelque chose suivant une logique marchande. On aperçoit bien l'abîme qui nous sépare de ces usages monétaires primitifs puisque nous avons prétendu pouvoir réduire la monnaie à n'être qu'un phénomène purement économique.
Voyons maintenant précisément à qui ou à quoi sont destinés ces paiements sacrificiels. Les sociétés primitives distinguaient trois grandes catégories d'êtres surnaturels. Les premiers, les être célestes gouvernent les phénomènes cosmiques. Les seconds sont les Grands Esprits qui peuplent la nature. Et les troisièmes sont les esprits des morts qui se subdivisent eux-mêmes en deux sous-catégories, les proches et les lointains. Commençons par cette remarque essentielle, que ces êtres surnaturels sont les véritables propriétaires des biens qu'il donnent aux vivants, c'est-à-dire, ni plus ni moins le tout de la vie. Et rappelons nous ici, ce que nous avions dit dans la partie précédente, à propos du don de la fiancée, sur la distinction entre les choses profanes et les choses précieuses. Les premières peuvent s'aliéner par la vente; dans ce cas, celui qui les reçoit en devient le propriétaire et n'est donc pas tenu de les rendre. Et d'autre part, il y a les choses précieuses que l'on donne mais dont on conserve la propriété; dans ce cas, le donataire ne doit donc surtout pas les garder pour lui mais les faire circuler. Les dons des êtres surnaturels relèvent donc de cette dernière catégorie. C'est ce qui enclenche la dynamique perpétuelle des dons-contre dons circulant aussi bien entre les vivants qu'entre eux et les êtres surnaturels dans les rituels religieux. On comprend bien, partant de là, pourquoi Marcel Mauss pouvait dire de ces êtres surnaturels que "ce sont les véritables propriétaires des choses et des biens du monde. C'est avec eux qu'il était le plus nécessaire d'échanger et le plus dangereux de ne pas échanger." (Cité par Maurice Godelier, L'énigme du don, p. 45) Cette proposition appelle trois remarques. D'abord, le terme d'"échange", utilisé ici par Mauss, pour celles ou ceux qui ont intégré une connaissance élémentaire des principes d'intégration économique que j'ai déjà étudié par ailleurs, ne doit evidemment pas être pris au sens de l'échange marchand. Le fait est que Mauss entend ici ce terme en un sens beaucoup plus étendu que celui que je lui avais donné en en faisant le principe d'intégration économique dominant des sociétés de marché. Il faut prendre le terme d'"échange", dans ce contexte, en un sens réciprocitaire qui est celui d'un cycle de dons-contre dons, un échange de cadeaux, qui ne peut jamais se clore. Par ailleurs, on comprend bien pourquoi c'est avec ces êtres surnaturels qu'il est "le plus nécessaire d'échanger" puisque ce sont eux les véritables propriétaires des biens que l'on trouve dans la nature. Ne pas s'engager avec eux dans un cycle de dons sous forme de paiements sacrificiels, ce serait tout simplement tarir la source féconde de toute vie. On comprendra donc très naturellement pourquoi Mauss disait encore que c'est avec eux qu''il est "le plus dangereux de ne pas échanger." (Cité par Godelier, ibid., p. 45) Et encore Mauss finissait d'ajouter qu"inversement, "c'était avec eux qu'il était le plus facile et le plus sûr d'échanger." (ibid., p. 45) On n'avait pas à avoir la crainte qu'ils garderaient pour eux le contre don fait par les vivants, comme cela risquait toujours de se passer avec ces derniers.
Précisons maintenant la nature exacte de ces paiements sacrificiels suivant cette formule qui va à l'essentiel: "Sacrifier, c'est offrir en détruisant ce que l'on offre." (Godelier, ibid., p. 46) On voit ici, dans toute sa clarté, le caractère totalement anti utilitaire et anti économique de tels paiements: les richesses ne sont absolument pas faites pour être accumulées mais pour être détruites ce qui nous situe bien à des années-lumières de l'imaginaire moderne. Pour celles ou ceux qui ont pu lire le paragraphe consacré au don agonistique dans un sujet de dissertation que j'avais traité, ils pourront faire le lien avec l'institution du potlach au sein de laquelle cette pratique va se répliquer horizontalement entre les vivants eux-mêmes. Le potlach se manifeste, de la même façon, par la destruction des richesses qui sont données; c'est un jeu de "à qui perd gagne": c'est celui qui donnera le plus qui écrasera les autres de sa générosité et validera ainsi sa position dominante. C'est à partir de là que nous basculons dans un nouvel univers où se verticalisent les relations entre vivants en rupture avec le don réciproque et égalitaire des sociétés primitives. On aura l'occasion, plus bas, d'en préciser les modalités car il s'agit bien là d'une étape capitale dans l'évolution des sociétés humaines.
Il faut donc aussi distinguer les paiements consentis aux esprits des défunts; ils se subdivisent en deux sous catégories: celle des récents défunts qui viennent de mourir et celle des anciens défunts, les ancêtres. Ces paiements tissent donc symboliquement les liens de façon longitudinale entre les générations par delà la mort. Il y a là une nécessité qui s'impose à n'importe quelle société d'avoir un horizon de temps s'étendant bien au-delà du seul instant présent pour lier entre elles les générations par delà la mort. C'est ainsi seulement que peut se faire la transmission des choses sacrées de génération en génération. A la différence des choses précieuses, elles ne peuvent jamais être données mais constituent, comme Godelier l'avait soutenu, ces points fixes autour desquels vont pouvoir se tisser les réseaux de dons et d'échanges. Les biens ne peuvent circuler que pour autant qu'ils tournent autour d'un repère fixe comme la course des planètes se fait par référence à la position immobile du soleil (qui ne l'est pas, en réalité, mais peu importe ici). En ce sens, aucune société ne pourrait se passer de la catégorie religieuse du sacré ce qui est encore une autre façon de comprendre pourquoi l'anthropologie a soutenu que le religieux est au fondement des sociétés humaines.
La meilleure illustration que je connaisse de l'étendue des liens qui sont ainsi tissés symboliquement par les paiements consentis aux morts, dans les sociétés primitives, que j'ai déjà eu l'occasion de donner, est celle des indiens Iroquois qui, d'après Jean-Michel Servet, prenaient les décisions importantes pour la communauté en se projetant sept générations plus tard dans le temps. Un des drames des sociétés actuelles qui les conduit droit à l'abîme c'est justement qu'elles ne disposent plus de tels dispositifs symboliques qui permettraient de tisser les liens intergénérationnels par delà la mort. Pour apercevoir les conséquences dévastatrices de la destruction que la modernité a fait de tels dispositifs, il suffit de prendre en compte les politiques conduites par tous les grands gouvernements du monde qui visent à relancer (de toute façon en vain) la croissance économique. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'une telle croissance obéit à la logique d'un développement exponentiel qui lui donne l'aspect d'une folle démesure. Comme l'a calculé l'économiste Serge Latouche, avec un taux de croissance ridiculement faible de 2% par an, le P.I.B. (Produit Intérieur Brut) croîtrait de 160 millions de milliards en deux milles ans rendant inimaginables les conditions d'existence des futures générations. Ce fait élémentaire tend à devenir tout simplement psychiquement impensable pour nous qui vivons aujourd'hui. Notre époque actuelle se caractérise par un tout nouveau régime de la temporalité, le "présentisme" comme l'a qualifié l'historien François Hartog, qui traduit un complet
aplatissement de l'épaisseur temporelle des choses réduites au seul instant présent: la spéculation financière hyper court-termiste, les chaînes d'information en continu, les réseaux dits "sociaux" (qui, en réalité, produisent bien d'avantage des effets asociaux...) informatiques qui ne réagissent qu'aux événements dans l'immédiateté pour aussitôt les oublier, etc., tout conspire, dans ce nouveau régime de la temporalité des sociétés actuelles, à fermer l'accès au passé aussi bien qu'à l'avenir alors même que se fait toujours plus pressante la nécessité de renouer le fil des liens intergénérationnels du fait des seuils critiques franchis dans la dégradation des bases vitales de l'existence.
Au grand jamais, les sociétés primitives comme celle des Iroquois n'auraient pu verser dans une telle folie d'une croissance sans limite de leur économie. Elles avaient les dispositifs symboliques qui leur permettaient d'être liées aux générations lointaines aussi bien celles du passé que celles
de l'avenir qui fait que ce qu'on fait ou décide à un instant t sera d'abord conditionné par ce qu'il en résultera pour les générations lointaines car, en réalité, dans ces sociétés, les générations futures sont perçues comme la réincarnation des générations passées. D'autre part, les deux sous-espèces de défunts ne sont pas cloisonnées de façon étanche. Avec le temps, les récents défunts finissent par rejoindre le groupe des ancêtres en perdant leur nom propre. Le paiement adressé aux récents défunts vise essentiellement à pacifier la relation avec lui. Le mort est en effet perçu comme menaçant, particulièrement pour ses proches qui peuvent être tenus comme responsables de son décès. Le paiement sacrificiel vise à conjurer la menace d'une vengeance éventuelle et à garantir la paix entre les vivants et les morts. Ici aussi, comme nous avions commencé par le souligner dans la partie précédente, le paiement est conforme à son sens étymologique de "pacare", pacifier, apaiser. Pour ce qui est des lointains défunts, les ancêtres, il faut bien comprendre leur statut: ils constituent l'âme collective de la tribu, ce qui en fait une totalité, un tout qui forme société. Ils sont, plus précisément encore, la source de vie de la tribu. Ce qu'ils donnent donc est au moins aussi précieux que les dons de femmes. C'est pourquoi s'engagent avec eux une relation de dette de vie inéliminable du même ordre que celle qui résulte horizontalement du don des femmes entre vivants. Là aussi, les paiements ne pourront jamais solder la dette de vie mais viseront, tout au contraire, à l'entretenir pour que les ancêtres continuent d'être la source féconde de la vie du groupe. Cela apparaît dans toute sa clarté avec le mythe fondateur de la société des Wodani de Papouasie occidentale. Il relie la naissance et le développement de la culture des jardins à l'auto-sacrifice d'un ancêtre primordial Buba, auto-sacrifice que la collectivité reproduit de façon récurrente sur le mode symbolique par les paiements sacrificiels consentis à cet ancêtre. On voit bien ici que le paiement de la fiancée et le paiement sacrificiel dévolu à l'ancêtre obéissent rigoureusement au même schéma. Dans les deux cas, les paiements en biens précieux et dénombrables ne sauraient jamais liquider la dette de vie. Ici aussi, ce qui est reçu comme don de l'ancêtre primordial, la source de la subsistance de la société, est sans commune mesure avec les paiements sacrificiels en retour, qui doivent, pour cette raison, être indéfiniment renouvelés.
Il en va rigoureusement de même pour les paiements adressés aux Grands Esprits. Ceux-ci sont aussi la source féconde de la vie que l'on trouve dans la nature sous forme de produits de la chasse et de la cueillette. Pour que la nature puisse continuer à être perpétuellement cette source féconde de vie, il faut entretenir, de façon récurrente, à travers les grands cycles des rituels religieux qui scandent l'année, la dette de vie par les paiements sacrificiels. Il n'est pas bien difficile d'apercevoir tout de suite qu'au grand jamais ces sociétés ne se seraient permises de traiter la nature comme un stock de matières premières à exploiter sur la base d'une manipulation technicienne du monde, comme les temps modernes l'ont inauguré. Les biens précieux sacrifiés sont le plus souvent des animaux comme des cochons. Cela peut très bien se comprendre si l'on voit que seul le contre don d'une vie peut être à la mesure de la vie qui est constamment donnée. Les cochons sacrifiés le sont lors de deux grands types d'événement: d'une part, les paiements adressés à la collectivité des ancêtres et aux Grands Esprits. D'autre part, pour tout ce qui touche les grandes étapes du cycle de vie d'un individu: naissance, initiation (qui est toujours perçue comme une renaissance, une seconde naissance par quoi l'individu fait son entrée dans la sociétés des adultes), mariage, maladie grave et décès. On voit donc bien que, comme toujours, les paiements mettent en jeu une dette de vie qui ne peut jamais être
liquidée mais qu'ils sont, au contraire, chargés d'entretenir.
Retour de don vs prêt à intérêt
Comme Marcel Mauss l'avait bien relevé, ces paiements sacrificiels ""portent au suprême degré" l'économie et l'esprit du don car "ces dieux qui donnent et rendent sont là pour donner une grande chose à la place d'une petite."" (Cité par Godelier, L'énigme du don, p. 46) C'est effectivement tout l'esprit du don qui est concentré là et porté à son niveau le plus élevé. Dans les trois séquences du donner, recevoir, rendre, la dernière est toujours censée retourner plus que ce qui a été reçu, pour entretenir, de cette façon, la dette de vie, et faire en sorte que le premier donateur continue à être cette même source féconde du don de la vie. D'où une énorme confusion qu'a commis la pensée moderne à ce sujet qu'il faut dissiper. Elle a cru voir ici non pas du don mais une forme primitive du prêt à intérêt que les banquiers modernes font: là aussi, ceux-ci reçoivent, en retour, plus que ce qu'ils ont cédé. Mais, déjà on remarquera que ce n'est évidemment pas pour détruire la richesse qu'ils peuvent ainsi accumuler! Que le retour de don et l'intérêt payé à un créancier soient deux choses complètement différentes qui peuvent néanmoins facilement être confondues, c'est ce que montre ce fait qu'au Moyen Age, une des façons pour les banquiers de contourner l'interdit de l'usure prononcé par l'Eglise (l'usure étant l'intérêt lui-même que l'argent prêté doit rapporter), était de faire passer
l'intérêt versé par le débiteur comme un don librement consenti. La sagesse du Nouveau Testament dans la Bible connaissait cependant très bien l'abîme qui sépare la logique de don de celle du prêt à intérêt:"Si vous ne prêtez qu'à ceux dont vous espérez restitution, quel mérite avez-vous?
Car les pécheurs prêtent aux pécheurs afin de recevoir l'équivalent... Prêtez sans rien espérer en retour et votre récompense sera grande." (Evangile de Luc, VI, 34-35) Le "pécheur" est dans le registre du prêt à intérêt; celui qui suit les prescriptions du Christ est dans celui du don. Le philosophe latin Sénèque, sensiblement à la même époque, lui aussi, avait parfaitement compris cela lorsqu'il disait dans son texte sur Les bienfaits, que dans un authentique rapport de don, le donateur doit tout de suite oublier qu'il a donné et le receveur ne jamais oublier qu'il a reçu. Voilà quelque chose qui est devenue totalement hors de portée de la compréhension de l'esprit cynique des temps actuels qui croit déceler partout les motivations de l'égoïsme vulgaire y compris et surtout dans les actes en apparence les plus généreux.
Continuons de démêler la confusion entre le retour de don et le prêt à intérêt. Que ce soient dans les rapports verticaux avec les êtres surnaturels ou dans les relations horizontales entre les vivants, il ne faut jamais garder pour soi le bénéfice de la circulation du don, ce qui fait qu'il s'accroît à mesure qu'il circule d'avantage, mais le faire retourner à sa source initiale, non pour qu'elle accumule ainsi
la richesse, mais pour qu'elle reste perpétuellement une source féconde de dons. C'est tout le sens du discours du sage Tamati Ranapari dans la culture Maori (actuelle Nouvelle-Zélande):"Vous avez un objet de valeur que vous me donnez. Nous n'avons aucun accord quant au paiement. Voilà que je donne cet objet à quelqu'un d'autre et le temps passe et passe, et cet homme songe qu'il possède là un objet de valeur et qu'il doit me rendre quelque chose en paiement, et ainsi fait-il. Or cet objet de valeur qui m'est donné c'est le produit [hau] de l'objet de valeur qui m'avait été donné par vous auparavant. Il me faut vous le donner. Ce ne serait pas juste que je le garde pour moi; bon ou mauvais, quel qu'il soit, cet objet de valeur, il doit vous être donné par moi. Parce que cet objet est le bénéfice [le hau] de l'autre objet de valeur. Si je gardais par-devers moi cet objet, je tomberais malade [ou mourrais]." (Cité par Marshall Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 214) On peut commencer par relever la structure ternaire de ce circuit de don avec les trois personnes mises en jeu, qui, comme on l'a vu dans la partie précédente, est ce à partir de quoi s'institue l'être social des individus. C'est par l'intervention d'un tiers que le don va croître en valeur, ce que le texte appelle le "hau". Le bénéfice (hau) du don fait se manifeste dans cette règle qui veut que le paiement en retour du don par la tiers personne soit supérieur à la valeur du bien reçu. C'est là que la mentalité de banquier occidental a cru y voir une forme primitive du prêt à intérêt motivé par l'appât du gain, derrière ce qui ne seraient que de puériles superstitions. On en viendrait alors à conclure qu'il
n'existerait rien de tel que ce que nous appelons "don" mais recherche du profit dès les temps les plus reculés de l'histoire humaine. La prétendue "rationalité" de la modernité n'aurait fait que dévoiler au grand jour les véritables ressorts intéressés de l'action humaine que les croyances magico-religieuses avaient voilé jusque là faisant que les humains se seraient illusionnés sur eux -mêmes jusqu'à ce que la modernité vienne enfin tout éclairer de ses lumières. Voilà encore une des manifestations inépuisables du maléfique marteau de l'économie qui nous ensorcelle la tête à nous autres autres, pauvres Occidentaux que nous sommes. En réalité, le donateur initial à qui revient le bénéfice (hau) du don a exactement le même statut, dans le champ des rapports horizontaux entre vivants, que celui du Grand Esprit de la forêt, dans le domaine des relations verticales entre vivants et êtres surnaturels. Dans ce dernier cas, il y aura un hau qui doit retourner à la forêt pour qu'elle demeure une source inépuisable de vie. Ici aussi, tout se fait, suivant une structure ternaire. Ce ne sont pas les chasseurs-collecteurs bénéficiant des dons de gibier et de la cueillette qui effectuent directement les paiements sacrificiels en retour mais un tiers, les prêtres sorciers. La conclusion alors s'impose d'elle même:"Donc, ainsi que nous le soupçonnions, le hau de la forêt est sa fertilité, tout comme le hau du don est sa cru matérielle. De même que dans le contexte profane de l'échange, le hau est le bénéfice d'un bien, de même en tant que qualité spirituelle, le hau est le principe de fertilité. Dans l'un et l'autre cas, le bénéfice acquis par l'homme doit être restitué à sa source - afin qu'elle demeure source. Telle était la haute sagesse de Tanapi Ranapiri." (ibid., p. 220) A défaut de faire cela, celui qui voudrait garder pour lui le hau et s'enrichir aux détriments des autres, risquerait, comme le dit Tanapi Ranapiri, la maladie voir la mort. Pourquoi? Pour y répondre, il faut déjà comprendre la nature précise du type de religion à laquelle nous avons affaire ici.
L'esprit de l'animisme et le don
Si l'on veut comprendre les racines les plus archaïques des rapports de domination qui vont finir par s'instituer dans l'histoire humaine entre classes sociales, ce n'est absolument pas à partir du concept de prêt à intérêt qu'il faut partir. Dans les relations horizontales entre vivants, ce sont ceux qui donnent le plus qui vont à avoir tendance à s'élever au-dessus des autres, et à endosser quelque chose de surnaturel. En étant plus généreux que les autres ils s'incorporent quelque chose de l'essence de ces êtres surnaturels qui eux aussi donnent beaucoup plus en retour des paiements qui leur sont faits. Nous avons ici un nouvel éclairage qui complète celui mis à jour dans la partie précédente qui renvoyait à l'invention du paiement de la fiancée qui, ensemble, permettent de bien rendre compte de la naissance des sociétés à potlach, la racine la plus archaïque des sociétés à Etat se répartissant en classes dominantes et dominées qui nous font basculer dans un univers totalement nouveau.
Ce processus atteint son paroxysme (point le plus extrême) quand le généreux donateur finit par endosser, ni plus ni moins, le statut de dieu comme dans l'Egypte pharaonique ou l'Empire Inca. Il finit ainsi par s'élever tellement au-dessus des vivants qu'il les écrase complètement de ses dons conformément à la formule du don injurieux des Eskimos: "Les dons sont priés d'avaler ceux qui les reçoivent." A partir de là, tout ce que les sujets du Pharaon ou de l'Inca-Inti (le Fils du Soleil) pourront effectuer comme paiement en contre partie de ce que ceshommes divinisés donnent ne pourra jamais en être à la mesure. Ils rentrent dans une relation de domination radicale pour la première fois dans l'histoire humaine. Dans les religions primitives de type animiste, une telle domination est inconcevable; comme le faisait remarquer Philippe Rospabé, dans ces formes les plus primitives de religion, les êtres célestes ne font pas l'objet de paiement sacrificiel car ils sont
considérés comme étant hors d'atteinte pour les vivants. Cette pratique ne verra le jour qu'avec la naissance des premiers polythéismes (religion à plusieurs dieux) et sera portée à son paroxysme avec la naissance des religions monothéistes (un seul dieu). On voit ici encore combien ce passage a représenté un bouleversement radical pour les sociétés humaines et comment il va nécessairement de paire avec la hiérarchisation et verticalisation des relations entre vivants eux-mêmes. Les êtres célestes sont situés tellement haut au-dessus des vivants que ce qui est reçu comme leurs dons ne peut qu'écraser les donataires. Leur incarnation sur terre comme le Pharaon seront de la même façon à une distance verticale incommensurable par rapport à leurs sujets.
On peut ainsi se risquer à comprendre le passage des sociétés primitives où les relations entre vivants ne peuvent pas encore se verticaliser de façon aussi radicale aux sociétés à Etat comme correspondant, sur le plan de l'évolution religieuse de l'humanité, au passage des religions de type animiste aux religions de type polythéiste puis monothéiste. L'animisme est donc la première forme
de religion que l'humanité a pratiqué. On la retrouve typiquement dans la disposition d'esprit des Maori tel qu'elle apparaît clairement dans le récit de Tanapi Ranapiri. L'animisme consiste à doter, aussi bien les objets issus de l'artifice humain que les êtres de la nature d'une substance spirituelle. Ce serait en réalité très superficiel là aussi de n'y voir qu'une superstition grossière propre aux âges primitifs de l'humanité dont nous, gens civilisés, serions sortis depuis longtemps. De cette façon, l'essentiel de ce qui est en jeu en lui nous échapperait complètement. Il faut observer que les pratiques de don, partout et toujours, y compris dans nos sociétés, permettent de faire circuler dans les biens offerts quelque chose de la personne des donateurs. Tout don est avant tout un don de soi-même qui fait que c'est d'abord quelque chose de sa propre substance spirituelle qui circule dans les choses que l'on donne, comme j'ai déjà eu l'occasion d'insister plusieurs fois sur ce point fondamental dans diverses parties de ce blog. Tout est résumé dans la formule du poète Ramuz dans son roman, Farinet ou La fausse monnaie:"On ne donne rien tant qu'on ne se donne pas soi-même." (Cité par Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 297) C'est ce qui fait que, par essence, le don est animiste. Comme on le verra par la suite, ce que la monnaie officielle moderne permettra de faire, pour le meilleur et pour le pire, c'est de neutraliser complètement cette propriété du don en permettant aux choses de s'échanger sans que rien ne circule plus de la personne des échangistes. Pour qu'une telle révolution ait pu s'opérer, il a fallu inévitablement s'attaquer à la mentalité animiste et cela n'a été possible qu'en détruisant son farouche gardien, la sorcellerie.
De la sorcellerie comme verrou à la modernité capitaliste
C'est ici qu'il faut observer le rôle clé qu'a joué la sorcellerie comme le gardien de l'esprit du don dans toutes ces sociétés héritées des temps primitifs, le verrou inviolable pour elles, interdisant rigoureusement d'accumuler pour soi la richesse, auquel devait s'attaquer fatalement la modernité pour faire place nette au progrès et au mouvement en avant perpétuel du capitalisme reposant tout entier sur la logique d'accumulation de la richesse (le capital). Voilà qui va donner un nouvel éclairage à la signification de la chasse aux sorcières qui a été menée en Occident à l'aube des Temps modernes, ce crime de masse de type génocidaire, dont ont été victimes d'abord et avant tout les femmes, comme l'indique l'expression elle-même. On rentre très précisément dans une logique génocidaire à partir du moment où l'on ne persécute plus les gens pour ce qu'ils font mais pour ce qu'ils sont. Ce qui l'illustre bien c'est l'absurdité des preuves qui condamnaient la sorcière au bûcher; nul besoin d'avoir commis un acte répréhensible pour elle; il suffisait que le tribunal ait fait la preuve que c'est bien une sorcière; il y avait différents tests pour cela, dont celui de l'eau: on l'attachait pieds et poings liés puis on la jetait dans l'eau; si elle coulait, ce n'était pas une sorcière,si elle flottait, s'en était bien une (sic). Les Monty Python ont fort bien décrit le non sens de ce genre de "preuves" sur le mode déconnant quileur est propre et reconnaissable entre mille:
J'ai déjà eu l'occasion d'attirer l'attention là-dessus, mais je crois qu'il n'est pas inutile d'y insister tellement les préjugés sont prégnants sur ce sujet. Contrairement à la légende que véhicule la culture officielle, que même les professeurs d'histoire que j'ai eu l'occasion d'interroger là-dessus partagent (c'est dire...), cette chasse aux sorcières ne se situe absolument pas dans ces temps présumés "obscurs" du Moyen Age. Les Monty Python, eux aussi, sont tombés dans le panneau en situant leur scène en plein coeur de cette époque. En réalité, la chasse aux sorcières inaugure l'avènement des Temps modernes, conformément au titre de l'ouvrage d'un historien
universitaire français, Robert Muchembled, consacré à la question: Le roi et la sorcière, l'Europe des bûchers XVe-XVIIIe siècle. Je souligne à dessein les siècles concernés pour remettre l'église au milieu du village. Comme le souligne l'auteur, "la sorcière brûlée était en fait le symbole de la résistance des anciennes traditions [...], un verrou aux mutations sociologiques", qu'il fallait absolument faire sauter pour faire place nette au progrès et à la modernité capitaliste. Je vais prendre un autre exemple très simple qui n'est pas tiré de l'Europe occidentale mais qui montre bien, comme celui de Tanapi Ranapiri, que la sorcellerie est bien cette formation culturelle qui interdisait rigoureusement au capitalisme de venir coloniser l' imaginaire de ces gens. Il se situe lui aussi dans la culture Maori. Une femme a confectionné un mantelet (petit manteau) pour quelqu'un. Puis vient une tiers personne qui propose de lui acheter. Horrifiée, l'artisane refuse catégoriquement et elle explique bien pourquoi:"Si je dispose d'un article qui est propriété de quelqu'un d'autre
et que je néglige de lui remettre tout bénéfice ou paiement que j'ai tiré de cet article, c'est un hau whitia, et j'ai commis kai hau et la mort m'attend, car les horreurs épouvantables de makutu [de la sorcellerie] seront déchaînées sur ma tête." (Cité par Marshall Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 213) Commençons tout de suite par noter, ici aussi, la relation à trois termes mise en jeu, comme dans le cas que relate Tanapi Ranapiri: on retrouve toujours la même institution de l'être social des individus suivant ce schéma ternaire. Le crime de "hau whitia" qu'elle commettrait en vendant l'article à cette tiers-personne, consisterait à détourner pour son propre profit personnel le gain qui doit revenir au véritable propriétaire du mantelet, celui qui en a fait la demande initiale. Cela reviendrait, comme l'exprime joliment Sahlins, à "se rendre coupable de manger le hau." (ibid., p. 213) C'est précisément ce que signifie dans le propos de l'artisane l'expression "kai hau". Comme dans le cas relaté par Tanapi Ranapiri, le hau doit retourner à sa source première, ici celui qui a fait la demande initiale du mantelet. Aux antipodes de cet imaginaire, la première chose qui viendrait à l'esprit d'un entrepreneur capitaliste serait de marchander le prix du mantelet à la tiers-personne pour lui vendre plus cher et réaliser ainsi un profit, s'approprier pour lui-même le hau, le bénéfice de la circulation des biens. La morale que l'on peut tirer de cette histoire est la même que celle que racontait Tanapi Ranapiri, qui lui aussi, aurait risqué la mort à manger le hau:"Nous avons affaire à une société où la liberté de gagner aux dépens d'autrui n'est pas inscrite dans les relations et modalités de l'échange." (Marshall Sahlins, ibid., p. 213) La même chose valait donc encore dans l'Europe occidentale au moment où a été entrepris, à partir de la fin du XVème siècle, ce "crime de modernisme", comme l'appelait sobrement l'historien anglais Peter Linebaugh, qu'a été la chasse aux sorcières.
Pourquoi ce sont les femmes qui ont été massivement ciblées et persécutées alors que l'on trouvait aussi des sorciers? D'abord, il faut noter tout de suite que le statut des femmes s'était dégradé dès la fin du Moyen Age central, à partir du XIVème siècle. La sorcière, par son mode vie indépendant, représentait désormais une résistance à vaincre pour cette réaffirmation en force de la domination masculine:
"Elle devait être anéantie afin que les autres femmes acceptent d'obéir plus ou moins bien aux hommes et à Dieu." (Robert Muchembled, Le roi et la sorcière, p. 154) Mais ce n'est pas tout. Je suggère l'hypothèse que les femmes avaient été, depuis la nuit des temps, les gardiennes les plus farouches de l'esprit du don, comme j'ai déjà pu m'en expliquer sur ce blog, et que c'était donc à elles qu'il fallait s'attaquer prioritairement pour faire sauter le verrou de ces "anciennes traditions" à partir de quoi l'expansion du capitalisme moderne a pu franchir une étape décisive. Il était absolument nécessaire pour les autorités, qui n'étaient pas religieuses contrairement
à ce que l'on croit, mais laïques (les sorcières ont été jugées devant des tribunaux civils) de couper le lien intergénérationnel entre les sorcières et les enfants pour détruire les conditions de transmission de cette culture orale de la sorcellerie et faire place nette à la diffusion de la culture de l'écrit inséparable de la forme monétaire moderne de l'argent. D'où le fait que ce sont très souvent des enfants qui ont joué le rôle d'accusateur:"Largement sous-estimée, la place des enfants dans la chasse aux sorcières fut en effet proprement cruciale." (ibid., p. 164) Il s'agissait bien fondamentalement de les retourner contre les sorcières pour rendre impossibles
les conditions de la transmission des choses sacrées de leur culture.
Comme le résume Silvia Federici, au bout du compte, la chasse aux sorcières fut pour les femmes une "défaite historique." (Caliban et la sorcière, p. 208) Le XVIIIème siècle marque donc sa fin, c'est-à-dire l'éradication quasi définitive de la sorcellerie en Europe et la voie libre ouverte pour la colonisation de l'imaginaire des gens par les significations de l'économie et du capitalisme: l'accumulation pour soi de la richesse aux détriment des autres. D'où le nouveau regard que les intellectuels
porteront à cette époque sur la sorcellerie désormais devenue inoffensive alors qu'ils l'avaient poursuivi de leur foudre à l'époque précédente. C'est typiquement le cas des Lumières de la "raison" chez Voltaire qui affirmait, ne voyant plus en elle qu'une stupide superstition, "qu'il ne faut pas brûler les imbéciles." (Cité par Robert Muchembled, Le roi et la sorcière l'Europe des bûchers XVe-XVIIIe siècle, p. 15)
C'est un élément essentiel à intégrer pour bien saisir dans toute leur complexité les relations qui se sont nouées entre la dynamique du capitalisme moderne et la question du mouvement d'émancipation des femmes. L'importance et la complexité de ce sujet ne peuvent être évidemment développées plus en avant ici dans le cadre d'une philosophie de la monnaie. Elles méritent un traitement à part que je réserverais pour plus tard, donnant suite au premier article que j'ai consacré au sujet de l'émancipation des femmes. Quoiqu'il en soit, en rester à l'opinion typique de la mentalité moderne qui a considéré la sorcellerie comme une superstition des âges reculés de l'humanité dont la modernité nous aurait fort heureusement sorti est une considération des choses tout ce qu'il y a de plus superficiel; elle passe à côté de l'essentiel de ce qui est en jeu dans cette formation culturelle: la préservation de l'esprit du don et de l'animisme qui en est inséparable. Dans les conditions actuelles des pays du Sud dits "pauvres", comme en Afrique, où la sorcellerie est encore omniprésente, on peut voir toute l'ambiguïté du discours des élites éclairées par les lumières de la science moderne, sur un cas bien précis: la propagation du virus Ebola. Il s'agit d'enlever de la tête des gens l'idée que la cause de la maladie serait liée à des pratiques de sorcellerie ce qui les empêche de se faire soigner suivant les méthodes rationnelles de la science occidentale. Il est facile de dire que l'intention d'éviter la propagation de la maladie est louable mais il est bien plus difficile d'observer qu'elle ne peut pas ne pas avoir en même temps des effets pervers de
s'attaquer au coeur de ce qui, dans les cultures africaines, leur permet encore aujourd'hui de résister à leur colonisation par l'imaginaire du capitalisme.
Il reste à voir les deux derniers usages principaux des monnaies dans les sociétés primitives qui vont nous reconduire à la façon dont se configurent les liens horizontaux entre vivants.
Le paiement pour le sang versé (wergeld) et les amendes
Le paiement pour la fiancée fournit, en tant qu'il est le plus ancien, la matrice de laquelle vont sortir ces deux autres usages pour réguler les relations horizontales entre les vivants, les paiements pour la réparation d'un meurtre (le wergeld) et les amendes qui seront donc, eux aussi, des symboles de reconnaissance d'une dette de vie. C'est pourquoi on utilise le même type de monnaie, pour le paiement de la fiancée aussi bien que pour la réparation d'un meurtre. Car ces sociétés ont beau être tissées de part en part par l'esprit du don, elles n'en connaissent pas moins, elles aussi, des formes de criminalité et de non respect des règles établies. L'immense différence par rapport aux nôtres, c'est qu'elles ignorent tout d'un Etat, de son pouvoir centralisé et son appareil répressif et judiciaire pour réguler les conflits. C'est l'institution monétaire des paiements qui va jouer ce rôle de façon complémentaire avec celle de la chefferie (qui n'a rien à voir avec ce qu'elle est dans nos sociétés, comme je l'ai déjà expliqué sur ce blog). On retrouve donc, comme à chaque fois, le sens étymologique du paiement (le latin "pacare") qui est de pacifier et d'apaiser les interactions sociales.
Distinguons ici le type du don instituant qui scelle les liens amicaux et le type du don institué qui les reproduit. Le wergeld dédouble le premier type en ayant pour vocation d'être réinstituant là où le lien s'est brisé. Le paiement pour le sang versé relève donc, comme toutes les autres formes de paiement, d'une dette de vie qu'il est impossible de liquider car, là aussi, aucune quantité de biens ne saurait jamais équivaloir à une vie perdue. En tant que pratique du don réinstituant, le wergeld va donc permettre de conjurer la menace de la violence et d'une vendetta (vengeance), qui mènerait dans une spirale sans fin de meurtres sans ces dispositifs symboliques réunifiant ce qui s'est divisé et déchiré. Il y a, en réalité, deux façons de conjurer le péril d'un cycle sans fin de vengeances: soit par le paiement du wergeld, soit par le don direct d'une femme qui ira enfanter pour le groupe de la victime et ainsi compenser la vie perdue. La première façon se réduit, en réalité, à la seconde car le paiement du wergeld permettra au groupe qui le reçoit de se procurer une future fiancée. Dans les Six Nations des Iroquois, c'est tout le sens du wampun, un assemblage de perles:"Comme chez les Nuer (Afrique noire), il existait des listes compliquées portant sur le nombre exact de brasses de wampun à payer selon le statut de la victime et la nature du crime (...) "Le présent de wampun blanc n'avait pas la nature d'une indemnisation pour la vie du défunt, mais d'un aveu du crime, avec regrets et demande de pardon. C'était un cadeau pour faire la paix, et les amis des deux parties incitaient vivement à l'accepter." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 166) On retrouve ici, de la façon la plus claire qui soit le fait que les pratiques monétaires de paiement sont totalement immergées dans une économie de don aux antipodes de l'économie marchande.
Enfin, le paiement des amendes relèvera donc lui aussi, de l'ordre d'une dette de vie à honorer. Il vient en réparation de la transgression des normes de la communauté dans des sociétés qui n'ont pas de tribunaux et de prisons pour faire valoir des principes de justice publique. Là aussi, comme pour le wergeld, il obéit à la logique du don réinstituant:" Chez les Amérindiens de Californie, passer en chantant dans le voisinage d'un défunt que l'on veille coûtera un canot pour effacer cette maladresse qui offense toute la famille des endeuillés; et à ne pas le faire, on risque une expédition vengeresse qui viendra prendre un canot ou plus de force, ou pire encore, qui fera des morts pour lesquels, à nouveau, chaque responsable devra payer pour pouvoir sceller la paix, et beaucoup plus qu'un canot. Dans toutes ces sociétés, la richesse est fortement utile, nécessaire autant que pour nous, mais pour d'autres raisons." (Alain Testart, Comment classer les sociétés) Elle est donc nécessaire d'abord pour faire face à des obligations sociales et non pour des raisons économiques d'accumulation du capital.
Le cas des Aborigènes d'Australie, comme le relate un autochtone (indigène) Waipuldanya, est particulièrement intéressant car ils forment à peu près les seules sociétés primitives que l'anthropologie a pu étudier avant de s'être transformées sous l'effet de leur colonisation par les Blancs; c'est donc là où l'on peut observer dans toute sa pureté de qu'a été le "vrai sauvage", comme l'appelait Marshall Sahlins. L'amende vient ici intervenir à titre de substitut symbolique d'une vie humaine, ce qui, de cette façon, évite au coupable une condamnation à mort, dès lors qu'il viole des lois considérées comme sacrées:"Mes pouvoirs de Grand Djungayi s'étendaient bien au-delà du contrôle des initiés et des coutumes cérémonielles. En fait, j'étais investi du droit d'ordonner l'exécution d'un traitre au Kunapipi [la cérémonie la plus secrète et laplus importante], ou de lui laisser la vie sauve moyennant le paiement d'une lourde amende." (cité par Darmangeat, Des paiements en Australie?)
L'institution des paiements, au sens aussi bien du wergeld que des amendes, a été plutôt, de ce point de vue, un pas très important fait par l'humanité pour éviter d'avoir à tuer ses propres membres suivant le principe formulé dans la loi de l'Ancien Testament, "Oeil pour oeil, dent pour dent." , qui était de rigueur avant leur invention. On peut interpréter de la même façon, dans le registre des paiements sacrificiels, la substitution qui s'est faite en passant de sacrifices d'animaux au versement de biens précieux, par exemple, de coquillages. Mais, en même temps, il y a eu un prix très lourd à payer pour cette évolution: c'est en effet à partir de là, que la richesse va commencer à s'introduire dans ces sociétés et à pouvoir devenir l'objet de convoitise. Les catégories sociales de riches et de pauvres trouvent ici leur véritable origine primitive (à suivre...)
L'autre origine religieuse de la monnaie dévolue aux paiements sacrificiels ne peut donc être séparée de son origine sociale, hors économie. Avant d'en venir à la nature précise de ces paiements, il faut d'abord en passer par une compréhension, au moins élémentaire, de ce qu'il faut entendre ici par "religion". Comme d'habitude, pour le comprendre, il faut repartir de l'étymologie. "Religion" vient du latin religio qui a, en réalité, deux sens possibles, entre lesquels même les savants n'ont pas su trancher: " Que signifie religio? On en discute depuis l'antiquité. Les anciens déjà n'étaient pas d'accord; les modernes restent divisés." (Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes) Cette double étymologie possible renvoie à legere aussi bien qu'à ligare. C'est la seconde qui a trait à la question de l'institution des paiements sacrificiels, non pas que la première serait moins à prendre en considération. Si la question de l'étymologie est indécidable, c'est d'abord parce que les deux possibles renvoient, à chaque fois, à quelque chose d'essentielle à la vie humaine qui a fait dire à l'anthropologie que le fait religieux est au fondement des sociétés humaines:"La primauté du religieux a été décelée très tôt par les fondateurs de l'anthropologie..." (Lucien Scubla, Des sciences sociales à la science sociale. Fondements anti-utilitaristes, p. 52)
C'est ce qui fait que le religieux, malgré tout ce que la modernité a pu en critiquer et en détruire, peut bien être considérée légitimement comme un invariant anthropologique, une forme universelle de la culture sans laquelle on ne voit plus bien comment une vie proprement humaine serait encore possible. D'abord, le "legere" relève de l'ordre du soin que nous prenons à l'égard de certaines choses. C'est ce sens que l'on a en vue quand on dit de quelqu'un qu'il écoute religieusement: il le fait dans le recueillement et l'attention prise à écouter ce qui est dit. Le contraire du legere, c'est le neg-ligo, la négligeance, le fait de ne pas se soucier de quelque chose ou de quelqu'un. S'il s'agit bien là
d'un fondement de toute culture, c'est déjà pour cette raison élémentaire que la vie humaine a besoin qu'on la recueille suivant les modalités du legere en raison de son caractère profondément néoténique.
Le ligare est ce par quoi va commencer à s'articuler précisément la religion avec l'institution des paiements sacrificiels. J'ai déj eu l'occasion de donner le sens du ligare latin en le tirant du terme "intelligence", qui lui aussi renvoie aux mêmes origines linguistiques, inter (entre) et ligare (lier). L'intelligence, la capacité d'établir des liens entre les choses en apparence les plus éloignées les unes des autres et la religion au sens du ligare renverraient alors à la même étymologie. C'est de là aussi que vient primitivement, par opposition, comme on l'a vu dans la partie précédente, le sens
du dia-bolique qui divise comme étant l'antithèse parfaite du ligare qui relie. C'est pourquoi, dans la Bible, le dia-bolus en latin, le dia-bolon en grec, est celui qui sème la discorde entre les êtres, comme le serpent de la Genèse, dans le premier livre, qui jette (ballein) la zizanie entre l'homme et la femme, la source de tous les malheurs ultérieurs dont souffrira l'humanité. Comme en témoignait la grande clairvoyance de Goethe, si l'on veut comprendre le chaos qui règne dans les relations humaines, il faut revenir à sa racine première se perdant dans la nuit des temps qui est la discorde entre l'homme et la femme.
Toute chose, parce qu'elle ne peut exister qu'en étant connectée à la totalité, est religieuse au sens du ligare, et l'humain, évidemment, n'échappe pas à la règle: comme le formulait le philosophe Baruch Spinoza (XVIIème siècle), les humains délireraient complètement s'ils s'imaginaient former un empire dans un empire et être déconnectés du tout de l'univers. Un autre philosophe américain Paul Goodman, du XXème siècle, qui n'avait pourtant absolument rien d'un catholique réactionnaire, bien au contraire, pouvait ainsi caractériser l'absence de religiosité de l'individu moderne isolé et par conséquent vidé de sa force:"Mais que ces fils viennent à être rompus, l'homme n'est plus alors ni relié, ni religieux; aliéné de tout, il se détache, se vide de sa force, et, pantin soudainement inanimé, ne peut que mourir à lui-même." (cité par Bernard Vincent, Paul Goodman et la reconquête du présent, p. 102)
Nature et destination des paiements sacrificiels
L'institution des paiements sacrificiels à vocation religieuse doit donc être compris, ici aussi, de la même façon que pour le paiement de la fiancée vu dans la partie précédente, comme un dispositif symbolique qui tisse les liens. Il le fait suivant trois branches s'entrelaçant de façon inextricable (non séparable): celle liant verticalement la société à des êtres surnaturels, celle liant longitudinalement les générations entre elles par delà la mort, et, enfin, celle liant les vivants horizontalement entre eux.
Ici aussi, cette triple intégration resterait impensable pour l'être humain en l'absence de symboles que vont constituer les unités monétaires dévolues aux paiements sacrificiels. Comme toujours, l'étymologie est parlante, celle, en particulier du verbe anglais"to sell" (vendre) qui vient du gothique saljan qui signifiait, "offrir en sacrifice à une divinité." (Benveniste, Vocabulaire des institutions indo-européennes) Systématiquement, chaque fois que nous faisons ce travail sur le langage, nous voyons apparaître de la façon la plus claire possible, l'origine non économique de la monnaie. Il est bien évident, si l'on a intégré ce fait élémentaire, que ces paiements sacrificiels n'ont, comme celui de la fiancée, absolument rien à voir avec le fait d'acheter quelque chose suivant une logique marchande. On aperçoit bien l'abîme qui nous sépare de ces usages monétaires primitifs puisque nous avons prétendu pouvoir réduire la monnaie à n'être qu'un phénomène purement économique.
Voyons maintenant précisément à qui ou à quoi sont destinés ces paiements sacrificiels. Les sociétés primitives distinguaient trois grandes catégories d'êtres surnaturels. Les premiers, les être célestes gouvernent les phénomènes cosmiques. Les seconds sont les Grands Esprits qui peuplent la nature. Et les troisièmes sont les esprits des morts qui se subdivisent eux-mêmes en deux sous-catégories, les proches et les lointains. Commençons par cette remarque essentielle, que ces êtres surnaturels sont les véritables propriétaires des biens qu'il donnent aux vivants, c'est-à-dire, ni plus ni moins le tout de la vie. Et rappelons nous ici, ce que nous avions dit dans la partie précédente, à propos du don de la fiancée, sur la distinction entre les choses profanes et les choses précieuses. Les premières peuvent s'aliéner par la vente; dans ce cas, celui qui les reçoit en devient le propriétaire et n'est donc pas tenu de les rendre. Et d'autre part, il y a les choses précieuses que l'on donne mais dont on conserve la propriété; dans ce cas, le donataire ne doit donc surtout pas les garder pour lui mais les faire circuler. Les dons des êtres surnaturels relèvent donc de cette dernière catégorie. C'est ce qui enclenche la dynamique perpétuelle des dons-contre dons circulant aussi bien entre les vivants qu'entre eux et les êtres surnaturels dans les rituels religieux. On comprend bien, partant de là, pourquoi Marcel Mauss pouvait dire de ces êtres surnaturels que "ce sont les véritables propriétaires des choses et des biens du monde. C'est avec eux qu'il était le plus nécessaire d'échanger et le plus dangereux de ne pas échanger." (Cité par Maurice Godelier, L'énigme du don, p. 45) Cette proposition appelle trois remarques. D'abord, le terme d'"échange", utilisé ici par Mauss, pour celles ou ceux qui ont intégré une connaissance élémentaire des principes d'intégration économique que j'ai déjà étudié par ailleurs, ne doit evidemment pas être pris au sens de l'échange marchand. Le fait est que Mauss entend ici ce terme en un sens beaucoup plus étendu que celui que je lui avais donné en en faisant le principe d'intégration économique dominant des sociétés de marché. Il faut prendre le terme d'"échange", dans ce contexte, en un sens réciprocitaire qui est celui d'un cycle de dons-contre dons, un échange de cadeaux, qui ne peut jamais se clore. Par ailleurs, on comprend bien pourquoi c'est avec ces êtres surnaturels qu'il est "le plus nécessaire d'échanger" puisque ce sont eux les véritables propriétaires des biens que l'on trouve dans la nature. Ne pas s'engager avec eux dans un cycle de dons sous forme de paiements sacrificiels, ce serait tout simplement tarir la source féconde de toute vie. On comprendra donc très naturellement pourquoi Mauss disait encore que c'est avec eux qu''il est "le plus dangereux de ne pas échanger." (Cité par Godelier, ibid., p. 45) Et encore Mauss finissait d'ajouter qu"inversement, "c'était avec eux qu'il était le plus facile et le plus sûr d'échanger." (ibid., p. 45) On n'avait pas à avoir la crainte qu'ils garderaient pour eux le contre don fait par les vivants, comme cela risquait toujours de se passer avec ces derniers.
Précisons maintenant la nature exacte de ces paiements sacrificiels suivant cette formule qui va à l'essentiel: "Sacrifier, c'est offrir en détruisant ce que l'on offre." (Godelier, ibid., p. 46) On voit ici, dans toute sa clarté, le caractère totalement anti utilitaire et anti économique de tels paiements: les richesses ne sont absolument pas faites pour être accumulées mais pour être détruites ce qui nous situe bien à des années-lumières de l'imaginaire moderne. Pour celles ou ceux qui ont pu lire le paragraphe consacré au don agonistique dans un sujet de dissertation que j'avais traité, ils pourront faire le lien avec l'institution du potlach au sein de laquelle cette pratique va se répliquer horizontalement entre les vivants eux-mêmes. Le potlach se manifeste, de la même façon, par la destruction des richesses qui sont données; c'est un jeu de "à qui perd gagne": c'est celui qui donnera le plus qui écrasera les autres de sa générosité et validera ainsi sa position dominante. C'est à partir de là que nous basculons dans un nouvel univers où se verticalisent les relations entre vivants en rupture avec le don réciproque et égalitaire des sociétés primitives. On aura l'occasion, plus bas, d'en préciser les modalités car il s'agit bien là d'une étape capitale dans l'évolution des sociétés humaines.
Il faut donc aussi distinguer les paiements consentis aux esprits des défunts; ils se subdivisent en deux sous catégories: celle des récents défunts qui viennent de mourir et celle des anciens défunts, les ancêtres. Ces paiements tissent donc symboliquement les liens de façon longitudinale entre les générations par delà la mort. Il y a là une nécessité qui s'impose à n'importe quelle société d'avoir un horizon de temps s'étendant bien au-delà du seul instant présent pour lier entre elles les générations par delà la mort. C'est ainsi seulement que peut se faire la transmission des choses sacrées de génération en génération. A la différence des choses précieuses, elles ne peuvent jamais être données mais constituent, comme Godelier l'avait soutenu, ces points fixes autour desquels vont pouvoir se tisser les réseaux de dons et d'échanges. Les biens ne peuvent circuler que pour autant qu'ils tournent autour d'un repère fixe comme la course des planètes se fait par référence à la position immobile du soleil (qui ne l'est pas, en réalité, mais peu importe ici). En ce sens, aucune société ne pourrait se passer de la catégorie religieuse du sacré ce qui est encore une autre façon de comprendre pourquoi l'anthropologie a soutenu que le religieux est au fondement des sociétés humaines.
La meilleure illustration que je connaisse de l'étendue des liens qui sont ainsi tissés symboliquement par les paiements consentis aux morts, dans les sociétés primitives, que j'ai déjà eu l'occasion de donner, est celle des indiens Iroquois qui, d'après Jean-Michel Servet, prenaient les décisions importantes pour la communauté en se projetant sept générations plus tard dans le temps. Un des drames des sociétés actuelles qui les conduit droit à l'abîme c'est justement qu'elles ne disposent plus de tels dispositifs symboliques qui permettraient de tisser les liens intergénérationnels par delà la mort. Pour apercevoir les conséquences dévastatrices de la destruction que la modernité a fait de tels dispositifs, il suffit de prendre en compte les politiques conduites par tous les grands gouvernements du monde qui visent à relancer (de toute façon en vain) la croissance économique. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est qu'une telle croissance obéit à la logique d'un développement exponentiel qui lui donne l'aspect d'une folle démesure. Comme l'a calculé l'économiste Serge Latouche, avec un taux de croissance ridiculement faible de 2% par an, le P.I.B. (Produit Intérieur Brut) croîtrait de 160 millions de milliards en deux milles ans rendant inimaginables les conditions d'existence des futures générations. Ce fait élémentaire tend à devenir tout simplement psychiquement impensable pour nous qui vivons aujourd'hui. Notre époque actuelle se caractérise par un tout nouveau régime de la temporalité, le "présentisme" comme l'a qualifié l'historien François Hartog, qui traduit un complet
aplatissement de l'épaisseur temporelle des choses réduites au seul instant présent: la spéculation financière hyper court-termiste, les chaînes d'information en continu, les réseaux dits "sociaux" (qui, en réalité, produisent bien d'avantage des effets asociaux...) informatiques qui ne réagissent qu'aux événements dans l'immédiateté pour aussitôt les oublier, etc., tout conspire, dans ce nouveau régime de la temporalité des sociétés actuelles, à fermer l'accès au passé aussi bien qu'à l'avenir alors même que se fait toujours plus pressante la nécessité de renouer le fil des liens intergénérationnels du fait des seuils critiques franchis dans la dégradation des bases vitales de l'existence.
Au grand jamais, les sociétés primitives comme celle des Iroquois n'auraient pu verser dans une telle folie d'une croissance sans limite de leur économie. Elles avaient les dispositifs symboliques qui leur permettaient d'être liées aux générations lointaines aussi bien celles du passé que celles
de l'avenir qui fait que ce qu'on fait ou décide à un instant t sera d'abord conditionné par ce qu'il en résultera pour les générations lointaines car, en réalité, dans ces sociétés, les générations futures sont perçues comme la réincarnation des générations passées. D'autre part, les deux sous-espèces de défunts ne sont pas cloisonnées de façon étanche. Avec le temps, les récents défunts finissent par rejoindre le groupe des ancêtres en perdant leur nom propre. Le paiement adressé aux récents défunts vise essentiellement à pacifier la relation avec lui. Le mort est en effet perçu comme menaçant, particulièrement pour ses proches qui peuvent être tenus comme responsables de son décès. Le paiement sacrificiel vise à conjurer la menace d'une vengeance éventuelle et à garantir la paix entre les vivants et les morts. Ici aussi, comme nous avions commencé par le souligner dans la partie précédente, le paiement est conforme à son sens étymologique de "pacare", pacifier, apaiser. Pour ce qui est des lointains défunts, les ancêtres, il faut bien comprendre leur statut: ils constituent l'âme collective de la tribu, ce qui en fait une totalité, un tout qui forme société. Ils sont, plus précisément encore, la source de vie de la tribu. Ce qu'ils donnent donc est au moins aussi précieux que les dons de femmes. C'est pourquoi s'engagent avec eux une relation de dette de vie inéliminable du même ordre que celle qui résulte horizontalement du don des femmes entre vivants. Là aussi, les paiements ne pourront jamais solder la dette de vie mais viseront, tout au contraire, à l'entretenir pour que les ancêtres continuent d'être la source féconde de la vie du groupe. Cela apparaît dans toute sa clarté avec le mythe fondateur de la société des Wodani de Papouasie occidentale. Il relie la naissance et le développement de la culture des jardins à l'auto-sacrifice d'un ancêtre primordial Buba, auto-sacrifice que la collectivité reproduit de façon récurrente sur le mode symbolique par les paiements sacrificiels consentis à cet ancêtre. On voit bien ici que le paiement de la fiancée et le paiement sacrificiel dévolu à l'ancêtre obéissent rigoureusement au même schéma. Dans les deux cas, les paiements en biens précieux et dénombrables ne sauraient jamais liquider la dette de vie. Ici aussi, ce qui est reçu comme don de l'ancêtre primordial, la source de la subsistance de la société, est sans commune mesure avec les paiements sacrificiels en retour, qui doivent, pour cette raison, être indéfiniment renouvelés.
Il en va rigoureusement de même pour les paiements adressés aux Grands Esprits. Ceux-ci sont aussi la source féconde de la vie que l'on trouve dans la nature sous forme de produits de la chasse et de la cueillette. Pour que la nature puisse continuer à être perpétuellement cette source féconde de vie, il faut entretenir, de façon récurrente, à travers les grands cycles des rituels religieux qui scandent l'année, la dette de vie par les paiements sacrificiels. Il n'est pas bien difficile d'apercevoir tout de suite qu'au grand jamais ces sociétés ne se seraient permises de traiter la nature comme un stock de matières premières à exploiter sur la base d'une manipulation technicienne du monde, comme les temps modernes l'ont inauguré. Les biens précieux sacrifiés sont le plus souvent des animaux comme des cochons. Cela peut très bien se comprendre si l'on voit que seul le contre don d'une vie peut être à la mesure de la vie qui est constamment donnée. Les cochons sacrifiés le sont lors de deux grands types d'événement: d'une part, les paiements adressés à la collectivité des ancêtres et aux Grands Esprits. D'autre part, pour tout ce qui touche les grandes étapes du cycle de vie d'un individu: naissance, initiation (qui est toujours perçue comme une renaissance, une seconde naissance par quoi l'individu fait son entrée dans la sociétés des adultes), mariage, maladie grave et décès. On voit donc bien que, comme toujours, les paiements mettent en jeu une dette de vie qui ne peut jamais être
liquidée mais qu'ils sont, au contraire, chargés d'entretenir.
Retour de don vs prêt à intérêt
Comme Marcel Mauss l'avait bien relevé, ces paiements sacrificiels ""portent au suprême degré" l'économie et l'esprit du don car "ces dieux qui donnent et rendent sont là pour donner une grande chose à la place d'une petite."" (Cité par Godelier, L'énigme du don, p. 46) C'est effectivement tout l'esprit du don qui est concentré là et porté à son niveau le plus élevé. Dans les trois séquences du donner, recevoir, rendre, la dernière est toujours censée retourner plus que ce qui a été reçu, pour entretenir, de cette façon, la dette de vie, et faire en sorte que le premier donateur continue à être cette même source féconde du don de la vie. D'où une énorme confusion qu'a commis la pensée moderne à ce sujet qu'il faut dissiper. Elle a cru voir ici non pas du don mais une forme primitive du prêt à intérêt que les banquiers modernes font: là aussi, ceux-ci reçoivent, en retour, plus que ce qu'ils ont cédé. Mais, déjà on remarquera que ce n'est évidemment pas pour détruire la richesse qu'ils peuvent ainsi accumuler! Que le retour de don et l'intérêt payé à un créancier soient deux choses complètement différentes qui peuvent néanmoins facilement être confondues, c'est ce que montre ce fait qu'au Moyen Age, une des façons pour les banquiers de contourner l'interdit de l'usure prononcé par l'Eglise (l'usure étant l'intérêt lui-même que l'argent prêté doit rapporter), était de faire passer
l'intérêt versé par le débiteur comme un don librement consenti. La sagesse du Nouveau Testament dans la Bible connaissait cependant très bien l'abîme qui sépare la logique de don de celle du prêt à intérêt:"Si vous ne prêtez qu'à ceux dont vous espérez restitution, quel mérite avez-vous?
Car les pécheurs prêtent aux pécheurs afin de recevoir l'équivalent... Prêtez sans rien espérer en retour et votre récompense sera grande." (Evangile de Luc, VI, 34-35) Le "pécheur" est dans le registre du prêt à intérêt; celui qui suit les prescriptions du Christ est dans celui du don. Le philosophe latin Sénèque, sensiblement à la même époque, lui aussi, avait parfaitement compris cela lorsqu'il disait dans son texte sur Les bienfaits, que dans un authentique rapport de don, le donateur doit tout de suite oublier qu'il a donné et le receveur ne jamais oublier qu'il a reçu. Voilà quelque chose qui est devenue totalement hors de portée de la compréhension de l'esprit cynique des temps actuels qui croit déceler partout les motivations de l'égoïsme vulgaire y compris et surtout dans les actes en apparence les plus généreux.
Continuons de démêler la confusion entre le retour de don et le prêt à intérêt. Que ce soient dans les rapports verticaux avec les êtres surnaturels ou dans les relations horizontales entre les vivants, il ne faut jamais garder pour soi le bénéfice de la circulation du don, ce qui fait qu'il s'accroît à mesure qu'il circule d'avantage, mais le faire retourner à sa source initiale, non pour qu'elle accumule ainsi
la richesse, mais pour qu'elle reste perpétuellement une source féconde de dons. C'est tout le sens du discours du sage Tamati Ranapari dans la culture Maori (actuelle Nouvelle-Zélande):"Vous avez un objet de valeur que vous me donnez. Nous n'avons aucun accord quant au paiement. Voilà que je donne cet objet à quelqu'un d'autre et le temps passe et passe, et cet homme songe qu'il possède là un objet de valeur et qu'il doit me rendre quelque chose en paiement, et ainsi fait-il. Or cet objet de valeur qui m'est donné c'est le produit [hau] de l'objet de valeur qui m'avait été donné par vous auparavant. Il me faut vous le donner. Ce ne serait pas juste que je le garde pour moi; bon ou mauvais, quel qu'il soit, cet objet de valeur, il doit vous être donné par moi. Parce que cet objet est le bénéfice [le hau] de l'autre objet de valeur. Si je gardais par-devers moi cet objet, je tomberais malade [ou mourrais]." (Cité par Marshall Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 214) On peut commencer par relever la structure ternaire de ce circuit de don avec les trois personnes mises en jeu, qui, comme on l'a vu dans la partie précédente, est ce à partir de quoi s'institue l'être social des individus. C'est par l'intervention d'un tiers que le don va croître en valeur, ce que le texte appelle le "hau". Le bénéfice (hau) du don fait se manifeste dans cette règle qui veut que le paiement en retour du don par la tiers personne soit supérieur à la valeur du bien reçu. C'est là que la mentalité de banquier occidental a cru y voir une forme primitive du prêt à intérêt motivé par l'appât du gain, derrière ce qui ne seraient que de puériles superstitions. On en viendrait alors à conclure qu'il
n'existerait rien de tel que ce que nous appelons "don" mais recherche du profit dès les temps les plus reculés de l'histoire humaine. La prétendue "rationalité" de la modernité n'aurait fait que dévoiler au grand jour les véritables ressorts intéressés de l'action humaine que les croyances magico-religieuses avaient voilé jusque là faisant que les humains se seraient illusionnés sur eux -mêmes jusqu'à ce que la modernité vienne enfin tout éclairer de ses lumières. Voilà encore une des manifestations inépuisables du maléfique marteau de l'économie qui nous ensorcelle la tête à nous autres autres, pauvres Occidentaux que nous sommes. En réalité, le donateur initial à qui revient le bénéfice (hau) du don a exactement le même statut, dans le champ des rapports horizontaux entre vivants, que celui du Grand Esprit de la forêt, dans le domaine des relations verticales entre vivants et êtres surnaturels. Dans ce dernier cas, il y aura un hau qui doit retourner à la forêt pour qu'elle demeure une source inépuisable de vie. Ici aussi, tout se fait, suivant une structure ternaire. Ce ne sont pas les chasseurs-collecteurs bénéficiant des dons de gibier et de la cueillette qui effectuent directement les paiements sacrificiels en retour mais un tiers, les prêtres sorciers. La conclusion alors s'impose d'elle même:"Donc, ainsi que nous le soupçonnions, le hau de la forêt est sa fertilité, tout comme le hau du don est sa cru matérielle. De même que dans le contexte profane de l'échange, le hau est le bénéfice d'un bien, de même en tant que qualité spirituelle, le hau est le principe de fertilité. Dans l'un et l'autre cas, le bénéfice acquis par l'homme doit être restitué à sa source - afin qu'elle demeure source. Telle était la haute sagesse de Tanapi Ranapiri." (ibid., p. 220) A défaut de faire cela, celui qui voudrait garder pour lui le hau et s'enrichir aux détriments des autres, risquerait, comme le dit Tanapi Ranapiri, la maladie voir la mort. Pourquoi? Pour y répondre, il faut déjà comprendre la nature précise du type de religion à laquelle nous avons affaire ici.
L'esprit de l'animisme et le don
Si l'on veut comprendre les racines les plus archaïques des rapports de domination qui vont finir par s'instituer dans l'histoire humaine entre classes sociales, ce n'est absolument pas à partir du concept de prêt à intérêt qu'il faut partir. Dans les relations horizontales entre vivants, ce sont ceux qui donnent le plus qui vont à avoir tendance à s'élever au-dessus des autres, et à endosser quelque chose de surnaturel. En étant plus généreux que les autres ils s'incorporent quelque chose de l'essence de ces êtres surnaturels qui eux aussi donnent beaucoup plus en retour des paiements qui leur sont faits. Nous avons ici un nouvel éclairage qui complète celui mis à jour dans la partie précédente qui renvoyait à l'invention du paiement de la fiancée qui, ensemble, permettent de bien rendre compte de la naissance des sociétés à potlach, la racine la plus archaïque des sociétés à Etat se répartissant en classes dominantes et dominées qui nous font basculer dans un univers totalement nouveau.
Ce processus atteint son paroxysme (point le plus extrême) quand le généreux donateur finit par endosser, ni plus ni moins, le statut de dieu comme dans l'Egypte pharaonique ou l'Empire Inca. Il finit ainsi par s'élever tellement au-dessus des vivants qu'il les écrase complètement de ses dons conformément à la formule du don injurieux des Eskimos: "Les dons sont priés d'avaler ceux qui les reçoivent." A partir de là, tout ce que les sujets du Pharaon ou de l'Inca-Inti (le Fils du Soleil) pourront effectuer comme paiement en contre partie de ce que ceshommes divinisés donnent ne pourra jamais en être à la mesure. Ils rentrent dans une relation de domination radicale pour la première fois dans l'histoire humaine. Dans les religions primitives de type animiste, une telle domination est inconcevable; comme le faisait remarquer Philippe Rospabé, dans ces formes les plus primitives de religion, les êtres célestes ne font pas l'objet de paiement sacrificiel car ils sont
considérés comme étant hors d'atteinte pour les vivants. Cette pratique ne verra le jour qu'avec la naissance des premiers polythéismes (religion à plusieurs dieux) et sera portée à son paroxysme avec la naissance des religions monothéistes (un seul dieu). On voit ici encore combien ce passage a représenté un bouleversement radical pour les sociétés humaines et comment il va nécessairement de paire avec la hiérarchisation et verticalisation des relations entre vivants eux-mêmes. Les êtres célestes sont situés tellement haut au-dessus des vivants que ce qui est reçu comme leurs dons ne peut qu'écraser les donataires. Leur incarnation sur terre comme le Pharaon seront de la même façon à une distance verticale incommensurable par rapport à leurs sujets.
On peut ainsi se risquer à comprendre le passage des sociétés primitives où les relations entre vivants ne peuvent pas encore se verticaliser de façon aussi radicale aux sociétés à Etat comme correspondant, sur le plan de l'évolution religieuse de l'humanité, au passage des religions de type animiste aux religions de type polythéiste puis monothéiste. L'animisme est donc la première forme
de religion que l'humanité a pratiqué. On la retrouve typiquement dans la disposition d'esprit des Maori tel qu'elle apparaît clairement dans le récit de Tanapi Ranapiri. L'animisme consiste à doter, aussi bien les objets issus de l'artifice humain que les êtres de la nature d'une substance spirituelle. Ce serait en réalité très superficiel là aussi de n'y voir qu'une superstition grossière propre aux âges primitifs de l'humanité dont nous, gens civilisés, serions sortis depuis longtemps. De cette façon, l'essentiel de ce qui est en jeu en lui nous échapperait complètement. Il faut observer que les pratiques de don, partout et toujours, y compris dans nos sociétés, permettent de faire circuler dans les biens offerts quelque chose de la personne des donateurs. Tout don est avant tout un don de soi-même qui fait que c'est d'abord quelque chose de sa propre substance spirituelle qui circule dans les choses que l'on donne, comme j'ai déjà eu l'occasion d'insister plusieurs fois sur ce point fondamental dans diverses parties de ce blog. Tout est résumé dans la formule du poète Ramuz dans son roman, Farinet ou La fausse monnaie:"On ne donne rien tant qu'on ne se donne pas soi-même." (Cité par Jacques Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 297) C'est ce qui fait que, par essence, le don est animiste. Comme on le verra par la suite, ce que la monnaie officielle moderne permettra de faire, pour le meilleur et pour le pire, c'est de neutraliser complètement cette propriété du don en permettant aux choses de s'échanger sans que rien ne circule plus de la personne des échangistes. Pour qu'une telle révolution ait pu s'opérer, il a fallu inévitablement s'attaquer à la mentalité animiste et cela n'a été possible qu'en détruisant son farouche gardien, la sorcellerie.
De la sorcellerie comme verrou à la modernité capitaliste
C'est ici qu'il faut observer le rôle clé qu'a joué la sorcellerie comme le gardien de l'esprit du don dans toutes ces sociétés héritées des temps primitifs, le verrou inviolable pour elles, interdisant rigoureusement d'accumuler pour soi la richesse, auquel devait s'attaquer fatalement la modernité pour faire place nette au progrès et au mouvement en avant perpétuel du capitalisme reposant tout entier sur la logique d'accumulation de la richesse (le capital). Voilà qui va donner un nouvel éclairage à la signification de la chasse aux sorcières qui a été menée en Occident à l'aube des Temps modernes, ce crime de masse de type génocidaire, dont ont été victimes d'abord et avant tout les femmes, comme l'indique l'expression elle-même. On rentre très précisément dans une logique génocidaire à partir du moment où l'on ne persécute plus les gens pour ce qu'ils font mais pour ce qu'ils sont. Ce qui l'illustre bien c'est l'absurdité des preuves qui condamnaient la sorcière au bûcher; nul besoin d'avoir commis un acte répréhensible pour elle; il suffisait que le tribunal ait fait la preuve que c'est bien une sorcière; il y avait différents tests pour cela, dont celui de l'eau: on l'attachait pieds et poings liés puis on la jetait dans l'eau; si elle coulait, ce n'était pas une sorcière,si elle flottait, s'en était bien une (sic). Les Monty Python ont fort bien décrit le non sens de ce genre de "preuves" sur le mode déconnant quileur est propre et reconnaissable entre mille:
J'ai déjà eu l'occasion d'attirer l'attention là-dessus, mais je crois qu'il n'est pas inutile d'y insister tellement les préjugés sont prégnants sur ce sujet. Contrairement à la légende que véhicule la culture officielle, que même les professeurs d'histoire que j'ai eu l'occasion d'interroger là-dessus partagent (c'est dire...), cette chasse aux sorcières ne se situe absolument pas dans ces temps présumés "obscurs" du Moyen Age. Les Monty Python, eux aussi, sont tombés dans le panneau en situant leur scène en plein coeur de cette époque. En réalité, la chasse aux sorcières inaugure l'avènement des Temps modernes, conformément au titre de l'ouvrage d'un historien
universitaire français, Robert Muchembled, consacré à la question: Le roi et la sorcière, l'Europe des bûchers XVe-XVIIIe siècle. Je souligne à dessein les siècles concernés pour remettre l'église au milieu du village. Comme le souligne l'auteur, "la sorcière brûlée était en fait le symbole de la résistance des anciennes traditions [...], un verrou aux mutations sociologiques", qu'il fallait absolument faire sauter pour faire place nette au progrès et à la modernité capitaliste. Je vais prendre un autre exemple très simple qui n'est pas tiré de l'Europe occidentale mais qui montre bien, comme celui de Tanapi Ranapiri, que la sorcellerie est bien cette formation culturelle qui interdisait rigoureusement au capitalisme de venir coloniser l' imaginaire de ces gens. Il se situe lui aussi dans la culture Maori. Une femme a confectionné un mantelet (petit manteau) pour quelqu'un. Puis vient une tiers personne qui propose de lui acheter. Horrifiée, l'artisane refuse catégoriquement et elle explique bien pourquoi:"Si je dispose d'un article qui est propriété de quelqu'un d'autre
et que je néglige de lui remettre tout bénéfice ou paiement que j'ai tiré de cet article, c'est un hau whitia, et j'ai commis kai hau et la mort m'attend, car les horreurs épouvantables de makutu [de la sorcellerie] seront déchaînées sur ma tête." (Cité par Marshall Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, p. 213) Commençons tout de suite par noter, ici aussi, la relation à trois termes mise en jeu, comme dans le cas que relate Tanapi Ranapiri: on retrouve toujours la même institution de l'être social des individus suivant ce schéma ternaire. Le crime de "hau whitia" qu'elle commettrait en vendant l'article à cette tiers-personne, consisterait à détourner pour son propre profit personnel le gain qui doit revenir au véritable propriétaire du mantelet, celui qui en a fait la demande initiale. Cela reviendrait, comme l'exprime joliment Sahlins, à "se rendre coupable de manger le hau." (ibid., p. 213) C'est précisément ce que signifie dans le propos de l'artisane l'expression "kai hau". Comme dans le cas relaté par Tanapi Ranapiri, le hau doit retourner à sa source première, ici celui qui a fait la demande initiale du mantelet. Aux antipodes de cet imaginaire, la première chose qui viendrait à l'esprit d'un entrepreneur capitaliste serait de marchander le prix du mantelet à la tiers-personne pour lui vendre plus cher et réaliser ainsi un profit, s'approprier pour lui-même le hau, le bénéfice de la circulation des biens. La morale que l'on peut tirer de cette histoire est la même que celle que racontait Tanapi Ranapiri, qui lui aussi, aurait risqué la mort à manger le hau:"Nous avons affaire à une société où la liberté de gagner aux dépens d'autrui n'est pas inscrite dans les relations et modalités de l'échange." (Marshall Sahlins, ibid., p. 213) La même chose valait donc encore dans l'Europe occidentale au moment où a été entrepris, à partir de la fin du XVème siècle, ce "crime de modernisme", comme l'appelait sobrement l'historien anglais Peter Linebaugh, qu'a été la chasse aux sorcières.
Pourquoi ce sont les femmes qui ont été massivement ciblées et persécutées alors que l'on trouvait aussi des sorciers? D'abord, il faut noter tout de suite que le statut des femmes s'était dégradé dès la fin du Moyen Age central, à partir du XIVème siècle. La sorcière, par son mode vie indépendant, représentait désormais une résistance à vaincre pour cette réaffirmation en force de la domination masculine:
"Elle devait être anéantie afin que les autres femmes acceptent d'obéir plus ou moins bien aux hommes et à Dieu." (Robert Muchembled, Le roi et la sorcière, p. 154) Mais ce n'est pas tout. Je suggère l'hypothèse que les femmes avaient été, depuis la nuit des temps, les gardiennes les plus farouches de l'esprit du don, comme j'ai déjà pu m'en expliquer sur ce blog, et que c'était donc à elles qu'il fallait s'attaquer prioritairement pour faire sauter le verrou de ces "anciennes traditions" à partir de quoi l'expansion du capitalisme moderne a pu franchir une étape décisive. Il était absolument nécessaire pour les autorités, qui n'étaient pas religieuses contrairement
à ce que l'on croit, mais laïques (les sorcières ont été jugées devant des tribunaux civils) de couper le lien intergénérationnel entre les sorcières et les enfants pour détruire les conditions de transmission de cette culture orale de la sorcellerie et faire place nette à la diffusion de la culture de l'écrit inséparable de la forme monétaire moderne de l'argent. D'où le fait que ce sont très souvent des enfants qui ont joué le rôle d'accusateur:"Largement sous-estimée, la place des enfants dans la chasse aux sorcières fut en effet proprement cruciale." (ibid., p. 164) Il s'agissait bien fondamentalement de les retourner contre les sorcières pour rendre impossibles
les conditions de la transmission des choses sacrées de leur culture.
Comme le résume Silvia Federici, au bout du compte, la chasse aux sorcières fut pour les femmes une "défaite historique." (Caliban et la sorcière, p. 208) Le XVIIIème siècle marque donc sa fin, c'est-à-dire l'éradication quasi définitive de la sorcellerie en Europe et la voie libre ouverte pour la colonisation de l'imaginaire des gens par les significations de l'économie et du capitalisme: l'accumulation pour soi de la richesse aux détriment des autres. D'où le nouveau regard que les intellectuels
porteront à cette époque sur la sorcellerie désormais devenue inoffensive alors qu'ils l'avaient poursuivi de leur foudre à l'époque précédente. C'est typiquement le cas des Lumières de la "raison" chez Voltaire qui affirmait, ne voyant plus en elle qu'une stupide superstition, "qu'il ne faut pas brûler les imbéciles." (Cité par Robert Muchembled, Le roi et la sorcière l'Europe des bûchers XVe-XVIIIe siècle, p. 15)
C'est un élément essentiel à intégrer pour bien saisir dans toute leur complexité les relations qui se sont nouées entre la dynamique du capitalisme moderne et la question du mouvement d'émancipation des femmes. L'importance et la complexité de ce sujet ne peuvent être évidemment développées plus en avant ici dans le cadre d'une philosophie de la monnaie. Elles méritent un traitement à part que je réserverais pour plus tard, donnant suite au premier article que j'ai consacré au sujet de l'émancipation des femmes. Quoiqu'il en soit, en rester à l'opinion typique de la mentalité moderne qui a considéré la sorcellerie comme une superstition des âges reculés de l'humanité dont la modernité nous aurait fort heureusement sorti est une considération des choses tout ce qu'il y a de plus superficiel; elle passe à côté de l'essentiel de ce qui est en jeu dans cette formation culturelle: la préservation de l'esprit du don et de l'animisme qui en est inséparable. Dans les conditions actuelles des pays du Sud dits "pauvres", comme en Afrique, où la sorcellerie est encore omniprésente, on peut voir toute l'ambiguïté du discours des élites éclairées par les lumières de la science moderne, sur un cas bien précis: la propagation du virus Ebola. Il s'agit d'enlever de la tête des gens l'idée que la cause de la maladie serait liée à des pratiques de sorcellerie ce qui les empêche de se faire soigner suivant les méthodes rationnelles de la science occidentale. Il est facile de dire que l'intention d'éviter la propagation de la maladie est louable mais il est bien plus difficile d'observer qu'elle ne peut pas ne pas avoir en même temps des effets pervers de
s'attaquer au coeur de ce qui, dans les cultures africaines, leur permet encore aujourd'hui de résister à leur colonisation par l'imaginaire du capitalisme.
Il reste à voir les deux derniers usages principaux des monnaies dans les sociétés primitives qui vont nous reconduire à la façon dont se configurent les liens horizontaux entre vivants.
Le paiement pour le sang versé (wergeld) et les amendes
Le paiement pour la fiancée fournit, en tant qu'il est le plus ancien, la matrice de laquelle vont sortir ces deux autres usages pour réguler les relations horizontales entre les vivants, les paiements pour la réparation d'un meurtre (le wergeld) et les amendes qui seront donc, eux aussi, des symboles de reconnaissance d'une dette de vie. C'est pourquoi on utilise le même type de monnaie, pour le paiement de la fiancée aussi bien que pour la réparation d'un meurtre. Car ces sociétés ont beau être tissées de part en part par l'esprit du don, elles n'en connaissent pas moins, elles aussi, des formes de criminalité et de non respect des règles établies. L'immense différence par rapport aux nôtres, c'est qu'elles ignorent tout d'un Etat, de son pouvoir centralisé et son appareil répressif et judiciaire pour réguler les conflits. C'est l'institution monétaire des paiements qui va jouer ce rôle de façon complémentaire avec celle de la chefferie (qui n'a rien à voir avec ce qu'elle est dans nos sociétés, comme je l'ai déjà expliqué sur ce blog). On retrouve donc, comme à chaque fois, le sens étymologique du paiement (le latin "pacare") qui est de pacifier et d'apaiser les interactions sociales.
Distinguons ici le type du don instituant qui scelle les liens amicaux et le type du don institué qui les reproduit. Le wergeld dédouble le premier type en ayant pour vocation d'être réinstituant là où le lien s'est brisé. Le paiement pour le sang versé relève donc, comme toutes les autres formes de paiement, d'une dette de vie qu'il est impossible de liquider car, là aussi, aucune quantité de biens ne saurait jamais équivaloir à une vie perdue. En tant que pratique du don réinstituant, le wergeld va donc permettre de conjurer la menace de la violence et d'une vendetta (vengeance), qui mènerait dans une spirale sans fin de meurtres sans ces dispositifs symboliques réunifiant ce qui s'est divisé et déchiré. Il y a, en réalité, deux façons de conjurer le péril d'un cycle sans fin de vengeances: soit par le paiement du wergeld, soit par le don direct d'une femme qui ira enfanter pour le groupe de la victime et ainsi compenser la vie perdue. La première façon se réduit, en réalité, à la seconde car le paiement du wergeld permettra au groupe qui le reçoit de se procurer une future fiancée. Dans les Six Nations des Iroquois, c'est tout le sens du wampun, un assemblage de perles:"Comme chez les Nuer (Afrique noire), il existait des listes compliquées portant sur le nombre exact de brasses de wampun à payer selon le statut de la victime et la nature du crime (...) "Le présent de wampun blanc n'avait pas la nature d'une indemnisation pour la vie du défunt, mais d'un aveu du crime, avec regrets et demande de pardon. C'était un cadeau pour faire la paix, et les amis des deux parties incitaient vivement à l'accepter." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 166) On retrouve ici, de la façon la plus claire qui soit le fait que les pratiques monétaires de paiement sont totalement immergées dans une économie de don aux antipodes de l'économie marchande.
Enfin, le paiement des amendes relèvera donc lui aussi, de l'ordre d'une dette de vie à honorer. Il vient en réparation de la transgression des normes de la communauté dans des sociétés qui n'ont pas de tribunaux et de prisons pour faire valoir des principes de justice publique. Là aussi, comme pour le wergeld, il obéit à la logique du don réinstituant:" Chez les Amérindiens de Californie, passer en chantant dans le voisinage d'un défunt que l'on veille coûtera un canot pour effacer cette maladresse qui offense toute la famille des endeuillés; et à ne pas le faire, on risque une expédition vengeresse qui viendra prendre un canot ou plus de force, ou pire encore, qui fera des morts pour lesquels, à nouveau, chaque responsable devra payer pour pouvoir sceller la paix, et beaucoup plus qu'un canot. Dans toutes ces sociétés, la richesse est fortement utile, nécessaire autant que pour nous, mais pour d'autres raisons." (Alain Testart, Comment classer les sociétés) Elle est donc nécessaire d'abord pour faire face à des obligations sociales et non pour des raisons économiques d'accumulation du capital.
Le cas des Aborigènes d'Australie, comme le relate un autochtone (indigène) Waipuldanya, est particulièrement intéressant car ils forment à peu près les seules sociétés primitives que l'anthropologie a pu étudier avant de s'être transformées sous l'effet de leur colonisation par les Blancs; c'est donc là où l'on peut observer dans toute sa pureté de qu'a été le "vrai sauvage", comme l'appelait Marshall Sahlins. L'amende vient ici intervenir à titre de substitut symbolique d'une vie humaine, ce qui, de cette façon, évite au coupable une condamnation à mort, dès lors qu'il viole des lois considérées comme sacrées:"Mes pouvoirs de Grand Djungayi s'étendaient bien au-delà du contrôle des initiés et des coutumes cérémonielles. En fait, j'étais investi du droit d'ordonner l'exécution d'un traitre au Kunapipi [la cérémonie la plus secrète et laplus importante], ou de lui laisser la vie sauve moyennant le paiement d'une lourde amende." (cité par Darmangeat, Des paiements en Australie?)
L'institution des paiements, au sens aussi bien du wergeld que des amendes, a été plutôt, de ce point de vue, un pas très important fait par l'humanité pour éviter d'avoir à tuer ses propres membres suivant le principe formulé dans la loi de l'Ancien Testament, "Oeil pour oeil, dent pour dent." , qui était de rigueur avant leur invention. On peut interpréter de la même façon, dans le registre des paiements sacrificiels, la substitution qui s'est faite en passant de sacrifices d'animaux au versement de biens précieux, par exemple, de coquillages. Mais, en même temps, il y a eu un prix très lourd à payer pour cette évolution: c'est en effet à partir de là, que la richesse va commencer à s'introduire dans ces sociétés et à pouvoir devenir l'objet de convoitise. Les catégories sociales de riches et de pauvres trouvent ici leur véritable origine primitive (à suivre...)
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