Avertissement:"Du Prozac dans l'eau. Quel monde génial de créer une société d'imbéciles heureux!" (F. de Waal)
"Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste.
C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin: le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais."
Blaise Pascal, Pensées et opuscules, Pensée 172.
1 Dégager la thèse de ce texte et montrer comment elle est établie?
Pourquoi est-il si compliqué pour les hommes de trouver le bonheur? L‘objet de ce texte sera de comprendre les raisons pour lesquelles les hommes ne parviennent pas à être heureux ce que souligne la dernière phrase: « et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Ces raisons, le texte va les chercher dans le rapport particulier que l’homme entretient au temps ce qui se fera en trois étapes.
Primo, il s’agira de montrer que les hommes sont d’avantage préoccupés par le passé et l’avenir à tel point qu’ils en oublient de vivre le présent qui est pourtant le seul temps qui nous appartient.
Mais il y a une raison profonde à cela que développe la deuxième partie du texte: le temps présent, de par sa nature même, ne peut donner lieu à une satisfaction substantielle, nous aurons l’occasion d’y revenir pour la question 2)a).
Enfin, il s’agira de montrer que des trois dimensions du temps, celle qui importe le plus aux hommes est l’avenir, et que, de ce fait, nous sommes condamnés à vivre dans l’espoir d’un hypothétique bonheur futur et jamais dans un état de bonheur présent, effectif. Notre condition est telle que nous pouvons, au mieux, espérer être heureux mais jamais être heureux.
2)a) Qu’est-ce qui caractérise le présent d’après Pascal?
Ce que le texte veut commencer par nous montrer (1ère partie) c’est l’incapacité des hommes à vivre le présent. C'est tout l'abîme qui sépare la vie animale de l'existence humaine. Ce qui caractérise l'animal, c'est justement sa capacité d'être pleinement dans l'instant présent:"Il habite totalement l'instant et utilise pleinement son appareillage, rapidité, venin, griffes, au moment crucial. L'animal est fini, finalisé [...] Il est tout entier présent dans l'espace-temps de la rencontre. Ici même et pas à côté. San retard ni avance. Intégralement présent dans le présent immédiat de l'instant." ( I. Nisand, Où va l'humanité?, pp. 19-20) Au contraire, l'être humain, parce qu'il est un être que la nature n'a pas fini (néoténie de l'être humain), n'a pas de place fixée d'avance dans l'ordre du monde et se retrouve à errer dans le temps, en retard (passé) ou en avance (futur) sur lui-même, sans jamis pouvoir coïncider pleinement avec lui -même. Voir cet extrait d'une conférence du philosophe D. R. Dufour pour s'introduire à cette particularité de la condition humaine qui trouve donc sa racine dans les traits accentués de sa néoténie:
Nous sommes constamment préoccupés par ce qui s’est passé ou ce qui va se passer à tel point nous oublions de vivre le seul temps qui soit en notre possession. En effet passé et avenir ne dépendent pas de nous: le passé, de par sa nature même, ne peut être changé; nous avons ainsi beau regretté ce que nous avons fait, ces regrets ne permettront jamais de changer ce qui s’est passé. Ce caractère du passé s’explique par l’irréversibilité du temps: le temps, de ce point de vue, est à comprendre par distinction avec l’espace: celui-ci est réversible; cela veut dire que je peux le parcourir dans les deux sens: je sors de chez moi pour acheter du pain à la boulangerie et je retourne chez moi; cela n’est plus possible avec le temps: la « flèche » du temps ne peut être parcouru que dans un seul sens. S’il est impossible de changer le passé, à l’autre bout, il est impossible de maîtriser l’avenir. Nous avons beau élaborer tout un tas de projets, nous sommes bien incapables de maîtriser tous les facteurs qui permettront de les réaliser: je peux projeter un voyage à l’autre bout du monde et me retrouver dans un hôpital la veille du départ suite à un accident. Je peux projeter d’acheter une maison et me retrouver licencié et sans argent pour rembourser mon crédit, etc. Ainsi ni le passé impossible à changer ni l’avenir incertain ne sont en notre possession et c’est pourtant à eux que nous songeons en priorité.
Seul , au fond, le présent existe. Le passé c’est-ce qui n’existe plus, l’avenir, ce qui n’existe pas encore. Comme le dit le texte, le présent est « le seul [temps] qui subsiste » et pourtant c’est celui auquel nous songeons le moins. La raison de cette incapacité à vivre le temps présent nous est donnée dans la seconde partie du texte. Deux possibilités peuvent se présenter ici: soit le temps présent nous est agréable, soit il nous attriste; dans les deux cas nous sommes incapables de nous y tenir. S’il nous est agréable, nous allons vite regretter de le voir s’enfuir: c’est, par exemple, l’heure où sonne la fin des vacances et c’est un fait d’expérience psychologique que plus le temps présent est agréable plus nous avons la sensation qu’il passe trop vite: une heure de cours passée à s’ennuyer semblera interminable mais pas une heure de libre passée au bistrot! Si , au contraire, le temps présent nous attriste, nous ferons tout pour l’oublier en ressassant les vieux souvenirs d’un temps meilleur ou, en espérant que demain cela ira mieux. Dans tous les cas, nous sommes incapables de vivre le présent.
2)b) Qu’est-ce qui explique que nous ne puissions jamais être heureux d’après Pascal?
Le texte peut donner lieu ici à deux interprétations possibles.
La première qui est la plus superficielle consistera à expliquer cette incapacité à être heureux comme étant de la responsabilité des hommes: il ne tiendrait qu’à eux de moins songer à des temps sur lesquels ils n’ont aucune maîtrise (passé et avenir) et de se contenter de vivre l’instant présent. Nous sommes alors conduits à une éthique de type hédoniste ( éthique qui identifie plaisir et vie bonne) qui est celle correspondant à la célèbre devise du poète latin Horace: « Carpe diem (quam minimum credula postero)» ce qui peut se traduire par: « Cueille le jour présent et sois le moins confiant possible en l'avenir ». De ce point de vue, il ne tiendrait qu’à nous de vivre heureux en se contentant de vivre le temps présent. Mais si le temps présent est lui-même pénible à vivre? Quel sens peut avoir le « carpe diem » pour celui qui est souffrant sur son lit d’hôpital? Pour celui ou celle qui vit un chagrin d’amour? La perte d’un être cher?, etc.
C’est pourquoi on peut donner une autre interprétation possible du texte qui est beaucoup plus sombre et pessimiste: l’incapacité des hommes à être heureux ne serait pas quelque chose qui serait de leur responsabilité et auquel ils pourraient remédier en suivant des règles de vie plus appropriées. Cette incapacité serait inscrite dans la condition humaine elle-même qui est celle d’un être fini soumis inexorablement au temps qui passe. Il ne dépend pas des hommes que leur existence soit ou non soumise au temps qui passe. Ainsi, le caractère fuyant du bonheur est inséparable du caractère fuyant de l’existence soumise au temps. A ce niveau d’interprétation on pourra dire qu’il y a un manque d’être (un manque ontologique, en termes savants), qui est le propre de toute existence humaine. Comme l’analysait déjà Saint Augustin, le passé est-ce qui n’est plus, l’avenir ce qui n’est pas encore et le présent ce qui tend à n’être plus, c’est-à-dire, à verser continuellement dans le passé. Ainsi, la condition humaine qui est celle d’un être soumis au temps, consiste-t-elle en un quasi néant. Interprété en ce sens, le propos de Pascal rejoint les analyses que faisait Montaigne sur la misère de la condition humaine: « Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre […] et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l’eau: car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner. Ainsi, étant toutes choses sujettes à passer d’un changement à l’autre, la raison, y cherchant une réelle subsistance, se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit né. » (Montaigne, Essais). Ce que Montaigne comme Pascal veut souligner, c’est le quasi néant de l’existence humaine prise dans le flux continuel du temps qui ne laisse rien subsister de durable. Le temps peut ainsi être illustré par l'image d'un fleuve qui emporte tout et ne laisse rien de permanent; c'est ce qu'on appelle aussi "la fuite du temps".
Cette existence promise à la mort est finalement tout comme un néant comme Goethe le faisait dire à Méphistophélès au moment de la mort de Faust:
« Le chœur:
"Tout est fini."
Méphistophélès:
"Fini? Sottes paroles!
Pourquoi fini?
La fin, le pur néant: cela revient au même.
Alors pourquoi l’éternelle création?
Au néant tout doit retourner!
Tout est fini. Qu’est-ce à dire?
C’est tout comme s’il n’y avait jamais rien eu…" » (Faust II)
L’être véritable, dans la conception classique héritée de penseurs comme Platon, c’est l’existence éternellement présente de ce qui n’est pas soumis à la loi implacable du changement. C’est, pour un penseur chrétien comme Pascal, le royaume de Dieu qui n’est pas de ce monde.
Autant l’espace est la dimension dans laquelle l’homme peut manifester sa puissance en le transformant et l’aménageant, autant le temps exprime la dimension tragique de l’existence humaine, son impuissance à changer le passé révolu à jamais, son impuissance à prévoir l’avenir incertain aussi bien que son impuissance à saisir et retenir le présent fuyant…
3) Le bonheur est-il une utopie?
Introduction
"Utopie" est un terme qu'a formé le grand lettré et humaniste anglais du XV-XVIème siècle, Thomas More, pour en faire le titre d'un ouvrage devenu célèbre, Utopia. Ce terme avait pour lui un double sens, dérivé de racines grecques. En un premier sens, il veut dire, a-topos = ce qui n’existe nulle part; mais il peut aussi vouloir signifier, en même temps, eu-topos = le lieu où la vie est bonne. T. More voulait alors exposer la situation catastrophique, à son époque, de ces paysans pauvres qui avaient commencé à être chassés des terres communales qui leur permettaient d'assurer leur subsistance depuis des temps ancestraux. Il voulait alors imaginer un monde où la misère née de cette spoliation n'existerait plus, le lieu où la vie serait bonne.
Tout nous invite dans nos analyses précédentes à envisager, dans la même perspective que T. More, le bonheur comme une utopie, au deux sens du terme: simultanément le lieu qui n'est donné nulle part et celui où il ferait bon vivre. Il faut commencer par distinguer bonheur/plaisir pour éviter une première confusion qui nous conduirait à sous-estimer la difficulté d'être heureux: le bonheur n’est pas le simple plaisir éprouvé dans l’instant et destiné à passer; il implique une durée et une permanence qui semble irréconciliable avec le caractère temporel de l’existence humaine qui rend toute chose éphémère. Est-ce à dire que les hommes sont condamnés au malheur? Nous faut-il renoncer à l’idée de pouvoir être heureux? Ne pourrait-on, du moins, se contenter d’une version affaiblie du bonheur?
1) Thèse: le bonheur semble utopique
On le montrera par deux facteurs, l'un existentiel lié à notre condition d'être fini et l'autre civilisationnel qui vient des exigences de la vie en société
a)Le facteur existentiel
Je reprend et approfondis le sens de cette distinction qui m’a permis de poser le problème en introduction. Au sens fort du terme, je définirai le bonheur comme un état de satisfaction profond et durable. Il se distingue en cela des simples moments de plaisirs qui peuvent se succéder dans mon existence. Etre heureux ce n’est pas simplement passer un bon week end , de bonnes vacances ou une bonne soirée entre copains. Celui qui trouve le bonheur est celui dont la vie possède une permanence dans la tonalité des affects joyeux. L’ensemble du propos de Pascal ne prend tout son sens que si on admet que la durée et la permanence constituent des attributs essentiels du bonheur= ce sans quoi il est détruit. Or , il est facile de montrer que ce caractère de permanence attaché à l’idéal du bonheur est incompatible avec la condition humaine qui est celle d’un être soumis inexorablement à la dure loi du temps. Quelque soit notre degré de satisfaction présente, nous savons tous que nous attend tôt ou tard le vieillissement, la détérioration du corps et des facultés mentales, la maladie et finalement la mort. Ainsi, tout comme le temps, le bonheur est condamné à être fuyant et à nous échapper au moment où nous pensons pouvoir le saisir.
b) Le facteur civilisationnel
Le deuxième facteur qui rend l'idée d'un bonheur permanent utopique est constitué par les exigences qu'impose la civilisation. La première de toutes ces exigences est le renoncement pulsionnel qu'elle doit imposer aux enfants pour les socialiser. Comme le disait Castoriadis, la psyché humaine est, en elle-même, une entité autocentrée qui est, de ce fait, profondément asociale. Au tout début de son existence, il suffit au nourrisson de crier et pleurer pour que, miraculeusement, le sein qui rassasie, apparaisse. A ce stade, la psyché humaine vit dans l'illusion de la toute puissance de ses désirs, dans l'illusion que tout ce qui existe est au service de la satisfaction de ses pulsions. L'entrée dans la civilisation commencera à se faire dès lors que ses pleurs ne font plus surgir miraculeusement le sein. Il apprend alors qu'il existe un monde qui ne se plie pas à ses désirs, que son désir n'a pas la toute puissance de faire surgir son objet, qu'il y a un réel qui n'est pas indéfiniment malléable et qui se heurte à ses exigences pulsionnels; ainsi peut commencer à se former la distinction entre le soi et le non soi , entre je et les autres. il apprendra alors que ce n'est pas parce qu'il désire ce jouet qu'il peut le prendre, que ce n'est pas parce qu'il désire cette personne qu'il peut s'en saisir, que ce n'est pas parce qu'il déteste untel qu'il peut le tuer etc.
Cet apprentissage, même dans les formes d'éducation les plus douces et les moins répressives, ne peut se dérouler sans faire violence à la psyché humaine, raison pour laquelle Castoriadis en concluait qu'il est illusoire de croire possible la réalisation d' une société parfaite, intégralement pacifiée et heureuse. L'entrée dans la civilisation ne peut se faire sans violence; on en a l'image parlante dès les premiers mois de l'existence du nourrisson lorsqu'"il commencera inexplicablement à crier et à hurler de façon infernale. Non pas parce qu'il a faim ni parce qu'il est malade. Tout simplement parce qu'il découvre un monde qui n'est pas malléable par sa volonté..." (Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Psychanalyse et société I)
2) Mais il est possible, malgré tout, de chercher à maximiser les affects joyeux/minimiser les affects tristes
a) Chercher le bonheur est la meilleure façon pour qu'il vous fuit
Commençons par ce qui prendra la forme d'un paradoxe qui paraîtra sûrement extrêmement déroutant pour la plupart des gens. Il est pourtant tout à fait légitime de le soutenir. Si la règle qu'il constitue positivement est si importante, (ne pas chercher le bonheur est la meilleure façon de s'en rapprocher), c'est parce que nous avons là le piège, par excellence, dans lequel les gens tombent le plus facilement du monde. Pour la grande majorité, leur vie se définira comme la poursuite du bonheur. Nous prétendons ici que, de cette façon, on s'est égaré sur une voie qui en éloigne. Comment peut-on soutenir une pareille idée? Très simplement, en partant de cette enquête d'un professeur de psychologie qui établit que 91,4 % des personnes considérées comme heureuses sont aussi jugées altruistes, par les sondés, alors que 68% des personnes malheureuses sont considérées comme égoïstes. Il faut alors en tirer cette leçon qui éclaire ce qui paraissait être une idée grotesque:"ces résultats contiennent un paradoxe intéressant:les individus égoïstes sont par définition, ceux dont l'activité est entièrement consacrée à la recherche de leur bonheur. Et voilà que, à tout le moins que tel jugé par leurs proches, ces individus égoïstes sont plutôt moins susceptibles d'être heureux que ceux dont les efforts consistent à rendre les autres heureux." (B. Rimland,cité par Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 57) On peut donc reformuler ce résultat sous la forme d'une règle générale: "quiconque définit la vie comme la poursuite du bonheur doit être chroniquement malheureux." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 401) Il faut en venir maintenant à la raison de fond qui permet de se la rendre compréhensible. Comme E. Fromm avait attiré l'attention sur ce point, donner procure plus de joie que recevoir, comme, de façon très générale, dans toutes les circonstances de la vie, les formes actives du comportement sont toujours supérieures aux formes passives. On l'observe très tôt chez les enfants pour qui donner des bonbons est source de plus de joie qu'en recevoir. C'est pourquoi la générosité avait toujours été érigée en vertu cardinale dans toutes les formes d'organisation sociale primitive, à l'immense différence de la nôtre, où c'est l'égoïsme qui se trouve encouragé. De ce premier point de vue déjà, elles étaient certainement plus douées que nous pour mener une vie la plus heureuse possible.
b) Ne pas multiplier les désirs à l’infini.
Tel était le sens de l’éthique épicurienne. L’hédonisme d’Epicure (philosophe grec du IV/IIIème siècle avant J-C) est ainsi aux antipodes au prétendu hédonisme de la société de consommation que le deuxième âge du capitalisme a inauguré. Est hédoniste une éthique qui identifie la vie bonne avec la vie de plaisir; mais, pour Epicure, ce n’est pas en jouissant de toujours plus de choses qu’on parvient à maximiser les affects joyeux; bien au contraire: plus nous avons de désirs à satisfaire et plus nous aurons d’occasions de manquer des choses que nous désirons: ainsi, celui dont la vie est fondée sur la simplicité et la limitation des désirs aura bien plus de chances de la voir dominée par des affects joyeux que celui qui s‘encombre de tout un tas de choses superflus. L’antithèse de l’épicurien au sens originel du terme, c’est le consommateur compulsif (pris par un appétit irrépréssible d'achats à renouveler constamment) de la société capitaliste tel que le définissait E. Bernays, le père des tecxhniques modernes de propagande publicitaire: « un individu qui n’a pas besoin de ce qu’il désire et qui ne désire pas ce dont il a besoin », bref un individu dont les besoins sont produits artificiellement pour écouler l’énorme surproduction des sociétés capitalistes et qui a totalement inversé les priorités de l’existence en faisant passer le superflu comme étant le nécessaire et le nécessaire comme étant le superflu (cf. la famille qui a à sa disposition un magnifique poste de télévision flambant neuf et plus de quoi se payer à manger…): il est douteux qu’un tel mode vie soit propice aux développement d’affects joyeux. On peut le reformuler encore autrement, en suivant J. Ellul: notre monde stimule la satisfaction artificielle de besoins réels: par exemple, l'amitié par des pseudo-amis sur Facebook; et, de façon complémentaire, il stimule la satisfaction réelle de besoins artificiels: c'est, par exemple, la gamme des gadgets électroniques qu'on renouvelle tous les deux-trois ans.
c) Carpe diem primitif et philosophique vs présentisme de notre époque
Dépaysons-nous maintenant pour observer comment les sociétés primitives avaient développé, sous ce deuxième aspect, un tout autre mode de vie qui ne les rendait, ici non plus, pas nécessairement plus malheureuses que nous en dépit d'un niveau de vie bien inférieur et d'une espérance de vie plus courte. Ce qui les caractérise, au contraire, c'est leur faculté à vivre le présent sans se soucier de savoir ce que leur réserve l'avenir:"Eternellement fixé sur le présent, sans "la moindre pensée ni le moindre souci de ce que lui réserve le lendemain"le chasseur paraît peu enclin à ménager ses ressources, incapable d'un comportement raisonnable face au funeste destin qui le guette. Au contraire, il adopte une attitude d'insouciance délibérée qui s'exprime au niveau économique par deux tendances complémentaires. La première est la prodigalité: cette propension des chasseurs à manger jusqu'à la dernière miette tout ce qu'ils ont sous la main, même lorsque les temps sont objectivement durs [...] Une seconde tendance, complémentaire de la précédente, n'est que l'aspect négatif de cette prodigalité: l'incapacité de mettre de côté des surplus alimentaires, de constituer des stocks de nourriture." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, pp. 70-71) A partir de là, on comprend pourquoi, certaines langues amérindiennes n'ont pas de marqueur temporel à la différence de celles qui nous sont familières. Il y a deux façons opposées de vouloir comprendre une telle attitude, soit en prétendant que ce sont des idiots imprévoyants, restés à un stade d'évolution quasi-animale; soit, en soutenant l'idée que s'ils se comportent ainsi, c'est qu'ils ont de bonnes raisons de ne pas trop s'en faire pour les temps à venir:"ou bien ce sont des imbéciles ou bien ils n'ont réellement pas à s'en faire." (ibid., p. 68) L'idéologie colonialiste a évidemment largement répandu la première option. Tout l'intérêt de la thèse d'un anthropologue comme Sahlins sera d'en prendre le contre-pied en étayant l'idée que les sociétés itinérantes de chasseurs-collecteurs de l'âge de pierre sont les premières, et finalement même les seules sociétés d'abondance que l'humanité ait connu jusque là. S'ils ne constituent pas de réserves et vivent sans le souci du lendemain, c'est parce qu'ils savent pouvoir compter sur des ressources toujours disponibles sur une vaste étendue de territoire.
"Nous ne tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l'avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours; ou nous rappelons le passé, pour l'arrêter comme trop prompt: si imprudents, que nous errons dans les temps qui ne sont pas nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient; et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont plus rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste.
C'est que le présent, d'ordinaire, nous blesse. Nous le cachons à notre vue, parce qu'il nous afflige; et s'il nous est agréable, nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l'avenir, et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance, pour un temps où nous n'avons aucune assurance d'arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons presque point au présent; et si nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin: le passé et le présent sont nos moyens; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais."
Blaise Pascal, Pensées et opuscules, Pensée 172.
1 Dégager la thèse de ce texte et montrer comment elle est établie?
Pourquoi est-il si compliqué pour les hommes de trouver le bonheur? L‘objet de ce texte sera de comprendre les raisons pour lesquelles les hommes ne parviennent pas à être heureux ce que souligne la dernière phrase: « et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. » Ces raisons, le texte va les chercher dans le rapport particulier que l’homme entretient au temps ce qui se fera en trois étapes.
Primo, il s’agira de montrer que les hommes sont d’avantage préoccupés par le passé et l’avenir à tel point qu’ils en oublient de vivre le présent qui est pourtant le seul temps qui nous appartient.
Mais il y a une raison profonde à cela que développe la deuxième partie du texte: le temps présent, de par sa nature même, ne peut donner lieu à une satisfaction substantielle, nous aurons l’occasion d’y revenir pour la question 2)a).
Enfin, il s’agira de montrer que des trois dimensions du temps, celle qui importe le plus aux hommes est l’avenir, et que, de ce fait, nous sommes condamnés à vivre dans l’espoir d’un hypothétique bonheur futur et jamais dans un état de bonheur présent, effectif. Notre condition est telle que nous pouvons, au mieux, espérer être heureux mais jamais être heureux.
2)a) Qu’est-ce qui caractérise le présent d’après Pascal?
Ce que le texte veut commencer par nous montrer (1ère partie) c’est l’incapacité des hommes à vivre le présent. C'est tout l'abîme qui sépare la vie animale de l'existence humaine. Ce qui caractérise l'animal, c'est justement sa capacité d'être pleinement dans l'instant présent:"Il habite totalement l'instant et utilise pleinement son appareillage, rapidité, venin, griffes, au moment crucial. L'animal est fini, finalisé [...] Il est tout entier présent dans l'espace-temps de la rencontre. Ici même et pas à côté. San retard ni avance. Intégralement présent dans le présent immédiat de l'instant." ( I. Nisand, Où va l'humanité?, pp. 19-20) Au contraire, l'être humain, parce qu'il est un être que la nature n'a pas fini (néoténie de l'être humain), n'a pas de place fixée d'avance dans l'ordre du monde et se retrouve à errer dans le temps, en retard (passé) ou en avance (futur) sur lui-même, sans jamis pouvoir coïncider pleinement avec lui -même. Voir cet extrait d'une conférence du philosophe D. R. Dufour pour s'introduire à cette particularité de la condition humaine qui trouve donc sa racine dans les traits accentués de sa néoténie:
Nous sommes constamment préoccupés par ce qui s’est passé ou ce qui va se passer à tel point nous oublions de vivre le seul temps qui soit en notre possession. En effet passé et avenir ne dépendent pas de nous: le passé, de par sa nature même, ne peut être changé; nous avons ainsi beau regretté ce que nous avons fait, ces regrets ne permettront jamais de changer ce qui s’est passé. Ce caractère du passé s’explique par l’irréversibilité du temps: le temps, de ce point de vue, est à comprendre par distinction avec l’espace: celui-ci est réversible; cela veut dire que je peux le parcourir dans les deux sens: je sors de chez moi pour acheter du pain à la boulangerie et je retourne chez moi; cela n’est plus possible avec le temps: la « flèche » du temps ne peut être parcouru que dans un seul sens. S’il est impossible de changer le passé, à l’autre bout, il est impossible de maîtriser l’avenir. Nous avons beau élaborer tout un tas de projets, nous sommes bien incapables de maîtriser tous les facteurs qui permettront de les réaliser: je peux projeter un voyage à l’autre bout du monde et me retrouver dans un hôpital la veille du départ suite à un accident. Je peux projeter d’acheter une maison et me retrouver licencié et sans argent pour rembourser mon crédit, etc. Ainsi ni le passé impossible à changer ni l’avenir incertain ne sont en notre possession et c’est pourtant à eux que nous songeons en priorité.
Seul , au fond, le présent existe. Le passé c’est-ce qui n’existe plus, l’avenir, ce qui n’existe pas encore. Comme le dit le texte, le présent est « le seul [temps] qui subsiste » et pourtant c’est celui auquel nous songeons le moins. La raison de cette incapacité à vivre le temps présent nous est donnée dans la seconde partie du texte. Deux possibilités peuvent se présenter ici: soit le temps présent nous est agréable, soit il nous attriste; dans les deux cas nous sommes incapables de nous y tenir. S’il nous est agréable, nous allons vite regretter de le voir s’enfuir: c’est, par exemple, l’heure où sonne la fin des vacances et c’est un fait d’expérience psychologique que plus le temps présent est agréable plus nous avons la sensation qu’il passe trop vite: une heure de cours passée à s’ennuyer semblera interminable mais pas une heure de libre passée au bistrot! Si , au contraire, le temps présent nous attriste, nous ferons tout pour l’oublier en ressassant les vieux souvenirs d’un temps meilleur ou, en espérant que demain cela ira mieux. Dans tous les cas, nous sommes incapables de vivre le présent.
2)b) Qu’est-ce qui explique que nous ne puissions jamais être heureux d’après Pascal?
Le texte peut donner lieu ici à deux interprétations possibles.
La première qui est la plus superficielle consistera à expliquer cette incapacité à être heureux comme étant de la responsabilité des hommes: il ne tiendrait qu’à eux de moins songer à des temps sur lesquels ils n’ont aucune maîtrise (passé et avenir) et de se contenter de vivre l’instant présent. Nous sommes alors conduits à une éthique de type hédoniste ( éthique qui identifie plaisir et vie bonne) qui est celle correspondant à la célèbre devise du poète latin Horace: « Carpe diem (quam minimum credula postero)» ce qui peut se traduire par: « Cueille le jour présent et sois le moins confiant possible en l'avenir ». De ce point de vue, il ne tiendrait qu’à nous de vivre heureux en se contentant de vivre le temps présent. Mais si le temps présent est lui-même pénible à vivre? Quel sens peut avoir le « carpe diem » pour celui qui est souffrant sur son lit d’hôpital? Pour celui ou celle qui vit un chagrin d’amour? La perte d’un être cher?, etc.
C’est pourquoi on peut donner une autre interprétation possible du texte qui est beaucoup plus sombre et pessimiste: l’incapacité des hommes à être heureux ne serait pas quelque chose qui serait de leur responsabilité et auquel ils pourraient remédier en suivant des règles de vie plus appropriées. Cette incapacité serait inscrite dans la condition humaine elle-même qui est celle d’un être fini soumis inexorablement au temps qui passe. Il ne dépend pas des hommes que leur existence soit ou non soumise au temps qui passe. Ainsi, le caractère fuyant du bonheur est inséparable du caractère fuyant de l’existence soumise au temps. A ce niveau d’interprétation on pourra dire qu’il y a un manque d’être (un manque ontologique, en termes savants), qui est le propre de toute existence humaine. Comme l’analysait déjà Saint Augustin, le passé est-ce qui n’est plus, l’avenir ce qui n’est pas encore et le présent ce qui tend à n’être plus, c’est-à-dire, à verser continuellement dans le passé. Ainsi, la condition humaine qui est celle d’un être soumis au temps, consiste-t-elle en un quasi néant. Interprété en ce sens, le propos de Pascal rejoint les analyses que faisait Montaigne sur la misère de la condition humaine: « Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir, ne baillant de soi qu’une obscure apparence et ombre […] et si, de fortune, vous fichez votre pensée à vouloir prendre son être, ce sera ni plus ni moins que qui voudrait empoigner l’eau: car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule partout, tant plus il perdra ce qu’il voulait tenir et empoigner. Ainsi, étant toutes choses sujettes à passer d’un changement à l’autre, la raison, y cherchant une réelle subsistance, se trouve déçue, ne pouvant rien appréhender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en être et n’est pas encore du tout, ou commence à mourir avant qu’il soit né. » (Montaigne, Essais). Ce que Montaigne comme Pascal veut souligner, c’est le quasi néant de l’existence humaine prise dans le flux continuel du temps qui ne laisse rien subsister de durable. Le temps peut ainsi être illustré par l'image d'un fleuve qui emporte tout et ne laisse rien de permanent; c'est ce qu'on appelle aussi "la fuite du temps".
Cette existence promise à la mort est finalement tout comme un néant comme Goethe le faisait dire à Méphistophélès au moment de la mort de Faust:
« Le chœur:
"Tout est fini."
Méphistophélès:
"Fini? Sottes paroles!
Pourquoi fini?
La fin, le pur néant: cela revient au même.
Alors pourquoi l’éternelle création?
Au néant tout doit retourner!
Tout est fini. Qu’est-ce à dire?
C’est tout comme s’il n’y avait jamais rien eu…" » (Faust II)
L’être véritable, dans la conception classique héritée de penseurs comme Platon, c’est l’existence éternellement présente de ce qui n’est pas soumis à la loi implacable du changement. C’est, pour un penseur chrétien comme Pascal, le royaume de Dieu qui n’est pas de ce monde.
Autant l’espace est la dimension dans laquelle l’homme peut manifester sa puissance en le transformant et l’aménageant, autant le temps exprime la dimension tragique de l’existence humaine, son impuissance à changer le passé révolu à jamais, son impuissance à prévoir l’avenir incertain aussi bien que son impuissance à saisir et retenir le présent fuyant…
3) Le bonheur est-il une utopie?
Introduction
"Utopie" est un terme qu'a formé le grand lettré et humaniste anglais du XV-XVIème siècle, Thomas More, pour en faire le titre d'un ouvrage devenu célèbre, Utopia. Ce terme avait pour lui un double sens, dérivé de racines grecques. En un premier sens, il veut dire, a-topos = ce qui n’existe nulle part; mais il peut aussi vouloir signifier, en même temps, eu-topos = le lieu où la vie est bonne. T. More voulait alors exposer la situation catastrophique, à son époque, de ces paysans pauvres qui avaient commencé à être chassés des terres communales qui leur permettaient d'assurer leur subsistance depuis des temps ancestraux. Il voulait alors imaginer un monde où la misère née de cette spoliation n'existerait plus, le lieu où la vie serait bonne.
Tout nous invite dans nos analyses précédentes à envisager, dans la même perspective que T. More, le bonheur comme une utopie, au deux sens du terme: simultanément le lieu qui n'est donné nulle part et celui où il ferait bon vivre. Il faut commencer par distinguer bonheur/plaisir pour éviter une première confusion qui nous conduirait à sous-estimer la difficulté d'être heureux: le bonheur n’est pas le simple plaisir éprouvé dans l’instant et destiné à passer; il implique une durée et une permanence qui semble irréconciliable avec le caractère temporel de l’existence humaine qui rend toute chose éphémère. Est-ce à dire que les hommes sont condamnés au malheur? Nous faut-il renoncer à l’idée de pouvoir être heureux? Ne pourrait-on, du moins, se contenter d’une version affaiblie du bonheur?
1) Thèse: le bonheur semble utopique
On le montrera par deux facteurs, l'un existentiel lié à notre condition d'être fini et l'autre civilisationnel qui vient des exigences de la vie en société
a)Le facteur existentiel
Je reprend et approfondis le sens de cette distinction qui m’a permis de poser le problème en introduction. Au sens fort du terme, je définirai le bonheur comme un état de satisfaction profond et durable. Il se distingue en cela des simples moments de plaisirs qui peuvent se succéder dans mon existence. Etre heureux ce n’est pas simplement passer un bon week end , de bonnes vacances ou une bonne soirée entre copains. Celui qui trouve le bonheur est celui dont la vie possède une permanence dans la tonalité des affects joyeux. L’ensemble du propos de Pascal ne prend tout son sens que si on admet que la durée et la permanence constituent des attributs essentiels du bonheur= ce sans quoi il est détruit. Or , il est facile de montrer que ce caractère de permanence attaché à l’idéal du bonheur est incompatible avec la condition humaine qui est celle d’un être soumis inexorablement à la dure loi du temps. Quelque soit notre degré de satisfaction présente, nous savons tous que nous attend tôt ou tard le vieillissement, la détérioration du corps et des facultés mentales, la maladie et finalement la mort. Ainsi, tout comme le temps, le bonheur est condamné à être fuyant et à nous échapper au moment où nous pensons pouvoir le saisir.
b) Le facteur civilisationnel
Le deuxième facteur qui rend l'idée d'un bonheur permanent utopique est constitué par les exigences qu'impose la civilisation. La première de toutes ces exigences est le renoncement pulsionnel qu'elle doit imposer aux enfants pour les socialiser. Comme le disait Castoriadis, la psyché humaine est, en elle-même, une entité autocentrée qui est, de ce fait, profondément asociale. Au tout début de son existence, il suffit au nourrisson de crier et pleurer pour que, miraculeusement, le sein qui rassasie, apparaisse. A ce stade, la psyché humaine vit dans l'illusion de la toute puissance de ses désirs, dans l'illusion que tout ce qui existe est au service de la satisfaction de ses pulsions. L'entrée dans la civilisation commencera à se faire dès lors que ses pleurs ne font plus surgir miraculeusement le sein. Il apprend alors qu'il existe un monde qui ne se plie pas à ses désirs, que son désir n'a pas la toute puissance de faire surgir son objet, qu'il y a un réel qui n'est pas indéfiniment malléable et qui se heurte à ses exigences pulsionnels; ainsi peut commencer à se former la distinction entre le soi et le non soi , entre je et les autres. il apprendra alors que ce n'est pas parce qu'il désire ce jouet qu'il peut le prendre, que ce n'est pas parce qu'il désire cette personne qu'il peut s'en saisir, que ce n'est pas parce qu'il déteste untel qu'il peut le tuer etc.
Cet apprentissage, même dans les formes d'éducation les plus douces et les moins répressives, ne peut se dérouler sans faire violence à la psyché humaine, raison pour laquelle Castoriadis en concluait qu'il est illusoire de croire possible la réalisation d' une société parfaite, intégralement pacifiée et heureuse. L'entrée dans la civilisation ne peut se faire sans violence; on en a l'image parlante dès les premiers mois de l'existence du nourrisson lorsqu'"il commencera inexplicablement à crier et à hurler de façon infernale. Non pas parce qu'il a faim ni parce qu'il est malade. Tout simplement parce qu'il découvre un monde qui n'est pas malléable par sa volonté..." (Castoriadis, Les carrefours du labyrinthe, Psychanalyse et société I)
2) Mais il est possible, malgré tout, de chercher à maximiser les affects joyeux/minimiser les affects tristes
a) Chercher le bonheur est la meilleure façon pour qu'il vous fuit
Commençons par ce qui prendra la forme d'un paradoxe qui paraîtra sûrement extrêmement déroutant pour la plupart des gens. Il est pourtant tout à fait légitime de le soutenir. Si la règle qu'il constitue positivement est si importante, (ne pas chercher le bonheur est la meilleure façon de s'en rapprocher), c'est parce que nous avons là le piège, par excellence, dans lequel les gens tombent le plus facilement du monde. Pour la grande majorité, leur vie se définira comme la poursuite du bonheur. Nous prétendons ici que, de cette façon, on s'est égaré sur une voie qui en éloigne. Comment peut-on soutenir une pareille idée? Très simplement, en partant de cette enquête d'un professeur de psychologie qui établit que 91,4 % des personnes considérées comme heureuses sont aussi jugées altruistes, par les sondés, alors que 68% des personnes malheureuses sont considérées comme égoïstes. Il faut alors en tirer cette leçon qui éclaire ce qui paraissait être une idée grotesque:"ces résultats contiennent un paradoxe intéressant:les individus égoïstes sont par définition, ceux dont l'activité est entièrement consacrée à la recherche de leur bonheur. Et voilà que, à tout le moins que tel jugé par leurs proches, ces individus égoïstes sont plutôt moins susceptibles d'être heureux que ceux dont les efforts consistent à rendre les autres heureux." (B. Rimland,cité par Godbout, Ce qui circule entre nous, p. 57) On peut donc reformuler ce résultat sous la forme d'une règle générale: "quiconque définit la vie comme la poursuite du bonheur doit être chroniquement malheureux." (Sahlins, La découverte du vrai sauvage, p. 401) Il faut en venir maintenant à la raison de fond qui permet de se la rendre compréhensible. Comme E. Fromm avait attiré l'attention sur ce point, donner procure plus de joie que recevoir, comme, de façon très générale, dans toutes les circonstances de la vie, les formes actives du comportement sont toujours supérieures aux formes passives. On l'observe très tôt chez les enfants pour qui donner des bonbons est source de plus de joie qu'en recevoir. C'est pourquoi la générosité avait toujours été érigée en vertu cardinale dans toutes les formes d'organisation sociale primitive, à l'immense différence de la nôtre, où c'est l'égoïsme qui se trouve encouragé. De ce premier point de vue déjà, elles étaient certainement plus douées que nous pour mener une vie la plus heureuse possible.
b) Ne pas multiplier les désirs à l’infini.
Tel était le sens de l’éthique épicurienne. L’hédonisme d’Epicure (philosophe grec du IV/IIIème siècle avant J-C) est ainsi aux antipodes au prétendu hédonisme de la société de consommation que le deuxième âge du capitalisme a inauguré. Est hédoniste une éthique qui identifie la vie bonne avec la vie de plaisir; mais, pour Epicure, ce n’est pas en jouissant de toujours plus de choses qu’on parvient à maximiser les affects joyeux; bien au contraire: plus nous avons de désirs à satisfaire et plus nous aurons d’occasions de manquer des choses que nous désirons: ainsi, celui dont la vie est fondée sur la simplicité et la limitation des désirs aura bien plus de chances de la voir dominée par des affects joyeux que celui qui s‘encombre de tout un tas de choses superflus. L’antithèse de l’épicurien au sens originel du terme, c’est le consommateur compulsif (pris par un appétit irrépréssible d'achats à renouveler constamment) de la société capitaliste tel que le définissait E. Bernays, le père des tecxhniques modernes de propagande publicitaire: « un individu qui n’a pas besoin de ce qu’il désire et qui ne désire pas ce dont il a besoin », bref un individu dont les besoins sont produits artificiellement pour écouler l’énorme surproduction des sociétés capitalistes et qui a totalement inversé les priorités de l’existence en faisant passer le superflu comme étant le nécessaire et le nécessaire comme étant le superflu (cf. la famille qui a à sa disposition un magnifique poste de télévision flambant neuf et plus de quoi se payer à manger…): il est douteux qu’un tel mode vie soit propice aux développement d’affects joyeux. On peut le reformuler encore autrement, en suivant J. Ellul: notre monde stimule la satisfaction artificielle de besoins réels: par exemple, l'amitié par des pseudo-amis sur Facebook; et, de façon complémentaire, il stimule la satisfaction réelle de besoins artificiels: c'est, par exemple, la gamme des gadgets électroniques qu'on renouvelle tous les deux-trois ans.
c) Carpe diem primitif et philosophique vs présentisme de notre époque
Dépaysons-nous maintenant pour observer comment les sociétés primitives avaient développé, sous ce deuxième aspect, un tout autre mode de vie qui ne les rendait, ici non plus, pas nécessairement plus malheureuses que nous en dépit d'un niveau de vie bien inférieur et d'une espérance de vie plus courte. Ce qui les caractérise, au contraire, c'est leur faculté à vivre le présent sans se soucier de savoir ce que leur réserve l'avenir:"Eternellement fixé sur le présent, sans "la moindre pensée ni le moindre souci de ce que lui réserve le lendemain"le chasseur paraît peu enclin à ménager ses ressources, incapable d'un comportement raisonnable face au funeste destin qui le guette. Au contraire, il adopte une attitude d'insouciance délibérée qui s'exprime au niveau économique par deux tendances complémentaires. La première est la prodigalité: cette propension des chasseurs à manger jusqu'à la dernière miette tout ce qu'ils ont sous la main, même lorsque les temps sont objectivement durs [...] Une seconde tendance, complémentaire de la précédente, n'est que l'aspect négatif de cette prodigalité: l'incapacité de mettre de côté des surplus alimentaires, de constituer des stocks de nourriture." (Sahlins, Age de pierre âge d'abondance, pp. 70-71) A partir de là, on comprend pourquoi, certaines langues amérindiennes n'ont pas de marqueur temporel à la différence de celles qui nous sont familières. Il y a deux façons opposées de vouloir comprendre une telle attitude, soit en prétendant que ce sont des idiots imprévoyants, restés à un stade d'évolution quasi-animale; soit, en soutenant l'idée que s'ils se comportent ainsi, c'est qu'ils ont de bonnes raisons de ne pas trop s'en faire pour les temps à venir:"ou bien ce sont des imbéciles ou bien ils n'ont réellement pas à s'en faire." (ibid., p. 68) L'idéologie colonialiste a évidemment largement répandu la première option. Tout l'intérêt de la thèse d'un anthropologue comme Sahlins sera d'en prendre le contre-pied en étayant l'idée que les sociétés itinérantes de chasseurs-collecteurs de l'âge de pierre sont les premières, et finalement même les seules sociétés d'abondance que l'humanité ait connu jusque là. S'ils ne constituent pas de réserves et vivent sans le souci du lendemain, c'est parce qu'ils savent pouvoir compter sur des ressources toujours disponibles sur une vaste étendue de territoire.
En ce sens, on peut se demander si les individus de ces sociétés ne sont pas plus douées que nous pour vivre une vie heureuse. En tous les cas, leur mode de vie oblige à relativiser la thèse du texte de Pascal qui voit dans l'incapacité à vivre l'instant présent une constante universelle de la condition humaine. C'est d'ailleurs l'absence de stockage qui explique que ces sociétés primitives sont, en outre, égalitaires et qu'elles ne connaissent pas la répartition de la société entre riches et pauvres. L'apparition du stockage marque de ce point de vue une grande rupture dans l'évolution de la civilisation qui explique, en bonne partie, l'origine des inégalités parmi les hommes.
D'autre part, ce mode de vie insouciant, propre aux premières sociétés de chasseurs-collecteurs, ne doit surtout pas être confondu avec ce qu'est devenu le nôtre, que l'on a pu définir à bon droit comme du présentisme. Un développement s'impose ici pour bien comprendre de quoi il s'agit et ne surtout pas le confondre avec l'éthique du Carpe diem; on devinera aussi pourquoi Pascal ne pourrait plus tout à fait faire les mêmes analyses sur la façon dont les hommes vivent le temps s'il devait les reproduire dans le contexte actuel. En effet, à notre époque, nous avons, en un certain sens, appliquer la règle qui enjoint de vivre l'instant présent, mais d'une drôle de façon; à vrai dire, il est extrêmement douteux que nous l'ayons interprété et appliqué dans le bon sens, celui qui mènerait à une vie d'avantage marquée par les affects de joie. On sera plutôt tenté d'y trouver une raison supplémentaire pour laquelle nous avons tant de mal à y parvenir en dépit de l'accumulation sans précédent dans l'histoire de richesses matérielles.
Qu'est-ce que le présentisme? On le comprendra mieux si on élargit le focus en reprenant les différents régimes de la temporalité qu'ont connu les sociétés occidentales au cours de leur histoire. Si l'on prend comme repère la Révolution française, on peut dire qu'avant 1789, l'accent est mis sur le passé qui donne les grands repères et modèles pour s'orienter et donner sens à son expérience historique. Après, il y a une rupture fondamentale à partir de laquelle nous rentrons dans un tout nouveau régime futuriste de la temporalité; pour les bourgeois libéraux, c'était le Progrès infini des lumières, celui des techniques et des sciences qui donne sens à la vie; pour les socialistes, l'utopie d'une société sans classe qui abolira les rapports de domination et d'exploitation de l'homme sur l'homme. Aujourd'hui, c'en est fini de ce régime futuriste; ne reste plus que le seul instant présent, constamment changeant, qui tient lieu de repère. Evidemment, prendre comme repère un point perpétuellement mouvant est une drôle de façon de vouloir s'orienter, un peu comme si le Nord qu'indique la boussole changeait sans cesse de position. Dans la logique de production et de circulation de l'information que nous connaissons aujourd'hui, aussi bien sur les réseaux numériques que dans les médias classiques, tout s'oublie à mesure qu'une nouvelle apparaît pour en remplacer une autre, un peu comme à l'école, les connaissances s'évacuent dans les oubliettes à mesure qu'un contrôle en remplace un autre. Il faut bien se rendre compte, dans ces conditions, que notre mémoire est gravement affectée: si nous la comparions avec celle d'un représentant des anciennes cultures l'oral de l'humanité, nous serions tout bonnement ridiculisés; dans une culture qui ne connaît pas l'écrit, tout doit être soigneusement conservé vivant dans la mémoire des hommes, faute de quoi on le perdrait à jamais. Voilà déjà une première raison pour ne surtout pas confondre le présentisme de notre époque avec le mode de vie primitif, qui, s'il était axé sur le moment présent à vivre, faisait fond, malgré tout, sur une mémoire éléphantesque.
Pour donner une image, ce nouveau régime de la temporalité nous soumet à un flux ininterrompu de feux de paille: chacun brille fort sur le moment, certes, pour capter suffisamment l'attention, mais pour disparaître à chaque fois très vite sans qu'il n'en reste rien; ça rentre par une oreille pour sortir par l'autre. Construire son propre récit pour faire sens suppose au contraire de mobiliser d'un bout à l'autre l'attention dirigée qui constitue la forme active de cette faculté. C'est une distinction clé à faire: l'attention dirigée ou l'attention captée. Cette dernière, dans le cours de l'évolution de la vie, vieille de près de quatre milliards d'années, a émergé dans ces situations où un être vivant a besoin d'être prévenu de la présence d'un prédateur ou d'un quelconque danger; elle n'est sollicitée, de cette façon, qu'épisodiquement. Dans les dispositifs d'information actuels, elle l'est en permanence, comme un flux de flashs scotchant littéralement le cerveau au bandeaux des chaînes d'information en continu. Comme le récapitulait un neuro-physiologue comme M. Desmurget, on devient littéralement marteau en laissant activée en permanence une faculté qui ne devrait l'être que ponctuellement. Desmurget en parlait, à juste titre, d'abord pour les enfants, car c'est effectivement chez eux que les conséquences sont les plus catastrophiques, à un âge où les facultés mentales de l'attention dirigée devraient être en voie de formation; or, ce qui ne peut se former à cet âge ne pourra pratiquement plus l'être après; comme le veut la formule populaire, pleine de sagacité, avant l'heure c'est pas l'heure, et après l'heure ce n'est plus l'heure.Quand on est emporté par le flot du présentisme, on ne peut plus dire, à proprement parler, qu'on constitue un individu, c'est-à-dire, un être indivise ou insécable, mais, pour reprendre le terme formé par le philosophe B. Andrieu, un dividu, un être divisé et émietté suivant la succession des instants et incapable de les rassembler dans la construction d'un récit qui ferait sens. Et il n'y aucune raison de penser que les choses pourraient s'arranger d'elle-mêmes et moins encore grâce à la sagacité de nos gouvernants. Il y a une convergence d'intérêts politico-économique extrêmement puissante pour renforcer toujours plus ces dispositifs toxiques au plus haut point pour l'intelligence. Politiquement, mobiliser en permanence l'attention captée est le moyen le plus sûr de faire tenir tranquilles les populations pauvres devenant, pour une masse toujours plus importante, superflues; nul besoin d'imaginer des complots; c'est dit ouvertement si on se donne la peine de s'informer, notamment par un ex-conseiller du président des Etats-Unis J. Carter, Z. Brzezinski qui l'a théorisé sous la forme du tittytainment. Economiquement ensuite, maintenir au maximum l'attention captée est le principe de base pour faire de l'audimat et vendre ainsi, pour en tirer le meilleur prix, du temps d'antenne ou des incrustations sur les réseaux numériques, aux annonceurs: c'est le b-a-ba du business de l'information: le métier de TF1, comme l'exposait cyniquement l'ex PDG de TF1, P. Le Lay, "c'est de vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola."
Nous reste le seul antidote possible. On voit apparaître ici, en filigrane la règle 1 sur un ensemble de 8, que nous avons présenté ailleurs pour la formation d'un esprit libre à notre époque, comme étant la plus fondamentale de toutes: (re)mettre le droit à l'information à la forme active, ce qui veut dire ici (re)mobiliser d'abord et avant tout l'attention dirigée, celle qui me rend capable, par exemple, de rédiger ou lire un texte un peu long, nécessitant de dépasser le présentisme en liant ensemble ce qui est passé, ce qui est présent et ce qui est à venir. Comme on l'avait déjà signalé plus haut à propos du paradoxe que renferme la question de trouver le bonheur, et pour reprendre ici la chose dans les termes de la philosophie de Spinoza (XVIIème siècle), quand on devient actif, on passe à une puissance d'exister supérieure, et c'est de là que naîssent les affects de joie.
On voit bien ici combien les analyses que pouvaient faire Pascal à son époque, sur la façon dont les hommes vivent le temps, demanderaient à être amendées (transformées) pour bien décrire le nouveau régime de la temporalité que nous vivons aujourd'hui; nou sommes toujours perdus dans le temps, certes, mais suivant une modalité très particulière: c'est désormais dans la succession chaotique des moments présents que nous nous sommes égarés; ce n'est plus tant l'avenir qui nous préoccupe en premier qu'un éternel présent qui absorbe l'essentiel de notre attention, mais pas du tout au sens de l'éthique hédoniste des philosophes grecs de l'antiquité. Le Carpe diem telle que l'ont promu ces philosophies de l'antiquité exige un apprentissage et l'acquisition d'une sagesse pour ne pas se laisser divertir par les pensées parasites qui nous empêchent de vivre pleinement le moment présent. Le présentisme de notre temps ne demande strictement aucun effort mais simplement de se laisser bercer par le flot des nouvelles qui se succèdent, comme un bout de bois emporté par le courant du fleuve. L'éthique du Carpe diem mobilise l'attention dirigée et cultive l'homme, le présentisme ne recquiert rien de plus que l'attention captée et rend marteau.
3) Conditions sociaux-politiques pour augmenter les affects de joie.
a) Le paradoxe des sociétés industrielles
Nous n’avons jamais eu autant de confort et biens de consommation à notre disposition et pourtant les études sociologiques montrent que nos sociétés industrielles développent une importante souffrance chez les individus. Un sociologue comme Durkheim montrait dès le début du XXème siècle que, dans les pays industrialisés, le taux de suicide augmente souvent de façon importante. Nous le voyons de nos jours à la consommation frénétique d’antidépresseurs. Ce qui est en cause ici c’est un mode de vie qui est celui d’une société soumis aux impératifs d'une économie capitaliste qui a une curieuse façon d'accorder de la valeur aux choses. Dans ce cadre, on conçoit la richesse comme une accumulation de marchandises. Mais la véritable richesse est d’abord fonction de de nos rapports sociaux. Il est difficile d’imaginer une vie heureuse d’où seraient absents l’amour, l’amitié ou la camaraderie. Ainsi, dans l’évaluation que nous faisons du P.I.B. (Produit Intérieur Brut = somme des biens et services auxquels nous attribuons une valeur monétaire) nous intégrons toute sorte d’activités profondément nuisibles aux hommes et à l’environnement (production de pesticides, armes de destruction massive, semences non reproductibles, avocats fiscalistes qui permettent aux grandes fortunes d’échapper à l’impôt, etc.) mais absolument rien de ce que les gens peuvent vivre en termes d’amour, d’amitié et de coopération. Bien au contraire, notre organisation sociale qui met en compétition et concurrence les individus les uns contre les autres est profondément destructrice du lien social et serait certainement très pauvre s’il fallait évaluer le P.I.B en y intégrant la richesse des rapports sociaux.
b) La question du travail
Les affects joyeux se développent dans l’exercice d’une activité librement consentie. C’est le cas des sports de loisirs, de l’activité du retraité qui participe à la vie de la commune ou qui s’occupe de l’entretien de son potager. Le bonheur ce n’est pas nécessairement ne rien faire; l’inactivité est, au contraire, une source de malaise comme on le voit dans le temps de l’ennui. Etre heureux suppose d’abord de pouvoir exercer une activité ressentie comme un épanouissement de notre personnalité. Or la société de travailleurs qu’a formé le capitalisme, est le contraire d’une société où l’activité humaine pourrait être librement consentie. Deux raisons essentielles font qu’aujourd’hui l’activité humaine est dominée par des affects tristes:
- le fait que le salarié doit, pour vivre, céder sa force de travail au capital; dès lors son activité a cessé de lui appartenir: ce sont d’autres lui qui décideront ce qu’il doit produire/comment il doit le produire/suivant quel rythme/horaires. Le travail est alors vécu comme un fardeau au lieu d’être la libre expression de son aspiration à faire quelque chose de sa vie.
- à un niveau plus profond, c’est la dictature que le temps exerce sur nous dans le mode de production capitaliste: les impératifs de productivité pour être concurrentiel sur le marché économique et permettre au capital actionnarial de se valoriser pressure toujours plus les salariés qui ne peuvent tenir les cadences d’un travail le plus souvent abrutissant (cf. les opérateurs téléphoniques) qu’au prix d’une souffrance toujours plus aiguë qui nous renvoie aux divers pathologies actuelles du travail: burn-out, bore-out, brown-out .
D'autre part, ce mode de vie insouciant, propre aux premières sociétés de chasseurs-collecteurs, ne doit surtout pas être confondu avec ce qu'est devenu le nôtre, que l'on a pu définir à bon droit comme du présentisme. Un développement s'impose ici pour bien comprendre de quoi il s'agit et ne surtout pas le confondre avec l'éthique du Carpe diem; on devinera aussi pourquoi Pascal ne pourrait plus tout à fait faire les mêmes analyses sur la façon dont les hommes vivent le temps s'il devait les reproduire dans le contexte actuel. En effet, à notre époque, nous avons, en un certain sens, appliquer la règle qui enjoint de vivre l'instant présent, mais d'une drôle de façon; à vrai dire, il est extrêmement douteux que nous l'ayons interprété et appliqué dans le bon sens, celui qui mènerait à une vie d'avantage marquée par les affects de joie. On sera plutôt tenté d'y trouver une raison supplémentaire pour laquelle nous avons tant de mal à y parvenir en dépit de l'accumulation sans précédent dans l'histoire de richesses matérielles.
Qu'est-ce que le présentisme? On le comprendra mieux si on élargit le focus en reprenant les différents régimes de la temporalité qu'ont connu les sociétés occidentales au cours de leur histoire. Si l'on prend comme repère la Révolution française, on peut dire qu'avant 1789, l'accent est mis sur le passé qui donne les grands repères et modèles pour s'orienter et donner sens à son expérience historique. Après, il y a une rupture fondamentale à partir de laquelle nous rentrons dans un tout nouveau régime futuriste de la temporalité; pour les bourgeois libéraux, c'était le Progrès infini des lumières, celui des techniques et des sciences qui donne sens à la vie; pour les socialistes, l'utopie d'une société sans classe qui abolira les rapports de domination et d'exploitation de l'homme sur l'homme. Aujourd'hui, c'en est fini de ce régime futuriste; ne reste plus que le seul instant présent, constamment changeant, qui tient lieu de repère. Evidemment, prendre comme repère un point perpétuellement mouvant est une drôle de façon de vouloir s'orienter, un peu comme si le Nord qu'indique la boussole changeait sans cesse de position. Dans la logique de production et de circulation de l'information que nous connaissons aujourd'hui, aussi bien sur les réseaux numériques que dans les médias classiques, tout s'oublie à mesure qu'une nouvelle apparaît pour en remplacer une autre, un peu comme à l'école, les connaissances s'évacuent dans les oubliettes à mesure qu'un contrôle en remplace un autre. Il faut bien se rendre compte, dans ces conditions, que notre mémoire est gravement affectée: si nous la comparions avec celle d'un représentant des anciennes cultures l'oral de l'humanité, nous serions tout bonnement ridiculisés; dans une culture qui ne connaît pas l'écrit, tout doit être soigneusement conservé vivant dans la mémoire des hommes, faute de quoi on le perdrait à jamais. Voilà déjà une première raison pour ne surtout pas confondre le présentisme de notre époque avec le mode de vie primitif, qui, s'il était axé sur le moment présent à vivre, faisait fond, malgré tout, sur une mémoire éléphantesque.
Pour donner une image, ce nouveau régime de la temporalité nous soumet à un flux ininterrompu de feux de paille: chacun brille fort sur le moment, certes, pour capter suffisamment l'attention, mais pour disparaître à chaque fois très vite sans qu'il n'en reste rien; ça rentre par une oreille pour sortir par l'autre. Construire son propre récit pour faire sens suppose au contraire de mobiliser d'un bout à l'autre l'attention dirigée qui constitue la forme active de cette faculté. C'est une distinction clé à faire: l'attention dirigée ou l'attention captée. Cette dernière, dans le cours de l'évolution de la vie, vieille de près de quatre milliards d'années, a émergé dans ces situations où un être vivant a besoin d'être prévenu de la présence d'un prédateur ou d'un quelconque danger; elle n'est sollicitée, de cette façon, qu'épisodiquement. Dans les dispositifs d'information actuels, elle l'est en permanence, comme un flux de flashs scotchant littéralement le cerveau au bandeaux des chaînes d'information en continu. Comme le récapitulait un neuro-physiologue comme M. Desmurget, on devient littéralement marteau en laissant activée en permanence une faculté qui ne devrait l'être que ponctuellement. Desmurget en parlait, à juste titre, d'abord pour les enfants, car c'est effectivement chez eux que les conséquences sont les plus catastrophiques, à un âge où les facultés mentales de l'attention dirigée devraient être en voie de formation; or, ce qui ne peut se former à cet âge ne pourra pratiquement plus l'être après; comme le veut la formule populaire, pleine de sagacité, avant l'heure c'est pas l'heure, et après l'heure ce n'est plus l'heure.Quand on est emporté par le flot du présentisme, on ne peut plus dire, à proprement parler, qu'on constitue un individu, c'est-à-dire, un être indivise ou insécable, mais, pour reprendre le terme formé par le philosophe B. Andrieu, un dividu, un être divisé et émietté suivant la succession des instants et incapable de les rassembler dans la construction d'un récit qui ferait sens. Et il n'y aucune raison de penser que les choses pourraient s'arranger d'elle-mêmes et moins encore grâce à la sagacité de nos gouvernants. Il y a une convergence d'intérêts politico-économique extrêmement puissante pour renforcer toujours plus ces dispositifs toxiques au plus haut point pour l'intelligence. Politiquement, mobiliser en permanence l'attention captée est le moyen le plus sûr de faire tenir tranquilles les populations pauvres devenant, pour une masse toujours plus importante, superflues; nul besoin d'imaginer des complots; c'est dit ouvertement si on se donne la peine de s'informer, notamment par un ex-conseiller du président des Etats-Unis J. Carter, Z. Brzezinski qui l'a théorisé sous la forme du tittytainment. Economiquement ensuite, maintenir au maximum l'attention captée est le principe de base pour faire de l'audimat et vendre ainsi, pour en tirer le meilleur prix, du temps d'antenne ou des incrustations sur les réseaux numériques, aux annonceurs: c'est le b-a-ba du business de l'information: le métier de TF1, comme l'exposait cyniquement l'ex PDG de TF1, P. Le Lay, "c'est de vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola."
Nous reste le seul antidote possible. On voit apparaître ici, en filigrane la règle 1 sur un ensemble de 8, que nous avons présenté ailleurs pour la formation d'un esprit libre à notre époque, comme étant la plus fondamentale de toutes: (re)mettre le droit à l'information à la forme active, ce qui veut dire ici (re)mobiliser d'abord et avant tout l'attention dirigée, celle qui me rend capable, par exemple, de rédiger ou lire un texte un peu long, nécessitant de dépasser le présentisme en liant ensemble ce qui est passé, ce qui est présent et ce qui est à venir. Comme on l'avait déjà signalé plus haut à propos du paradoxe que renferme la question de trouver le bonheur, et pour reprendre ici la chose dans les termes de la philosophie de Spinoza (XVIIème siècle), quand on devient actif, on passe à une puissance d'exister supérieure, et c'est de là que naîssent les affects de joie.
On voit bien ici combien les analyses que pouvaient faire Pascal à son époque, sur la façon dont les hommes vivent le temps, demanderaient à être amendées (transformées) pour bien décrire le nouveau régime de la temporalité que nous vivons aujourd'hui; nou sommes toujours perdus dans le temps, certes, mais suivant une modalité très particulière: c'est désormais dans la succession chaotique des moments présents que nous nous sommes égarés; ce n'est plus tant l'avenir qui nous préoccupe en premier qu'un éternel présent qui absorbe l'essentiel de notre attention, mais pas du tout au sens de l'éthique hédoniste des philosophes grecs de l'antiquité. Le Carpe diem telle que l'ont promu ces philosophies de l'antiquité exige un apprentissage et l'acquisition d'une sagesse pour ne pas se laisser divertir par les pensées parasites qui nous empêchent de vivre pleinement le moment présent. Le présentisme de notre temps ne demande strictement aucun effort mais simplement de se laisser bercer par le flot des nouvelles qui se succèdent, comme un bout de bois emporté par le courant du fleuve. L'éthique du Carpe diem mobilise l'attention dirigée et cultive l'homme, le présentisme ne recquiert rien de plus que l'attention captée et rend marteau.
3) Conditions sociaux-politiques pour augmenter les affects de joie.
a) Le paradoxe des sociétés industrielles
Nous n’avons jamais eu autant de confort et biens de consommation à notre disposition et pourtant les études sociologiques montrent que nos sociétés industrielles développent une importante souffrance chez les individus. Un sociologue comme Durkheim montrait dès le début du XXème siècle que, dans les pays industrialisés, le taux de suicide augmente souvent de façon importante. Nous le voyons de nos jours à la consommation frénétique d’antidépresseurs. Ce qui est en cause ici c’est un mode de vie qui est celui d’une société soumis aux impératifs d'une économie capitaliste qui a une curieuse façon d'accorder de la valeur aux choses. Dans ce cadre, on conçoit la richesse comme une accumulation de marchandises. Mais la véritable richesse est d’abord fonction de de nos rapports sociaux. Il est difficile d’imaginer une vie heureuse d’où seraient absents l’amour, l’amitié ou la camaraderie. Ainsi, dans l’évaluation que nous faisons du P.I.B. (Produit Intérieur Brut = somme des biens et services auxquels nous attribuons une valeur monétaire) nous intégrons toute sorte d’activités profondément nuisibles aux hommes et à l’environnement (production de pesticides, armes de destruction massive, semences non reproductibles, avocats fiscalistes qui permettent aux grandes fortunes d’échapper à l’impôt, etc.) mais absolument rien de ce que les gens peuvent vivre en termes d’amour, d’amitié et de coopération. Bien au contraire, notre organisation sociale qui met en compétition et concurrence les individus les uns contre les autres est profondément destructrice du lien social et serait certainement très pauvre s’il fallait évaluer le P.I.B en y intégrant la richesse des rapports sociaux.
b) La question du travail
Les affects joyeux se développent dans l’exercice d’une activité librement consentie. C’est le cas des sports de loisirs, de l’activité du retraité qui participe à la vie de la commune ou qui s’occupe de l’entretien de son potager. Le bonheur ce n’est pas nécessairement ne rien faire; l’inactivité est, au contraire, une source de malaise comme on le voit dans le temps de l’ennui. Etre heureux suppose d’abord de pouvoir exercer une activité ressentie comme un épanouissement de notre personnalité. Or la société de travailleurs qu’a formé le capitalisme, est le contraire d’une société où l’activité humaine pourrait être librement consentie. Deux raisons essentielles font qu’aujourd’hui l’activité humaine est dominée par des affects tristes:
- le fait que le salarié doit, pour vivre, céder sa force de travail au capital; dès lors son activité a cessé de lui appartenir: ce sont d’autres lui qui décideront ce qu’il doit produire/comment il doit le produire/suivant quel rythme/horaires. Le travail est alors vécu comme un fardeau au lieu d’être la libre expression de son aspiration à faire quelque chose de sa vie.
- à un niveau plus profond, c’est la dictature que le temps exerce sur nous dans le mode de production capitaliste: les impératifs de productivité pour être concurrentiel sur le marché économique et permettre au capital actionnarial de se valoriser pressure toujours plus les salariés qui ne peuvent tenir les cadences d’un travail le plus souvent abrutissant (cf. les opérateurs téléphoniques) qu’au prix d’une souffrance toujours plus aiguë qui nous renvoie aux divers pathologies actuelles du travail: burn-out, bore-out, brown-out .
Or, les formes actuelles de management sont d'autant plus perverses qu'elles obéissent à une véritable tyrannie du bonheur qui enjoint au salarié de refouler toutes les marques d'affect triste pour ne faire valoir que la positivité l'existence. Ce déni du négatif, loin de le supprimer, tendra à le rendre d'autant plus insupportable pour le salarié qui ne peut plus l'exprimer ouvertement, devant obéir à l'impératif de paraître toujours optimiste et souriant. Ce management dit "humaniste" est en réalité tout le contraire de ce qu'il prétend être. Pour des développements; voir cet entretien à partir de l'ouvrage de l'historien J. Chapoutot, à partrir de 22'50, pour un aperçu, Libres d'obéir, le management du nazisme à aujourd'hui.
c) La question politique.
La distinction conceptuelle que je pose et développe est celle entre bonheur privée/bonheur public. Nous pouvons orienter notre quête du bonheur suivant ses deux pôles de l’existence humaine. En un sens, le bonheur est une affaire privée, c’est-à-dire qu’il renvoie à une évaluation de ce qu’est la vie bonne qui doit être laissée à la libre appréciation de chacun (choix de sa sexualité, liberté de conscience en matière de cultes et de croyances, etc.). Là où le pouvoir politique prétend décréter pour tous ce qu’est le bonheur, il devient totalitaire. Mais, en un autre sens, le bonheur peut aussi être cherché dans la sphère publique, c’est-à-dire, dans la participation active aux affaires communes.
Dès lors, j’en tire qu’une société sera d’autant plus favorable à la quête du bonheur qu’elle laissera à chacun la double possibilité aussi bien de chercher son bonheur dans sa sphère privée d’existence, en retrait de la vie publique que dans sa participation aux affaires communes. C’est d’ailleurs ainsi qu’A. Arendt concluait son Essai sur la Révolution. Une bonne « République » est celle qui laisserait ouverte les lieux du pouvoir politique à tous ceux « qui ont fait la démonstration de ce qu’ils se souciaient d’autre chose encore que de leur bonheur privé et s’intéressaient à l’état du monde […] Les joies du bonheur public et les responsabilités des affaires publiques deviendraient alors le lot de ceux, rares, qui dans tous les milieux de la société ont du goût pour la politique et ne sauraient être « heureux » en étant privé de son exercice. » Evidemment, ceci supposerait de toutes autres institutions politiques que celles que nous avons aujourd'hui; dans ces dernières, l'accès au domaine public dépend d'autres facteurs que l'aspiration au bonheur public, le recrutement des élites politiques se faisant en fonction de critères tenant à la position sociale; un fils d'ouvrier aura ainsi infiniment moins de chances de se voir ouvrir l'accès au domaine public qu'un enfant d'enarque.
Mais, à l'autre bout, il faut aussi qu'une société accorde pour tous ceux qui selon Arendt constitue la grande majorité des individus, la liberté négative parmi les plus importantes qui ont été conquises par la modernité et qu'ignorait l'antiquité grecque, "la liberté de non participation à la politique". On voit bien que la démocratie grecque de l'antiquité ignorait cette liberté négative à la loi qui destituait de la citoyenneté celui qui s'abstenait de s'engager et prendre partie en cas de guerre civile (ce qui sera encore la position d'un Saint Just au moment de la Révolution française).
Autrement dit, il s'agirait de faire en sorte que l'exclusion d'une majorité de la vie politique ne soit plus subie en fonction de critères socio-professionnels ( accès aux grandes écoles) mais qu'elle devienne une auto exclusion: ceux qui se désengagent de la vie politique le décideraient de leur propre chef en s'abstenant de participer aux assemblées citoyennes dont les portes leur resteraient nénmoins ouvertes s'ils venaient à changer d'avis.
Conclusion
a)L'idée d'un bonheur intégral, c'est-à-dire, un état de satisfaction permanent est certainement utopique aussi bien pour des raisons qui tiennent à la finitude existentielle de l'homme (temporalité de son existence, caractère néoténique de l'homme) que des exigences que lui impose toute forme de civilisation, même la moins répressive possible. Comme le disait Spinoza, l'homme, en tant qu'il n'est qu'une infime partie de la nature, ne peut réduire les affects tristes; mais, en revanche, il peut, en organisant bien ses rencontres dans le monde, augmenter ses affects joyeux.
b) Ceci met en en jeu une morale individuelle fondée sur l'auto limitation et la simplicité et une certaine manière d'évaluer ou de poser un ordre de valeurs dans laquelle la véritable richesse, ce sont d'abord les autres (amour, amitié, camaraderie) et non des biens et services monétarisés. Mais cela implique ausi une organisation sociale et politique dont les institutions devraient permettre à chacun, en fonction de ses goûts, d'exercer une activité librement consentie, de pouvoir choisir entre la quête du bonheur privé et celui du bonheur public ou de pouvoir passer de l'un à l'autre sans entrave.
c) La question politique.
La distinction conceptuelle que je pose et développe est celle entre bonheur privée/bonheur public. Nous pouvons orienter notre quête du bonheur suivant ses deux pôles de l’existence humaine. En un sens, le bonheur est une affaire privée, c’est-à-dire qu’il renvoie à une évaluation de ce qu’est la vie bonne qui doit être laissée à la libre appréciation de chacun (choix de sa sexualité, liberté de conscience en matière de cultes et de croyances, etc.). Là où le pouvoir politique prétend décréter pour tous ce qu’est le bonheur, il devient totalitaire. Mais, en un autre sens, le bonheur peut aussi être cherché dans la sphère publique, c’est-à-dire, dans la participation active aux affaires communes.
Dès lors, j’en tire qu’une société sera d’autant plus favorable à la quête du bonheur qu’elle laissera à chacun la double possibilité aussi bien de chercher son bonheur dans sa sphère privée d’existence, en retrait de la vie publique que dans sa participation aux affaires communes. C’est d’ailleurs ainsi qu’A. Arendt concluait son Essai sur la Révolution. Une bonne « République » est celle qui laisserait ouverte les lieux du pouvoir politique à tous ceux « qui ont fait la démonstration de ce qu’ils se souciaient d’autre chose encore que de leur bonheur privé et s’intéressaient à l’état du monde […] Les joies du bonheur public et les responsabilités des affaires publiques deviendraient alors le lot de ceux, rares, qui dans tous les milieux de la société ont du goût pour la politique et ne sauraient être « heureux » en étant privé de son exercice. » Evidemment, ceci supposerait de toutes autres institutions politiques que celles que nous avons aujourd'hui; dans ces dernières, l'accès au domaine public dépend d'autres facteurs que l'aspiration au bonheur public, le recrutement des élites politiques se faisant en fonction de critères tenant à la position sociale; un fils d'ouvrier aura ainsi infiniment moins de chances de se voir ouvrir l'accès au domaine public qu'un enfant d'enarque.
Mais, à l'autre bout, il faut aussi qu'une société accorde pour tous ceux qui selon Arendt constitue la grande majorité des individus, la liberté négative parmi les plus importantes qui ont été conquises par la modernité et qu'ignorait l'antiquité grecque, "la liberté de non participation à la politique". On voit bien que la démocratie grecque de l'antiquité ignorait cette liberté négative à la loi qui destituait de la citoyenneté celui qui s'abstenait de s'engager et prendre partie en cas de guerre civile (ce qui sera encore la position d'un Saint Just au moment de la Révolution française).
Autrement dit, il s'agirait de faire en sorte que l'exclusion d'une majorité de la vie politique ne soit plus subie en fonction de critères socio-professionnels ( accès aux grandes écoles) mais qu'elle devienne une auto exclusion: ceux qui se désengagent de la vie politique le décideraient de leur propre chef en s'abstenant de participer aux assemblées citoyennes dont les portes leur resteraient nénmoins ouvertes s'ils venaient à changer d'avis.
Conclusion
a)L'idée d'un bonheur intégral, c'est-à-dire, un état de satisfaction permanent est certainement utopique aussi bien pour des raisons qui tiennent à la finitude existentielle de l'homme (temporalité de son existence, caractère néoténique de l'homme) que des exigences que lui impose toute forme de civilisation, même la moins répressive possible. Comme le disait Spinoza, l'homme, en tant qu'il n'est qu'une infime partie de la nature, ne peut réduire les affects tristes; mais, en revanche, il peut, en organisant bien ses rencontres dans le monde, augmenter ses affects joyeux.
b) Ceci met en en jeu une morale individuelle fondée sur l'auto limitation et la simplicité et une certaine manière d'évaluer ou de poser un ordre de valeurs dans laquelle la véritable richesse, ce sont d'abord les autres (amour, amitié, camaraderie) et non des biens et services monétarisés. Mais cela implique ausi une organisation sociale et politique dont les institutions devraient permettre à chacun, en fonction de ses goûts, d'exercer une activité librement consentie, de pouvoir choisir entre la quête du bonheur privé et celui du bonheur public ou de pouvoir passer de l'un à l'autre sans entrave.
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