dimanche 20 avril 2014

2- Socialisme ou barbarie

Dernière mise à jour, le 31-03-2018

Cette alternative s'est reposée avec insistance depuis la fin du XIXème siècle. A ma connaissance, on en trouve la première trace chez Engels, le compagnon de route de Marx:"La société bourgeoise est placée devant un dilemme: ou bien passage au socialisme ou bien rechute dans la barbarie."  Rosa Luxemburg, une grande figure du socialisme de liberté reprendra la formule en 1915  pour appréhender le désastre que sera la Première Guerre Mondiale. Castoriadis et d'autres formèrent, au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, un groupe de militants qui s'étaient donnés comme mot d'ordre "socialisme ou barbarie". C'est encore Jacques Ellul, à la fin de sa vie, qui avait averti que nous étions à ce point de croisée très court qui peut nous faire bifurquer vers une socialisme de liberté ou une cybernétisation de la société.
Pour  comprendre la signification et évaluer la pertinence de cette alternative, il faut commencer par se confronter à une objection. Une alternative posée dans les termes de "socialisme ou barbarie", sera fortement contestée par les libéraux pour qui le sacro-saint marché est la réponse à tous les maux.
 La thèse aujourd'hui la plus communément soutenue dans ces milieux consiste à dire que l'économie de marché et la démocratie ne peuvent être dissociées et que l'une est la matrice de l'autre. On la trouve dans la droite libérale la plus pure, celle qu'incarnait aux Etats Unis M. Friedman, pour qui, "faire des profits est l'essence même de la démocratie ". C'est encore en ce sens que Hayek affirmait "que les institutions libres, parce qu'elles sont un produit de l'économie de marché, doivent céder la place au servage quand cette économie disparaît." (cité par Polanyi, Essais, p. 517) C'est la même thèse qui est aujourd'hui  reformulée dans les milieux de la gauche libérale, dans la mouvance du P.S. en France, chez Attali, par exemple, et qui fait perdre au clivage droite-gauche une grosse partie de sa signification: "[...] dans son livre Une brève histoire de l'avenir (2006), il y soutient que c'est la création d'un centre marchand qui est la condition de formation et d'extension de la démocratie." (Caillé et Lavillle, Postface à Polanyi, Essais, p. 572) Si on admet cette thèse alors le socialisme qui critique l'économie de marché doit mettre en péril la démocratie. C.Q.F.D. (ce qu'il fallait démontrer): le socialisme ne peut pas prétendre sérieusement se présenter comme une alternative à la barbarie. Il risque, au contraire, d'y mener comme l'histoire du XXème siècle le montre avec les Goulags (camps de concentration) en Union Soviétique. Corollaire: il n'y a plus rien qui justifie quelque opposition conséquente à la radicalisation et l'universalisation de l'économie de marché. Avec ce mouvement, c'est, sur le plan politique, le modèle des démocraties libérales occidentales qui devraient triompher partout dans le monde. Déjà, on voit de suite, que c'est loin d'être le cas actuellement, ce qui peut commencer à éveiller un premier soupçon sur la pertinence de cette thèse. L'idée de fond des libéraux consiste à soutenir que le régime de l'économie de marché est la seule forme d'intégration économique qui puisse garantir la préservation et le développement  du maximum de libertés individuelles compatibles avec les exigences de la vie en société. Une des libertés fondamentales que garantit le marché, est celle de l' exit, comme le disait l'économiste Hirschman, la possibilité, en tous les cas, d'en sortir si l'on n'en veut pas. Face à Coca Cola, ou toute autre entreprise, j'ai toujours le droit de pouvoir dire, "Allez vendre votre merde ailleurs", ce que je ne peux pas faire face à l'Etat. Il ne faudrait pas sous estimer, de ce point de vue les vertus émancipatrices que l'économie de marché a pu avoir pour venir à bout des rapports de dépendance hérités de l'Ancien Régime et des formes ou d'autres de dirigisme étatique; mais le défaut symétrique serait d'en exagérer la portée et d'en faire la solution miracle à tous les problèmes. A bien des égards, cette dynamique émancipatrice est aujourd'hui en voie d'épuisement. D'ailleurs, la thèse de l'exit est fortement contestable, car, à ce compte, on pourrait tout aussi bien soutenir que Mussolini n'était pas un dictateur, puisqu'il laissait aux Italiens la possibilité d'émigrer, donc de l'exit.
Ce qui mérite d'être sérieusement discuté, c'est la proposition d'où découle la suite du raisonnement, celle qui prétend que l'économie de marché serait la matrice de la démocratie. Elle est bancale à un double titre. D'abord, historiquement, il est très douteux que la démocratie et l'économie de marché aient été liées de la sorte. Par exemple, la démocratie athénienne de l'antiquité  est apparue bien avant que ne se constitue un  marché dans la cité à la fin du VIème siècle avant J.-C. En outre, les découvertes les plus récentes montrent, que des économies de marché ont pris forme en d'autres endroits du monde dans l'antiquité, en Chine et en Inde, en particulier, ce que n'avait d'ailleurs pas soupçonné Polanyi, qui a sous estimé, de ce point de vue, l'importance de l'économie de marché dans l'histoire. Mais, justement, ces découvertes récentes infirment encore plus la thèse d'un lien supposé nécessaire entre démocratie et économie de marché; sur le plan politique, ces régimes étaient tout sauf des démocraties:"Plus on trouve de nouvelles dates de naissance du marché en dehors de la Grèce et de l'Europe moderne, et plus il devient évident que le marché n'est pas la matrice de la démocratie." (Laville et Caillé, Postface à Polanyi Essais, p. 572). Dans l'histoire la plus récente récente, en particulier, dans les années 1940-1943, aux Etats-Unis comme en Grande-Bretagne, les restrictions fortes apportées à l'économie de marché, dans un contexte de guerre mondiale, ont " mis fin à la séparation entre le gouvernement et l'industrie qui avait permis la naissance de la liberté du XIXème siècle. Pourtant, les libertés publiques ne furent jamais mieux protégées  que pendant cette période d'état d'urgence." (Polanyi, Essais, p. 518) On peut donc en conclure qu'il n'y a aucun lien nécessaire entre économie de marché et démocratie. Castoriadis nous semble avoir eu, de ce point de vue, une approche plus pertinente  pour préciser la nature et la complexité de leur rapport. Dans sa grille de lecture, la civilisation occidentale est porteuse de deux projets fondamentaux, "deux significations imaginaires sociales", qui sont mutuellement irréductibles l'un à l'autre et qui n'ont pourtant cessé de se contaminer réciproquement: celui du capitalisme moderne et celui de la démocratie.
Mais, on peut aller encore beaucoup plus loin dans la critique de la thèse libérale. Nous en sommes revenus à ce point où il nous faut maintenant affronter sérieusement ce qui constitue peut-être bien le noeud du problème que pose le projet d'économie politique d'une société de marché.  Non seulement il n'y a aucun lien nécessaire entre économie de marché et démocratie, mais il y a des raisons sérieuses pour soutenir qu'elles sont, dans le fond, incompatibles. La  raison  tient à la structure même d'une société de marché. Elle est traversée par un antagonisme catastrophique pour l'intégrité de la société, entre la sphère économique et la sphère politique. Le conflit, en Angleterre, autour de la loi de Speenhamland en 1834  qui garantissait aux pauvres un revenu minimum indexé sur le prix du pain,  est caractéristique de cette division tragique dont nous ne sommes jamais sortis: si l'intervention politique menaçait alors les fondements même de l'économie de marché, l'économie de marché, en retour,  mettait en péril le droit élémentaire de vivre que doit la société à tous ses membres:"Sous Speenhamland, la société était déchirée par deux influences opposées; l'une émanait du paternalisme et protégeait le travail contre les dangers du système de marché, l'autre organisait les éléments de la production, terre, comprise, en  un système de marché..." (Polanyi, La grande transformation, p. 132)
 A la fin du XIXème siècle, le développement de la démocratie sur le plan politique (suffrage universel, droit de constituer des partis, des associations) s'est fait en l'isolant rigoureusement de la sphère économique. C'est pourquoi, un socialiste comme Jaurès, en France, pouvait  faire ce constat paradoxal en 1893, après la conquête du suffrage universel: "[…] au moment où le salarié est souverain dans l’ordre politique, il est dans l’ordre économique réduit au servage." (cité par Chanial, La délicate essence du socialisme, p. 176) C'est-à-dire, il est réduit au régime du salariat qui n'est pas  fondamentalement différent des anciennes formes de domination, et qui fait que sa vie est entièrement soumise aux aléas du marché du travail et à une organisation qui en fait le serviteur du capital. Le principe de la séparation des pouvoirs hérité, en particulier, de l'oeuvre de  Montesquieu, fût interprété en ce sens pour élaborer l'architecture politique des régimes républicains modernes, comme aux Etats-Unis. Il s'agissait, fondamentalement d'organiser et de garantir constitutionnellement l'impuissance du peuple sur le plan économique par la sacralisation de la propriété privée des moyens de production: […] il fallut protéger […] la propriété industrielle […] contre le peuple […] La séparation des pouvoirs, inventée par Montesquieu, était désormais utilisée pour séparer le peuple du pouvoir sur toute sa propre vie économique. La Constitution […] isola entièrement la sphère économique de la juridiction de la Constitution, plaça ainsi la propriété privée sous la plus haute protection concevable […] Malgré le suffrage universel, les électeurs américains étaient impuissants contre les possédants." (Polanyi, La grande transformation, p. 308) Cette séparation étanche risque d'avoir un caractère, hélas, létal (mortel) en menaçant de désintégration, purement et simplement, une société disloquée entre deux tendances contradictoires l'une avec l'autre:" [...] le dysfonctionnement entre économie et politique se déploie en une polarité catastrophique. Du domaine de la démocratie politique émanent des forces qui affectent l'économie, la perturbent et l'entravent. L'économie riposte par un assaut général contre la démocratie, supposée incarner un antiéconomisme irresponsable, irréaliste." (Polanyi, Essais, p. 353)  Ce conflit se redouble et s'aggrave en  traversant chaque individu et dissocie  sa vie mentale de façon schizophrénique. Il oppose chacun à lui-même en tant qu'il est à la fois un agent de la vie économique et de la vie politique:"C'est là aussi la raison la plus profonde du fossé qui sépare démocratie et économie. Que ce soit souvent le même être humain qui s'affronte lui-même sur le terrain de la politique et de l'économie, voilà qui reste caché à l'individu: d'où ces déceptions qui ôtent tout crédit à la démocratie [...] présent simultanément des deux côtés à la fois, en politique et en économie, il ne fait souvent que se combattre absurdement lui-même." (Polanyi, Essais, p. 357) Par exemple, en tant que producteur, son intérêt réside dans une politique protectionniste d'intervention de l'Etat pour être à l'abri de la concurrence étrangère; son intérêt en tant que consommateur va vers le libre échange pour avoir accès à des marchandises bon marché en provenance de pays où le travail est à bas coût. Cette polarité se retrouve aussi bien dans des comportements qui opposent son intérêt en tant que travailleur et habitant d'un territoire de vie quand, par exemple, pour protester contre des plans de licenciement, "les ouvriers de Cellatex, dans les Ardennes, déversent en juillet 2000 5 000 litres d'acide sulfurique dans un affluent de la Meuse." (S. Juan, La transition écologique, p. 157) (1)
Ce conflit catastrophique entre économie et politique ne peut définitivement se résoudre qu'en réunifiant les deux sphères. Mais comment y parvenir? C'est à ce point que nous arrivons à l'alternative "socialisme ou barbarie". Soit, on résout le conflit en abolissant la démocratie politique: c'est la voie qui mène à la barbarie. Soit on le résout en étendant la démocratie à la sphère économique: c'est le socialisme. C'était déjà ainsi que Polanyi posait les termes de l'équation à résoudre dans les années 1930 pour sortir de la grande crise, en pleine montée du fascisme en Europe: "Fondamentalement, l'alternative est la suivante: l'extension du principe démocratique de la politique à l'économie ou l'abolition pure et simple de la sphère politique démocratique." ( Polanyi, Essais, p. 393) La barbarie dans laquelle l'Europe fasciste des années 1930 a sombré a été une façon possible de réunifier les deux sphères. Loin d'abolir le capitalisme, contrairement à la démagogie qu'on pouvait trouver dans les discours de Hitler (le national-socialisme nazi récupère bien le terme "socialisme" mais en un sens complètement perverti qu'il lui fait dire le contraire de ce qu'il a signifié pour le mouvement ouvrier qui l'a inventé), le fascisme a été l'ultime recours pour le sauver en réactivant, sous une forme adaptée à la grande industrie moderne, une structure politique héritée de l'Ancien Régime, hiérarchisée et fondée sur des ordres corporatifs de corps de métiers. Autrement dit, il s'agissait de refonder entièrement les institutions politiques sur une base strictement économique qui maintient  le salarié dans son état de  servage:"Cette tentative fasciste vise littéralement à faire de la vie économique l'Etat lui-même, à cette différence près que la vie économique ne se résume plus à de simples arts et métiers comme un siècle auparavant, mais comprend cette fois de gigantesques structures capitalistes régnant sur des myriades de salariés sans propriété." (Polanyi, Essais, p. 440) Les deux sphères, économique et politique, sont  réunifiées au prix de la barbarie. La quintessence du fascisme, de ce point de vue, se donne à voir dans la Constitution autrichienne de Dollfuss, décrétée en 1934:"Au nom de Dieu tout-puissant dont procède tout quel qu'il soit, le peuple autrichien reçoit cette Constitution pour son Etat fédéral chrétien et germanique fondé sur une structure corporative." (cité par Polanyi, Essais, p. 407)
Ainsi peut s'expliquer la position des libéraux de cette époque, qui, dans le cadre de la thèse d'un lien supposé nécessaire entre économie de marché et démocratie, serait parfaitement  incompréhensible, pour lesquels la seule façon de sauver l'économie de marché, dès lors que le conflit entre la sphère politique et la sphère économique atteint son point de rupture, était de fermer les yeux sur l'abolition de la démocratie politique. Le cas d'école est celui de l'attitude complaisante des libéraux à l'égard du fascisme pendant la grande crise des années 1930 en Europe:"Les libéraux de l'école de Mises insistent sur le fait que l'interférence de la démocratie représentative avec le système des prix fait irrémédiablement baisser le volume total des biens produits. On ferme les yeux sur le fascisme au nom de la sauvegarde de l'économie libérale." (Polanyi, Essais, p. 393) Dans le contexte d'une crise où le conflit entre politique et économie est porté à son paroxysme, "le fascisme constitue le type même de solution révolutionnaire qui garde le capitalisme intact." (ibid., p. 427)  C'est typiquement ce qu'il advint en Italie avec l'arrivée au pouvoir de Mussolini:"La bourgeoisie italienne montra qu'elle considérait que la préservation des privilèges et des profits prévalait sur les principes démocratiques lorsque le Parti libéral aida Mussolini à constituer une majorité parlementaire et qu'il accepta des portefeuilles dans son premier gouvernement." (C. Harman, Une histoire populaire de l'humanité, p. 486) On retrouve encore chez Hitler, dans un discours de 1934, l'idée de l'impossibilité de la coexistence entre la propriété privée des moyens de production et les principes d'une société démocratique. C'est pourquoi aussi, en France, dans les années 1930, le slogan du grand patronat français fût, Plutôt Hitler que le front populaire , et que pourrait s'expliquer, en bonne partie, ce que l'historien et grand résistant M. Bloch appelait,"l'étrange défaite", la déroute de l'armée française écrasée en à peine un mois et demi par l'Allemagne hitlérienne.
D'une façon générale, il faudra demander aux tenants actuels du concept de "démocratie de marché" pour lesquels le capitalisme est la matrice de la démocratie, pourquoi "de Macaulay (1882-1970) à Mises (1881-1973), de Spencer (1820-1903) à Summer (1840-1910), il n'y eut pas un militant libéral qui manquât d'exprimer sa conviction que la démocratie du peuple mettait le capitalisme en danger." (Polanyi, La grande transformation, p. 309) Hayek, l'une des figures de proue du libéralisme le plus pur au XXème siècle, pouvait ainsi confier à un journal chilien en 1981, en se référant au Chili des années 1970 du dictateur Pinochet:"Ma préférence personnelle va à une dictature libérale et non à un gouvernement démocratique dont tout libéralisme est absent." 
C'est tout cela  qui légitime la thèse d'une incompatibilité de fond entre la démocratie et l'économie de marché dont on trouvait déjà l'analyse chez Marx:"[...] on peut dire que ce que Marx appelait séparation des sphères économique et politique dans la société, est reconnu, depuis un certain temps, comme étant l'incompatibilité entre le capitalisme libéral et la démocratie populaire." (Polanyi, Essais, p. 444)
L'autre terme de l'alternative, pour harmoniser les deux sphères, c'est donc le socialisme entendu en ce sens précis: l'extension de la démocratie politique à la sphère économique:"L'extension du principe démocratique à l'économie implique l'abolition de la propriété privée des moyens de production et, partant, la disparition d'une sphère économique autonome séparée: la sphère politique démocratique devient la société toute entière. C'est ce qui définit essentiellement le socialisme." (ibid., p. 393) On peu tout aussi bien le reformuler en des termes encore plus concis :"Le contenu essentiel du socialisme: restitution aux hommes de la domination sur leur propre vie." (Castoriadis, Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne, p. 47) Actuellement, parmi les neuf thèses dégagés par B. de Sousa Santos et C. Rodriguez Garavito, sur la base d'études de cas concrets, pour rendre compte de la possibilité d’alternatives au mode de production capitaliste, qui sont développées aujourd'hui un peu partout dans le monde dans les réseaux de l'économie solidaire (versus économie concurrentielle de marché), c'est la thèse  5 qui corrobore de façon empirique et pratique le contenu essentiel d'un socialisme de liberté: « La radicalisation de la démocratie économique va de pair avec celle de la démocratie participative. » (Alternatives économiques dans Socio économie et démocratie, l’actualité de Polanyi, p. 141) La "démocratie participative", si on veut lui donner un sens autre qu'orwellien qui lui ferait dire l'inverse de ce qu'elle est censée signifier, renvoie à un double processus.(2) D'une part, un mouvement de radicalisation de la démocratie sur le plan politique qui fait du citoyen autre chose qu'un simple électeur passif mais quelqu'un qui participe réellement au pouvoir politique sous ses trois formes, législative, judiciaire, et exécutive. D'autre part,"la radicalisation de la démocratie économique" a une double dimension: dans la sphère de la production, elle a trouvé à se réaliser dans ce que le mouvement ouvrier a inventé avec l'autogestion, dont les LIP, en France, constituent  le dernier exemple ayant eu une envergure nationale, voire, internationale: fondamentalement, cette forme d'organisation qui définit le socialisme, repose sur l'abolition de la séparation entre dirigeants et exécutants. Dans les années 1830, au début de l'aventure du socialisme moderne, un de ses slogans était de "faire descendre la République dans l'atelier." Dans le même sens, à la fin du XIXème siècle, le mouvement Le Sillon, une déclinaison chrétienne du socialisme de liberté, affirmait catégoriquement que l'on ne peut "pas avoir la république dans la société tant qu'on avait la monarchie dans l'entreprise."  Il est essentiel cependant de noter qu'une reprise en main démocratique de l'outil de production par les salariés de l'entreprise ne saurait encore être suffisante, pour cette raison élémentaire que les activités de celle-ci impactent nécessairement la vie des gens dans la société hors de son cadre limité. Il en découle que le processus de démocratisation dans l'entreprise devrait, pour être poussé jusqu'au bout, s'élargir en y incluant des membres de la société civile (associations d'usagers, ONG, etc.) La deuxième dimension fondamentale de principes de démocratie appliqués à la sphère économique, et complémentaire de la précédente, est celle des échanges: c'est un des enjeux essentiels du mouvement actuel qui voit émerger partout dans le monde, ce que j'appellerai, faute de mieux, les monnaies non officielles à usage limité. Celles qui peuvent retenir l'intérêt ici visent toutes à une réappropriation démocratique de la monnaie, condition essentielle de la réalisation effective d'un socialisme de liberté tel que définit ici. En effet, si l'on n'en restait à la seule question de la production, sans remettre en question le contexte des échanges économiques dans lequel elle se situe nécessairement, on en resterait à des formes d'autogestion qui sont tout à fait intégrables dans la dynamique du marché global et qui seraient, de ce fait, immanquablement soumises à la contrainte des mêmes catégories capitalistes fondamentales (la valeur-travail, la forme-argent, le temps abstrait etc). Elles perdraient, pour cette raison, toutes leurs potentialités émancipatrices.
On peut  reformuler encore autrement cette forme d'économie socialiste ainsi entendue: il s'agit de réinventer des formes d'organisation économiques non plus fondées sur l'échange et la concurrence  mais sur la réciprocité et la solidarité. La réciprocité est la condition nécessaire de toute forme d' autogouvernement qui abolit la séparation et la hiérarchie entre dirigeants et exécutants, comme le formulait Vandana Shiva,  prix Nobel alternatif Right Livelihood Award (contre-feu salutaire au Prix Nobel de la Paix classique  qui a parfois eu vocation à récompenser des criminels), pour son travail de terrain accompli avec des paysans  sans terre en Inde: "La réciprocité permet l’autogestion. Si nous vivons autonomes, en autogestion, mais profondément reliées à la terre et aux êtres vivants, en oeuvrant ensemble, cela donnera aux hommes les conditions pour leur survie future. Une démocratie planétaire naîtra, même si nous restons encore entourés de violence et de guerres." (Vandana Shiva cité par U. Rösch, division du travail, globalisation et avenir du travail)
C'est, de façon universelle, tout le tissu de l'économie solidaire qui se développe à léchelle planétaire. C'est la voie que suit un socialisme de liberté dont nous allons continuer à approfondir le sens en tâchant de partir du "mouvement réel des choses",  de ses formes pratiques telles que les mouvements populaires continuent de le réinventer sur la planète et non de châteaux en Espagne rêvés par des intellectuels. Cette démarche  est d'autant plus nécessaire à entreprendre, si nous admettons qu'avec le processus de radicalisation en cours de l'économie de marché, nous en sommes revenus au point où les exigences de la démocratie politique sont de plus en plus en tension avec les forces émanant de la sphère économique capitaliste...

(1) Nous ne pouvons faire que l'évoquer ici car c'est un problème tellement important qu'il méritera à lui seul un exposé. La polarité catastrophique qui se déploie entre l'économie de marché capitaliste et la sphère politique démocratique en cache une autre tout aussi désastreuse, celle entre l'écologie et la sphère socio économique, "ce jeu de dupes, assez pervers [qui rend] l'écologisme antisocial." (S. Juan, La transition écologique, p. 7) Dans la structures de la société de marché, les impératifs écologiques de préservation et de restauration de l'habitat naturel entrent, de plein fouet, en conflit avec les impératifs sociaux économiques de luttes pour l'emploi et la croissance.  Exemple entre cent, c'est toute la problématique au coeur de la polémique qui a été lancé dans les milieux de la gauche autour de la fermeture, en France d'une usine Arkema, gros pollueur s'il en est (voir sur le site de Fakir, F. Ruffin,  Réponse à nos camarades de Pièces et main d'oeuvre)  Le cas des ouvriers de Cellatex évoqué plus haut en être une autre illustration. C'est un autre grand défi que l'humanité doit avoir à affronter, celui de savoir comment réconcilier les impératifs écologiques avec la sphère socio économique. Nous y consacrerons ultérieurement un autre exposé, vu l'importance du sujet et l'urgence des problèmes d'ordre tellurique (l'épuisement de la terre et de ses sous-sols), climatique (le réchauffement de l'atmosphère)  et biologique (l'effondrement de la biodiversité) que pose l' état actuel de la planète. Autant le dire tout de suite, à notre avis, la voie que suivent des militantes comme Vandana Shiva en Inde, que nous citons plus loin, en menant de front combat pour la radicalisation de la démocratie et combat écologique,  nous semble la plus porteuse d'espoir pour l'avenir de l'humanité. Nous ajouterions, de ce point de vue, une dixième thèse qui manque  à l'ensemble de celles qu'énoncent de Sousa Santos et Garavito pour définir un ensemble de conditions pratiques qui rendent viables les alternatives émancipatrices au mode de production capitaliste : les alternatives de production entretiennent des liens étroits avec le combat pour la préservation et la restauration de l'habitat naturel des êtres humains ... 

(2) Il faut donc se méfier au plus haut point de la récupération de ce jargon de la "démocratie participative" qui est de plus en plus mis en avant dans les sociétés occidentales pour mettre en scène un simulacre de démocratie, sa représentation  spectaculaire aurait dit G. Debord; par exemple, en France dans des "Commissions particulières du débat public" autour de la question  du nucléaire dans lesquelles "l'important c'est de participer, mais certainement pas de tenir compte des avis des Français." (S. Juan, La transition écologique, p. 247) Il vaudrait mieux éviter désormais d'employer ce terme dévoyé et parler plutôt d'"autogouvernement", de "démocratie radicale" etc. L'héritage grecque de la démocratie athénienne de l'antiquité est irremplaçable pour ouvrir l'horizon  vers lequel  devrait tendre une authentique participation populaire dans sa triple dimension: suivant l' isonomia, l'égale capacité pour tout citoyen de faire et de décider de la loi; suivant l'isokratéia, l'égale  capacité  de gouverner par la rotation rapide des charges publiques; et suivant l'iségoria, l'égale capacité à prendre la parole là où s'exerce l'autorité publique. Evidemment, cela supposerait un niveau de conscience politique et d'instruction chez le citoyen ordinaire dont nous sommes encore très loin. C'est le cercle vicieux d'une société hétéronome; les gens sont écartés d'une participation active à la vie politique, ce qui diminue d'autant leur niveau d'intelligence politique; à son tour ceci justifie, par précaution, qu'on les en écarte, ce qui amenuise encore plus leur possibilité de développer une intelligence politique etc. Ce n'est pas seulement l'école qui est en cause ici (même si il y aurait déjà beaucoup à dire); plus fondamentalement, c'est un certain ethos, un mode de vie, qui fait que le citoyen de la démocratie athénienne de l'antiquité baignait dès son plus jeune âge, de façon, dans une atmosphère au sein de laquelle il absorbait par tous ses pores les questions politiques débattues, aussi bien dans les lieux où l'autorité publique s'exerçait comme l'ekklesia (assemblée du peuple) ou les dicastéria ( jurys populaires), que dans les lieux de socialisation informelle comme le marché, la forge etc. C'est ce qui faisait dire à un grand penseur libéral du XIXème siècle, fin connaisseur de l'antiquité grecque, et qui avait su conserver le meilleur de sa tradition de pensée  que, "malgré les défauts du système social et des idées morales de l'antiquité, la pratique des dicastéria  et de l'Ekklésia élevait le niveau intellectuel d'un simple citoyen d'Athènes bien au-dessus de ce qu'on a jamais atteint dans aucune autre agglomération d'hommes, antique ou moderne..."(J.S. Mill, Considérations sur le gouvernement représentatif cité par Finley, Démocratie antique et démocratie moderne, p. 83) En cette matière, nous ne connaissons d'autre principe d'apprentissage que celui-ci: c'est en gouvernant qu'on apprend à gouverner, c'est en faisant les lois que l'on apprend à faire les lois, c'est en jugeant que l'on apprend à juger, c'est en prenant la parole que l'on apprend l'art du débat politique etc. Cependant, J.S. Mill  pensait probablement que la division du travail nécessaire aux  sociétés industrielles modernes rendait utopique la perspective qu'un citoyen ordinaire des temps modernes puisse prétendre avoir le loisir que suppose un apprentissage de ce genre, et atteindre ainsi un niveau d'intelligence politique qui rivaliserait, de près ou de loin, avec celui du citoyen athénien de l' antiquité.

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