samedi 16 juin 2018

4) Philosophie de la monnaie: du sym-bolique primitif au dia-bolique moderne

  Les deux origines de la monnaie 
La monnaie a deux origines bien distinctes. Celle dont nous avons hérité appartient aux cultures de l'écrit et a une origine politique dans l'Etat. Elle peut être retracée précisément pour ce qui est de l'Occident, comme on le verra par la suite. L'autre origine se perd dans la nuit des temps, c'est donc celle des cultures de l'oral qui ne connaissent pas l'institution de l'Etat. Ce dédoublement de l'invention de la monnaie fait que l'on a affaire à deux types à tel point différents l'un de l'autre, qu'on a été amené à prétendre que cela relevait de l'abus de langage de parler de monnaies à propos de ces biens précieux des sociétés primitives. Quoi de commun entre un cochon que l'on sacrifie pour un être surnaturel et la pièce d'un euro qu'on utililise pour acheter une baguette?
 A cela on peut répondre que les monnaies primitives présentent trois dénominateurs communs avec la monnaie que nous utilisons qui font que l'on peut s'autoriser à en parler ainsi:"Partout, en effet, on trouve des traces de l'usage de biens qui évoquent certaines caractéristiques de notre monnaie moderne, au moins en ceci qu'ils sont dénombrables, chargés de valeur et qu'ils circulent. La tentation de les penser comme des ancêtres de nos monnaies est donc presque irrésistible." (Philippe Rospabé, La dette de vie, p. 24) Il y a donc bien un fond commun de quantification, de valeur et de liquidité qui en font toutes des monnaies. En outre, il est avéré que, sous l'effet de la colonisation par les Blancs, les biens utilisés dans les transactions locales se sont chargés des fonctions assignées à l'argent occidental, ce qui laisse à penser, là encore, une certaine homogénéité entre les deux.
Malgré cela, il n'est pas question de négliger l'abîme qui les sépare. C'est pourquoi, dorénavant, nous parlerons de monnaie-lien pour les usages primitifs et réserverons le terme d'argent pour la monnaie que nous utilisons. Pour bien mesurer le fossé entre les deux, il  faut déjà ne pas succomber à ce  préjugé ethnocentriste qui a fait croire à la mentalité occidentale moderne que les monnaies primitives n'auraient été que des versions rudimentaires et encore frustres de notre monnaie, envisagée comme représentant la forme la plus aboutie de l'histoire monétaire de l'humanité. La connaissance de la nature précise de ces monnaies primitives démolit complètement la mythologie de la théorie du troc construite sur la séquence troc-monnaie-crédit, censée exprimer un progrès de l'humanité vers des capacités d'abstraction croissantes dont l'Occident moderne représenterait le dernier stade le plus évolué. En réalité, comme nous l'avons  développé, les acquis de l'anthropologie et de l'histoire montrent, avec toute la clarté possible, qu'il faut totalement inverser cette séquence: ce qui apparaît en premier dans l'histoire monétaire, c'est bien le crédit par les dettes de vie que les individus et groupes contractent les uns à l'égard des autres. Le troc, qui est partout présenté dans l'économie politique moderne comme le modèle de l'échange, n'est, dans les faits, qu'une forme pathologique et exceptionnel résultant de la décomposition d'une économie monétaire moderne.
En réalité, en terme de complexité, les systèmes monétaires primitifs sont incomparablement plus élaborés que les nôtres.Tout la tendance de l'économie monétaire moderne a été d'aller, au contraire, vers toujours plus d'uniformisation:"il apparaît que, sur la longue période, le système monétaire international montre une tendance à se structurer autour d'une monnaie unique, la monnaie hégémonique." (André Orléan, L'empire de la valeur, p. 180) Aujourd'hui, c'est le dollar, evidemment. On a déjà vu un aperçu des énormes problèmes que soulève un tel processus, ne serait-ce qu'en terme de résilience (voir le début de la partie 3). Au regard de cela, les systèmes monétaires primitifs sont bien trop complexes. Par exemple, comme le rapporte Jean-Michel Servet, sur l'île Rossell (Pacifique), les indigènes avaient un double système monétaire. Rien que pour le premier, il existait vingt-deux types différents de coquillages qui jouaient le rôle de monnaies. Les indigènes des îles Pallau, en Océanie, répartissaient leur monnaie en neuf genres fondamentaux et en deux cent quatre-vingt-deux types différents: "Les plus experts de ces "banquiers" primitifs connaissent les noms de trois mille pièces différentes, ainsi que ceux de leurs détenteurs présents et passés, l'histoire des trajets complexes qu'elles ont accompli." (Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 164) Il n' y a plus de lieu de s'étonner de ces capacités éléphantesques de mémorisation si l'on intègre le fait que nous avons affaire ici à des cultures de l'oral. De ce fait, toute la connaissance héritée des temps passés est conservé vivante dans la mémoire de chacun. Elle est le dépôt sacré qui se transmet de générations en générations. Et précisément, la monnaie sert alors de support matériel et de symbole pour aider à conserver cette mémoire collective de la tribu et rendre ainsi représentable la série complète des dettes de vie des uns à l'égard des autres. C'est là une condition essentielle pour qu'une société puisse s'instituer:"Il lui faut se "matérialiser" en des rapports concrets qui prennent forme et contenu dans des institutions et bien entendu dans des symboles..." (Godelier, L'énigme du don, p. 42) Par où l'on voit bien l'extraordinaire l'atrophie qu'a subi cette faculté de l'esprit avec l'invention et le développement des cultures de l'écrit et de la nouvelle monnaie qui va pouvoir naître à partir de là, celle dont nous avons hérité.
D'autre part, le terme de "banquier" est évidemment mis à dessein entre guillemets s'agissant des dépositaires de ces monnaies. On avait bien distingué dans
la partie précédente la logique du prêt à intérêt d'un banquier moderne avec la logique de don dans laquelle sont immergées les pratiques monétaires primitives. La monnaie n'est pas faite pour être accumulée dans ces cadres là. J'en donnerai une illustration typique avec
la monnaie de tissu des Lele (Afrique centrale) dont j'ai déjà parlé.Tout le monde se rend bien compte que, si dans notre société, chacun avait le pouvoir de créer de l'argent, on aboutirait très vite au chaos; chacun cherchant à s'enrichir le plus possible, Il y aurait très vite une inflation (trop plein) délirante qui fait qu'il perdrait toute sa valeur. Une telle logique est strictement dépourvue de sens si on veut l'appliquer à la monnaie de tissu des Lele. Ils l'utilisent chaque fois que des questions de statut social sont en jeu, comme par exemple, accomplir l'ensemble des obligations sociales qui permettent à un jeune d'accéder au statut d'adulte. Il doit pour cela produire lui-même une certaine quantité de ces morceaux de tissu faisant office de monnaies sociales qui correspond à une centaine de journées de travail. Dans notre logique à nous, rien ne l'empêcherait d'en produire le plus possible pour s'enrichir:"Mais nul n'y songe car cela serait dénué de sens. Les vêtements tissés par les jeunes Lele sont donnés aux anciens et c'est à ces derniers, en retour, qu'il leur faudra en demander pour s'acquitter de leurs obligations cérémonielles. Le statut social se signifie par le nombre de vêtements que l'on parvient à se faire donner. Ici encore, il apparaît que la monnaie ne vaut rien par elle-même. Elle ne prend sens que comme symbole de la puissance du clan, comme témoignage de l'importance et de la valeur des parents et alliés que l'on a su mobiliser à son profit." (Alain Caillé, Monnaie des sauvages et monnaie des modernes, p. 8) Nous avons là un dernier usage principal des monnaies primitives, celui des paiements cérémoniels. Dans un tel système, il ne peut pas exister d'inflation, comme c'est le cas dans le nôtre de façon systémique;
la monnaie primitive n'a aucune valeur intrinsèque qui mériterait qu'on l'accumule. Elle ne vaut rien en soi. Elle ne vaut que pour autant qu'elle symbolise la valeur des personnes. Nous sommes ici dans des sociétés où c'est la relation aux autres qui priment sur la relation aux biens. Avec l'argent moderne, tout s'inverse. Il exprime non la valeur des personnes mais celle des choses; la relation aux autres devient secondaire; ce qui compte c'est la relation aux biens. A partir de là seulement, l'anthropologie de l'économie politique moderne prend un sens, celle d'un individu qui cherche toujours à maximiser son utilité, ce que cette discipline prend à tort, encore aujourd'hui, malgré tous les démentis qui lui sont infligés, pour le type humain universel. C'est dans cette relégation à l'arrière-plan du lien aux autres que se dessine l'essence dia-bolique de l'argent.


De la nature dia-bolique de l'argent 
Il faut juste rappeler que les termes de "sym-bolique" et "dia-bolique" sont pris ici en leur sens étymologique grecque qui renvoient au sum-bolon qui rassemble par opposition au dia-bolon qui divise (voir,la partie 3) Donnons trois illustrations de cette nature dia-bolique de l'argent moderne par opposition aux monnaies primitives. La première vient d'Indonésie, sur l'île de Bali, dans la très ancienne structure institutionnelle du Banjar, dont on trouve la première mention écrite déjà au Ier siècle avant notre ère. Il s'agit d'un conseil populaire qui fonctionne sur la base d'un principe égalitaire et démocratique. Il est chargé d'organiser la vie sociale et économique locale, comme des cérémonies de mariage, de crémation, l'aide aux écoles, la construction de routes, etc. Pour chaque projet, le budget se répartit en deux monnaies, d'une part, la monnaie officielle centrale, la roupie, et d'autre part, le Nayahan Banjar que l'on peut traduire par "oeuvre pour le bien commun du banjar". C'est une monnaie dont l'unité de compte est le temps: un Nayahan Banjar équivaut environ à trois heures; on appelle cela une "monnaie-temps". Il se gagne en participant à la réalisation des projets votés en conseil. C'est l'exemple type d'une monnaie héritée des sociétés primitives, en ce sens qu'elle a comme usage non l'échange mais le paiement pour faire face à des obligations sociales. L'anecdote révélatrice de l'abîme qui sépare ces deux monnaies, centrale et locale, c'est celle de cet homme, le plus riche de l'île, qui payait uniquement en roupie. Au bout du compte, lorsqu'il a voulu organiser une crémation, le rituel religieux le plus important dans la culture balinaise, personne n'est venu l'aider. La roupie a ainsi essentiellement pour effet de couper les liens sociaux, conformément à la logique des monnaies officielles modernes qui font prévaloir leur usage comme instrument d'échange. C'est pourquoi la plupart des indigènes de l'île "pensent que la monnaie-temps utilisé à Bali est plus importante que la roupie indonésienne car elle garantit la cohésion de la société balinaise. On peut mesurer l'importance sociale de cette monnaie particulière par le fait que la peine la plus sévère prononcée par le conseil ne consiste pas en une amende en roupies, mais en un refus de fournir un apport en temps par communauté [...] La peine ultime consiste donc à priver quelqu'un de l'aide que la communauté peut mettre à sa disposition." (Lietaer et Kennedy, Monnaies régionales: de nouvelles voies vers une prospérité durable, p. 47) Ajoutons cette précision, qui sera importante pour plus tard quand nous parlerons de la vocation politique des monnaies actuelles non officielles: le caractère démocratique (autogouvernée plutôt; "démocratie", comme je m'en suis déjà expliqué, est un mot que je ne souhaite plus utiliser) de l'institution du Benjar est une condition essentielle de son bon fonctionnement. On constate en effet que lorsque les projets ne sont plus décidés au niveau local du conseil mais, de façon hiérarchique, par le gouvernement central de l'Etat, le système de solidarité et d'entraide se délite. Enfin, il est d'une grande portée de noter que l'économiste belge hétérodoxe (non libéral) Bernard Lietaer, qui a mené cette enquête, suggère que c'est le maintien de cette monnaie sociale locale qui a permis à la culture balinaise de se perpétuer et de résister au déferlement du tourisme de masse (de 4 à 5 millions de touristes visitent chaque année cette île qui ne compte que 3 millions d'habitants), au contraire d'autres cultures dans le monde qui non pas pu bénéficier de ce genre de bouclier institutionnel protégeant la communauté indigène de son invasion. On a là un bon aperçu du pouvoir que peut concentrer un système monétaire local pour préserver l'intégrité d'une culture.
Ce qui vaut a contrario pour la roupie indonésienne s'étend à toutes les figures de l'argent. Elles relèvent, dans leur fonction prioritaire d'échange, d'une logique de marché en tant qu'institution dévolue entièrement à cet usage. C'est ce qui fait qu'elles ont toutes la  propriété de couper le lien. Pour comprendre pourquoi, il faut faire intervenir une simple distinction.

Relation de place de marché vs relation de clientèle

Dans une relation de clientèle, la priorité est de créer un lien de fidélité avec le client. Au contraire, la relation de place de marché a pour effet de couper le lien. S'il en va ainsi, c'est parce que le marché est un lieu où peut régner l'anonymat, ce qui évite d'avoir à engager des relations personnelles avec le partenaire de l'échange. Dans un système de marché, n'importe qui peut échanger n'importe quoi  avec n'importe qui. La priorité ici est l'obtention du bien, non le lien avec l'autre; il peut rester pour moi un étranger. En ce sens, la forme primitive de l'échange marchand se rencontre dans la pratique du troc muet qui définit, dès l'origine, la logique d'une place de marché:"Les places de marché sont porteuses d'une force d'anonymat et cela dès l'origine. La forme la plus primitive de ces marchés-rencontre, le troc muet, est peut-être celle où l'anonymat est poussé le plus loin. On sait que cette pratique décrite par Hérodote, attestée par de nombreux explorateurs au cours des siècles et pratiquée encore récemment en Nouvelle-Guinée a fasciné tous les observateurs. Là, le face-à-face est refusé. Les objets sont déposés et enlevés en cachette [...] La volonté de refuser le rapport intersubjectif est manifeste. Selon la formule de Mauss, le bien remplace le lien." (Serge Latouche, Société marchande et société de marché, La modernité de Karl Polanyi, p.156-157) L'existence très ancienne de cette pratique ne contredit pas la réfutation que j'ai pu faire dans une partie précédente de la fable libérale du troc  quand elle prétend y trouver l'origine des monnaies. Si des pratiques de ce type ont existé dans les temps reculés, elles restaient toujours marginales, en ce sens qu'elles n'assuraient pas l'essentiel de la couverture des besoins
Je donnerai donc encore deux autres illustrations significatives de cette propriété de l'argent de défaire les liens sociaux. La première, c'est cette anecdote que j'avais déjà rapporté sur ce blog:"De retour d'Haïti, Albert se dit frappé par l'espèce de nécessité qui existe au Québec de ne rien devoir à personne, alors qu'en Haïti, c'est le contraire (...) Il donne l'exemple suivant:"Ma fille vient de recevoir un bon bulletin scolaire. Pour la récompenser, ma femme et moi-même sommes allés lui acheter quelques friandises chez le marchand du coin. Nous y avons rencontré un de ses camarades d'école à qui nous en avons offert également. Dix minutes plus tard, il arrive chez nous avec un dollar que son père lui a dit de me remettre." ( Godbout et Caillé, L'esprit du don, p. 17) Ce que ce dollar a le pouvoir de faire, c'est de liquider instantanément la dette que j'ai, et, dans cette mesure, de pouvoir
couper le lien avec l'autre de telle sorte qu'il demeure pour moi un étranger. Ne rien devoir à personne, et donc, n'être lié par rien aux autres, c'est ce que rend possible l'usage de l'argent. En
Haïti, l'un des pays les pauvres économiquement de la planète, dont l'histoire est une longue et horrible tragédie, qui a déjà plus de 500 ans d'existence derrière elle, avec le débarquement des premiers colons blancs, en 1492, avec Christophe Colomb à leur tête, c'est donc exactement l'inverse qui prévaut, comme, d'une façon très générale, dans tous ces pays du Sud qui ont conservé vivace l'héritage des sociétés de l'âge de pierre: il faut se devoir des choses les uns envers les autres, sur une base réciprocitaire, car c'est seulement ainsi que la communauté peut restée soudée et affronter au mieux la misère dans laquelle elle est plongée.

Enfin, la dernière illustration que je donnerai de cette propriété singulière de l'argent de couper les liens sociaux se rapporte là aussi à quelque chose dont j'ai déjà eu l'occasion de parler dans un autre contexte, c'est la fameuse étude de l'économiste italien Aldo Rustichini portant sur des crèches en Israël. Le problème était le suivant: il s'agissait d'inciter les gens à arriver à l'heure pour chercher leurs enfants. La solution imaginée, qui semblait être de bon sens, a été de mettre en place un système d'amendes pour les retards. Le résultat est pourtant totalement contre-intuitif: au lieu de les faire diminuer, cela les a fait augmenter. On peut très bien s'expliquer la chose, si l'on voit que, là aussi, en achetant le droit d'arriver en retard avec de la "monnaie-échange", on parvient de cette façon à abolir toute forme d'obligation morale envers autrui, c'est-à-dire, à liquider complètement la dette, le sentiment de devoir quelque chose à celui qui nous rend service, et donc de lui être lié. On voit bien, sur cet exemple, comment cette monnaie sape les bases de la civilité ordinaire au fondement de toute vie sociale, ce qui, là aussi, n'ira pas sans poser des problèmes considérables pour l'avenir de sociétés qui lui ont conféré une toute-puissance. Dans les organisations primitives, tout au contraire, il ya donc recherche d'un endettement généralisé pour entretenir les liens de solidarité::"L'achat moderne réglé en monnaie multifonctionnelle, abolit immédiatement toute dette (sauf, bien sûr, à recourir au crédit, mais c'est une autre histoire). Le système NDAP, au contraire, témoigne parfaitement de la règle centrale qui préside aux échanges archaïques. Il n'est possible d'obtenir quelque chose qu'en s'endettant. A tel point qu'à bien y réfléchir, c'est, paradoxalement, la recherche d'un endettement généralisé qui constitue la finalité profonde d'échanges que ne commande nulle nécessité proprement économique dans des sociétés où tout un chacun serait parfaitement en mesure de vivre de façon autarcique si l'essentiel était la survie économique." (Caillé, Monnaie des sauvages et monnaie des modernes, p. 6) Je laisse aussi de côté, momentanément, la question du crédit sous sa forme actuelle. Dans les organisations sociales primitives où la division du travail est très peu poussée, essentiellement sur la base de la différence entre les sexes, chacun serait en mesure de pourvoir à une économie "naturelle" d'auto subsistance, que la pensée  occidentale moderne a pris faussement pour l'étape initiale du développement de l'humanité (voir, L'administration domestique), si la motivation première des activités humaines était d'ordre économique. Mais, comme toujours, la première chose à faire, quand on veut approcher la nature de ces sociétés, c'est  de se sortir le marteau de l'économie de la tête et d'écarter ainsi les préjugés économicistes qui colonisent notre imaginaire d'occidentaux et nous font projeter sur ces sociétés indigènes des catégories nous rendant totalement incapables de les comprendre. Ce n'est donc pas d'abord l'obtention de biens qui guide les échanges dans ces sociétés mais l'établissement de liens. Au contraire, la forme-argent obéit, en tant qu'elle a une essence dia-bolique, à la logique de l'équivalence pour liquider les dettes et donc couper les liens sociaux. Partons toujours d'un exemple emprunté aux formes d'organisation sociale héritées de l'âge de pierre, pour observer la chose dans toute sa clarté. Chez les Tiv (Afrique de l'ouest), comme le relate l'anthropologue américaine Laura Bonannan, si on m'offre des oeufs, je peux éventuellement donner de l'argent en contrepartie mais il faut différer le retour dans le temps et surtout ne pas donner le montant exact:"Ce doit être un petit peu plus ou un petit peu moins. Ne rien apporter du tout serait se poser en exploiteuse ou en parasite. Apporter l'équivalent exact serait suggérer qu'on ne veut plus avoir le moindre rapport avec la voisine." (David Graeber, Dette 5000 ans d'histoire, p. 128) Le fait de différer le retour dans le temps est à situer en contraste complet avec l'empressement du père de famille occidental évoqué plus haut à liquider la dette. On montre ainsi qu'on perpétue dans la durée le lien avec l'autre. D'autre part, cette inéquivalence soigneusement entretenue montre là encore que nous nous situons dans le cadre de pratiques monétaires entièrement immergées dans une économie de don de type réciprocitaire. Le principe de réciprocité, base fondamentale des sociétés primitives  et vecteur d'une économie de don-contredon, suppose une réponse adéquate et non pas une équivalence ou une égalité arithmétique: 1=1. Autrement dit, il implique une inégalité alternée par quoi chacun endosse tour à tour les rôles de donateur et donataire. Il se distingue du don de type agonistique basé sur la rivalité qui conduit à donner beaucoup plus en retour de ce qui est reçu pour prendre l'ascendant sur l'autre suivant la formule eskimo du don agonistique, "les dons sont priés d'avaler ceux qui les reçoivent". Ici, au contraire, ce doit être juste "un petit plus ou un petit peu moins", ce qui garantit que le donateur ne cherche pas à écraser de ses dons le donataire mais s'engage avec lui dans une relation fraternelle. On retrouve exactement le même esprit dans l'institution encore centrale aujourd'hui des cadeaux dans la société japonaise. Il est expressément formulé qu'un gros cadeau ne peut être envisagé qu'entre des personnes intimement liés car là seulement il ne menace pas de basculer dans la rivalité et l'ascendant que le généreux donateur prendrait sur le receveur.
On voit très bien, par ailleurs, dans cet exemple, une pratique typique de develop-man à l'oeuvre, tel que l'anthropologue américain Marshall Sahlins en a développé le concept: la forme-argent de type occidental est totalement intégré dans la culture indigène locale et mise au service de sa perpétuation, ce qui fait que sa propriété de couper les liens sociaux est parfaitement neutralisée et ne menace pas, de cette façon, l'intégrité de la communauté. L'afflux d'argent occidental est digéré et peut être mis au service du développement culturel local. Pour des développements sur ce concept de develop-man, qui me semble tout à fait essentiel, pour se faire une idée des forces de résistance au capitalisme mondialisé, partout dans le monde, voir la partie 4 de l'explication de texte, Castoriadis, la fête assiégée.
Cette inéquivalence de principe des dons-contre dons de type réciprocitaire se manifeste d'emblée dans la forme matricielle qu'est le  paiement de la fiancée, comme nous l'avons vu dans la partie trois. S'il n'y a déjà là aucune équivalence possible qui liquiderait la dette, c'est parce que ce qui est mis en jeu des deux côtés ne relève absolument pas du même ordre de choses. Aucune quantité de biens, aussi astronomique soit-elle, ne pourra jamais équivaloir au bien le plus précieux cédé, la vie humaine qui est source d'autres vies. Les deux sont incommensurables (sans commune mesure):"En effet, il n'y a jamais équivalence entre la monnaie remise et la femmes reçue. La remise de biens précieux n'éteint pas la dette de vie envers les donneurs de femmes. Elle n'a pas ce pouvoir libératoire, non en raison d'une insuffisance du montant mais parce les deux sont incommensurables." (Philippe Rospabé, La dette de vie, p. 32) Tout au contraire, les pratiques monétaires officielles modernes reposent entièrement sur la recherche de l'équivalence pour annuler la dette et rompre le lien. La quête d'une équivalence généralisée dans le système monétaire moderne pourra alors être comprise comme une façon radicale d'en finir avec le don :"l'équivalence, c'est la mort du don." (Caillé et Godbout, L'esprit du don, p. 252)L'extension démesurée et mondiale de la forme-argent, à l'ère actuelle, a donc bien  quelque chose qui relève essentiellement du dia-bolique. On se tromperait pourtant lourdement si l'on en concluait simplement à l'équation simpliste: l'argent, c'est le mal. On peut solidement étayer l'idée qu'il peut bien avoir, dans un certain contexte social-historique des vertus émancipatrices comme nous le verrons dans la suite...





En complément, cette conférence d'un spécialiste de la question, J. M. Servet, Les monnaies du lien et du partage:

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